Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 295-304).


CHAPITRE XXIV.

LA CONFESSION.


Tout est préparé… les voûtes de la mine sont remplies de poudre : tant que la flamme ne l’a point encore approchée, elle demeure innocente comme du sable noir ; mais elle n’a besoin que d’une étincelle pour changer de nature, au point qu’elle est également redoutée, et de celui qui la réveille de son sommeil, et de celui qui sait que sa tour doit en ressentir les terribles effets.
Anonyme.


Lorsque le ciel s’obscurcit soudain et que l’atmosphère devient étouffante, les classes inférieures de la création manifestent un sinistre pressentiment de la tempête prochaine. Les oiseaux fuient vers les bosquets, les bêtes féroces regagnent leurs profondes retraites, et les animaux domestiques montrent leur appréhension par des actions et des mouvements bizarres empreints de crainte et de trouble.

Il semble que la nature humaine, quand ses facultés originaires sont soignées et cultivées, possède dans les mêmes occasions quelque chose de cette infaillible prescience qui annonce aux animaux l’approche de la tempête. La culture de nos moyens intellectuels est peut-être poussée trop loin, lorsqu’elle détruit entièrement ces sentiments naturels, placés en nous par la nature comme des sentinelles pour nous avertir des dangers qui nous menacent.

Toutefois, nous possédons encore un instinct de ce genre, et cette espèce de pressentiment, qui nous annonce de tristes et d’effrayantes nouvelles, vient, pour ainsi dire, comme l’annonce fatale des sœurs, nous assaillir et couvrir soudainement notre ciel.

Pendant le jour fatal qui précéda le combat du césar avec le comte de Paris, il courut dans la ville de Constantinople les bruits les plus contradictoires et en même temps les plus sinistres. Une conspiration secrète, prétendait-on, était à l’instant d’éclater ; la guerre allait bientôt, disaient les autres, agiter ses bannières dans la malheureuse cité ; mais on n’était d’accord ni sur le motif de cette guerre ni sur la nature de l’ennemi. Quelques uns soutenaient que les barbares des confins de la Thrace, les Hongrois, comme on les appelait, et les Comaniens venaient des extrémités de leurs frontières surprendre Constantinople ; une autre version disait que les Turcs, qui, à cette époque, s’étaient établis en Asie, avaient résolu de prévenir les attaques dont les croisés menaçaient la Palestine, en écrasant, non seulement les pèlerins de l’Occident, mais encore les chrétiens de l’Orient, par une de ces innombrables invasions qu’ils exécutaient avec une incroyable rapidité.

Enfin d’autres, qui approchaient davantage de la vérité, assuraient que les croisés eux-mêmes, ayant découvert leurs nombreux griefs contre Alexis Comnène, avaient résolu de marcher avec toutes leurs forces réunies sur la capitale pour le détrôner ou le punir ; et les habitants ne pouvaient que s’alarmer du ressentiment d’hommes si farouches dans leurs habitudes et si étranges dans leurs manières. Bref, quoiqu’on ne tombât point d’accord sur la cause précise du danger, néanmoins il était généralement reconnu qu’il se préparait quelque chose de terrible, et les craintes semblaient être jusqu’à un certain point confirmées par les mouvements qui avaient lieu parmi les troupes. Les Varangiens, aussi bien que les immortels, se rassemblaient peu à peu, et s’emparaient des positions les plus fortes de la ville, jusqu’à ce qu’enfin on vît la flottille de galères, de barques et de bâtiments de transport, montée par Tancrède et sa troupe, s’éloigner de Scutari et chercher à gagner dans le détroit une position qui leur permît, au retour de la marée, de se transporter en un instant dans le port de Constantinople.

Alexis Comnène fut frappé lui-même de ce mouvement des croisés. Mais après avoir parlé à Hereward, en qui il avait résolu de mettre toute sa confiance, outre qu’il était allé trop loin avec lui pour reculer, il se rassura, surtout quand il eut observé que le détachement qui semblait méditer une entreprise aussi hardie que l’attaque d’une capitale, n’était nullement nombreux. Il dit avec un air d’insouciance à ceux qui l’entouraient, qu’on ne pouvait guère supposer qu’une trompette annonçât un combat aussi près du camp des croisés, sans que, parmi tant de chevaliers, quelques uns désirassent prendre leur part d’un semblable spectacle.

