Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 277-282).


CHAPITRE XXII.

LES TROMPETTES.


Et toujours, comme une annonce de mort, résonnait quelque trompette solitaire.
Campbell.


Le Varangien, la tête occupée des affaires importantes dont il était chargé, s’arrêtait de temps à autre en traversant les rues éclairées par la lune, pour saisir au passage les idées qui naissaient dans son esprit, et les considérer avec attention sous toutes leurs faces. Ses pensées étaient de nature tantôt à l’encourager, tantôt à l’alarmer, chacune accompagnée d’une foule de détails qu’elle entraînait après elle, et bientôt bannie à son tour par des réflexions d’un autre genre. C’était une de ces occasions où un esprit ordinaire se sent incapable de porter le fardeau qui lui est soudainement imposé, et où, au contraire, l’âme douée d’une force peu commune, et du plus précieux des dons du ciel, le bon sens fondé sur la présence d’esprit, sent ses facultés s’éveiller et grandir, comme un généreux coursier que monte un cavalier plein de hardiesse et d’expérience.

Comme il s’abandonnait à un des accès de rêverie qui venaient fréquemment interrompre sa marche, Hereward crut entendre le son d’une trompette éloignée. Cette circonstance le surprit : le son d’une trompette à une heure si indue, et dans les rues de Constantinople, annonçait quelque chose d’extraordinaire ; car, comme tous les mouvements des troupes étaient réglés par des ordres spéciaux, on ne pouvait interrompre le silence de la nuit sans un grave motif. Il s’agissait de savoir quel était ce motif.

La conspiration avait-elle éclaté soudainement, et d’une manière si contraire au plan des conspirateurs eux-mêmes ?… Dans ce cas, l’entrevue du pauvre exilé avec son amante, après tant d’années d’absence, n’était qu’un triste présage d’une éternelle séparation. Ou bien les croisés, espèce de gens dont il était difficile de calculer les mouvements d’avance, avaient-ils subitement repris les armes et repassé le détroit pour surprendre la ville ? La chose était fort possible ; car les sujets de plainte qu’on avait donnés aux croisés étaient si nombreux, qu’alors qu’ils se trouvaient pour la première fois réunis en un seul corps, et qu’ils pouvaient se couler réciproquement les preuves certaines qu’ils avaient de la perfidie des Grecs, rien n’était si probable, si naturel, et même peut-être si justifiable, que de s’abandonner à des projets de vengeance.

Mais le son ressemblait plutôt à un appel régulier, qu’aux fanfares tumultueuses de cors et de trompettes, qui accompagnent la prise d’une ville, lorsque le bruit affreux de l’assaut n’a pas encore fait place à cette morne paix donnée enfin aux malheureux habitants par les vainqueurs las de meurtre et de pillage. Quoi que ce fût, il était nécessaire qu’Hereward s’en informât : c’est pourquoi il dirigea sa marche par une large rue, voisine des casernes, d’où le son semblait partir ; et d’ailleurs d’autres raisons l’invitaient encore à prendre cette route.

Les habitants de cette partie de la ville ne paraissaient pas s’émouvoir beaucoup de ce signal guerrier. Le clair de lune donnait sur la rue, traversée par l’ombre gigantesque des fours de Sainte-Sophie, dont les infidèles, depuis la prise de Constantinople, ont fait leur principale mosquée. Aucun être humain ne se montrait dans les rues, et ceux qui venaient regarder un instant aux portes ou aux fenêtres paraissaient satisfaire aisément leur curiosité ; car ils retiraient presque aussitôt leurs têtes, et refermaient l’ouverture par laquelle ils avaient regardé.

Hereward ne put s’empêcher de penser aux traditions que racontaient les anciens de sa tribu dans les profondes forêts du Hampshire, et qui parlaient de chasseurs invisibles qu’on entendait poursuivre, avec des chevaux et des chiens également invisibles, un gibier qu’on ne voyait pas, dans les profondeurs des forêts de la Germanie. Il lui semblait que le son qu’il venait d’entendre devait ressembler aux fanfares entendues dans les bois enchantés durant ces étranges parties de chasse.

« Fi donc ! » se dit-il, en réprimant cette pensée superstitieuse ; « ces idées puériles conviennent-elles à un homme en qui l’on met tant de confiance, et de qui on paraît tant attendre ? » Il continua donc à suivre la rue, sa hache sur l’épaule, et à la première personne qu’il vit s’aventurant à regarder par la porte, il demanda la cause de ce bruit militaire à une heure si inaccoutumée.

« Je ne puis vous le dire, monsieur, » répondit le citoyen qui ne paraissait guère disposé à rester en plein air ni à lier conversation, et moins encore à se laisser questionner ; c’était le citoyen politique de Constantinople que nous avons rencontré au commencement de cette histoire, et se hâtant de rentrer dans sa demeure, il évita un plus long entretien.

Le lutteur Stephanos se montra à la porte suivante, qui était ornée de guirlandes de chêne et de lierre, en l’honneur d’une victoire récente. Il ne se retira point, encouragé tant par la conscience de sa force physique, que par une sombre morgue que les gens de cette espèce prennent souvent pour le véritable courage. Son admirateur et son flatteur, Lysimaque, se tenait derrière lui, protégé par ses larges épaules.

