Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 190-200).


CHAPITRE XIV.

LA RÉCEPTION.


Je veux m’entretenir avec des hommes d’un esprit dur comme le fer ; avec des enfants inattentifs. Aucun de ceux qui m’étudient d’un œil réfléchi ne sont pour moi : l’ambitieux Buckingham devient circonspect.
Shakspeare. Richard III.


En se séparant l’un de l’autre, l’empereur et le philosophe tirent tous deux des réflexions pénibles sur l’entrevue qu’ils venaient d’avoir ensemble ; réflexions qu’ils émirent par des phrases entrecoupées et des mots sans suite, quoique, pour mieux faire connaître le degré d’estime qu’ils avaient l’un pour l’autre, nous leur donnerons une forme plus régulière et plus intelligible.

« Ainsi, » disait Alexis entre ses dents, mais assez bas pour cacher le sens de ses paroles aux officiers de la garde-robe, qui entraient pour faire leur service… « Ainsi, ce ver de livres… ce reliquat de la vieille philosophie païenne, qui croit à peine, Dieu me pardonne, à la vérité du christianisme, a si bien joué son rôle qu’il force l’empereur à dissimuler devant lui ! Commençant par être le bouffon de la cour, il s’est introduit en rampant dans tous mes secrets, il a tenu les fils de toutes mes intrigues, il a conspiré avec mon propre gendre contre moi, débauché mes gardes… et, à dire le vrai, si bien conduit sa trame artificieuse, que ma vie n’est en sûreté qu’aussi long-temps qu’il verra en moi le niais impérial que j’ai affecté d’être pour le tromper. Je suis encore heureux d’échapper, même à ce prix, aux attentats que lui suggérerait la crainte de ma colère, je suis heureux enfin de ne point précipiter ses mesures violentes. Mais si l’orage qu’a soudainement suscité la croisade vient à se dissiper, l’ingrat césar, le lâche fanfaron d’Achille Tatius, et ce serpent réchauffé dans mon sein, ce vil Agelastès, apprendront si Alexis Comnène est né pour être leur dupe. Grec contre Grec, c’en est assez pour produire une lutte de subtilité aussi vive que celle de la force dans les combats. » En parlant ainsi, il se livra aux officiers de sa garde-robe, qui se mirent en devoir de le parer d’une manière conforme à la solennité de la circonstance.

« Je ne me fie pas à lui, » dit Agelastès, dont nous rendrons de même les gestes et les exclamations en un discours suivi. « Je ne me fie pas à lui. Il outre un peu son rôle. Il s’est conduit en d’autres occasions avec l’esprit rusé de la famille des Comnène ; et cependant il compte maintenant faire de l’effet par ses jongleries sur un peuple aussi fin que les francs et les Normands ; et il semble s’en rapporter à moi pour connaître l’esprit des gens avec lesquels il a eu des relations en paix et en guerre pendant plusieurs années. Ce ne peut être que pour m’inspirer de la confiance ; car il y avait en lui des regards peu prononcés, des phrases inachevées qui semblaient dire : Agelastès, l’empereur te connaît et se méfie de toi. Cependant le complot réussit et n’est pas dévoilé, autant qu’on en peut juger ; et si j’entreprenais de reculer maintenant, je serais perdu pour toujours. Encore un peu de temps pour mettre à fin l’intrigue avec ce Franc, et à l’aide de ce briseur de lances, Alexis échangera peut-être son trône contre un cloître ou un logement encore plus étroit. Alors, Agelastès, ton nom mérite d’être effacé de la liste des philosophes, si tu ne peux chasser du trône ce césar plein de suffisance et esclave de ses plaisirs, et régner à sa place comme un second Marc-Antonin, tandis qu’un gouvernement plein de sagesse, depuis long-temps inconnu à un monde gouverné par des tyrans et des voluptueux, effacera bientôt le souvenir des moyens qui t’auront amené au pouvoir. À l’œuvre donc… de l’activité et de la prudence. Le temps l’exige, et la récompense en vaut la peine. »

Tandis que ces pensées roulaient dans son esprit, il passait, avec l’aide de Diogène, des vêtements propres composant le costume simple sous lequel il se montrait toujours à la cour, costume qui n’annonçait guère un candidat au trône, et qui faisait un contraste parfait avec les riches ornements dont se couvrait alors Alexis.

