Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 27-52).


CHAPITRE II.

LE VARANGIEN.


Othus. Cette superbe ville, qui a succédé à la maîtresse du monde, comme toi, parle vainement ; elle se montre au milieu des siècles, et sur le vaste Océan, comme la dernière ruine d’un spacieux pays que quelque grande et terrible opération de la nature a subitement englouti. On voit les rochers sombres et arides dominer la sauvage solitude qui l’environne, et leurs fronts sourcilleux s’avancer dans une triste et silencieuse majesté.
Constantin Paléologue, scène 1re.


C’est dans la capitale même de l’empire d’Orient que nous allons introduire le lecteur, c’est devant le monument nommé la Porte d’Or de Constantinople que nous devons le transporter ; et qu’il soit dit en passant que cette épithète splendide est due réellement à un sentiment de justice et non au langage boursouflé des Grecs toujours prêts à exalter ce qui leur appartient.

Les murailles massives et imprenables, en apparence, dont Constantin entoura la ville, avaient été augmentées et complétées par Théodose, surnommé le Grand. Un arc de triomphe, dont l’architecture et les ornements appartenaient à un âge meilleur, quoique déjà dégénéré, introduisait l’étranger dans la ville. On voyait sur le sommet une statue de bronze représentant la Victoire, déesse qui avait souvent favorisé Théodose ; et, comme l’artiste s’était déterminé à déployer de la richesse, ne pouvant faire preuve de goût, les lettres d’or enjolivées d’ornements qui formaient les inscriptions avaient fait donner à la porte le surnom populaire que nous avons mentionné. Les figures sculptées qui décoraient les murailles, et qui dataient d’une époque reculée et mémorable pour l’art, n’avaient aucun rapport heureux avec le style dans lequel ces murailles avaient été construites. Les ornements plus modernes de la Porte d’Or, à l’époque de notre histoire, formaient une étrange disparate avec La victoire ramenée dans la tulle, et La paix éternelle, bienfaits que de flatteuses inscriptions attribuaient à l’épée de Théodose. Plusieurs machines militaires pour lancer des javelots de la grosseur la plus considérable, étaient placées sur le sommet de l’arc de triomphe ; et ce qui dans l’origine avait été un ornement d’architecture servait alors de moyen de défense.

C’était vers le soir, et la brise douce et rafraîchissante de la mer disposait ceux qui n’avaient point d’affaires urgentes à se livrer à la rêverie, ou à examiner avec curiosité les objets intéressants que la nature et l’art présentent à l’admiration de ceux qui visitent Constantinople.

Parmi ceux que la curiosité ou l’oisiveté avait rassemblés autour de la Porte d’Or, on remarquait un individu dont toute la physionomie semblait indiquer plus de surprise et d’intérêt qu’on n’aurait pu en attendre d’un habitant de cette ville ; son regard vif, ses mouvemens rapides, l’expression de son visage, tout annonçait en lui une imagination préoccupée d’objets nouveaux et inconnus jusqu’alors. Son costume était celui d’un guerrier, et sa tournure ainsi que son teint pouvaient faire présumer qu’il était né loin de la capitale de la Grèce moderne.

C’était un jeune homme âgé d’environ vingt-deux ans, et remarquable par la beauté de sa taille et de ses formes athlétiques, qualités qu’estimaient hautement les citoyens de Constantinople qui, par la grande habitude de fréquenter les jeux publics, où ils voyaient l’élite de leurs compatriotes et les plus beaux modèles de la race humaine, avaient acquis une connaissance profonde de l’homme physique.

Ces athlètes n’étaient cependant point, en général, d’une taille aussi élevée que l’étranger arrêté devant la Porte d’Or. Ses yeux bleus au regard perçant, et les cheveux blonds qui s’échappaient d’un casque richement orné d’argent, dont le cimier représentait un dragon entr’ouvrant ses terribles mâchoires, indiquaient une origine du nord, qu’attestait encore l’extrême beauté de son teint. Cependant rien dans cette beauté n’était efféminé : sa force, son air de vigueur et de confiance disaient suffisamment le contraire, et l’expression avec laquelle ce jeune homme contemplait les merveilles dont il était entouré indiquaient non l’étonnement stupide d’un esprit dépourvu d’instruction et d’expérience, mais l’intelligence hardie, qui comprend d’abord la plus grande partie de ce qui la frappe, et cherche avec ardeur à découvrir ce qui lui reste à comprendre, ou ce qu’elle craint d’avoir mal interprété. Ce regard plein d’intelligence donnait un singulier intérêt à la personne du jeune étranger ; et les spectateurs, tout en s’étonnant qu’un Barbare possédât ce noble maintien qui révèle un esprit supérieur, éprouvaient une sorte de respect pour la dignité avec laquelle il contemplait des merveilles et une splendeur dont ses regards étaient sans doute frappés pour la première fois.

Le costume du jeune homme offrait un mélange singulier de richesse et de frivolité, quoiqu’il fût d’ailleurs propre à faire reconnaître au spectateur un peu expérimenté la nation à laquelle ce jeune homme appartenait et le rang qu’il occupait dans l’armée. Avec le casque au cimier bizarre que nous avons décrit il portait une légère cuirasse d’argent, mais dans laquelle la matière avait été si fort épargnée, qu’elle ne pouvait évidemment offrir à la poitrine qu’une très faible garantie ; sur cette cuirasse était suspendu un bouclier qui ressemblait plutôt à un ornement qu’à une arme défensive : il était facile de voir qu’il n’était pas d’une trempe à résister à un javelot adroitement lancé, ou au fer vigoureux d’une flèche.

Sur les épaules du guerrier flottait une espèce de surtout qui ressemblait à une peau d’ours, mais qui, vu de près, n’était qu’un tissu à longues soies, imitant très adroitement cette fourrure. À son côté était suspendu un sabre courbé ou cimeterre dont le fourreau était en or et en ivoire, et dont la poignée très ornée paraissait beaucoup trop petite pour la large et nerveuse main du jeune Hercule si élégamment vêtu. Un justaucorps couleur de pourpre lui descendait au dessus du genoux ; ses jambes nues jusqu’au mollet n’étaient couvertes que par les cordons en réseaux des sandales ; et ces ligatures étaient fixées par une pièce d’or, marquée au coin de l’empereur, et qui formait une espèce d’agrafe.

Mais une arme qui paraissait beaucoup mieux adaptée à la taille du jeune Barbare, et qu’un homme moins vigoureux n’aurait certainement pu porter, était une hache de guerre dont le manche de bois d’orme excessivement dur était garni d’incrustations d’acier et de cuivre : des plaques de cuivre et des anneaux de fer liaient ensemble les différentes parties de bois et de métal. La hache était à deux tranchants opposés l’un à l’autre, et entre lesquels s’avançait une longue pointe d’acier très aiguë. Tout l’acier de cette arme était poli et brillant comme un miroir ; et cette terrible hache qui, par sa dimension et sa pesanteur, eût été un fardeau pour un autre homme moins vigoureux, semblait avoir le poids léger d’une plume entre les mains du jeune guerrier, qui la portait avec quelque négligence. Elle avait été, en effet, fabriquée avec tant d’habileté, que son poids était beaucoup moindre qu’on n’aurait pu le supposer.

Les armes que portait le jeune homme prouvaient qu’il était ou militaire ou étranger. Chez les Grecs, comme chez les autres peuples civilisés, les hommes voués à la profession militaire portaient seuls des armes en temps de paix. Ils étaient donc faciles à distinguer des simples citoyens ; et ce fut avec une apparence très prononcée de crainte et d’aversion que ceux qui observaient le jeune étranger murmurèrent que c’était un Varangien, nom par lequel on désignait les barbares qui composaient la garde impériale.

