Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 341-351).


CHAPITRE XXIX.

LE FEU GRÉGEOIS.


… conspiration ! as-ta donc honte de montrer ton front dangereux la nuit, alors que tous les maux sont déchaînés ? Le jour, où trouveras-tu une caverne assez ténébreuse pour cacher ton monstrueux visage ? N’en cherche pas, conspiration ; cache-le sous le sourire et l’affabilité : car si tu parais sous tes propres traits, l’Érèbe lui-même ne serait pas assez noir pour déguiser ta laideur.
Shakspeare. Jules-César.


L’importante matinée arriva enfin où, d’après la proclamation impériale, le combat entre le césar et Robert, comte de Paris, devait avoir lieu. C’était une circonstance en grande partie étrangère aux mœurs grecques, et à laquelle, par conséquent, le peuple attachait des idées bien différentes de celles des nations de l’Occident sur ce jugement solennel de Dieu, comme les Latins l’appelaient. La conséquence fut une extrême et vague agitation parmi le peuple, qui rattachait la lutte extraordinaire dont il allait être témoin aux différentes causes qui devaient, selon le peuple, occasionner quelque insurrection générale d’une nature grande et terrible.

Par ordre impérial, une lice régulière avait été préparée pour le combat, avec deux portes ou entrées en face l’une de l’autre, pour admettre les deux champions. Il fut convenu que chacun d’eux ferait son appel à la divinité selon les formes de l’Église dont les adversaires étaient respectivement membres. La lice était située sur le rivage de la mer, vers l’ouest du continent. À peu de distance, on apercevait la ville, d’architecture variée, construite de pierres et de ciment, et n’offrant pas moins de vingt-quatre portes ou poternes, dont dix-neuf regardaient l’eau et cinq la terre. Tout cela formait une perspective admirable, qui existe encore en grande partie de nos jours. La ville a environ dix-neuf milles de circonférence ; et comme elle est de tout côté entourée de hauts cyprès, il semblerait au premier coup d’œil que la cité s’élève du milieu d’un grand bois de ces arbres magnifiques, cachant en partie les clochers, les obélisques et les minarets qui marquaient alors la place d’un grand nombre de beaux temples chrétiens, mais qui aujourd’hui indiquent généralement la position d’autant de mosquées musulmanes.

La lice, pour la commodité des spectateurs, était entourée par de longues rangées de sièges en gradins. Au milieu de ces sièges, et précisément en face du centre de la lice, était un trône élevé, destiné à l’empereur lui-même, et séparé des galeries préparées pour le peuple par une enceinte de barrières en bois qui, comme pouvait le voir un œil expérimenté, devaient en cas de besoin servir de retranchements.

La lice avait soixante toises de long sur peut-être quarante de large, et présentait un espace suffisant pour le combat, soit à pied, soit à cheval. De nombreuses bandes de citoyens grecs commencèrent, dès la pointe du jour, à sortir des portes et poternes de la ville, à examiner avec étonnement la disposition de la lice, à critiquer le but et l’utilité des différentes parties qui la composaient, et à prendre leurs places pour voir le spectacle. Bientôt après arriva un fort détachement des soldats qu’on appelait les immortels Romains. Ils entrèrent sans cérémonie, et se placèrent des deux côtés de la barricade de bois qui défendait la place de l’empereur. Quelques uns d’entre eux prirent même une plus grande liberté ; affectant d’être trop pressés contre la galerie, plusieurs s’approchèrent de la séparation et parurent vouloir l’escalader et se placer du même côté que l’empereur. Quelques vieux esclaves de la maison impériale se montrèrent alors, afin de réserver cette enceinte sacrée pour Alexis et sa cour ; et à mesure que les immortels devenaient plus audacieux et plus turbulents, le nombre des défenseurs de l’enceinte du trône parut graduellement s’accroître.

