Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 283-295).


CHAPITRE XXIII.

LE MESSAGE.


Le Varangien ne quitta le comte de Paris que lorsque ce dernier lui eut remis entre les mains son cachet semé, en terme de blason, de lances rompues, et portant cette fière devise : « La mienne est encore intacte. » Muni de ce symbole de confiance, il eut alors des mesures à prendre pour informer le chef des croisés de la solennité qui se préparait, et pour lui demander, au nom de Robert de Paris et de la dame Brenhilda, un détachement de cavaliers occidentaux assez considérable pour assurer la stricte observation des règles de l’honneur et de la justice dans l’arrangement de la lice et pendant la durée du combat. Les devoirs imposés à Hereward étaient de telle nature qu’il se trouvait dans l’impossibilité de se rendre en personne au camp de Godefroy ; et quoiqu’il y eût beaucoup de Varangiens auxquels il se pouvait fier, il n’en connaissait pas parmi ceux qui se trouvaient immédiatement sous ses ordres dont l’intelligence lui parût devoir suffire dans une occasion aussi extraordinaire. Dans celle perplexité, il se dirigea… peut-être sans bien savoir pourquoi… vers les jardins d’Agelastès, où le hasard lui procura une seconde rencontre de Bertha.

Hereward ne l’eut pas plus tôt informée de son embarras, que la résolution de la courageuse jeune fille fut irrévocablement prise.

« Je vois, dit-elle, que le péril de cette partie de l’aventure me regarde ; et pourquoi ne m’y exposerais-je pas ? Ma maîtresse, du sein de la prospérité, s’offrit pour courir le monde avec moi ; je me rendrai pour elle au camp du seigneur franc. C’est un honnête homme, un pieux chrétien, et ses soldats sont de zélés pèlerins. Une femme ne peut rien avoir à craindre, allant remplir une telle mission auprès de tels hommes. »

Mais le Varangien connaissait trop bien les mœurs des camps pour permettre à la belle Bertha de se mettre seule en route. Il lui donna donc pour compagnon un vieux soldat qu’il s’était attaché depuis long-temps par sa bonté et sa confiance ; et après avoir instruit son amante de tous les détails du message qu’elle allait porter, il lui recommanda de se tenir prête à partir dès la pointe du jour, et revint encore une fois aux casernes.

Au lever de l’aurore, Hereward se trouva au lieu où il avait quitté Bertha la veille au soir, accompagné de l’honnête soldat aux soins duquel il voulait la confier. En peu d’instants il les vit à bord d’une barque amarrée dans le port, dont le maître consentit aisément à leur faire passer le détroit, après avoir examiné leur permission de se rendre à Scutari, permission donnée au nom de l’Acolouthos, comme s’ils étaient autorisés par ce conspirateur, et contenant un signalement qui pouvait convenir au vieil Osmond et à sa jeune compagne.

La matinée était belle, et bientôt la ville de Scutari se présenta aux regards des voyageurs, brillante comme aujourd’hui d’une variété d’architecture qui, bien qu’on puisse la trouver bizarre, mérite incontestablement l’admiration. Ses édifices s’élevaient hardiment du milieu d’un bois touffu de cyprès et d’autres grands arbres, d’autant plus gigantesques, qu’ils étaient respectés comme ornements des cimetières et comme gardiens des morts.

À l’époque dont nous parlons, une circonstance extraordinaire rendait doublement intéressante une scène qui l’aurait beaucoup été d’ailleurs en tout temps. Une grande partie de cette armée formée de soldats qui, de tant de pays divers, venaient reconquérir les saints lieux de la Palestine et le saint sépulcre lui-même sur les infidèles, s’était campée à un mille environ de Scutari. Les croisés n’avaient pas de tentes pour la plupart, mais l’armée, à l’exception des pavillons de quelques chefs d’un haut rang, s’était construit des huttes temporaires, agréablement décorées de feuillage et de fleurs, tandis que les grands étendards et les larges bannières qui flottaient au dessus avec diverses armoiries montraient que l’élite de l’Europe était réunie en ce lieu. Un murmure bruyant, ressemblant à celui d’une ruche trop pleine, s’échappait du camp des croisés, et retentissait jusqu’à la ville de Scutari ; de temps à autre ce bruit sourd était rompu par quelques sons plus aigus, tels que le son des instruments de musique, ou les cris encore plus élevés, exprimant la crainte ou la gaîté des enfants et des femmes.