Pour remédier au manque total de valeur des Grecs, et pour se procurer des soldats qui fussent dépendants de leur seule personne, les empereurs grecs étaient dans l’usage, depuis un grand nombre d’années, d’entretenir à leur solde, et aussi près qu’ils le pouvaient de leur personne, un certain nombre de mercenaires portant le titre de gardes du corps. À une discipline sévère et à une inflexible loyauté, ces hommes joignaient la force du corps et un courage indomptable ; ils étaient en assez grand nombre non seulement pour déjouer toute tentative contre la vie de l’empereur, mais encore pour dissiper toute espèce de révolte, à moins qu’ils n’eussent à repousser une force militaire considérable. Ils étaient par conséquent très généreusement payés. Leur rang et leur réputation de bravoure leur donnaient un certain degré de considération parmi le peuple grec, qui, déjà, depuis plusieurs siècles, ne brillait pas sous le rapport de la valeur ; et d’ailleurs si, comme étrangers et comme membres d’un corps privilégié, les Varangiens étaient quelquefois employés dans des actes arbitraires et impopulaires, il leur était si facile d’inspirer la crainte, qu’ils ne s’inquiétaient nullement du peu d’égards que pouvaient leur montrer les habitants de Constantinople. Le riche costume que portaient les Varangiens à la cour impériale affectait une sorte de ressemblance avec le costume de leurs forêts ; cependant lorsque leur service les appelait au dehors de la ville, on leur donnait des armures et des armes qui avaient une analogie plus réelle avec celles de leur pays : elles avaient beaucoup moins d’éclat et de splendeur, mais en revanche elles avaient une valeur plus effective, et elles étaient plus propres à inspirer la terreur.

Ce corps de Varangiens (nom qui, d’après plusieurs auteurs, était généralement donné à tous les barbares) se composa, dans les premiers temps de l’Empire, de ces pirates du Nord, qui, les premiers, poussés par un caractère aventureux et un mépris des dangers qui jusqu’alors n’avait point eu d’exemple dans la nature humaine, se hasardèrent sur l’élément qui n’offre à l’homme aucun chemin tracé. « La piraterie, » dit Gibbon avec son esprit ordinaire, « était l’exercice favori, le commerce, la gloire et la vertu de la jeunesse Scandinave. Lassés par un climat ingrat et par les limites étroites de leur pays, ils quittèrent le banquet pour voler aux aventures ; ils saisirent leurs armes, firent retentir au loin leur trompette de guerre, s’élancèrent dans leurs barques, et coururent explorer toutes les côtes qui leur promettaient ou des dépouilles ou la conquête de quelque pays où ils pussent fonder quelque établissement[1]. »

Les conquêtes faites en France et dans la Grande-Bretagne par ces sauvages rois des mers, comme on les nommait, ont fait oublier les autres peuple du Nord qui, long-temps avant les Comnène, firent des excursions jusqu’à Constantinople, et purent témoigner de la richesse et de la faiblesse de l’empire grec. Des hordes innombrables accoururent, les unes se frayant un chemin à travers les déserts de la Russie, les autres parcourant la Méditerranée sur des bâtiments pirates qu’ils appelaient des serpents de mer. Les empereurs, saisis de terreur à l’aspect de ces habitants audacieux des zones glacées, recoururent à la politique ordinaire à un peuple riche et sans courage : ils achetèrent la valeur de quelques centaines de Barbares au poids de l’or, et s’assurèrent par ce moyen un corps de satellites plus distingué par sa bravoure que ne l’avait jamais été la fameuse garde prétorienne ; peut-être leur infériorité en nombre fut-elle une des causes de la supériorité de leur fidélité envers leurs nouveaux princes.

Mais plus tard il devint difficile aux empereurs d’obtenir les hommes nécessaires pour organiser leur corps d’élite, les nations du Nord ayant conservé le goût de ces excursions et de ces habitudes de piraterie qui avaient poussé leurs ancêtres des détroits d’Eltinore vers ceux de Sestos et d’Abydos. Le corps des Varangiens aurait donc fini par se dissoudre ou au moins par être assez mal composé, si les conquêtes des Normands, dans l’Occident, n’eussent envoyé au secours des Commène un nombre considérable de Bretons et d’Anglais qui renouvelèrent la garde d’élite des empereurs. C’était en effet des Anglo-Saxons ; mais les connaissances fort imparfaites que la cour de Constantinople avait sur la géographie les faisaient appeler Anglo-Danois, attendu que les Grecs confondaient ce pays avec la Thulé des anciens, nom qui désigne les îles des Shetland et des Orcades, quoique, selon les notions géographiques des Grecs, ils entendissent par là le Danemark et la Grande-Bretagne. Ces émigrés cependant parlaient un langage qui ne différait pas beaucoup de celui des Varangiens primitifs, et ils adoptèrent ce nom d’autant plus aisément qu’il semblait rappeler à leur souvenir leur malheureux destin, ce mot renfermant la signification d’exilé. À l’exception d’un ou deux chefs que l’empereur jugea dignes de la plus haute confiance, les Varangiens n’étaient commandés que par des hommes de leur propre nation. Jouissant de beaucoup de privilèges, ils voyaient de temps à autre leur nombre s’augmenter de quelques habitants du Nord qui venaient se joindre à eux ; car les croisades, les pèlerinages et le mécontentement chassaient continuellement vers l’Orient des Anglo-Saxons ou des Anglo-Danois. Par ce moyen, les Varangiens subsistèrent jusqu’à la fin de l’empire grec, conservant leur langue naturelle ainsi que cette loyauté sans tache et ce courage indomptable qui avaient caractérisé leurs ancêtres.

Ces détails sur la garde varangienne sont historiques ; on peut les vérifier en parcourant les historiens byzantins : la plupart de ces auteurs, de même que Villehardouin dans son récit sur la prise de Constantinople par les Francs et les Vénitiens, font plusieurs fois mention de cette garde célèbre qui accompagnait toujours les empereurs grecs[2].

Après cette explication nécessaire sur l’individu arrêté devant la Porte d’Or, nous reprendrons le récit de notre histoire.

Il n’était point étonnant que l’on regardât avec une certaine curiosité ce soldat de la garde impériale. On doit supposer que, d’après les devoirs particuliers que ce corps avait à remplir, ses relations avec les habitants de la ville étaient assez rares ; et d’ailleurs la police que ces étrangers exerçaient parfois parmi les citoyens les faisait généralement plus redouter qu’aimer ; d’ailleurs ils savaient que la générosité avec laquelle ils étaient soldés, la magnificence de leur tenue, leur privilège de n’appartenir qu’à la personne du souverain, étaient autant de sujets d’envie pour les autres militaires. En conséquence ils s’écartaient rarement du quartier qui leur était assigné, à moins que leur devoir ou quelque ordre particulier de l’empereur ne les y obligeât.

Il était donc assez naturel qu’un peuple aussi curieux que le peuple grec s’empressât autour de l’étranger qui errait çà et là, comme s’il cherchait son chemin, ou comme s’il attendait une personne à laquelle il avait donné rendez-vous.

« C’est un Varangien chargé d’exécuter quelque mission, » dit un de ceux qui l’observaient en parlant à une autre personne ; et se penchant vers son oreille, il acheva sa phrase à voix basse.

« Quelle mission pensez-vous qu’il ait, demanda l’autre. — Dieux et déesses, pensez-vous que je puisse le dire ? Mais je suppose qu’il est là pour écouter ce que l’on dit de l’empereur. — Cela n’est pas vraisemblable ; ces Varangiens ne parlent pas notre langue et sont peu propres à servir d’espions, puisqu’ils entendent fort mal le grec. Il n’est pas probable que l’empereur veuille employer comme espion un homme qui ne comprend pas bien la langue du pays. — Mais s’il y a parmi ces barbares, ainsi que beaucoup de gens le pensent, des soldats qui parlent presque toutes les langues, reprit le politique, vous admettrez que ceux-là du moins ont toutes les qualités propres à faire d’excellents espions, et qu’ils peuvent voir et entendre sans que qui que ce soit songe à se méfier d’eux. — Cela se peut ; mais puisque nous voyons si clairement la patte et la griffe du renard passer sous la laine du mouton, ou plutôt, puisque nous apercevons si bien la peau de l’ours, ne ferions-nous pas mieux de nous éloigner d’ici, de peur que l’on ne nous accuse d’avoir insulté un garde varangien ? »

Cette idée de danger, suggérée par celui qui paraissait beaucoup plus âgé et plus versé en politique que son ami, détermina l’un et l’autre à faire retraite. Ils croisèrent leur manteau, se prirent par le bras ; et tout en causant précipitamment et avec agitation de leurs soupçons, ils hâtèrent le pas vers leurs habitations situées dans un autre quartier de la ville.