Outre la grande porte qui communiquait du dehors avec la galerie impériale, il y avait, quoiqu’on pût à peine le remarquer, une autre entrée de côté, solidement fermée, par où différentes personnes entrèrent et vinrent se placer au bas des sièges destinés à la maison impériale. Ces individus, à la hauteur de leur taille, à la largeur de leurs épaules, aux fourrures de leurs manteaux, et surtout aux redoutables haches-d’armes qu’ils portaient tous, semblaient être des Varangiens ; quoiqu’ils n’eussent ni le costume de grande tenue, ni l’armure complète de guerre, cependant lorsqu’on les examinait de près, on pouvait s’apercevoir qu’ils portaient leurs armes offensives. On put observer que ces hommes, arrivant par troupes petites et séparées, se joignaient aux esclaves de l’intérieur du palais pour empêcher l’invasion des immortels autour du siège de l’empereur et des places réservées. Deux ou trois immortels, qui avaient réussi à passer par dessus les barrières, furent rejetés de l’autre côté sans beaucoup de cérémonie par les bras nerveux des Varangiens.

Les personnes qui occupaient les galeries voisines, et dont la plupart avaient l’air d’hommes vulgaires parés de leurs plus beaux habits, firent de nombreux commentaires sur ces procédés, et se trouvèrent fort disposés à prendre parti pour les immortels. « C’était une honte à l’empereur, disait-on, d’encourager ces barbares Bretons à s’interposer par violence entre sa personne et les cohortes des immortels Romains, qui étaient en quelque sorte ses propres enfants. »

Stephanos, l’athlète, que sa haute taille et sa force prodigieuse faisaient remarquer parmi les mécontents, dit sans hésiter : « S’il y a seulement ici deux hommes qui veulent se joindre à moi pour dire que les immortels sont injustement privés de leur droit de garder la personne de l’empereur, voici la main qui les placera à côté du trône impérial. — Non, » répondit un centurion des immortels, que nous avons déjà présenté à nos lecteurs sous le nom d’Harpax ; « non, Stephanos ; cet heureux temps peut arriver, mais il n’est pas encore venu, mon joyau du cirque. Tu sais qu’en cette occasion c’est un de ces comtes, un de ces francs d’Occident, qui doit combattre ; et les Varangiens qui appellent ces gens-là leurs ennemis, ont quelque raison de réclamer le privilège d’être gardiens de la lice, privilège qu’il ne conviendrait pas de leur disputer en ce moment. Vraiment, mon homme, si tu étais seulement à moitié aussi spirituel que tu es grand, tu sentirais qu’il n’y a qu’un mauvais chasseur qui effraye le gibier par des cris, avant de l’avoir amené près des filets qu’il lui a tendus. »

Tandis que l’athlète roulait ses gros yeux gris comme pour trouver le sens de cette figure, son petit ami Lysimaque l’artiste, faisant un effort pour s’élever sur la pointe des pieds et pour paraître intelligent, dit en s’approchant aussi près que possible de l’oreille d’Harpax : « Tu peux t’en rapporter à moi, brave centurion ; cet homme fort et robuste ne s’élancera point comme un chien mal dressé sur une fausse piste, et ne sera ni muet ni inactif quand le signal sera donné. Mais dis-moi, » continua-t-il, en parlant très bas, et pour ce, montant sur un gradin, ce qui le mit de niveau avec l’oreille du centurion, « n’aurait-il pas été mieux qu’une forte garde des vaillants immortels eût été placée dans cette citadelle de bois pour atteindre le but d’aujourd’hui ? — Sans doute, répondit le centurion, c’est ce qu’on voulait faire ; mais ces vagabonds de Varangiens ont changé les postes de leur propre autorité. — Ne serait-il pas bien, dit Lysimaque, que vous qui êtes beaucoup plus nombreux que les barbares, vous commençassiez une dispute avec ces étrangers avant qu’il en arrive un plus grand nombre ? — Ne crains rien, l’ami, » répliqua froidement le centurion, « nous connaissons notre temps. Une attaque commencée trop tôt serait pire qu’inutile, et nous ne trouverions plus l’occasion d’exécuter notre projet en temps convenable, si l’alarme était prématurément donnée en ce moment. »

À ces mots, il se mêla parmi ses compagnons d’armes, comme pour éviter toute relation suspecte avec ceux des conspirateurs qui ne faisaient point partie de l’armée.