En passant, Hereward lui adressa la même question qu’au premier citoyen : « Savez-vous pourquoi les trompettes sonnent si tard ? — Vous devriez plutôt le savoir vous-même, » répondit Stephanos d’un ton bourru ; « car, à en juger par votre hache et votre casque, ce sont vos trompettes et non les nôtres qui troublent les honnêtes gens dans leur premier sommeil. — Faquin ! » répliqua le Varangien d’une voix qui fit tressaillir le lutteur ; « mais, quand la trompette sonne, un soldat n’a point le temps de punir un insolent ! »

Le Grec recula, rentra dans sa maison et, dans la précipitation de sa retraite, il faillit renverser l’artiste Lysimaque qui fut surpris par ce brusque mouvement.

Hereward arriva enfin aux casernes où la musique militaire avait cessé ; mais au moment où le Varangien mit le pied dans la vaste cour intérieure, elle recommença avec un effroyable vacarme ; il en fut presque étourdi, bien qu’il y fût accoutumé. « Qu’est-ce que cela signifie, Engelbrecht ? » demanda-t-il à la sentinelle varangienne qui se promenait la hache au bras, devant la porte.

« La proclamation d’un défi et d’un combat, répondit Engelbrecht. Il se passe d’étranges choses, camarade : les fous de croisés ont mordu les Grecs, et les ont infectés de leur goût pour les duels, comme les chiens, dit-on, se communiquent la rage. »

Hereward ne répliqua rien à la sentinelle, et se mêla en toute hâte à un groupe de soldats qui étaient rassemblés dans la cour, à demi armés, ou plus exactement, sans arme aucune, car ils sortaient de leur lit et se réunissaient au plus vite autour des trompettes de leur corps, en grand uniforme. Celui d’entre eux dont l’instrument gigantesque était chargé d’annoncer les ordres exprès de l’empereur ne manquait pas à son poste, et les musiciens étaient appuyés par une troupe de Varangiens en armes, commandés par Achille Tatius lui-même. Hereward put aussi remarquer en approchant davantage (car ses compagnons lui faisaient place), que six des hérauts de l’empereur étaient également de service. Quatre d’entre eux, deux à la fois, avaient déjà fait la proclamation, qui allait être répétée une troisième fois par les deux derniers, comme c’était l’usage à Constantinople quand on publiait un mandat impérial de grande importance. Achille Tatius, dès qu’il aperçut son confident, lui fît un signe pour faire comprendre à Hereward qu’on voulait lui parler après la proclamation. Après les fanfares des trompettes, les hérauts commencèrent en ces termes :

« De par l’autorité du resplendissant et divin Alexis Comnène, empereur du très saint Empire romain, Sa Majesté impériale désire que ce qui va suivre soit connu de tous et de chacun de ses sujets, de quelque race qu’ils descendent, et devant quelque autel qu’ils fléchissent le genou… Sachez que le second jour après la date de la présente publication, notre bien-aimé gendre, le très estimé césar, s’est engagé à combattre notre ennemi Robert, comte de Paris, pour avoir eu l’audace d’occuper en public notre trône impérial, comme pour celle d’avoir brisé en notre vénérable présence les précieux chefs-d’œuvre ornant ledit trône, et appelés par tradition les Lions de Salomon. Et afin qu’il ne puisse exister en Europe un homme qui ose dire que les Grecs sont en arrière des autres parties du monde, dans aucun des mâles exercices en usage chez les nations chrétiennes, lesdits nobles ennemis renonçant à tout secours qui peut venir de trahison, de talismans et de magie, videront cette querelle en trois courses avec des lances émoulues, et en trois passes d’armes avec des sabres bien aiguisés, la victoire devant être décidée par l’honorable empereur, qui jugera suivant son gracieux et infaillible bon plaisir. »

Une autre bruyante fanfare termina la cérémonie. Achille congédia alors les soldats présents, aussi bien que les hérauts et les musiciens, qui regagnèrent leurs quartiers respectifs ; et prenant Hereward à part, il lui demanda s’il avait appris quelque chose du prisonnier Robert, comte de Paris.