Le soleil se couchait, et les murailles, les boulevards et les arcades projetaient de plus en plus loin leurs ombres allongées. Le Varangien paraissait fatigué du cercle borné dans lequel il errait depuis plus d’une heure comme un être subjugué par quelque pouvoir surnaturel, et qui ne peut quitter le lieu où il est retenu par un charme. Enfin le jeune barbare, après avoir jeté un regard d’impatience vers le soleil couchant dont les derniers feux brillaient encore derrière un riche bosquet de cyprès, parut chercher de l’œil un endroit commode sur les bancs placés dans l’ombre de l’arc triomphal de Théodose. Il posa sa hache d’armes près de lui, s’enveloppa de son manteau ; et, quoique son équipement ne fût guère plus favorable au sommeil que la place qu’il avait choisie, il fut cependant endormi en moins de trois minutes. Malgré ce sommeil irrésistible causé par la fatigue ou l’ennui, la préoccupation et la vigilance du jeune soldat étaient telles que, tout en cédant à ce besoin de repos, ses yeux entr’ouverts conservèrent presque la faculté de voir, et jamais limier ne dormit plus légèrement que notre jeune Anglo-Saxon à la Porte d’Or de Constantinople.

Le dormeur continua d’être l’objet de l’observation des passants, ainsi qu’il l’avait été auparavant. Deux hommes s’arrêtèrent tout-à-coup devant lui : l’un était d’une taille mince, d’une physionomie vive, alerte ; son nom était Lysimaque, et il était dessinateur de profession. Il portait sous son bras un rouleau de papier et une boîte contenant des crayons, des pinceaux et tous les objets nécessaires à son état. Les connaissances qu’il avait acquises sur les arts de l’antiquité étaient pour lui une occasion de parler beaucoup ; mais malheureusement ses discours étaient fort au dessus de son pouvoir d’exécution. L’autre était d’une taille magnifique ; mais ses formes, quoique superbes et offrant beaucoup de ressemblance avec celles du jeune Varangien, avaient bien moins d’élégance, et l’expression de sa figure avait quelque chose de grossier et de commun. C’était Stéphanos, le lutteur, bien connu à la palestre.

« Un moment ! arrêtons-nous ici, » s’écria l’artiste en jetant un regard de surprise et d’admiration sur le dormeur, « laissez-moi le temps, mon ami, de faire l’esquisse de ce jeune Hercule. — Je croyais qu’Hercule était Grec, répondit le lutteur ; l’animal qui dort là est un barbare. »

Il y avait dans le ton dont cette réponse fut faite une aigreur qui indiquait un sentiment de vanité blessée. Le peintre s’empressa de calmer le mécontentement qu’il avait excité étourdiment. Stéphanos, connu sous le surnom de Castor, et célèbre dans tous les exercices gymnastiques, était une espèce de protecteur pour le petit artiste ; et c’était grâce à ce lutteur fameux que les talents de Lysimaque avaient acquis quelque réputation.

« La beauté et la force, reprit l’artiste adroit, sont de tous les pays ; et puisse notre muse divine ne jamais m’accorder ses faveurs, si mon plus grand plaisir n’est pas de comparer ces qualités incultes chez les barbares avec la perfection qu’elles acquièrent chez le favori d’un peuple éclairé, qui sait ajouter à ses dons naturels la mérite des talents gymnastiques, et devenir ainsi un modèle que nous ne retrouverions que dans les œuvres antiques de Phidias et de Praxitèle. — Je conviens que ce Varangien est un assez bel homme, » répliqua l’athlète d’un air plus doux, « mais ce pauvre sauvage n’a peut-être pas eu pendant tout le cours de sa vie une seule goûte d’huile répandue sur le corps ! Hercule institua les jeux isthmiques, et… — Mais que tient-il donc si près de lui sous sa peau d’ours ? serait-ce une massue ? — Allons-nous-en, mon ami, » dit Stéphanos, tandis que tous deux regardaient de plus près le dormeur. « Ne reconnaissez-vous pas l’instrument dont ces barbares se servent pour combattre ? ils ne font pas la guerre avec des sabres ou des lances, comme pour attaquer des hommes de chair ou de sang ; ils se servent de massues et de haches, comme s’il s’agissait de hacher des membres de pin et des nerfs de chêne. Je parierais ma couronne de persil fané qu’il est ici pour arrêter quelque chef distingué qui a offensé le gouvernement ! Autrement il ne serait pas armé d’une manière aussi formidable. Allons-nous-en, mon bon Lysimaque, et respectons le sommeil de l’ours ! »

À ces mots, le champion de la palestre s’éloigna, montrant assez peu de confiance en sa taille et en sa vigueur physique.

Plusieurs autres passants se succédèrent ; mais le nombre en diminua à mesure que la nuit approcha et que l’ombre des cyprès s’étendit davantage. Deux femmes de la classe inférieure s’arrêtèrent aussi devant le dormeur.

« Sainte Marie ! s’écria l’une d’elles ; cet homme me rappelle le conte oriental de ce génie qui enleva un jeune et vaillant prince de sa chambre nuptiale et qui le transporta tout endormi à la porte de Damas. Je vais éveiller ce pauvre jeune homme de peur que la rosée du soir lui fasse du mal. — Du mal ! » répéta d’un air rechigné la vieille femme qui accompagnait celle qui venait de parler ; « allez, allez, la rosée ne lui fera pas plus de mal que l’eau froide du Cydnus n’en fait au cygne sauvage. Pauvre jeune homme, en vérité ! Dites plutôt un loup ou un ours, ou mieux encore un Varangien. Savez-vous bien qu’il n’y a pas une matrone modeste qui voudrait échanger une seule parole avec un tel barbare ? Venez, je vous dirai ce que m’a fait un de ces Anglo-Danois.

En parlant ainsi, elle entraîna sa compagne, qui ne la suivit qu’avec répugnance, et qui, tout en écoutant le babil de la vieille, se retournait pour regarder le beau dormeur.

La disparition totale du soleil et presque en même temps celle du crépuscule, clarté douce et tempérée dont on jouit à peine dans les contrées voisines des tropiques, fut pour les gardes de la ville le signal de fermer les battants de la Porte d’Or, à l’exception d’un guichet assuré par un verrou seulement, et qu’on ouvrait pour ceux que les affaires pouvaient retenir tard hors de la ville, et même pour tous ceux qui étaient disposés à payer leur passage d’une petite pièce de monnaie. La présence du Varangien et son insensibilité apparente n’échappèrent point à ceux qui avaient la garde de la porte ; c’était un poste occupé par les troupes grecques ordinaires.