Nos voyageurs arrivèrent enfin à bon port ; et comme ils approchaient d’une des portes du camp, ils en virent sortir une brillante troupe de beaux cavaliers, de pages et d’écuyers exerçant les chevaux de leurs maîtres ou les leurs. Au bruit qu’ils faisaient en causant à haute voix, en galopant, en faisant sauter et caracoler leurs coursiers, on aurait dit qu’une discipline sévère les avait appelés à l’exercice avant que les fumées du vin qu’ils avaient bu dans la dernière nuit eussent été complètement dissipées par le repos. Dès qu’ils aperçurent Bertha et ses deux compagnons, ils s’approchèrent avec des cris qui annonçaient qu’ils étaient Italiens.

« À l’erta ! a l’erta ! roba di guadagna, cameradi[1] ! »

Ils se réunirent autour de la jeune Anglo-Saxonne et de ses compagnons, d’une manière qui fit trembler Bertha. « Que venez-vous faire au camp ? » demandèrent-ils tous à la fois.

« Je voudrais parler au général en chef, cavaliers, répondit Bertha ; car j’ai un message secret pour son oreille. — Pour l’oreille de qui ? » demanda le commandant de la troupe, beau jeune homme d’environ dix-huit ans, qui semblait avoir la tête moins folle que ses camarades, ou avoir un peu moins bu que les autres. « Quel est celui de nos chefs que vous désirez voir ? — Godefroy de Bouillon. — Vraiment ! répliqua le même page. Rien de moindre ne peut-il vous contenter ? Jetez un coup d’œil parmi nous : nous sommes tous jeunes et raisonnablement riches. Monseigneur de Bouillon est vieux, et, s’il a quelques sequins, il n’est pas probable qu’il veuille les dépenser ainsi. — N’importe ; j’ai à montrer à Godefroy de Bouillon une preuve de ma mission vers lui, répondit Bertha, et une preuve irrécusable ; il saura peu de gré à celui qui m’empêchera d’arriver librement jusqu’à lui. » Et montrant un petit écrin dans lequel était enfermé l’anneau du comte de Paris : « Je vous le remettrai entre les mains, ajouta-t-elle, si vous me promettez de ne pas l’ouvrir et de me procurer un libre accès près du noble chef des croisés. — Soit, dit le jeune homme ; et si tel est le bon plaisir du duc, vous serez admise en sa présence. — Ernest l’Apulien, ton friand esprit d’Italien est pris au trébuchet, lui cria un de ses compagnons. — Tu es un fou ultramontain, Polydore, répliqua Ernest. Il peut y avoir au fond de cette affaire plus d’importance que ton esprit et le mien ne sauraient en voir. Cette jeune fille et un de ses compagnons portent un costume qui appartient à la garde varangienne. Ils peuvent être chargés d’un message de l’empereur, et il n’est pas inconciliable avec la politique d’Alexis d’envoyer de pareils messagers. Conduisons-les donc en tout honneur à la tente du général. — De tout mon cœur, dit Polydore. Une fillette aux yeux bleus est une jolie chose, mais je n’aime pas la sauce de notre grand prévôt, ni la manière dont il habille ceux qui se laissent aller à la tentation[2]. Cependant avant de me montrer aussi fou que mon camarade, je voudrais demander quelle est cette jolie fille, qui vient rappeler à de nobles princes et à de saints pèlerins qu’ils ont fait, dans leur temps, les mêmes folies que les autres hommes. »