Les conspirateurs eurent aussi leurs craintes secrètes lorsque le petit armement de Tancrède apparut dans le détroit. Agelastès monta une mule et se rendit sur le bord de la mer, à l’endroit aujourd’hui nommé Galata. Il y rencontra le vieux batelier de Bertha, que Godefroy avait remis en liberté, soit par mépris, soit que le récit qu’il ne manquerait pas de faire amusât les conspirateurs de la cité. À force de questions, Agelastès parvint à lui faire avouer que le détachement qu’on voyait venir était envoyé, autant qu’il avait pu le comprendre, à la prière de Bohémond, et sous les ordres de son parent Tancrède, dont la bannière bien connue flottait sur le vaisseau principal. Cette circonstance rendit le courage à Agelastès, qui, dans le cours de ses intrigues, avait ouvert des communications secrètes avec l’astucieux et mercenaire prince d’Antioche. Le but du philosophe avait été d’obtenir de Bohémond un corps de ses partisans, pour coopérer à la conspiration qui se tramait et renforcer le parti des insurgés. Il est vrai que Bohémond n’avait rien répondu ; mais le rapport que venait de faire le batelier et la vue de la bannière de Tancrède, parent de Bohémond, persuadèrent au philosophe que ses offres, ses présents et ses promesses avaient gagné à son parti le cupide Italien, et que ces hommes, choisis tout exprès par Bohémond, venaient agir en sa faveur.

Comme Agelastès se détournait pour s’en aller, il heurta presque une personne qui, cachée comme lui dans un vaste manteau, semblait également vouloir ne pas se faire reconnaître. Mais Alexis Comnène (car c’était l’empereur en personne) reconnut Agelastès, plutôt à sa taille et à son allure qu’à son visage, et ne put s’empêcher de murmurer, en passant, à son oreille ces vers bien connus, que les divers talents du prétendu sage permettaient de lui appliquer :

Grammaticus, rhetor, geometres, pictor, alipes,
Augur, schœnobates, medicus, magus ; omnia novit

Grœculus esuriens, in cœlum jusseris, ibit[1],

Agelastès tressaillit d’abord au son inattendu de la voix de l’empereur ; mais il recouvra aussitôt la présence d’esprit que lui avait ôtée un instant la crainte d’être trahi, et sans s’inquiéter du rang de la personne à laquelle il parlait, il ne put s’empêcher de répondre par une citation qui devait rendre frayeur pour frayeur. Les paroles qui se présentèrent sur ses lèvres furent, dit-on, celles que le fantôme de Cléonice fit retentir aux oreilles du tyran qui l’avait assassinée :

Tu cole justitiam ; teque atque alios manet ultor[2].

Cette sentence et les souvenirs qui l’accompagnaient firent battre violemment le cœur de l’empereur, qui passa néanmoins sans faire semblant d’entendre et sans répliquer un mot.

« Le vil conspirateur, se dit Alexis, a ses complices autour de lui ; autrement il n’eût pas hasardé cette menace. La chose peut encore être pire. Agelastès, si près de quitter ce monde, peut avoir obtenu le don de lire dans l’avenir, propre à son âge, et parler moins d’après ses propres réflexions que par une étrange prescience. Ai-je donc réellement péché dans l’accomplissement de mes devoirs impériaux, au point qu’on doive m’appliquer avec justesse l’avertissement que donnait l’infortunée Cléonice à son ravisseur, à son meurtrier ? Il me semble que non. Il me semble qu’en manquant à déployer une juste sévérité je n’aurais pas réussi à me maintenir dans la haute position où le ciel m’a placé, et où je devais rester, pour lui obéir. Il me semble que le nombre de ceux qui ont éprouvé ma clémence peut balancer celui des criminels qui ont reçu la juste punition de leurs forfaits… Mais cette vengeance, bien que méritée, s’est-elle exercée toujours d’une manière équitable ? Ma conscience, j’en ai peur, ne peut guère répondre à une question si délicate ; et où est l’homme, eût-il même les vertus d’Antonin, qui pourrait occuper une place si haute et qui comporte tant de responsabilité, sans redouter l’avertissement qui vient de m’être donné par ce traître ! Tu cole justitiam…[3] Nous sommes tous obligés d’être justes envers autrui… Teque atque alios manet ultor[4]… Nous sommes tous exposés à la vengeance divine… J’irai voir le patriarche, j’irai le voir à l’instant ; et en confessant mes péchés à l’église, j’acquerrai par son indulgence plénière le droit de passer les derniers jours de mon règne dans une conviction d’innocence, ou du moins de pardon… état d’esprit dont jouissent rarement ceux que le sort a placés dans un poste si éminent. »

En parlant ainsi, il se dirigea vers le palais du patriarche Zozime, auquel il pouvait ouvrir son cœur avec le plus de sûreté, parce que l’ecclésiastique avait long-temps regardé Agelastès comme ennemi particulier de l’église, et comme attaché aux anciennes doctrines du paganisme. Dans les conseils d’état, ils étaient toujours en opposition l’un avec l’autre ; et l’empereur ne doutait pas qu’en communiquant au patriarche le secret de la conspiration, il ne dût trouver en lui un appui ferme et loyal dans le système de défense qu’il projetait. Il donna donc un signal en sifflant bas, et un officier à cheval s’approcha et le suivit, sans en avoir l’air, à quelque distance.