« Par Castor et Pollux ! » dit le centurion (car les Grecs de ce temps juraient encore par les anciennes divinités, bien que leur culte n’existât plus, et ils conservaient aussi les titres militaires sous lesquels les vaillants Romains avaient ébranlé le monde, quoique ces nouveaux Grecs fussent tout-à-fait dégénérés de leurs ancêtres), « par Castor et Pollux ! camarades, nous ne pouvons récolter de l’or à cette porte, d’après ce que nous dit sa légende ; mais ce sera notre faute si nous n’y faisons pas au moins une bonne moisson d’argent ; et quoique l’âge d’or soit le plus ancien et le plus honorable, c’est beaucoup, dans ce siècle dégénéré, lorsqu’on voit briller un métal inférieur. — Nous serions indignes de marcher à la suite du brave centurion Harpax, » répondit l’un des soldats chargés de la garde, et que sa tête rasée, à l’exception d’une seule touffe de cheveux, faisait reconnaître pour un musulman, « si nous ne regardions pas l’argent comme un stimulant suffisant pour nous faire agir, puisque l’or ne se peut obtenir. Et, par la foi d’un honnête homme, je crois que nous pourrions à peine dire sa couleur, car voilà bien des lunes que nous n’en avons vu sortir du trésor impérial, ou que nous n’en avons obtenu aux dépens de quelque particulier. — Tu verras aujourd’hui de l’argent de tes propres yeux, reprit le centurion, et tu l’entendras sonner dans la bourse qui renferme notre trésor commun. — Qui le renfermait, vous voulez dire sans doute, vaillant commandant, » répliqua un garde d’un rang inférieur. « Mais que contient cette bourse maintenant ? Rien, si ce n’est quelques misérables oboles pour acheter certaines herbes confites et du poisson salé, afin de rendre plus buvable notre ration de vin falsifié. D’honneur, je donne volontiers au diable ma part de cet argent, si notre bourse renferme la moindre chose qui soit d’un autre siècle que le siècle d’airain. — Je remplirai notre trésor, dit le centurion, fût-il encore plus à sec. Placez-vous près du guichet mes maîtres ; songez que nous sommes la garde impériale, ou la garde de la ville impériale, ce qui est la même chose, et ne laissons passer trop vite personne devant nous. Et maintenant que nous voilà sur nos gardes, je vais vous développer… Mais un moment, sommes-nous tous ici de vrais frères ? connaissez-vous bien les anciennes et louables coutumes de notre garde ? Ces lois qui nous enjoignent de garder le secret le plus inviolable sur tout ce qui concerne le profit et l’avantage de notre corps, et d’aider et de favoriser la cause commune sans délation, sans trahison ? — Vous êtes étrangement soupçonneux ce soir répondit la sentinelle ; il me semble que nous vous avons soutenu sans avoir jamais rien révélé, et cela dans des circonstances plus importantes que celle-ci. Avez-vous oublié le passage du joaillier ? Ce n’était ni l’âge d’or ni l’âge d’argent, mais s’il y en eut jamais un de diamant… — Paix ! paix ! bon Ismaïl, l’infidèle (car, Dieu merci ! nous avons ici des gens de toutes les religions : aussi devons-nous espérer que nous avons la véritable parmi nous) ; paix, te dis-je ; il est inutile de divulguer les anciens secrets pour prouver que tu veux garder les nouveaux. Viens ici ; regarde à travers ce guichet sur le banc de pierre dans l’ombre du grand porche. Dis-moi, vieux camarade, que vois-tu là ? — Un homme endormi, répondit Ismaïl. De par le ciel, je crois, d’après ce que j’aperçois à la clarté de la lune, que c’est un de ces barbares, un de ces chiens d’insulaires par lesquels l’empereur se fait garder. — Et dans cette circonstance, reprit le centurion, ton cerveau fertile ne te suggère-t-il rien qui puisse tourner à notre avantage ? — Si vraiment, répondit Ismaïl ; ils ont une forte paie, quoiqu’ils ne soient que des barbares, et plus que cela encore, des chiens de païens en comparaison de nous autres musulmans et Nazaréens. Ce drôle se sera enivré et n’aura pu retrouver le chemin de sa caserne. Il sera sévèrement puni, à moins que nous ne lui permettions de rentrer ; mais pour obtenir cela de nous, il faut qu’il vide entre nos mains tout ce que contient sa ceinture. — C’est le moins ! c’est le moins ! » répondirent les autres gardes avec empressement, mais en étouffant leurs voix.

« Et c’est là tout le parti que vous croyez pouvoir tirer d’une pareille circonstance ? » demanda Harpax avec dédain. « Non, non, camarades, si cet animal insulaire doit nous échapper, il faut du moins qu’il nous laisse sa toison. Ne voyez-vous pas briller son casque et sa cuirasse ? Cela est d’un argent bien réel, quoiqu’il puisse être un peu mince. Voilà la mine dont je vous parlais tout à l’heure, et qui est prête à enrichir les mains habiles qui sauront l’exploiter. — Mais, » dit avec timidité un jeune Grec enrôlé depuis peu de temps dans ce corps et encore étranger à leurs mœurs et à leurs coutumes, « ce barbare, comme vous l’appelez, n’en est pas moins un soldat de l’empereur, et si nous sommes convaincus de l’avoir dépouillé de son armure, nous serons justement punis de ce délit militaire. — Écoutez ce nouveau Lycurgue arrivé tout exprès pour nous enseigner nos devoirs, reprit le centurion. Apprenez d’abord, jeune homme, que la cohorte métropolitaine ne peut jamais être convaincue d’un délit. Supposez que nous trouvions un barbare, un Varangien en défaut comme ce dormeur ; ou bien un Franc ou quelque autre de ces étrangers dont on ne peut prononcer les noms, et qui nous déshonorent en portant les armes et le costume du vrai soldat romain ; supposez, dis-je, que nous le trouvions rôdant à une heure inopportune, devons-nous, chargés comme nous le sommes de la défense d’un poste si important, laisser passer par la poterne un homme aussi suspect, quand il peut s’agir d’une trahison envers la Porte d’Or et les cœurs d’or qui la gardent, et au risque de voir les uns arrêtés, les autres condamnés à avoir la gorge coupée ? — En ce cas, laissez-le donc en dehors de la porte, répondit le soldat novice, si vous le croyez si dangereux ; quant à moi, je ne le craindrais pas s’il était dépouillé de cette énorme hache à deux tranchants qui brille sous son manteau d’un éclat plus funeste que la comète dont les astrologues prédisent tant de choses étranges. — Nous sommes donc tous d’accord, reprit encore Harpax, et vous parlez comme un jeune homme modeste et de bon sens ; et je vous garantis qu’en dépouillant de nos mains ce barbare, l’État ne perdra rien. Chacun de ces sauvages a un double assortiment d’armes et d’armures ; les unes damasquinées, et incrustées d’or, d’argent ou d’ivoire, leur servent à remplir leurs fonctions dans la maison du prince ; les autres, garnies d’un triple acier, sont fortes, massives et irrésistibles. Ainsi donc, en enlevant à ce drôle suspect son casque et sa cuirasse d’argent, vous le réduisez à ses armes ordinaires, et il les aura toujours pour courir à son devoir. — Fort bien ; mais je ne vois pas que ce raisonnement nous autorise à autre chose de plus qu’à dépouiller le Varangien de son armure pour la lui rendre scrupuleusement demain au matin, s’il arrive qu’on n’ait rien à lui reprocher. Cependant j’avais l’idée, je ne sais trop comment, que cette armure devait être confisquée à notre profit. — Et certainement ! telle a toujours été la règle établie parmi nous depuis le temps de l’excellent centurion Sisyphe, sous lequel il fut décidé que toute marchandise de contrebande, toute arme suspecte, etc., que l’on introduirait dans la ville pendant la nuit, seraient confisquées au profit des soldats du poste ; et en supposant que l’empereur juge que les marchandises ou les armes ont été prises injustement, j’espère qu’il est assez riche pour indemniser celui qui les a perdues. — Mais cependant… cependant, » objecta Sebastes de Mitylène, le jeune Grec nouvellement enrôlé, » si l’empereur découvrait… — Âne ! s’écria Harpax, il ne saurait le découvrir, à moins qu’il n’ait les yeux d’Argus. Nous sommes douze ici engagés par le serment exigé par les règles de notre code, à soutenir tous la même histoire. Voilà un barbare qui, s’il conserve quelque souvenir de cette affaire (ce dont je doute fort, d’après le logement dont il a fait choix pour la nuit, et qui prouve une familiarité plus qu’ordinaire avec la bouteille), ne pourra guère raconter que quelque sottise sur la perte de son armure ; sottise que nous autres, camarades, nous nierons fortement ; et j’espère, » ajouta-t-il en jetant un coup d’œil à la ronde sur ceux qui l’entouraient, « que nous avons assez de courage pour cela. Et qui croira-t-on ? les gardes de la ville, certainement. — Tout au contraire, reprit Sebastes : je suis né bien loin d’ici, et cependant, dans l’Île de Mitylène, j’ai entendu dire que les soldats de la garde de Constantinople étaient de si grands menteurs, que le serment d’un seul barbare avait plus de poids que celui de tout ce corps chrétien, si toutefois ce sont des chrétiens : par exemple, cet homme à teint basané, qui n’a qu’une touffe de cheveux sur la tête. — Et quand cela serait, » répondit le centurion d’un air sombre et sinistre, « il y a un autre moyen pour que l’affaire ne nous expose à aucun danger. »

Sebastes, qui avait les yeux fixés sur son commandant, porta la main sur un poignard oriental caché dans sa ceinture, et d’un regard sembla lui demander s’il avait bien compris la signification de ses paroles. Le centurion fit un signe de tête affirmatif.

