Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 351-357).


CHAPITRE XXX.

LES DEUX OFFICIERS.


Revêtu d’une armure complète, et tenant de la main droite l’étendard de ses pères, Tancrède restait avec sa poignée de guerriers comme autant de statues de bronze, s’attendant à être attaqués par les troupes grecques qui occupaient la lice, ou par les habitants qui sortaient en foule des portes de la ville… quelques uns soldats, d’autres citoyens, et la plupart équipés comme pour combattre. Ces personnes, alarmées des divers bruits qui avaient couru sur les combattants et sur l’issue de l’affaire, se dirigèrent vers l’étendard du prince Tancrède, avec l’intention de le renverser et de disperser les Francs. S’il est parfois arrivé au lecteur de parcourir un pays de pâturages, suivi d’un chien de bonne race, il doit avoir remarqué dans la déférence forcée du chien de berger pour le noble animal, tandis qu’il traverse la vallée solitaire dont le premier s’imaginait être le seigneur et le gardien, quelque chose de semblable à la conduite des Grecs, quand ils approchèrent de la petite troupe des Francs. Au premier symptôme de l’arrivée d’un intrus, le chien de berger se réveille en sursaut et se précipite vers l’arrivant avec une bruyante déclaration de guerre ; mais quand la diminution de la distance montre à l’agresseur la taille et la force de son adversaire, il fait comme le croiseur, qui dans une chasse s’aperçoit, à sa grande surprise et à sa frayeur non moins grande, qu’il lui faut combattre un navire à deux ponts au lieu d’un. Il s’arrête, suspend ses bruyants aboiements, et enfin bat honteusement en retraite vers son maître, donnant les preuves les plus déshonorantes qu’il refuse positivement le combat.

Ce fut de cette manière que les troupes des Grecs tumultueux, avec force cris et force bravades, s’élancèrent de la lice et de la ville, avec l’intention de chasser les compagnons peu nombreux de Tancrède du lieu qu’ils occupaient. Mais lorsqu’ils se furent avancés de manière à observer l’ordre et le calme des hommes qui avaient pris terre, et maintenant rangés sous la bannière de leur noble capitaine, les Grecs changèrent totalement leur résolution : leur course devint une marche incertaine et tremblante, leurs têtes se tournèrent plus souvent du côté d’où ils venaient que vers l’ennemi ; et leur désir de provoquer une lutte s’évanouit tout-à-fait quand ils ne virent pas le moindre indice que leurs adversaires s’en inquiétassent.

Ce qui ajoutait à l’extrême confiance avec laquelle les Latins maintenaient leur position, c’étaient les renforts fréquents, quoique peu nombreux, qu’ils recevaient de leurs camarades qui débarquaient par détachements le long de la baie ; au bout d’une heure, leur nombre s’était élevé, tant à pied qu’à cheval, à celui qui existait en partant de Scutari, sauf quelques hommes qui avaient péri.

Une autre raison qui empêcha d’attaquer les Latins, fut le peu de disposition des deux principaux partis qui se trouvaient là en armes, à entrer en querelle avec eux. Les soldats de toute espèce, qui étaient fidèles à l’empereur, et surtout les Varangiens, avaient ordre de rester fermes à leur poste, quelques uns dans la lice, et d’autres en différents lieux de réunion dans Constantinople même, où leur présence était nécessaire pour prévenir les effets de l’insurrection connue d’Alexis. Ils ne firent donc aucune démonstration hostile contre la troupe des Latins, et l’intention de l’empereur n’était nullement qu’ils en fissent.

D’un autre côté, la plus grande partie des gardes immortelles et des citoyens qui étaient disposés à jouer un rôle dans la conspiration, avaient été tous persuadés par les agents de feu Agelastès, que les Latins, commandés par Tancrède, parent de Bohémond, étaient envoyés par celui-ci à leur secours. Les conspirateurs restèrent donc tranquilles et ne firent aucune tentative pour guider ou diriger les efforts des gens du peuple, disposés à assaillir ces visiteurs inattendus. Le projet d’attaque ne fut donc partagé que par peu d’individus, et la plupart ne désiraient rien tant que trouver une excuse pour se tenir en repos.