« Rien, sauf les nouvelles que contient votre proclamation, répondit le Varangien — Tu penses donc qu’elle est faite avec le consentement du comte ? — Il le faut bien. Je ne connais personne assez hardi pour descendre à sa place dans la lice. — Eh bien ! écoute, mon excellent Hereward, quoique tu aies la compréhension un peu difficile ; sache que notre césar a eu l’extravagance d’établir une comparaison entre son pauvre esprit et celui d’Achille Tatius. Il tient beaucoup à son honneur, cet étrange fou ; il ne peut se faire à l’idée qu’on suppose qu’il a provoqué une femme ou qu’il en a reçu une provocation. Il a donc substitué le nom du comte à celui de la comtesse. Et si le comte ne se présente pas pour combattre, le césar prendra des airs de provocateur audacieux et de vainqueur heureux, sans qu’il lui en coûte beaucoup, puisque personne ne se sera présenté pour le combattre, et il exigera que la comtesse lui soit livrée en conséquence de sa victoire. Ce sera le signal d’un tumulte général, dans lequel l’empereur, s’il n’est pas tué sur place, sera jeté dans les cachots de son propre palais de Blaquernal pour y recevoir la peine que sa cruauté a infligée à tant d’autres. — Mais… — Mais… mais… mais !… mais tu es un fou. Ne peux-tu voir que ce brave césar veut éviter une rencontre avec l’épouse, tandis qu’il désire ardemment qu’on le suppose prêt à se battre avec le mari ? Notre affaire à nous, c’est de tout arranger pour le combat, de façon que tous ceux qui sont préparés pour l’insurrection soient réunis sous les armes afin de jouer leurs rôles. Veille seulement à ce que nos fidèles amis soient placés près de la personne de l’empereur, et de manière à rendre inutile l’intervention officieuse des gardes qui peuvent être disposés à le secourir ; et soit que le césar combatte le mari ou la femme, soit qu’il y ait un combat ou qu’il n’y en ait point, la révolution sera faite, et les Tatius remplaceront les Comnène sur le trône de Constantinople. Va, mon fidèle Hereward, tu n’oublieras pas que pendant l’insurrection le mot de ralliement est Ursel, qui vit encore dans l’affection du peuple, quoique son corps, dit-on, pourrisse depuis long-temps dans les cachots de Blaquernal. — Qui était cet Ursel de qui j’entends parler si diversement ? — Un compétiteur d’Alexis Comnène… bon, brave et honnête, mais vaincu par l’astuce plutôt que par l’habileté ou la valeur de son ennemi. Il est mort, je crois, dans le palais de Blaquernal ; mais quand et comment, personne ne peut le dire. Mais voyons, de l’activité, mon Hereward ! tâche d’encourager les Varangiens… amènes-en le plus grand nombre possible à être des nôtres. Parmi les immortels, comme on les appelle, et parmi les citoyens mécontents, il en est assez qui sont prêts à pousser le cri de l’insurrection, et à marcher sur les traces de ceux qui commenceront l’entreprise. L’adresse d’Alexis à éviter les assemblées populaires ne le protégera point. Il ne peut, sans manquer à son honneur, se dispenser d’assister à un combat qui doit se livrer sous ses yeux ; et grâces soient rendues à Mercure de l’éloquence qui, par mon entremise, l’a décidé, après quelque hésitation, à publier ce cartel ! — Vous l’avez donc vu ce soir ? — Si je l’ai vu ? certainement. Si j’eusse ordonné à ces trompettes de sonner sans son autorisation, leur son eût fait tomber ma tête de dessus mes épaules. — J’ai failli vous rencontrer au palais, » dit Hereward, tandis que son cœur battait presque aussi fort que s’il eût réellement fait cette rencontre dangereuse.

« En effet, j’ai ouï dire que tu étais allé prendre les ordres de celui qui remplit encore le rôle de souverain. Assurément, si je t’y avais aperçu avec cet air ferme, ouvert, et en apparence honnête, trompant le Grec rusé à force de franchise, je n’aurais pu m’empêcher de rire du contraste de ta figure avec les pensées de ton cœur. — Dieu seul connaît nos plus secrètes pensées ; mais je le prends à témoin que je serai fidèle à mes promesses et que je remplirai la tâche dont je suis chargé. — Bravo ! mon honnête Anglo-Saxon. Appelle, s’il te plait, mes esclaves pour me désarmer ; et quand tu quitteras toi-même ces armes de simple garde du corps, dis-leur qu’elles n’ont plus que deux fois à couvrir les membres d’un homme à qui le destin réserve des vêtements plus convenables. »

Hereward n’osa s’en remettre à sa voix dans un moment si critique. Il s’inclina profondément, et se retira vers la partie des casernes où il logeait.

Dès qu’il entra dans son appartement, il fut salué par la voix joyeuse du comte Robert que n’arrêtait point la crainte d’être entendu, quoique la prudence aurait dû lui en montrer la nécessité.

« L’as-tu entendue, mon cher Hereward, s’écria-t-il, as-tu entendu la proclamation par laquelle ce daim fanfaron me défie au combat avec des lances émoulues, et à trois passes d’armes avec des épées bien aiguisées ! Il est assez étrange qu’il ne trouve pas plus sûr de combattre ma femme ! peut-être pense-t-il que les croisés ne lui eussent pas permis de se battre contre elle. Mais par Notre-Dame des Lances rompues ! il ne sait pas que les hommes d’Occident sont aussi jaloux de la réputation guerrière de leurs épouses que de la leur propre. J’ai réfléchi toute la soirée à l’armure que je devais prendre, au moyen de me procurer un coursier, ou si je ne lui ferai pas assez d’honneur en ne prenant que Tranchefer pour toute arme, contre son armure complète, offensive et défensive. — J’aurai cependant soin, dit Hereward, que vous soyez mieux pourvu en cas de besoin. Vous ne connaissez pas les Grecs. »