« Quoique jeune, dit Sebastes, J’ai déjà été pirate pendant cinq années ; j’en ai passé trois dans les montagnes comme voleur ; et c’est la première fois que je vois un homme hésiter, en pareil cas, à prendre le seul parti qui convienne à un brave. »

Harpax prit la main du jeune soldat et la serra vivement, comme pour lui faire comprendre qu’il partageait ses sentiments ; mais lorsqu’il parla, sa voix était tremblante.

« Comment nous y prendre ? » demanda-t-il à Sebastes qui, du dernier rang de soldat, venait tout-à-coup de s’élever au plus haut degré dans son estime.

« N’importe comment, répondit l’insulaire ; je vois ici des arcs et des flèches, et si nul autre ne sait s’en servir… — Ce ne sont pas, dit le centurion, les armes régulières de notre corps. — Vous n’en êtes que plus propres à garder les portes d’une ville, » dit le jeune soldat avec un éclat de rire qui avait quelque chose d’insultant. « Eh bien ! soit ; moi je sais tirer comme un Scythe ; faites-moi seulement un signe, une flèche lui fera sauter la cervelle en éclats, la seconde ira lui frapper droit au cœur. — Bravo ! mon noble camarade, » dit Harpax d’un ton d’enthousiasme affecté, mais toujours à voix basse comme s’il eût craint de réveiller le Varangien. « Tels étaient, continua-t-il, les bandits de l’antiquité, les Diomède, les Corynètes, les Sinius, les Scyron, les Procuste. Il fallut des demi-dieux pour en faire ce qu’on appelait justice, assez improprement ; et ceux qui leur ont succédé resteront maîtres du continent et des îles de la Grèce jusqu’à ce qu’Hercule ou Thésée reparaissent de nouveau sur la terre. Cependant, ne tirez pas, mon vaillant Sebastes ; ne bandez pas cet arc, mon inappréciable Mitylénien, vous pourriez blesser sans tuer. — C’est ce que je suis peu habitué à faire, » répliqua Sebastes en riant de nouveau de ce rire discordant qui avait déjà frappé désagréablement l’oreille du centurion, bien qu’il lui eût été difficile de dire pourquoi ce rire lui déplaisait autant.

« Si je ne prends garde à moi, pensa Harpax, nous finirons par avoir deux centurions au lieu d’un. Ce drôle, qu’il soit Mitylénien ou qu’il soit le diable, me domine de toute la tête : veillons de près. » Puis reprenant un ton d’autorité : « Voyons donc, jeune homme ; il est dur, je le sais, de décourager un débutant ; mais si vous avez vécu sur mer et dans les bois, comme vous le dites, vous devez savoir jouer le rôle de sicaire. Cet homme est ivre ou endormi, nous ne savons lequel ; mais que ce soit un cas ou que ce soit l’autre, ayez soin de lui. — Mais quel prix me donnerez-vous pour poignarder un homme dans cet état, noble centurion ? demanda le Grec ; peut-être, » ajouta-t-il d’un ton tant soit peu ironique, « ne seriez-vous pas fâché de vous charger vous-même de cette affaire ? — Faites ce qu’on vous ordonne, l’ami, » dit Harpax en montrant du doigt l’escalier de la tourelle qui conduisait des murailles à l’endroit où reposait l’étranger.

« Il marche aussi furtivement que le chat, » murmura le centurion, tandis que la sentinelle descendait pour commettre un crime qu’il eût été de son devoir d’empêcher. « Il faut couper la crête de ce jeune coq, où il deviendra le roi du perchoir ; mais voyons s’il a la main aussi résolue que la langue : ensuite nous réfléchirons sur la tournure à donner à cette affaire. »

Tandis qu’Harpax se parlait ainsi à lui-même, le Mitylénien sortit de dessous la porte, marchant fort vite, mais sur la pointe du pied et sans faire le moindre bruit. Le poignard, qu’il avait tiré de sa ceinture, brillait dans sa main, qu’il tenait un peu en arrière du corps comme pour cacher l’arme fatale. L’assassin se pencha sur le dormeur pour avoir une idée très exacte de l’intervalle qui existait entre la cuirasse d’argent et le corps qu’elle protégeait imparfaitement. Cet examen ne dura que quelques secondes. — le bras retombait pour frapper, lorsque le Varangien, d’un mouvement subit, détourna le poignard avec le manche de sa hache, et en même temps qu’il parait le coup qui lui était destiné, il en porta au Grec un si pesant et si terrible que Sebastes crut n’avoir jamais appris au Pancration à en asséner un semblable ; à peine eut-il la force d’appeler au secours ses camarades qui étaient sur les murailles. Ceux-ci, cependant, n’avaient rien perdu de ce qui s’était passé. Ils virent le barbare appuyer le pied sur leur camarade renversé, et brandir en l’air sa hache formidable dont le sifflement sinistre retentit sous l’antique voûte ; le barbare, le bras levé, s’arrêta un instant avant de porter le dernier coup à son ennemi. Les gardes firent alors un mouvement comme pour voler au secours de Sebastes ; mais Harpax leur ordonna à voix basse de rester immobiles.

« Que chacun de vous reste à sa place, dit-il, et arrive que pourra. Je vois venir là-bas un capitaine de la garde. Le secret n’est connu que de nous, si le sauvage a tué le Mitylénien, comme je le crois fort, car il ne remue ni pied ni main ; mais s’il vit encore, camarades, faites-vous des fronts d’airain : il est seul, et nous sommes douze. Souvenez-vous que nous ne savons rien de son dessein, si ce n’est qu’il voulait voir pourquoi le barbare dormait si près des portes. »

Tandis que le centurion se hâtait de faire connaître ses intentions à ses subordonnés, on aperçut distinctement la taille haute et majestueuse d’un militaire richement armé et la tête couverte d’un casque dont le haut cimier brillait à la clarté de la lune ; bientôt on le vit entrer dans l’ombre de la voûte. Un chuchotement passa de bouche en bouche parmi les gardes qui étaient sur les murailles.

« Tirez le verrou, fermez la porte, et que le Mitylénien devienne ce qu’il pourra, dit le centurion ; nous sommes perdus si nous le reconnaissons pour un des nôtres. Voici le chef des Varangiens lui-même. — Eh bien ! Hereward, » dit l’officier qui arrivait en ce moment, et qui parlait une sorte de langue franque généralement adoptée par les barbares de la garde, « as-tu pris un faucon de nuit ? — Oui, par saint George ! répondit le soldat ; mais dans mon pays, nous appellerions cela un épervier. — Qui est-il ? — Il vous le dira lui-même, quand j’aurai levé le pied qui lui ôte la faculté de respirer. — Lève-le donc, dit l’officier.

L’Anglais obéit ; mais à peine le Mitylénien se retrouva-t-il en liberté, que s’échappant avec une rapidité difficile à prévoir, il s’élança de dessous le porche, et profitant des ornements compliqués qui avaient décoré dans l’origine l’extérieur de la porte, il prit sa course autour des arcs-boutants et des saillies, poursuivi de près par le Varangien, qui, embarrassé par son armure, était un mauvais champion à la course, pour le Grec au pied léger qui profitait habilement de tous ses avantages. L’officier riait de tout son cœur à l’aspect de ces deux figures qui, semblables à des ombres, paraissaient et disparaissaient en fuyant autour de l’arc de triomphe de Théodose.