Alexis Comnène se rendit de cette manière au palais du patriarche avec autant de promptitude qu’il pouvait le faire, sans attirer l’attention, tandis qu’il traversait les rues. Pendant toute la route, l’avertissement d’Agelastès ne cessa de se représenter à son esprit, et sa conscience lui rappela beaucoup d’actes de son règne qui ne pouvaient être justifiés que par la nécessité, qu’on a emphatiquement appelée l’excuse des tyrans, actes qui méritaient par eux-mêmes la terrible vengeance qui le menaçait depuis si long-temps.

Lorsqu’il aperçut les tours superbes qui ornaient la façade du palais patriarcal, il ne se dirigea point vers la grande porte ; mais, pénétrant dans une cour étroite et remettant la bride de sa mule entre les mains de l’homme qui le suivait, il s’arrêta devant une poterne si basse et si humble qu’il semblait impossible qu’elle conduisît à quelque lieu d’importance. Cependant, après qu’il eut frappé, un prêtre d’un ordre inférieur ouvrit la porte, reçut l’empereur avec un profond respect dès qu’il se fut fait connaître, et l’introduisit dans l’intérieur du palais. Alexis, ayant demandé une entrevue secrète avec le patriarche, fut alors conduit dans sa bibliothèque particulière, où le vieux prêtre l’accueillit avec la plus grande vénération ; mais bientôt la nature des communications qui lui furent faites changea sa vénération en étonnement et en horreur.

Quoique Alexis passât aux yeux de presque toutes les personnes de la cour, et surtout de quelques membres de sa famille, pour n’être qu’un hypocrite en religion, néanmoins ces rigoristes sévères étaient injustes en cela. Sans doute il savait quel grand appui il recevait de la bonne opinion du clergé, et il était fort disposé à faire des sacrifices pour l’avantage de l’église en général, ou en particulier des prélats qui se montraient dévoués à la couronne ; mais quoique ces sacrifices fussent rarement faits par Alexis sans des vues de politique temporelle, cependant l’empereur les regardait comme lui étant inspirés par ses sentiments religieux, et il faisait honneur à une piété sincère de concessions et d’actes qui, examinés sous un point de vue plus vrai, n’étaient que les résultats de considérations mondaines. Sa manière de juger en ces matières était celle d’une personne louche qui voit différemment le même objet, suivant le point où elle se place pour le regarder.

Dans sa confession, l’empereur exposa devant le patriarche ses fautes d’administration, appuyant avec force sur toutes les violations de la morale qu’il avait commises, et les dégageant même des palliatifs et des circonstances atténuantes au moyen desquels il avait cherché souvent à diminuer l’énormité de ses crimes. Grande fut la surprise du patriarche en distinguant le fil véritable de plusieurs intrigues de cour qu’il avait jugées d’une manière toute différente avant que le récit de l’empereur eût ou justifié sa conduite ou montré qu’elle était injustifiable. Au total, la balance fut certainement plus en faveur d’Alexis que le patriarche ne l’avait supposé en suivant de loin ces intrigues de cour ; car, selon l’usage, les ministres et les courtisans, pour excuser l’appui qu’ils donnaient dans le conseil aux actions les plus blâmables du despote, lui imputaient des motifs beaucoup plus criminels que ceux qu’il avait réellement. Beaucoup d’hommes que l’on avait cru sacrifiés à la haine ou à la jalousie personnelle du prince, n’avaient été de fait privés de la vie ou de la liberté que parce qu’ils ne pouvaient continuer à en jouir sans compromettre le repos de l’État et la sûreté du monarque.

Zozime apprit encore, ce qu’il avait peut-être déjà soupçonné, qu’au milieu du profond silence dans lequel le despotisme semblait tenir la Grèce, cet empire était fréquemment agité de mouvements convulsifs qui, de temps à autre, dénotaient l’existence d’un volcan caché. Ainsi, tandis que les fautes légères, que les plaintes manifestes contre le gouvernement impérial étaient rares et sévèrement punies, les conspirations les plus profondes et les plus haineuses contre la vie et l’autorité de l’empereur étaient tramées à loisir par ceux qui l’approchaient de plus près ; et, quoiqu’il en fût souvent instruit, ce n’était qu’au moment de l’explosion qu’il osait agir en conséquence et punir les conspirateurs.