Cependant l’empereur, de son palais de Blaquernal, observait ce qui se passait sur le détroit, et voyait sa flotte de Lemnos échouer dans la tentative d’empêcher, au moyen du feu grégeois, le débarquement de Tancrède et de ses hommes. Il n’eut pas plus tôt vu le principal vaisseau de cette escadre dissiper les ténèbres par l’incendie qui le dévorait lui-même, qu’il forma la secrète résolution de désavouer le malheureux amiral et de faire la paix avec les Latins en leur envoyant sa tête, si c’était absolument nécessaire. À peine avait-il vu les flammes envelopper le vaisseau, et les autres navires lever l’ancre pour battre en retraite, que la condamnation de l’infortuné Phraortes (car tel était le nom de l’amiral) fut arrêtée et signée dans son esprit.

Au même instant, Achille Tatius, déterminé à ne pas perdre l’empereur de vue dans cette crise importante, vint précipitamment au palais avec un air très alarmé.

« Mon seigneur ! mon impérial seigneur ! s’écria-t-il, je suis malheureux d’être le porteur de si tristes nouvelles ; mais les Latins sont parvenus à traverser le détroit, en venant de Scutari. L’escadre de Lemnos a cherché à les arrêter, comme on l’avait décidé la nuit dernière dans le conseil impérial de guerre. Par une forte décharge de feu grégeois, un ou deux vaisseaux des croisés sont devenus la proie des flammes ; mais le plus grand nombre ont poursuivi leur course et brùlé le navire du malheureux Phraortes ; on assure que l’amiral a lui-même péri avec la plupart de ses hommes. Les autres bâtiments ont coupé leurs câbles et abandonné la défense du passage de l’Hellespont. — Et vous, Achille Tatius, dit l’empereur, dans quelle intention m’apportez-vous ces tristes nouvelles, lorsqu’il est trop tard pour que je puisse en prévenir les suites ? — Avec votre permission, très gracieux empereur, » répliqua le conspirateur non sans rougir ni balbutier, « telle n’était pas mon intention… J’avais espéré vous soumettre un plan par lequel j’aurais aisément réparé cette petite, erreur. — Eh bien ! votre plan, monsieur ? » dit l’empereur sèchement.

« Avec la permission de Votre Majesté sacrée, dit l’Acolouthos, je me serais chargé moi-même du soin de conduire contre ce Tancrède et ses Italiens les haches de la fidèle garde varangienne, qui ne s’inquiétait pas plus de ce petit nombre de Francs, que le fermier ne s’inquiète des troupes de rats et de souris, ou de toute autre vermine malfaisante qui vient se loger dans ses greniers. — Et que voulez-vous que je fasse, pendant que mes Anglo-Saxons se battront pour moi ? demanda l’empereur. — Votre Majesté, » répondit Achille, qui n’était pas tout-à-fait satisfait de la manière sèche et caustique avec laquelle l’empereur lui parlait, « peut se mettre à la tête des cohortes immortelles de Constantinople. Je vous réponds que vous pouvez rendre complète la victoire sur les Latins, ou du moins éloigner la plus légère chance de défaite en avançant à la tête de ce corps choisi de troupes nationales, si l’issue de la journée semblait incertaine. — Mais vous, vous-même, Achille Tatius, vous nous avez plusieurs fois assuré que ces immortels conservent un attachement pervers pour le rebelle Ursel. Comment se fait-il donc que vous nous conseilliez de confier notre défense à ces troupes, quand nous aurons engagé nos vaillants Varangiens dans un combat contre la fleur de l’armée d’Occident ? Avez-vous pensé à ce risque, seigneur Acolouthos ? »