Bertha s’avança et dit quelques mots bas à l’oreille d’Ernest. Cependant Polydore et le reste de la bande joyeuse se permirent une longue suite de plaisanteries bruyantes et licencieuses, qui, quoique caractérisant les grossiers interlocuteurs, ne peuvent pas être admises ici. Leur effet fut d’ébranler jusqu’à un certain point le courage de la vierge saxonne, qui ne prit qu’à grand’peine sur elle-même de leur adresser la parole. « Si vous avez des mères, messieurs, dit elle, si vous avez des sœurs, que vous sauveriez du déshonneur au prix de votre sang… si vous aimez et honorez les saints lieux que vous avez fait serment d’arracher aux infidèles, ayez compassion de moi, afin d’être dignes de réussir dans votre entreprise. — Ne craignez rien, jeune fille, répondit Ernest, je serai votre protecteur, et vous, mes camarades, veuillez suivre mon avis. J’ai, pendant votre tapage, jeté un coup d’œil, contre ma promesse, sur le gage qu’elle porte, et si celle qui doit le présenter est insultée ou maltraitée, soyez sûr que Godefroy de Bouillon punira sévèrement l’injure qui lui aura été faite. — Oh ! camarade, si tu peux nous donner une telle garantie, répliqua Polydore, je serai le premier à conduire cette jeune femme en tout honneur et sûreté à la tente de sire Godefroy. — Les princes, reprit Ernest, doivent être près de se réunir pour le conseil. Ce que j’ai dit, je le soutiendrai et le garantirai de mon bras et de ma vie. Je pourrais en deviner davantage, mais je pense que cette jeune fille est capable de parler pour elle-même. — Ah ! que le ciel vous bénisse, brave écuyer ! dit Bertha ; qu’il vous rende également vaillant et heureux ! Ne vous embarrassez plus de moi que pour me conduire en sûreté auprès de votre chef, Godefroy de Bouillon. — Nous perdons du temps, » dit Ernest, en sautant à bas de son cheval. « Vous n’êtes pas une Orientale, belle fille, et je suppose que vous n’aurez pas de peine à conduire un cheval tranquille. — Pas la moindre, » répondit Bertha ; et, s’enveloppant de sa mante, elle sauta sur le généreux palefroi, comme une linotte se perche sur un buisson de rosier. « Et maintenant, monsieur, continua-t-elle, comme mon affaire ne comporte réellement aucun délai, je vous serai fort reconnaissante si vous m’indiquez tout de suite la tente du duc Godefroy de Bouillon. »

En profitant de la courtoisie du jeune Apulien, Bertha eut l’imprudence de se séparer du vieux Varangien ; mais le jeune homme n’avait que d’honnêtes intentions, et il la conduisit, à travers les tentes et les huttes, au pavillon du chef célèbre de la croisade.

« Il faut, dit-il, que vous attendiez quelques instans ici, sous la protection de mes camarades (car deux ou trois pages les avaient suivis par curiosité, pour voir quelle serait l’issue de cette aventure), et je vais prendre les ordres du duc de Bouillon sur cette affaire. » Il n’y avait rien à objecter, et Bertha n’eut rien de mieux à faire que d’admirer l’extérieur de la tente, dont l’empereur grec, Alexis, dans un accès de générosité et de munificence, avait fait cadeau au chef des Francs. Elle était soutenue par de grands pieux, taillés en forme de lance, et qui paraissaient être d’or. Les rideaux étaient d’une étoffe épaisse, travaillée en soie, en coton et en fil d’or. Les gardes qui se tenaient alentour, pendant le conseil, étaient de graves vieillards, pour la plupart écuyers personnels des princes qui avaient pris la croix, et à qui on pouvait, en conséquence, confier la garde de cette assemblée, sans crainte qu’ils allassent répéter ce qu’ils pourraient entendre. Leur air était sérieux et réfléchi, et ils semblaient être de ces hommes qui avaient pris la croix sainte non par un désir frivole d’aventures, mais par un motif des plus solennels et des plus graves. Un d’entre eux arrêta le jeune Italien, et lui demanda ce qui l’autorisait à entrer ainsi dans le conseil des croisés, qui avaient déjà pris leurs sièges. Le page répondit en prononçant son nom et sa qualité : « Ernest d’Otrante, page du prince Tancrède ; » et il ajouta qu’il venait annoncer l’arrivée d’une jeune femme qui avait présenté un gage de sa mission, et qui était chargée d’un message pour l’oreille secrète de Godefroi de Bouillon.