Tandis que la matinée avançait et que le soleil s’élevait sur l’horizon, les différentes personnes que la curiosité ou quelque motif plus important attirait vers l’emplacement du combat, accoururent des différentes parties de la ville, et s’empressèrent de prendre les places qui restaient encore sur les estrades. Pour arriver au lieu où avaient été faits les préparatifs du combat, ils avaient à gravir une espèce de cap qui s’avançait dans l’Hellespont comme un petit promontoire, et le sommet fort élevé qui se rattachait à la côte offrait une montée rapide. Cet endroit commandait la vue du détroit qui sépare l’Europe de l’Asie, mieux que le voisinage immédiat de la ville, ou le terrain plus bas encore de la lice. En passant sur cette hauteur, les premières personnes qui se rendaient au combat s’arrêtèrent peu ou point ; mais au bout de quelque temps, lorsqu’on put s’apercevoir que ceux qui s’étaient hâtés de se rendre dans la lice restaient là sans but ni motif, ceux qui les suivirent par le même chemin… par une curiosité bien naturelle, payèrent tribut au paysage, en donnant plus d’attention à sa beauté ; on s’arrêtait pour voir si on pouvait tirer de l’eau quelque augure pour le résultat des événements de la journée. Quelques marins oisifs furent les premiers à remarquer qu’une escadre de petits bâtiments grecs (ceux de Tancrède) était arrivée d’Asie, et menaçait de faire une descente à Constantinople. — Il est étrange, dit un individu qui avait le rang de capitaine d’une galère, que ces petits bâtiments, qui avaient ordre de revenir à Constantinople aussitôt qu’ils auraient débarqué les Latins, soient restés si long-temps à Scutari, et ne reviennent à la ville impériale que le second jour après leur départ d’ici. — Fasse le ciel, » dit un autre homme de la même profession, « que ces vaisseaux reviennent à vide. Il me semble que leurs mâts, leurs agrès, et leurs vergues sont décorés à peu près des mêmes enseignes qu’y avaient déployées les Latins, lorsque par ordre de l’empereur ils furent transportés vers la Palestine. Ne dirait-on pas que leur retour ressemble à celui d’une flotte de navires marchands qui n’ont pu décharger au lieu de leur destination ? — Il n’y a guère de profit, » ajouta un des politiques dont nous avons déjà parlé, « à faire commerce de pareilles marchandises, soit qu’on les importe, soit qu’on les exporte. Cette ample bannière qui flotte au dessus de la première galerie annonce la présence d’un chef qui occupe un haut rang parmi les comtes, à cause de sa valeur ou de sa noblesse.

Notre capitaine dit, du ton d’un homme qui veut faire comprendre qu’il a d’alarmantes nouvelles : « Ils paraissent s’être avancés dans le détroit de manière à pouvoir descendre avec la marée, et doubler le cap où nous sommes ; mais pourquoi semblent-ils vouloir aborder si près des murs de la ville ? Il faut un homme plus habile que moi pour prétendre le dire. — Assurément, répliqua son camarade, ce n’est pas dans une bonne intention. Les richesses de la ville ont leur tentation pour des gens pauvres qui n’estiment le fer qu’ils possèdent que comme leur fournissant les moyens de se procurer l’or qu’ils convoitent. — Eh ! oui, frère, reprit Démétrius le politique ; mais ne voyez-vous pas à l’ancre dans la baie de ce cap, et précisément à l’endroit où ces hérétiques doivent être poussés par la marée, six gros vaisseaux, pouvant, de dessous leurs ponts creux, faire pleuvoir une grêle non seulement de dards et de flèches, mais encore de feu grégeois ? Si ces guerriers Francs continuent à diriger leur course sur la ville impériale, étant comme ils sont,


……Propago

Contemptrix superûm sœvœque avidissima cœdis,
Et violenta[1].