« Par Hercule ! s’écria-t-il, c’est Hector poursuivi par Achille autour des murs d’Ilion ; mais notre Pélides aura peine à atteindre le fils de Priam. Hé ! hé ! fils d’une déesse ! fils de Thétis aux pieds blancs ! mais cette allusion est perdue pour ce pauvre sauvage. Holà ! Hereward ! arrête donc, m’entends-tu ? entends-tu au moins ton nom barbare ? » Ces derniers mots cependant furent prononcés à demi-voix ; puis il ajouta plus haut : « Ne t’essouffle pas, bon Hereward, tu peux avoir besoin de ton haleine plus d’une fois cette nuit, peut-être. — Si c’eût été la volonté de mon chef, » répondit le Varangien en revenant sur ses pas d’un air de mauvaise humeur, et respirant bruyamment comme un homme fatigué de sa course, « je l’aurais poursuivi d’aussi près que jamais lévrier poursuivit un lièvre avant de renoncer à la chasse ; sans cette folle armure qui embarrasse un homme sans le défendre, en deux bonds je l’aurais pris à la gorge. — C’est assez comme cela, » dit l’officier qui était réellement l’Acolouthos ou Suivant, appelé ainsi parce que le devoir du chef des Varangiens était de suivre constamment la personne de l’empereur. « Mais voyons par quel moyen nous rentrerons dans la ville ; car si, comme je le soupçonne, c’est un des gardes de la porte qui a voulu te jouer un tour, ses compagnons seront probablement peu disposés à nous laisser rentrer. — Dans ce cas, répondit le Varangien, n’est-ce pas le devoir de Votre Valeur de punir ce manque de discipline ? — Tais-toi, sauvage à l’esprit simple, je t’ai souvent dit, très ignorant Hereward, que les crânes qui viennent de votre froide et humide Béotie du Nord sont plus propres à recevoir vingt coups de marteau d’enclume, qu’à produire une idée spirituelle ou ingénieuse. Mais suis-moi, et bien que je sache que montrer les fils déliés de la politique grecque à l’œil stupide d’un barbare incivilisé comme toi, ce serait jeter des perles devant un pourceau (chose défendue par le saint Évangile), cependant tu as un cœur si bon, si fidèle, qu’il serait difficile peut-être d’en trouver un semblable, même parmi mes Varangiens : je tâcherai donc, tandis que tu me suis, de t’endoctriner sur quelques points de cette politique. Je m’efforcerai de t’instruire, moi, le chef des Varangiens, moi qui suis élevé par leur bravoure au rang du plus brave des braves, moi qui daigne me laisser guider, quoique je possède les qualités propres à me diriger seul à travers les coulants capricieux de la cour, et à voguer avec succès, à force de voiles et de rames. Ainsi tu vois que c’est une condescendance à moi de recourir à la politique pour faire ce que nul autre de cette cour impériale, qui est la sphère des esprits supérieurs, ne ferait aussi bien par la force ouverte. Que penses-tu de cela, bon sauvage ? — Je pense, « répondit le Varangien, qui marchait à environ un pas et demi derrière son chef, comme un soldat d’ordonnance marche derrière l’épaule de son officier, « je pense que je serais fâché de me troubler la tête de ce que mon bras pourrait faire tout d’un coup. — N’est-ce pas ce que je disais ? répondit l’Acolouthos qui, s’étant éloigné de la Porte d’Or, marchait au clair de la lune le long des murailles, comme s’il cherchait une autre entrée : « telle est l’étoffe dont est faite ce que vous appelez votre tête ! Vos mains et vos bras sont des Achitophel parfaits en comparaison. Écoute-moi, toi, le plus ignorant de tous les animaux, et, par cette même raison, le plus sûr des confidents et le plus brave des soldats, je t’expliquerai l’énigme de cette affaire nocturne ; et cependant, même alors, je doute que tu puisses me comprendre. — Mon devoir, pour le moment, répondit le Varangien, est de tâcher de comprendre Votre Valeur, je voulais dire votre politique, puisque vous voulez bien condescendre jusqu’à me l’expliquer. Quant à votre valeur, ajouta-t-il, je serais bien malheureux, si je n’en connaissais pas déjà la longueur et la largeur. »

Le général grec rougit un peu, mais il répondit d’une voix assurée : « C’est vrai, mon bon Hereward, nous nous sommes vus sur le champ de bataille. »

Hereward, à ces mots, ne put retenir une toux légère, que les grammairiens du temps, habiles dans l’art d’employer les accents, auraient interprétée d’une manière peu flatteuse pour la bravoure de cet officier. Il est certain que, pendant tout le cours de cet entretien, la conversation du général, en dépit du ton de supériorité et d’importance qu’il affectait, annonçait évidemment pour l’inférieur le respect que l’on a pour un homme qui, dans l’action, s’est montré le plus brave. Les réponses du vigoureux guerrier du Nord, quoiqu’il ne s’écartât jamais de la discipline militaire, faisaient ressembler cette conversation à celle qui aurait pu avoir lieu avant la réforme introduite dans l’armée britannique par le duc d’York, entre ces officiers, ignorants damoiseaux, et un sergent instruit et expérimenté. On y apercevait de la part du soldat, sous les apparences du respect, un sentiment intime de supériorité que le général ne pouvait s’empêcher de reconnaître à demi.

« D’abord, mon très simple ami, » continua le chef sur le même ton qu’auparavant, « afin de te conduire par le plus court chemin au principe le plus profond de la politique qui règne à la cour de Constantinople, il faut que tu saches que la faveur de l’empereur (ici l’officier leva son casque, et le soldat fit semblant d’en faire autant), de l’empereur, dis-je (et que tout lieu où il pose le pied soit sacré), est le principe vivifiant de la sphère dans laquelle nous vivons, de même que le soleil est le principe vivifiant de l’humanité. — J’ai entendu nos tribuns dire quelque chose de semblable à ceci. — C’est leur devoir de vous instruire ; et j’espère que les préteurs aussi, dans tout ce qui concerne leurs fonctions, n’oublient pas d’apprendre à mes Varangiens le service constant qu’ils doivent à l’empereur. »