Bertha, pendant ce temps, quitta sa mante ou vêtement de dessus, et mit en ordre le reste de son costume anglo-saxon. Elle avait à peine terminé sa toilette, que le page du prince Tancrède revint pour la conduire devant le conseil de la croisade. Elle obéit à un signe d’Ernest, tandis que les autres jeunes gens, s’étonnant de la facilité avec laquelle on l’admettait, se retirèrent à une distance respectueuse de la tente, et s’y entretinrent sur la singularité de cette aventure.

Cependant l’ambassadrice elle-même entrait dans la chambre du conseil ; sa figure offrait une agréable expression de modestie et de timidité, en même temps qu’une ferme résolution d’accomplir sa mission. Il y avait environ quinze des principaux croisés réunis en conseil, sous la présidence de leur chef. Godefroy était un homme grand et vigoureux, arrivé à cette époque de la vie où l’on n’a encore rien perdu de sa résolution, tandis qu’on a acquis une sagesse et une circonspection inconnues à un âge moins avancé. La physionomie de Godefroy annonçait prudence et hardiesse, et s’harmoniait heureusement avec ses cheveux où quelques fils d’argent se mêlaient déjà à ses tresses noires.

Tancrède, le plus noble chevalier de la chevalerie chrétienne, était assis à peu de distance de lui, avec Hugues, comte de Vermandois, généralement appelé le Grand Comte, — ensuite venaient l’égoïste et rusé Bohémond, le puissant Raymond de Provence et d’autres principaux croisés, tous revêtus de leur armure.

Bertha ne se laissa point décourager, mais, s’avançant avec une grâce timide vers Godefroy, elle remit dans ses mains l’anneau qui lui avait été rendu par le jeune page, et, après une profonde révérence, elle s’exprima en ces termes : « Godefroy, duc de Bouillon, comte de la Basse-Lorraine, chef de la sainte entreprise appelée croisade, et vous ses vaillants camarades, pairs et compagnons, à quelque titre que vous deviez être honorés ; moi, humble enfant d’Angleterre, fille d’Engelred, originairement Franklin du Hampshire, et depuis capitaine des Forestiers ou Anglo-Saxons libres, sous le commandement du célèbre Éderic, je réclame la confiance due au porteur du gage irrécusable que je viens de remettre entre vos mains, de la part d’un guerrier qui n’occupe pas ici le dernier rang, de la part du comte Robert de Paris… — Notre très honorable confédéré, » dit Godefroy en regardant l’anneau. « La plupart d’entre vous, messeigneurs, doivent, je pense, connaître le cachet… Un champ semé de fragments de lances brisées. » L’anneau fut passé de main en main dans l’assemblée et généralement reconnu.

Quand Godefroy le lui eut signifié, la jeune fille continua son message : « À tous les princes croisés, camarades de Godefroy de Bouillon, et particulièrement au duc lui-même… À tous, excepté à Bohémond d’Antioche, que le comte Robert regarde comme indigne de son attention… — Comment ! indigne de son attention, s’écria Bohémond ; que voulez-vous dire, damoiselle ? Mais le comte de Paris m’en rendra raison. — Avec votre permission, sire Bohémond, répliqua Godefroy, cela ne sera point. Par nos règlements, nous avons renoncé à nous envoyer des cartels les uns aux autres, et l’affaire, si elle ne peut s’arranger à l’amiable entre les parties, doit être soumise à la décision de cet honorable conseil. — Je crois deviner maintenant ce dont il s’agit, reprit Bohémond. Le comte de Paris me garde rancune, parce que, le dernier soir que nous avons passé à Constantinople, je lui ai donné un bon conseil qu’il n’a point trouvé convenable de suivre… — C’est une chose qui s’expliquera plus aisément lorsque nous aurons entendu son message, interrompit Godefroy… Remplissez la commission du comte Robert de Paris, Jeune fille, afin que nous mettions un peu d’ordre dans une affaire qui nous semble assez compliquée. »