nous allons bientôt être témoins d’un combat plus curieux que celui annoncé par la grande trompette des Varangiens. S’il vous plaît, asseyons-nous ici un moment, et voyons comment cette affaire finira. — La proposition est excellente, mon ingénieux ami, » dit Lascaris, car c’était ainsi que se nommait l’autre interlocuteur. « Mais, dites-moi, ne serons-nous pas ici à portée des traits par lesquels ces audacieux Latins ne manqueront pas de riposter au feu grégeois, si, suivant votre conjecture, l’escadre impériale le lance contre eux ? — Ce n’est pas mal raisonné, mon ami, répliqua Démétrius ; mais sachez que vous avez affaire à un homme qui s’est déjà trouvé dans de pareilles extrémités ; et si une telle décharge venait à partir de la mer, je vous proposerais de reculer d’une cinquantaine de toises, et de mettre ainsi la pointe de ce cap entre eux et nous ; un enfant pourrait alors les braver sans aucune crainte. — Vous êtes un homme sage, voisin, dit Lascaris, et vous possédez ce mélange de science et de valeur qui convient à un homme avec lequel un ami pourrait risquer sa vie en toute sûreté. Il y a des gens, par exemple, qui ne peuvent montrer la moindre des choses qui se passent sans mettre le spectateur en péril pour ses jours, au lieu que vous, mon digne ami Démétrius, grâce à vos vastes connaissances en affaires militaires et à vos égards pour vos amis, vous êtes sûr de leur faire voir tout ce qui vaut la peine d’être vu, sans le moindre danger pour leur personne ; et tout naturellement on ne se soucie guère de s’exposer… Mais, sainte Vierge ! que signifie ce pavillon rouge qui vient d’être arboré par l’amiral grec ? — C’est, voyez-vous, voisin, que ces hérétiques d’Occident continuent à avancer sans faire attention aux différents signaux que leur fait notre amiral de s’arrêter, et maintenant il arbore la couleur de sang, comme si un homme fermait le poing et disait : « Si vous persistez dans votre intention incivile, je ferai ceci et cela. » — Par sainte Sophie ! c’est lui donner un bon avis. Mais qu’est-ce que va donc faire l’amiral de l’empereur ? — Courez ! courez ! ami Lascaris, ou vous en verrez plus que peut-être vous n’êtes curieux d’en voir. »

En conséquence, pour joindre la force de l’exemple au précepte, Démétrius se ceignit les reins, et se retira avec la plus édifiante vitesse de l’autre côté du cap, suivi par la plus grande partie de la foule, qui s’était arrêtée pour être témoin du combat que le nouvelliste promettait, et qui était décidée à le croire sur parole quant au danger. Ce qui avait alarmé Démétrius était la décharge d’une grande quantité de feu grégeois, que peut-être on ne peut mieux comparer qu’à une de ces immenses fusées à la Congrève d’aujourd’hui, qui prend sur ses épaules un petit grappin ou une ancre, et traverse les airs en sifflant, comme un démon pliant sous le faix des ordres de quelque magicien inexorable. Les effets du feu grégeois étaient si terribles que les navires attaqués de cette étrange manière renonçaient à toute tentative de défense, et ne cherchaient qu’à échouer sur le rivage. On supposait qu’un des principaux ingrédients de ce feu terrible était le naphte, bitume qu’on recueille sur les bords de la mer Noire, et qui, une fois mis en état d’ignition, ne pouvait s’éteindre que par un mélange fort singulier qu’il n’était pas probable qu’on aurait sous la main. Il produisait une épaisse fumée et une bruyante explosion. « Il était capable, dit Gibbon, de communiquer ses flammes avec une égale véhémence, soit en descendant, soit latéralement. Dans les sièges, on le versait du haut des remparts, ou on le lançait, comme nos bombes, dans des boules de pierre ou de fer rouge, ou bien dans du chanvre dont on entourait les flèches et les javelines. On regardait comme un secret d’état de la plus haute importance la manière de le composer ; et, pendant quatre siècles environ, les Musulmans ne la connurent pas. Mais enfin la composition en fut découverte par les Sarrasins, qui l’employèrent pour repousser les croisés et vaincre les Grecs, pour qui il avait été long-temps le plus formidable instrument de défense. Il faut accorder quelque exagération à une époque barbare, mais nul doute que la description du croisé Joinville ne doive être admise en général comme exacte : « Ce feu, dit le bon chevalier, fendait l’air comme un dragon ailé de la grosseur d’un muid environ, avec le bruit de la foudre et la rapidité de l’éclair, et l’obscurité de la nuit était dissipée par cette horrible illumination. »