Tous les détails de la trahison du césar et de ses associés Agelastès et Achille Tatius furent écoutés par le patriarche avec un vif étonnement ; et ce qui le surprit le plus, ce fut l’adresse avec laquelle l’empereur, connaissant l’existence d’une conspiration si dangereuse, avait su éviter le péril dont le menaçait en même temps l’arrivée inattendue des croisés.

« Sous ce rapport, » dit l’empereur, à qui l’ecclésiastique n’avait pas caché sa surprise, « j’ai été bien malheureux. Si j’eusse été sûr des troupes de mon empire, j’aurais pu choisir entre deux partis, tous deux francs et honorables, à l’égard de ces impétueux guerriers de l’Occident : j’aurais pu, mon révérend père, consacrer les sommes payées à Bohémond et à d’autres avides croisés à soutenir avec loyauté l’armée des chrétiens de l’Occident, et à les transporter sûrement en Palestine, sans les exposer aux grandes pertes que leur causera probablement l’opposition des infidèles. Leurs succès auraient été réellement mon ouvrage, et un royaume latin en Palestine, défendu par ces guerriers de fer, aurait formé pour l’empire une barrière sûre et inexpugnable contre les Sarrasins ; ou bien, si on l’eût jugé plus convenable pour le salut de l’empire et de la sainte Église dont vous êtes le chef, nous aurions pu tout d’abord et par force ouverte défendre les frontières de nos états contre une armée commandée par tant de chefs différents et mal d’accord, qui s’avançait vers nous avec des intentions équivoques. Si le premier essaim de ces sauterelles, sous la conduite de celui qu’ils appelaient Gauthier-sans-le-Sou, fut d’abord affaibli par les Hongrois et ensuite complètement détruit par les Turcs, comme la pyramide d’ossements élevée sur les frontières du pays en perpétue le souvenir, assurément les forces réunies de l’empire grec n’auraient pas eu grand’peine à disperser également cette seconde volée, quoique commandée par ces Godefroy, ces Bohémond et ces Tancrède. »

Le patriarche se taisait ; car, quoiqu’il n’aimât point, ou plutôt qu’il détestât les croisés comme membres de l’église latine, il lui était impossible de ne pas douter qu’ils eussent été vaincus par les troupes grecques.

« En tout cas, » dit Alexis, comprenant fort bien ce silence, « vaincu, je serais tombé sous mon bouclier, comme il convient à un empereur grec, et je n’aurais pas été contraint de recourir à ces viles mesures qui m’ont fait attaquer furtivement des hommes et déguiser mes soldats en infidèles. La vie des fidèles défenseurs de l’empire qui ont succombé dans d’obscures escarmouches aurait été perdue avec plus d’honneur et pour eux et pour moi, s’ils avaient combattu ouvertement et en bataille rangée pour leur légitime empereur et pour leur pays natal. Au point où en sont venues les choses, la postérité me regardera comme un astucieux tyran, qui a engagé ses sujets dans de fatales querelles pour la sûreté de son obscure vie. Patriarche ! ces crimes doivent être imputés non à moi, mais aux rebelles dont les intrigues m’ont forcé à tenir une pareille conduite… Quel sera, mon révérend père, mon destin en l’autre monde, et sous quel jour serai-je regardé par les siècles futurs, moi l’auteur de tant de désastres ? — Quant à l’avenir, dit le patriarche, Votre Majesté s’en est référée à la sainte Église, qui a le pouvoir de lier et de délier ; vous possédez amplement les moyens de vous la rendre propice, et je vous ai déjà indiqué ce qu’elle peut raisonnablement attendre de votre repentir, afin de vous accorder le pardon. — Ces moyens seront employés, répliqua l’empereur, dans leur plus grande étendue, et je ne vous ferai pas l’injure de douter de leur effet dans l’autre monde. Mais dès cette vie même, l’opinion favorable de l’Église peut faire beaucoup pour moi durant cette crise importante. Si nous nous entendons l’un l’autre, vénérable Zozime, les docteurs et les évêques doivent tonner en ma faveur, et l’avantage que je dois retirer de son pardon ne sera pas différé jusqu’à ce que la tombe se soit refermée sur moi. — Certainement non, dit Zozime, pourvu que les conditions que j’ai déjà stipulées soient strictement exécutées. — Et ma mémoire dans l’histoire, demanda l’empereur, de quelle manière se perpétuera-t-elle ? — Quant à ce point, répondit le patriarche, Votre Majesté impériale peut s’en remettre à la piété filiale et aux talents littéraires de votre savante fille Anne Comnène. »