Bertha, reprenant la parole, termina ainsi, après avoir brièvement raconté les événements qui venaient de se passer : « Le combat doit avoir lieu demain, deux heures environ après le lever du soleil, et le comte supplie le noble duc de Bouillon de permettre à cinquante lances françaises d’assister à ce fait d’armes, et d’assurer par leur présence la justice et l’impartialité du combat. Si de vaillants chevaliers désirent, de leur plein gré, voir ledit combat, le comte regardera leur présence comme un honneur ; pourvu que les noms de ces chevaliers soient comptés soigneusement avec ceux des croisés qui se rendront en armes dans la lice, et que leur nombre soit limité, par l’inspection du duc Godefroy lui-même, à cinquante seulement, nombre suffisant pour obtenir la protection demandée, tandis que, plus considérable, il serait regardé comme une agression contre les Grecs et amènerait le renouvellement des disputes qui sont heureusement terminées à l’heure qu’il est. »

Bertha n’eut pas plus tôt fini de prononcer son manifeste, et gracieusement salué le conseil, qu’il s’établit dans l’assemblée une conversation à voix basse, qui prit bientôt un caractère plus animé.

Quelques uns des plus vieux chevaliers du conseil et deux ou trois prélats qui étaient venus prendre part aux délibérations, firent valoir fortement leur vœu solennel de ne pas tourner le dos à la Palestine, maintenant qu’ils avaient mis la main à la charrue. Les jeunes chevaliers, au contraire, s’enflammèrent d’indignation en apprenant la manière infâme dont leur camarade avait été retenu, et peu d’entre eux auraient voulu perdre l’occasion d’assister à un combat en champ clos dans un pays où de pareils spectacles étaient rares, lorsqu’il devait s’en donner un si près d’eux.

Godefroy appuya son front sur sa main et parut dans une grande perplexité. Rompre avec les Grecs, après avoir enduré tant d’injures pour conserver l’avantage de rester en paix avec eux, paraissait fort impolitique, et c’était sacrifier tout ce qu’il avait obtenu d’Alexis Comnène, par une longue et pénible patience. D’un autre côté, il était tenu, comme homme d’honneur, à venger l’injure faite au comte Robert de Paris, dont l’intrépidité et l’esprit vraiment chevaleresque avaient conquis les bonnes grâces de toute l’armée. C’était en outre la cause d’une belle et noble dame : chaque chevalier de l’armée se croirait obligé par son vœu de voler à sa défense. Godefroy parla, et se plaignit de la difficulté qu’il y avait à prendre une détermination et du peu de temps qu’on accordait pour y réfléchir.

« Avec la permission de monseigneur le duc de Bouillon, dit Tancrède, j’étais chevalier avant d’être croisé, et j’avais prononcé les vœux de la chevalerie avant de placer ce saint emblème sur mon épaule ; le vœu fait le premier doit être le premier accompli. Je ferai donc pénitence pour avoir négligé un moment l’exécution du second vœu, tandis que j’observerai le plus important devoir de la chevalerie, celui de secourir une dame en détresse qui se trouve entre les mains de gens dont la conduite envers elle et envers cette armée nous donne le droit de les appeler traîtres infâmes. — Si mon parent Tancrède, dit Bohémond, veut réprimer son impétuosité, et vous, messeigneurs, s’il vous plaît, comme vous avez parfois daigné le faire, d’écouter mon avis, je crois que je pourrai vous indiquer un moyen de ne pas violer votre serment, et néanmoins de porter secours à nos compagnons de pèlerinage dans leur danger… Je vois diriger vers moi des regards qui annoncent le soupçon, occasionnés peut-être par la manière grossière dont ce jeune guerrier, toujours si violent, et presque insensé dans ce cas, a déclaré ne pas vouloir de mon assistance. Mon grand crime est de l’avoir averti, tant par mes paroles que par mon exemple, de la trahison qui se tramait contre lui, et de l’avoir engagé à user de prudence et de circonspection. Mon avertissement, il l’a tout-à-fait méprisé ; mon exemple, il a négligé de le suivre, et il est tombé dans le piège qui était tendu, pour ainsi dire, sous ses propres yeux. Cependant le comte de Paris, en me méprisant témérairement, n’a fait que céder à un caractère que l’infortune et le désappointement ont rendu irritable. Je suis si loin de vouloir l’en faire repentir, qu’avec la permission de Votre Seigneurie et celle du noble conseil ici assemblé, je me dirigerai en toute hâte vers le lieu du rendez-vous avec cinquante lances, chacune accompagnée d’au moins dix hommes, ce qui portera à peu près à cinq cents hommes le secours demandé, et avec eux, il n’est pas douteux que je puisse secourir efficacement le comte et son épouse. — C’est une noble proposition dit le duc de Bouillon ; c’est un charitable pardon des injures qui convient à notre expédition chrétienne ; mais tu as oublié la principale difficulté, frère Bohémond, le serment que nous avons fait de ne jamais revenir sur nos pas dans notre saint voyage. — Si nous pouvons éluder ce serment en cette occasion, reprit Bohémond, notre devoir est de le faire. Sommes-nous donc si mauvais cavaliers, ou nos chevaux sont-ils si indociles, que nous ne puissions les mener à reculons jusqu’au lieu de l’embarquement, à Scutari ? Nous pouvons nous embarquer en marchant de ce pas rétrograde ; et quand nous serons arrivés en Europe où nos vœux ne nous lieront plus, nous secourrons le comte et la comtesse de Paris, et nos vœux resteront entiers dans la chancellerie du ciel. »