« Ils n’y manquent pas, quoique nous autres exilés nous connaissions nos devoirs. — À Dieu ne plaise que j’en doute. Tout ce que je veux, c’est te faire comprendre, mon cher Hereward, qu’il existe ici ce qu’on ne trouve peut-être pas dans ton climat sombre et humide, une race d’insectes qui naissent aux premiers rayons de l’astre du jour, et qui expirent avec ceux du soleil couchant ; de là ce nom d’éphémères, qui signifie qui ne durent qu’un seul jour. Tel est le sort d’un favori à la cour, tant qu’il jouit des gracieux sourires de Sa Majesté très sacrée Heureux celui dont la faveur, croissant à mesure que sa personne s’élève au dessus du niveau qui environne le trône, se développe aux premières lueurs de la gloire impériale, et se soutenant pendant l’éclat que répand à son midi la puissance souveraine, ne disparaît et meurt qu’avec les derniers rayons du soleil impérial ! — Votre Valeur parle un langage plus élevé que mon intelligence septentrionale n’est capable de le comprendre : il me semble seulement que, plutôt que de mourir au soleil couchant ; je voudrais, puisqu’il faut que je sois insecte, devenir mite pendant deux ou trois heures de nuit. — Tel est le sordide désir du vulgaire, » répondit le chef des Varangiens d’un ton de supériorité ; « il se contente de jouir de la vie sans obtenir de distinction, tandis que nous autres, gens d’une trempe supérieure, qui formons le cercle le plus intime et le plus rapproché du trône impérial dont Alexis est le point central, nous surveillons avec la jalousie d’une femme la distribution de ses faveurs, et nous liguant avec les uns contre les autres, nous ne laissons échapper aucune occasion de nous placer personnellement devant les jeux du souverain sous le jour le plus favorable. — Je crois comprendre ce que vous voulez dire, interrompit le Varangien, quoique pourtant une telle vie d’intrigue… mais peu importe. — Peu t’importe en effet, mon bon Hereward, et tu es heureux de n’avoir aucun goût pour la vie que je viens de décrire. Cependant j’ai vu des barbares s’élever à un très haut degré dans l’empire, quoiqu’ils n’aient pas positivement cette flexibilité, cette souplesse, cette docilité qui sait se plier aux circonstances. J’ai connu des individus sortis de tribus barbares qui, ayant été élevés à la cour, joignaient à une grande flexibilité de caractère une fermeté, une constance de résolution assez fortes, sinon pour savoir profiter des occasions, au moins pour en faire naître ; ce qui n’est nullement à dédaigner. Mais, sans s’arrêter à ces comparaisons inutiles, il résulte de l’émulation pour la gloire, c’est-à-dire pour la faveur impériale, qui règne parmi les serviteurs de la cour sacrée, que chacun est désireux de se distinguer en prouvant à l’empereur non seulement qu’il comprend parfaitement les devoirs qui lui sont imposés, mais qu’il est même capable, en cas de nécessité, de s’acquitter de ceux des autres. — J’entends ; et de là il arrive que les sous-ministres, les soldats, les sous-officiers, chargés de seconder les grands officiers de la couronne, sont perpétuellement occupés, non à s’entr’aider les uns les autres, mais à espionner mutuellement leurs actions. — C’est cela même : j’en eus, il y a peu de jours, une preuve assez désagréable. Chacun, quelque médiocre que soit son intelligence, a pu comprendre clairement que le grand protospathaire, dont le titre, comme tu le sais, signifie le général en chef des forces de l’empire, me hait mortellement parce que je suis le chef de ces redoutables Varangiens qui jouissent, comme ils le méritent, de privilèges qui les dispensent de se soumettre à son autorité absolue, autorité qui convient à Nicanor, malgré l’éclat belliqueux de son nom, à peu près aussi bien que la selle d’un cheval de bataille conviendrait à un bœuf. — Comment ! s’écria le Varangien, le protospathaire prétendit à quelque autorité sur les nobles exilés ? Par le dragon rouge sous lequel nous vivons et mourrons, nous n’obéirons à nul homme vivant, si ce n’est à Alexis Comnène lui-même et à nos officiers qui nous commandent en son nom ! — Cela est très juste ! Voilà qui est bravement résolu ; mais, mon valeureux Hereward, que ton indignation ne t’emporte pas jusqu’à prononcer le nom sacré de l’empereur sans élever la main à ton casque, et sans y ajouter les épithètes qui sont dues à son rang suprême. — Je lèverai ma main assez souvent et assez haut quand le service de l’empereur l’exigera. — J’oserais en répondre, » reprit Achille Tatius (tel était le nom du chef des Varangiens), qui jugea que le moment n’était pas favorable pour insister sur la stricte observance des lois de l’étiquette, dont il ne s’écartait presque jamais, et qui était un de ses grands titres au nom de soldat. « Cependant, continua-t-il, sans la vigilance constante de votre chef, mon enfant, les nobles Varangiens seraient confondus dans la masse générale de l’armée avec les cohortes païennes des Huns, des Scythes et de ces infidèles à turban. C’est même pour cette raison que votre commandant court ici beaucoup de dangers ; c’est parce qu’il maintient la supériorité de ces haches d’armes sur les misérables traits des tribus orientales et sur les javelots des Maures, qui ne sont bons qu’à servir de jouets aux enfants. — Vous n’êtes exposé à aucun danger dont ces haches ne puissent vous préserver, » répondit le soldat en s’approchant d’Achille avec un air et un maintien pleins de confiance et d’audace. — Ne le sais-je pas ! reprit Achille ; mais c’est à ton bras seul que l’Acolouthos de Sa Majesté très sacrée confie maintenant sa sûreté. — Calculez vous-même tout ce que peut faire un soldat, et comptez ce seul bras comme en valant deux contre tout sujet de l’empereur qui ne fait pas partie de notre corps. — Écoute-moi, mon brave ami : ce Nicanor a été assez audacieux pour insulter notre corps en l’accusant, dieux et déesses ! de pillage sur le champ de bataille, et, ce qui est plus sacrilège encore, d’avoir bu le vin précieux qui était destiné à Sa Majesté très sacrée. Et comme cette accusation fut faite en présence de la personne très sacrée de l’empereur, tu peux croire que… — Vous avez dit à l’accusateur qu’il en avait menti par la gorge ! interrompit le Varangien ; vous lui avez assigné un rendez-vous quelque part dans ces environs, et vous avez choisi pour vous accompagner votre pauvre Hereward d’Hampton, qu’un tel honneur rend votre esclave pour la vie entière ! J’aurais seulement désiré que vous m’eussiez ordonné de prendre mes armes ordinaires ; mais n’importe, j’ai ma hache d’armes, et… »

Ici l’officier se hâta de l’interrompre, se sentant quelque peu confus et embarrassé de l’impétuosité et du feu avec lequel le jeune soldat avait prononcé ces mots :

« Paix ! mon fils, reprit Achille Tatius, parle plus bas, mon excellent Hereward : tu te méprends sur cette affaire. Avec toi à mon côté, je n’hésiterais certainement pas à défier cinq champions comme Nicanor ; mais ce ne serait pas agir selon la loi de ce très saint empire, ni selon les sentiments du prince trois fois illustre qui le gouverne. Tu t’es laissé pervertir, mon brave soldat, par les fanfaronnades des Francs, dont nous entendons parler davantage chaque jour. — Je serais fort peu disposé à emprunter quelque chose à ceux que vous appelez Francs, et que nous appelons Normands, » répondit le Varangien d’un air d’humeur et de mécontentement.

« Écoute-moi, » dit l’officier tandis qu’il continuait à longer les murs de la ville, « écoute les motifs de toute cette affaire, et tu jugeras ensuite si une coutume comme celle du duel peut exister dans un pays civilisé et gouverné par les lois du bon sens, même sans parler du nôtre, qui est assez favorisé pour être sous la domination du très rare et très éminent Alexis Comnène. Deux grands seigneurs ou deux principaux officiers ont, je suppose, une querelle en présence de la personne révérée de l’empereur ; la dispute roule sur un point de fait. Maintenant admettons qu’au lieu de soutenir chacun son opinion par des argumens ou des preuves, ils adoptent la coutume de ces Francs barbares. Tu mens par ta gorge ! dit l’un ; tu mens par tes poumons ! dit l’autre ; et ils vont se mesurer dans la prairie voisine. Chacun jure de la justice de sa cause, bien que probablement ni l’un ni l’autre ne sache bien précisément le motif de la querelle. L’un des deux, peut-être le plus brave, le plus franc, le menteur enfin, l’Acolouthos de l’empereur, le père des Varangiens, car la mort n’épargne personne, mon fidèle soldat, reste sur la place, et l’autre revient exercer son ascendant à la cour ; tandis que si l’affaire eût été jugée selon les règles du bon sens et de la justice, le vainqueur eût été condamné à la potence. Eh bien, ami Hereward, telle est pourtant cette coutume que votre imagination se plaît à admirer, et que vous nommez loi des armes, loi de l’honneur. — N’en déplaise à Votre Valeur, il y a quelque apparence de bon sens dans ce que vous venez de dire ; mais vous me convaincriez plutôt que ce céleste clair de lune est aussi noir que la gueule d’un loup que de me persuader que je dois m’entendre appeler menteur, sans repousser l’épithète insultante dans la gorge de l’offenseur avec la pique de ma hache. Un démenti vaut un soufflet pour un homme, et le soufflet le dégrade et l’abaisse au rang de l’esclave et de la bête de somme, s’il le reçoit sans en tirer vengeance. — Oui, voilà bien ce que c’est. Si je pouvais vous engager à renoncer à cette barbarie innée qui vous égare, vous, les soldats les plus disciplinés de l’empereur sacré, et qui vous entraîne dans des querelles, dans des combats à mort qui… — Sire capitaine, » interrompit le Varangien d’un ton grave ; suivez mon avis, et prenez les Varangiens tels qu’ils sont ; car, croyez-en ma parole, si vous parveniez jamais à leur apprendre à souffrir les reproches, les démentis, les insultes, vous trouveriez, après les avoir disciplinés ainsi, qu’ils vaudraient à peine la ration de sel qu’ils coûtent chaque jour à sa sainteté, si tel est son titre. Je dois vous dire de plus, valeureux capitaine, que les Varangiens seraient peu disposés à remercier leur chef, s’il souffrait qu’on les appelât en sa présence des maraudeurs, des ivrognes, etc, sans repousser l’injure et en tirer vengeance sur le terrain. »

« Si je ne connaissais pas l’humeur de mes barbares, pensa Tatius, je me ferais une querelle avec ces insulaires farouches que l’empereur croit si faciles à dompter et à soumettre au joug de la discipline. Il faut arranger cette affaire. « Et le chef reprit la parole avec le même ton de douceur.