Achille Tatius fat alarmé d’un langage qui semblait dénoter que son dessein était connu ; il répondit que « dans sa précipitation il avait été plus empressé à conseiller le plan qui exposait sa propre personne à un plus grand danger, que celui-ci peut-être qui compromettait moins la sûreté personnelle de l’empereur son maître. — Je vous remercie de l’avoir fait, répondit l’empereur ; vous avez prévenu mes désirs. Quoiqu’il ne soit pas en mon pouvoir à présent de suivre l’avis que vous me donnez, nul doute que je n’eusse été fort content si ces Latins avaient repassé le détroit, comme on me l’avait suggéré dans le conseil de la nuit dernière ; mais puisqu’ils ont débarqué et qu’ils se tiennent en bataille sur nos rivages, mieux vaut les payer avec de l’argent et des dépouilles qu’avec la vie de nos braves sujets. Nous ne pouvons d’ailleurs croire qu’ils soient venus avec l’intention sérieuse de nous faire du mal ; il n’y a que l’insensé désir d’être témoin d’un combat singulier, ce qui est le souffle de leurs narines, qui ait pu les porter à cette contre-marche partielle. Je vous commande donc, Achille Tatius, et je donnerai au protospathaire le même ordre qu’à vous, de vous rendre vers ces croisés et de demander à leur chef… qui se nomme le prince Tancrède… s’il y est en personne, le but de son retour et la cause du combat qui a eu lieu entre lui et l’escadre de Lemnos commandée par Phraortes. S’il peut alléguer quelque excuse raisonnable, nous ne ferons pas difficulté de nous en accommoder ; car après tant de sacrifices afin de conserver la paix, nous ne laisserons pas éclater la guerre, quand un aussi grand malheur peut certainement être évité. Vous recevrez donc avec, un esprit complaisant et sincère les excuses qu’ils pourront être disposés à faire ; et soyez certain que la vue de ce spectacle de marionnettes… un combat singulier… suffira pour bannir toute autre considération de l’esprit léger de ces fous de croisés. »

On entendit en ce moment frapper à la porte de l’appartement de l’empereur ; et lorsque celui-ci eut répondu « Entrez ! » le protospathaire se présenta. Il portait une armure splendide à la mode des anciens Romains. Son casque sans visière laissait voir ses traits, et sa physionomie pâle, inquiète, n’était pas en parfaite harmonie avec le cimier martial et la plume ondoyante qui décorait le casque. Il reçut la commission dont nous avons déjà parlé, avec d’autant moins d’empressement que l’Acolouthos lui était adjoint pour collègue ; car, comme le lecteur peut l’avoir remarqué, ces deux officiers avaient des partis différents dans l’armée, et ils vivaient en mauvaise intelligence. L’Acolouthos ne regarda pas non plus le fait de l’adjonction du protospathaire comme une preuve de la confiance de l’empereur, ou comme un gage de sa propre sûreté ; mais il était dans Blaquernal où les esclaves de l’intérieur n’hésitaient jamais, dès qu’ils en recevaient l’ordre, à exécuter un officier de la cour. Les deux généraux n’avaient donc pas d’autre alternative que celle qu’on laisse à deux lévriers qui sont malgré eux accouplés ensemble. L’espérance d’Achille Tatius était de pouvoir s’acquitter en sûreté de sa mission auprès de Tancrède, après quoi il pensait que l’explosion de la conspiration pourrait avoir lieu et suivre heureusement son cours, soit qu’elle fût appuyée et désirée par les Latins, soit comme une chose dans laquelle ils resteraient tout-à-fait indifférents.

La dernière injonction de l’empereur fut de monter à cheval au premier son de la grande trompette varangienne, de se mettre à la tête de ces Anglo-Saxons dans la cour de leur caserne, et d’attendre des ordres ultérieurs.