Un cri général s’éleva : « Longue vie au vaillant Bohémond !… honte à nous, si nous ne courons pas au secours d’un si brave chevalier et d’une dame si belle, puisque nous pouvons le faire sans manquer à notre serment ! — La question, dit Godefroy, me semble être plutôt éludée que résolue ; mais de tels subterfuges ont été souvent admis par les théologiens les plus savants et les plus scrupuleux, et je n’hésite pas plus à user de l’expédient de Bohémond, que si l’ennemi eût attaqué notre arrière-garde, ce qui aurait fait d’une contre-marche une manœuvre de première nécessité. »

Il y eut néanmoins dans l’assemblée, et particulièrement parmi les ecclésiastiques, des gens qui pensèrent que le serment par lequel les croisés s’étaient solennellement engagés devait être exécuté à la lettre. Mais Pierre l’Ermite, qui avait entrée au conseil et jouissait d’une grande influence, déclara que son opinion était « que, puisque l’observation exacte de leur vœu tendrait à diminuer les forces de la croisade, il y aurait illégalité à s’en tenir au sens littéral lorsqu’on pouvait l’éluder d’une manière honorable. »

Il offrit de faire marcher lui-même à reculons l’animal qu’il montait… c’est-à-dire son âne ; et, quoiqu’il fût détourné du projet de donner ainsi l’exemple par les remontrances de Godefroy de Bouillon, qui craignait que le prophète ne devînt un sujet de dérision pour les païens, cependant il argumenta si bien que les chevaliers, loin de se faire un scrupule de cette contre-marche, se disputèrent l’honneur d’être du nombre de ceux qui se rendraient à Constantinople pour voir combattre et ramener ensuite à l’armée le valeureux comte de Paris, vainqueur, comme personne n’en doutait, et l’amazone son épouse.