Non seulement l’intrépide Démétrius et son ami Lascaris, mais encore toute la multitude prirent la fuite à toutes jambes lorsque l’amiral grec tira la première décharge, et, quand les autres vaisseaux de l’escadre imitèrent leur amiral, les cieux furent remplis d’un bruit terrible et inaccoutumé, tandis que la fumée était assez épaisse pour obscurcir l’atmosphère. Comme les fugitifs paissaient sur la cime du promontoire, ils virent le marin que nous avons déjà mentionné comme spectateur, tranquillement couché au fond d’un fossé à sec, où il était arrangé de manière à être, autant que possible, à l’abri de tout accident. Il ne put cependant s’empêcher de lancer une plaisanterie aux politiques.

« Qu’est-ce donc, mes bons amis, » s’écria-t-il sans lever la tête au dessus de la contrescarpe de son fossé, « ne resterez-vous pas assez long-temps à votre poste pour finir la docte dissertation sur les combats de terre et de mer que vous avez eu si bonne occasion de commencer ? Croyez-moi, le bruit fait plus de peur que de mal ; tous les feux sont lancés dans une direction opposée à la vôtre, et s’il arrive qu’un de ces dragons que vous voyez vienne du côté de la terre au lieu d’aller du côté de l’eau, ce sera la méprise de quelque mousse qui aura manié la mèche avec plus de bonne volonté que d’adresse. »

Démétrius et Lascaris entendirent juste assez de la harangue du héros naval pour être informés du nouveau péril qui pourrait les assaillir par suite d’une mauvaise direction donnée au feu, et, se précipitant vers la lice à la tête de la multitude éperdue de frayeur, ils propagèrent bientôt l’alarmante nouvelle que les Latins revenaient d’Asie avec l’intention de débarquer, de piller et de brûler la ville.

Cependant le vacarme qui retentissait subitement dans les airs était bien de nature à confirmer dans l’opinion publique la cause qu’on lui assignait, si exagérée qu’elle fût. Le tonnerre du feu grégeois se faisait entendre coup sur coup ; et chaque coup répandait tour à tour sur la face du paysage une masse de fumée noire, qui, épaissie par ces nuages successifs, sembla enfin, comme celle que produit un feu d’artillerie bien soutenu, obscurcir tout l’horizon.

La petite escadre de Tancrède était complètement dérobée à la vue par les volumes de fumée que les bizarres instruments de guerre de l’ennemi lançaient continuellement au milieu des airs ; et il sembla, par une lueur rouge qui commença à se montrer dans le plus épais des ténèbres, qu’un bâtiment au moins avait pris feu. Cependant les Latins résistèrent avec une obstination digne de leur courage et de la renommée de leur célèbre chef. La petitesse de leurs navires et leur peu d’élévation au dessus de l’eau leur donnaient quelques avantages, aussi bien que l’état ténébreux de l’atmosphère, qui empêchait qu’ils ne servissent aisément de point de mire aux Grecs.

Pour accroître ces avantages, Tancrède, à l’aide de barques et de tous les signaux imparfaits connus à cette époque, donna ordre aux bâtiments de sa flottille de ne pas s’inquiéter du sort des autres, d’avancer chacun séparément, et de mettre leurs hommes à terre dans l’endroit et de la manière qu’ils pourraient effectuer cette manœuvre. Tancrède lui-même donna un noble exemple : il était à bord d’un bon navire, garanti jusqu’à un certain point de l’effet du feu grégeois, en ce qu’il était en grande partie recouvert de cuir cru, récemment mouillé. Ce navire était monté par plus de cent braves guerriers, chevaliers pour la plupart, qui avaient toute la nuit humblement manié la rame, et tenaient ce matin-là dans leurs mains l’arbalète et l’arc, généralement regardés comme les seules armes qui convinssent à des gens de qualité. Ainsi armé et ainsi préparé, le prince Tancrède donna à son bâtiment toute la vitesse que le vent, la marée et la rame pouvaient obtenir, et prenant la position la plus favorable que ses connaissances navales lui permettaient, il s’élança avec la rapidité de l’éclair au milieu des vaisseaux de Lemnos. L’équipage des Francs lançait de toute part flèches, dards, javelines et traits de toute espèce, avec d’autant plus d’avantage que les Grecs, se fiant à leur feu artificiel, avaient omis de se munir d’autres armes ; de sorte que, quand le valeureux croisé les assaillit avec tant de fureur, répondant à l’épouvante de leur feu grégeois par une pluie non moins formidable de flèches et de traits, ils commencèrent à sentir que leur avantage était moindre qu’ils l’avaient supposé, et que, comme la plupart des dangers, le feu des Grecs, lorsqu’on le bravait intrépidement, perdait au moins la moitié de ses terreurs. Les marins grecs, en voyant avancer si près les vaisseaux remplis de Latins couverts d’acier, commencèrent à craindre un combat corps à corps avec un si redoutable ennemi.