Il y avait quelque chose dans cet arrangement qui pesait sur la conscience d’Achille Tatius ; cependant il ne savait comment justifier les craintes qu’il concevait pour lui-même, autrement que par le sentiment de ses crimes. Il sentait néanmoins que, en le retenant sous prétexte d’une honorable mission à la tête des Varangiens, on lui ôtait la liberté de disposer de lui-même ; il avait espéré pouvoir communiquer avec le césar et Hereward qu’il regardait comme ses actifs complices, ne sachant pas que le premier était en ce moment prisonnier dans Blaquernal où Alexis l’avait arrêté dans les appartements de l’impératrice, et que le second était le plus fort soutien de Comnène dans ce jour fertile en événements. Quand la gigantesque trompette des gardes varangiennes fit entendre son bruyant signal dans toute la ville, le protospathaire entraîna Achille au rendez-vous des Varangiens, et lui dit, chemin faisant, du ton aisé de l’indifférence : « Comme l’empereur exerce aujourd’hui ses droits en personne, vous ne pourrez par conséquent, vous, son représentant, son Acolouthos, donner aucun ordre à la garde, à moins que Sa Majesté elle-même ne vous en transmette, de sorte que vous regarderez votre autorité comme suspendue pour aujourd’hui. — Je regrette, répondit Achille, que l’empereur ait semblé avoir des motifs pour prendre de telles précautions ; J’avais espéré que ma bonne foi et ma fidélité… mais… je dois obéir en toutes choses au bon plaisir de l’empereur… — Tels sont ses ordres, répliqua le protospathaire, et vous savez sous quelle peine on exige l’obéissance. — Si je ne le savais pas, la composition de cette garde me l’apprendrait, puisqu’elle renferme non seulement une grande partie de ces Varangiens qui sont les défenseurs immédiats du trône de l’empereur, mais aussi les esclaves du palais, exécuteurs de ses volontés. "

Le protospathaire ne répliqua point, tandis que plus l’Acolouthos examinait attentivement la troupe qui suivait, montant au nombre peu ordinaire de trois mille hommes, plus il avait raison de croire qu’il devait s’estimer heureux si, par l’intervention du césar, d’Agelastès ou d’Hereward, on pouvait avertir les conspirateurs de retarder l’explosion projetée, contre laquelle l’empereur semblait s’être prémuni avec une rare circonspection. Il aurait donné tout ces rêves d’empire dont il s’était bercé encore si récemment, seulement pour apercevoir le panache d’azur de Nicéphore, le manteau blanc du philosophe, ou même la hache luisante d’Hereward. Mais ces objets, il ne les voyait nulle part, et le perfide chef des Varangiens s’aperçut, à son grand déplaisir, qu’aussitôt qu’il tournait les yeux d’un côté, ceux du protospathaire, et surtout des inflexibles esclaves du palais, semblaient épier ce qu’il cherchait.

Parmi les nombreux soldats qu’il voyait de tout côté, ses yeux ne reconnaissaient pas uns eul homme avec lequel il pût échanger un regard ami ou confidentiel, et il demeurait dans cette agonie de terreur qui est d’autant plus accablante que le traître sent qu’entouré de divers ennemis, ce sont ses propres craintes qui le trahiront. Intérieurement et à mesure que le danger semblait accroître, et que son imagination alarmée découvrait de nouveaux motifs de crainte, il arrivait à conclure qu’un des trois principaux conspirateurs, ou du moins quelque subalterne, s’était rendu délateur, et il ne savait s’il ne devait pas obtenir son pardon en se jetant aux pieds de l’empereur, et en lui avouant tout. Mais la crainte de trop se hâter en recourant à un moyen si bas pour sauver sa vie, et l’absence de l’empereur, se réunirent pour retenir sur ses lèvres un secret qui n’importait pas seulement à sa fortune future, mais encore à son existence même. Il était donc, en attendant, comme plongé dans une mer de trouble et d’incertitude, et les pointes de terre qui semblaient lui offrir un refuge n’apparaissaient que dans le lointain, dans les ténèbres, et semblaient extrêmement difficiles à atteindre.