« Mon fidèle soldat, dit-il, nous autres Romains, selon la coutume de nos ancêtres, nous mettons autant de gloire à dire la vérité que vous en mettez à vous venger d’une imputation de mensonge : d’ailleurs je ne pouvais avec honneur élever cette accusation de fausseté contre Nicanor, puisque ce qu’il disait était vrai en substance. — Quoi ! que voulez-vous dire ? que nous autres Varangiens nous sommes des pillards, des ivrognes ? » dit Hereward avec encore plus d’impétuosité. — Non pas dans un sens aussi étendu, bien certainement ; mais il est pourtant vrai que cette histoire n’a que trop de fondement. — Quand et où ? — Vous vous rappelez la longue marche près de Laodicée, où les Varangiens défirent une nuée de Turcs, et reprirent un convoi du bagage impérial ? Vous savez ce qui eut lieu ce jour-là, c’est-à-dire comment vous apaisâtes votre soif ? — J’ai quelque raison pour m’en souvenir, car nous étions à demi étouffés de poussière et à demi morts de fatigue, combattant constamment la tête tournée à l’arrière-garde ; lorsque tout-à-coup nous aperçûmes certaines barriques de vin sur des chariots qui étaient rompus ; et ce vin passa par notre gosier comme si c’eût été la meilleure ale du Southampton. — Et, malheureux ! ne vîtes-vous pas que ces barriques étaient empreintes du sceau inviolable du trois fois excellent grand sommelier, et que ce vin était réservé pour l’usage particulier des lèvres très sacrées de Sa Majesté impériale ? — Par le bon saint George de la joyeuse Angleterre, qui vaut une douzaine de vos saint Georges de Cappadoce, je n’ai nullement songé à cela, et je sais que Votre Valeur en a bu elle-même un grand coup dans mon casque, non pas dans ce jouet d’argent, mais dans mon casque d’acier, qui est deux fois plus grand. Et par le même serment, je me souviens aussi que, lorsque vous eûtes balayé la poussière de votre gosier, vous devîntes un tout autre homme, et qu’au lieu de nous donner, comme auparavant, l’ordre de battre en retraite, vous vous mîtes à crier de toutes vos forces : Allons, mes braves de la Grande-Bretagne, encore une charge ! — Il est vrai que je ne suis que trop porté à la témérité pendant l’action ; mais vous vous trompez, mon bon Hereward ; le vin dont j’ai goûté pendant la chaleur et la fatigue du combat n’était pas celui qui avait été mis à part pour la bouche sacrée de Sa Majesté : c’était un vin de seconde qualité destiné au grand sommelier ; et, comme grand officier de la maison impériale, j’avais droit d’en prendre ma part. Le hasard malheureusement voulut que tout cela tournât mal, et fût considéré comme une offense. — Sur ma vie ! je ne vois pas que ce soit un grand malheur de boire quand on a soif. — Mais rassurez-vous, mon digne camarade, » reprit Achille après s’être disculpé à la hâte, et sans faire attention au peu d’importance que le Varangien attachait à cette faute ; « Sa Majesté impériale, dans son ineffable bonté, ne fait un crime à aucun de ceux qui ont bu ce coup mal avisé. Il a reproché au protospathaire d’avoir créé ce motif d’accusation, et il a dit, en se rappelant le tumulte et la confusion de cette journée laborieuse : « Je me suis trouvé heureux moi-même, au milieu de cette fournaise sept fois ardente, de pouvoir obtenir un coup de ce vin d’orge que boivent mes pauvres Varangiens, et j’ai bu à leur santé comme je le devais ; car, sans leurs fidèles services, j’aurais bu mon dernier coup, et puissent-ils prospérer, quoiqu’ils aient bu mon vin à longs traits. » Après avoir parlé ainsi, il se retourna d’un autre côté comme s’il eût voulu dire : « En voilà bien assez sur tout cela ; ce ne sont vraiment que de sottes et vaines accusations contre Achille Tatius et ses braves Varangiens. — Eh bien ! que Dieu bénisse son noble cœur pour avoir parlé ainsi, » dit Hereward avec plus de franchise et d’émotion que de formalité respectueuse. « Je boirai à sa santé la première fois que je porterai à mes lèvres de quoi étancher ma soif, soit de l’ale, soit du vin, soit même de l’eau d’un fossé. — C’est fort bien dit ; mais ne parle pas si haut, et souviens-toi de porter la main à ton front toutes les fois que tu nommes l’empereur, et même que tu pensées à lui. Eh bien ! Hereward, ayant ainsi obtenu l’avantage, je n’ignorais pas que le moment où l’on vient de repousser une attaque est toujours favorable pour en faire une : aussi ai-je donc accusé le protospathaire des brigandages qui ont été commis à la Porte-d’Or et à d’autres entrées de la ville, à l’une desquelles un marchand, porteur de joyaux appartenant au patriarche, a été dernièrement arrêté et assassiné. — Vraiment ! » dit avec surprise le Varangien, « et que dit Alex… je veux dire l’empereur très sacré, quand il a entendu accuser de semblables faits les gardiens de la ville ? Bien que lui-même il ait donné, comme nous disons dans notre pays, les oies à garder au canard. — Cela se peut ; mais Alexis est un souverain dont la politique est profonde, et il a résolu de ne pas procéder contre ces traîtres et leur général le protospathaire sans avoir des preuves positives. Sa Majesté très sacrée m’a chargé en conséquence d’en obtenir de spéciales par ton moyen. — Et j’y serais parvenu en deux minutes si vous ne m’aviez pas rappelé quand je poursuivais ce vagabond de coupe-jarret. Mais Sa Majesté connaît la parole d’un Varangien ; et je puis l’assurer que l’envie de s’emparer de mon pourpoint d’argent qu’ils nomment cuirasse, ou bien la haine qu’ils portent à mon corps, suffirait pour exciter quelqu’un de ces scélérats à couper la gorge à un Varangien endormi. Ainsi donc, capitaine, je suppose que nous allons rendre compte à l’empereur de la besogne de cette nuit. — Non, mon actif soldat ; et quand même tu eusses arrêté ce fuyard, ce coquin, je lui aurais sur-le-champ rendu la liberté ; et mon devoir actuel est de t’engager à oublier cette aventure. — Ah ! il y a là un changement de politique, j’imagine. — Oui, vraiment, brave Hereward ; avant de sortir du palais ce soir, le patriarche m’a fait des ouvertures de réconciliation avec le protospathaire ; et comme il est dans l’intérêt de l’État que nous vivions en bonne intelligence, je ne pouvais guère les rejeter ni comme bon soldat ni comme bon chrétien. Toutes les offenses faites à mon honneur seront pleinement réparées, et le patriarche m’en a donné sa garantie. L’empereur, qui aime mieux fermer les yeux que de voir la discorde, veut que l’affaire se termine de cette manière. — Et les reproches faits aux Varangiens ? demanda vivement Hereward.

« Seront pleinement rétractés, et comme indemmté il sera fait une donation en or au corps des haches anglo-danoises. Toi, mon Hereward, tu peux en être le distributeur ; et si tu t’en acquittes avec habileté, tu peux couvrir ta hache de feuilles d’or. — Je l’aime mieux comme elle est, dit le Varangien. Mon père la portait à la bataille d’Hastings contre les brigands normands. Du fer au lieu d’or, voilà ma monnaie. — Tu peux choisir à ton gré, Hereward ; seulement, si tu es pauvre, n’en accuse que toi-même. »

Tout en parlant ainsi et en suivant les murs de Constantinople, l’officier et le soldat s’arrêtèrent devant un très petit guichet qui donnait dans l’intérieur d’un grand et massif ouvrage avancé, qui se terminait à une entrée de la ville. Là l’officier fit halte, et donna les mêmes marques de respect qu’un dévot qui est sur le point d’entrer dans une chapelle célèbre par sa sainteté.



  1. Décadence de l’Empire romain, chap. lv, vol. X, pag. 221, édition in-8o. w. s.
  2. Ducange, relativement à ce sujet curieux, a répandu des flots d’érudition que l’on retrouvera dans les notes sur l’ouvrage de Villehardouin intitulé : Constantinople sous les empereurs français. Paris, 1637, in-folio, pag. 190. Voir aussi l’Histoire de Gibbon, vol. X, p. 251. w. s.