L’empereur secoua la tête. « Le malheureux césar, dit-il, va sans doute occasionner une querelle entre nous ; car il est difficile que je pardonne à un homme aussi ingrat, parce que ma fille lui est attachée avec une tendresse de femme. En outre, bon Zozime, ce n’est pas une histoire écrite par ma fille qui peut vraisemblablement être crue par la postérité. Un Procope, un esclave philosophe, mourant de faim dans un grenier, ose écrire la vie d’un empereur dont il n’ose approcher ; et quoique le principal mérite de cet ouvrage soit de contenir des détails que personne n’aurait eu l’audace de publier du vivant du prince, cependant personne n’hésite à les admettre comme vrais dès qu’il a quitté la scène de ce monde. — Sur ce sujet, je ne puis offrir à Votre Majesté impériale ni consolation ni secours. Si pourtant votre mémoire est injustement calomniée sur la terre, peu importera à Votre Majesté, qui alors, je l’espère, jouira d’un état de béatitude que de vaines calomnies ne sauraient troubler. La seule manière d’éviter ce malheur serait que Votre Majesté écrivît elle-même ses mémoires pendant qu’elle est encore sur cette terre, tant je suis convaincu qu’il est en votre pouvoir d’assigner de légitimes excuses à certaines actions qui, si vous ne le faisiez pas, sembleraient dignes de censure. — Changeons de sujet, dit l’empereur, et puisque le danger est imminent, occupons-nous du présent, et laissons les âges futurs décider eux-mêmes… Quelle est, dans votre opinion, révérend père, la circonstance qui porte ces conspirateurs à faire un appel si audacieux à la populace et aux soldats grecs ? — Assurément l’incident qui a le plus irrité les esprits du règne de Votre Majesté, c’est la mort d’Ursel, qui, se soumettant, dit-on, par capitulation, sous promesse de vie, d’indépendance et de liberté, a péri de faim par vos ordres dans les cachots de Blaquernal ; son courage, sa libéralité et ses autres vertus populaires sont encore vantées avec reconnaissance par les habitants de cette capitale et par les soldats de la garde appelée immortelle. — Et c’est là, selon vous, » dit l’empereur en fixant ses regards sur son confesseur, « c’est là, au jugement de Votre Révérence, le motif le plus dangereux de l’effervescence populaire ? — Je ne puis douter, répliqua le patriarche, que ce nom prononcé hardiment et habilement ne soit le signal d’un horrible tumulte. — J’en remercie le ciel, dit l’empereur : à cet égard je serai sur mes gardes. Bonsoir à Votre Révérence ! et croyez-moi, tout ce que contient cet écrit signé de ma main s’accomplira avec la plus rigoureuse fidélité, mais ne montrez pas trop d’impatience dans cette affaire… Une telle pluie de bienfaits, tombant à la fois sur l’Église, ferait soupçonner que les ministres et les prélats agissent plutôt pour exécuter un marché conclu entre l’empereur et le patriarche, que pour donner ou recevoir une offrande faite par un pécheur pour l’expiation de ses crimes. Ce soupçon serait injurieux, mon père, et pour vous et pour moi. — Tous les délais réguliers seront accordés au bon plaisir de Votre Majesté ; et nous avons l’espérance que vous n’oublierez pas que le marché, si l’on peut l’appeler ainsi, a été proposé par vous seul ; et que les avantages qui doivent en résulter pour l’Église résulteront du pardon et du soutien qu’elle donnera à Votre Majesté. — Cela est vrai, très vrai… et je ne l’oublierai pas. Encore une fois, adieu ! et n’oubliez pas ce que je vous ai dit. Pendant cette nuit, Zozime, l’empereur doit travailler comme un esclave, s’il ne veut pas redevenir l’humble Alexis Comnène, et alors même il n’aurait pas de lieu où reposer sa tête. »

En parlant ainsi, il prit congé du patriarche ; celui-ci, extrêmement satisfait des avantages qu’il avait obtenus pour l’Église, avantages que ses prédécesseurs avaient vainement disputés, résolut en conséquence de soutenir le chancelant Alexis.



  1. Grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, volatile, augure, danseur, médecin, magicien : le Grec au besoin sera tout ; ordonnez-lui d’escalader le ciel, et il le fera. a. m.
  2. Pratiquez la justice : il y a un vengeur pour vous et pour les autres. a. m.
  3. Cultivez la justice. a. m.
  4. Il y a un vengeur pour vous et pour les autres. a. m.