Peu à peu la fumée commença à sortir des flancs du grand navire grec, et la voix de Tancrède annonça à ses soldats que le vaisseau amiral de l’ennemi avait pris feu par quelque négligence dans l’emploi du feu grégeois, et que tout ce qu’ils avaient alors à faire était de se tenir à distance pour ne pas partager son sort. On vit bientôt des étincelles et explosions de flammes partir de place en place à bord de l’immense bâtiment, comme pour répandre davantage la consternation, et faire tourner la tête au petit nombre de ceux qui donnaient encore attention aux ordres de leur amiral, en tâchant d’éteindre le feu. La connaissance des matières combustibles qui étaient à bord joignit bientôt le désespoir à la terreur, et l’on vit les malheureux hommes de l’équipage s’élancer du haut des mâts, des vergues, des agrès, des flancs du vaisseau, presque tous pour trouver dans l’eau une mort qui leur semblait beaucoup plus terrible dans le feu. L’équipage du bâtiment de Tancrède cessa, par ordre de ce généreux prince, de lancer des projectiles contre un ennemi qui était à la fois menacé par l’eau et le feu ; les croisés poussèrent leur bâtiment vers la côte dans une partie de la baie qui était tranquille, et, sautant dans la mer peu profonde à cet endroit, ils prirent terre sans difficulté. Beaucoup de chevaux furent sauvés par leur docilité et abordèrent avec leurs maîtres sur le rivage. Tancrède ne perdit pas de temps pour former une phalange serrée, peu nombreuse d’abord, mais augmentant toujours à mesure que les bâtiments de la petite flottille venaient échouer sur la côte, ou qu’ils s’amarraient fort tranquillement au rivage, et débarquaient leur monde.

Le nuage qui avait été élevé par le combat fut alors entraîné par le vent, et le détroit n’offrit plus que quelques vestiges de l’action. Là flottaient sur les vagues les restes rompus et fracassés d’un ou deux vaisseaux latins qui avaient été brûlés au commencement du combat ; les hommes qui les montaient avaient été généralement sauvés par les efforts de leurs camarades. Plus bas on apercevait les cinq navires qui restaient de l’escadre de Lemnos, effectuant leur retraite péniblement et en désordre, dans le dessein de gagner le havre de Constantinople. À l’endroit qui venait d’être le théâtre de l’action était amarré le vaisseau de l’amiral grec, brûlé jusqu’à fleur d’eau et envoyant encore une fumée noire de ses poutres et de ses planches en feu. La flottille de Tancrède, occupée à décharger les troupes, était éparse irrégulièrement le long de la baie ; les hommes gagnaient terre comme ils pouvaient et couraient aussitôt rejoindre l’étendard de leur chef. Différents objets noirâtres flottaient à la surface de l’eau plus ou moins loin du rivage : d’un côté, c’étaient des débris de vaisseaux ; et d’un autre c’étaient des restes encore plus tristes à voir, les corps inanimés des marins qui avaient péri dans le combat.

L’étendard avait été porté à terre par le page favori du prince, Ernest d’Apulie, aussitôt que la quille de la galère de Tancrède avait touche le sable ; il fut alors planté au faîte du cap élevé, où Lascaris, Démétrius et d’autres bavards s’étaient établis au commencement de l’action, mais qu’ils avaient tous quitté en fuyant, doublement effrayés par les feux grégeois et par les traits des Latins.



  1. « Race bravant les dieux, avide de carnage et de violence… » Ovide, Métamorphoses.