Les débats d’émulation furent aussi terminés par l’autorité de Godefroy, qui désigna lui-même les cinquante chevaliers qui devaient composer le détachement. Il les choisit de nations différentes, et leur donna pour commandant le jeune Tancrède d’Otrante. Malgré les réclamations de Bohémond, Godefroy le garda près de lui, sous prétexte que la connaissance que le prince d’Antioche avait du pays et des habitants était absolument nécessaire pour mettre le conseil à même de dresser le plan de la campagne en Syrie. Mais au fond le prudent général craignait l’égoïsme d’un homme dont l’esprit était fécond en ressources, et l’habileté militaire fort grande. Bohémond, en se trouvant chargé d’un commandement séparé, pouvait être tenté de saisir l’occasion d’étendre son pouvoir et ses domaines au préjudice du saint but de la croisade en général. Les jeunes gens de l’expédition n’eurent rien plus à cœur que de se procurer des chevaux convenablement dressés, et capables de se soumettre avec docilité à la manœuvre d’équitation par laquelle on devait légitimer un mouvement rétrograde. Le choix fut enfin fait, et le détachement reçut l’ordre de se former en arrière, c’est-à-dire sur la ligne orientale du camp des croisés. Pendant ce temps, Godefroy chargeait Bertha d’un message pour le comte de Paris, où, après l’avoir légèrement blâmé de ne pas avoir agi plus prudemment à l’égard des Grecs, il l’informait qu’il envoyait à son secours un corps de cinquante lances, avec le nombre voulu d’écuyers, de pages, de gendarmes et d’arbalétriers, le tout se montant à cinq cents hommes, sous les ordres du vaillant Tancrède. Le duc lui mandait aussi qu’il lui faisait don d’une armure du meilleur acier que pût fournir Milan, et d’un bon cheval de bataille, dont il le priait de se servir le jour du combat ; car Bertha n’avait pas manqué de dire que le comte Robert n’était point équipé comme un chevalier devait l’être. On amena donc devant le pavillon le cheval complètement bardé ou couvert d’acier, et chargé de l’armure destinée au chevalier lui-même. Godefroy en mit la bride entre les mains de Bertha.

« Tu peux hardiment te fier à ce coursier, dit le duc de Bouillon à Bertha, il est aussi doux et docile que rapide et brave ; monte-le et aie soin de ne pas quitter le côté du noble prince Tancrède d’Otrante : il sera le fidèle défenseur d’une jeune fille qui a montré aujourd’hui autant d’adresse que de courage et de fidélité. »

Bertha s’inclina profondément, tandis que ses joues se coloraient en recevant les éloges d’un guerrier que ses talents et son mérite avaient élevé au poste éminent de général en chef d’une armée qui comptait dans son sein les capitaines les plus braves et les hommes les plus nobles de la chrétienté. — Quelles sont ces deux personnes ? » continua Godefroy en parlant des compagnons de Bertha qu’il vit à une certaine distance de la tente, où ils se tenaient en l’attendant.

« L’un, répondit la jeune fille, est le maître de la barque qui m’a amenée sur cette rive ; et l’autre un vieux Varangien qui m’a accompagnée comme protecteur. — Comme leur langue pourrait raconter sur la rive opposée ce que leurs yeux ont pu voir ici, répliqua le général des croisés, je ne juge pas prudent de les laisser s’en retourner avec vous. Ils resteront ici quelque peu de temps ; les habitants de Scutari ne comprendront pas d’abord quelles sont nos intentions, et je désire que le prince Tancrède et les guerriers qui l’accompagnent soient les premiers à annoncer leur arrivée. »

En conséquence, Bertha fit connaître à ses compagnons la volonté du général franc sans en alléguer les motifs ; le marinier se récria sur l’injustice qu’il y aurait à l’empêcher de faire son métier, et Osmond se plaignit de ce qu’on le faisait manquer à son devoir. Mais Bertha, par ordre de Godefroy, leur assura qu’ils seraient bientôt rendus à la liberté. Se trouvant ainsi abandonnés, chacun d’eux se livra à son amusement favori : le batelier se mit à regarder avec des yeux ébahis tout ce qu’il trouvait nouveau ; et Osmond ayant accepté l’offre d’un déjeuner qui lui fut faite par quelque domestique, se mit à causer avec un flacon de vin si savoureux, que le Varangien se fût aisément réconcilié avec un destin plus fâcheux que le sien.

Le détachement de Tancrède, composé de cinquante lances, avec leur suite, après avoir pris à la hâte un léger repas, se trouva équipé et à cheval avant la grande chaleur de midi. Après quelques manœuvres, dont les Grecs de Scutari (car leur curiosité avait été éveillée par les préparatifs du détachement) ne purent comprendre le but, ils se formèrent en une colonne sur quatre de front. Lorsque les chevaux furent dans cette position, tous les cavaliers se mirent soudain à les faire marcher en arrière ; c’était un mouvement auquel ils étaient accoutumés, cavaliers et chevaux, et qui d’abord ne causa point grande surprise aux spectateurs ; mais quand ils virent la même évolution rétrograde se continuer, et le corps des croisés se disposer à entrer dans la ville de Scutari d’une façon si extraordinaire, on commença à soupçonner la vérité. Enfin le cri fut général, lorsque Tancrède, et quelques autres dont les coursiers étaient supérieurement dressés, arrivèrent au port, s’emparèrent d’une galère dans laquelle ils firent entrer leurs chevaux, malgré toute l’opposition des officiers impériaux du port, et s’éloignèrent de la côte.

D’autres cavaliers n’accomplirent pas si aisément leur projet ; les chevaux et ceux qui les montaient étaient moins accoutumés à continuer si long-temps une marche si incommode, de façon que la plupart des croisés, après avoir rétrogradé pendant trois ou quatre cents pas, crurent en avoir fait assez pour l’accomplissement de leurs vœux ; et, traversant la ville au pas ordinaire, saisirent sans plus de cérémonie quelques vaisseaux qui, malgré les ordres de l’empereur grec, étaient restés sur cette côte. Quelques cavaliers moins habiles éprouvèrent divers accidents ; car, quoique ce fût un proverbe reçu que rien n’est si hardi qu’un cheval aveugle, néanmoins, d’après ce mode d’équitation, où ni cavalier ni cheval ne voyait où il allait, plusieurs chevaux s’abattirent, d’autres allèrent se heurter dans de dangereux obstacles, et les cavaliers eux-mêmes souffrirent beaucoup plus que dans une marche ordinaire.

En outre, ceux qui tombèrent de cheval eussent couru risque d’être tués par les Grecs, si Godefroy, surmontant ses scrupules religieux, n’eût envoyé un escadron pour les tirer d’embarras, ce qui ne fut pas difficile. La plupart des hommes que commandait Tancrède parvinrent néanmoins à s’embarquer, et il n’y eut qu’une ou deux vingtaines de retardataires. Mais, pour traverser la mer, le prince d’Otrante lui-même, et beaucoup d’autres officiers furent forcés de faire le service peu chevaleresque de rameurs. Cette besogne leur parut extrêmement difficile, tant à cause du vent et de la marée, que de leur manque d’habitude. Godefroy, monté sur une hauteur voisine, suivit avec inquiétude leur marche des yeux, et vit avec douleur combien ils avaient de peine à faire leur traversée, peine qu’augmentait encore la nécessité de voguer ensemble et d’attendre les bâtiments moins bien montés qui retardaient de beaucoup ceux qui étaient plus expéditifs. Ils avançaient cependant, et le général des croisés ne doutait pas qu’avant le coucher du soleil ils ne pussent gagner en sûreté la rive opposée.

Il quitta enfin son poste d’observation, après y avoir mis une sentinelle vigilante, avec ordre de venir lui annoncer quand le détachement toucherait le rivage d’Europe. Le soldat pouvait distinguer la flottille à l’œil, s’il faisait jour ; si au contraire la nuit venait avant qu’elle touchât terre, le prince d’Otrante avait ordre d’allumer des feux qui, dans le cas où les Grecs leur opposeraient quelque résistance, devaient être arrangés d’une manière particulière, pour donner le signal du danger.

Godefroy expliqua alors aux autorités grecques de Scutari, qu’il manda en sa présence, la nécessité où il se trouvait de tenir les vaisseaux dont ils pouvaient disposer prêts à transporter, en cas de besoin, une forte division de son armée en Europe pour soutenir ceux qui étaient déjà partis. Il retourna ensuite au camp, dont les murmures confus, rendus encore plus bruyants par de nombreuses discussions sur les événements de la journée, planant au dessus de la nombreuse armée des croisés, se mêlaient au bruit sourd de l’Hellespont aux mille vagues.



  1. Alerte ! Alerte ! Voici du butin, camarades.
  2. Les croisés reconnus coupables de certaines fautes, étaient pour pénitence enduits de poix et de plumes, quoique ce châtiment passe pour une invention moderne. w. s.