Dans leurs cabinets de toilette respectifs, le comte et la comtesse de Paris se revêtaient du plus riche costume qu’ils eussent apporté pour leur servir en de semblables occasions durant la croisade. Même en France Robert se montrait rarement avec la toque pacifique et le manteau traînant, dont le panache élevé et les plis flottants formaient la parure des chevaliers en temps de paix. Il était maintenant revêtu d’une magnifique armure complète, à l’exception de sa tête, qui n’était protégée que par sa longue chevelure bouclée. Le reste de sa personne était enveloppé d’un tissu de mailles d’acier bronzé, dont le fond d’azur était richement damasquiné d’argent. Il portait l’éperon… son épée pendait à son côté, et son bouclier triangulaire était suspendu autour de son cou. On voyait sur ce bouclier un grand nombre de fleurs de lis semées sur le champ, origines de celles qui, réduites à trois, furent la terreur de l’Europe jusqu’au temps où elles éprouvèrent de nos jours de si nombreux revers. La stature colossale du comte Robert le rendait très propre à porter un costume qui avait une tendance à faire paraître courtes et replètes les personnes d’une taille ordinaire lorsqu’elles étaient armées de pied en cap. Ses traits calmes et rassis, exprimant un noble mépris de tout ce qui aurait pu étonner ou ébranler une âme vulgaire, couronnaient parfaitement cet ensemble vigoureux et bien proportionné. La parure de la comtesse était plus pacifique ; mais ses vêtements étaient courts et étroits comme ceux d’une personne qui pouvait être appelée à un violent exercice. Le dessus consistait en plusieurs tuniques sur le corps ; une jupe richement brodée, prenant de la ceinture et descendant jusqu’aux chevilles, complétait un costume qu’une dame eût pu porter dans des temps beaucoup plus modernes. Les boucles de sa chevelure étaient couvertes d’un casque léger ; seulement quelques unes s’échappant de dessous l’acier, se jouaient autour de sa figure et adoucissaient ses beaux traits, qui auraient pu autrement sembler trop sévères s’ils se fussent trouvés entièrement encadrés dans une bordure de ce métal. Sur cette élégante parure était jeté un manteau de velours d’un vert foncé, partant du cou, où une espèce de chaperon l’assujettissait au casque superbe ; ce manteau était couvert de broderies sur les bords et les coutures, et assez long pour balayer la terre. Dans une ceinture d’orfèvrerie délicatement travaillée, la comtesse de Paris portait un poignard de prix, et c’était la seule arme offensive que, malgré ses habitudes guerrières, elle eût prise en cette occasion.

La toilette (comme on dirait de nos jours) de la comtesse ne fut pas à beaucoup près aussitôt terminée que celle du comte Robert. Celui-ci passait son temps, comme les maris de toutes les époques, en doléances moitié sérieuses, moitié plaisantes, sur la lenteur naturelle des dames et le temps qu’elles perdent à s’habiller et à se déshabiller. Mais lorsque la comtesse Brenhilda, sortant de son cabinet de toilette, parut dans tout l’éclat de ses charmes, son mari, qui était encore son amant, la pressa dans ses bras et fit acte de privilège par un baiser qu’il prit, comme de droit, à une créature si belle. Le grondant de sa folie, et néanmoins rendant presque le baiser qu’elle avait reçu, Brenhilda commença alors à s’inquiéter comment ils pourraient trouver leur chemin pour se rendre en présence de l’empereur.

Cet embarras ne dura pas long-temps, car un léger coup frappé à la porte annonça Agelastès, auquel avait été confié le soin d’introduire les nobles étrangers, comme étant le plus au fait des manières des Francs. Un son éloigné, semblable au rugissement d’un lion, et ressemblant aussi assez au bruit d’un gong[1], annonça le commencement du cérémonial. Les esclaves noirs, qui, comme on l’a observé, étaient en petit nombre, se tenaient rangés dans leur costume d’apparat blanc et or, portant d’une main un cimeterre nu, et dans l’autre une torche de cire blanche, dont la clarté servait à guider le comte et la comtesse à travers les passages qui conduisaient à l’intérieur du palais et à la salle de réception la plus reculée.

La porte de ce sanctum sanctorum était plus basse que de coutume, stratagème assez simple conçu par quelque ingénieux officier de la maison de l’empereur pour forcer le gigantesque Franc à s’incliner en arrivant en présence de l’empereur. Robert, lorsque la porte s’ouvrit toute grande, aperçut l’empereur assis sur son trône au milieu d’une lumière éblouissante réfractée et réfléchie dans dix mille directions par les pierreries dont ses vêtements étaient couverts ; il s’arrêta court et demanda pour quelle raison on l’introduisait par une porte aussi basse. Agelastès désigna un esclave pour se débarrasser d’une question à laquelle il n’aurait pu répondre. Le muet, pour s’excuser de son silence, ouvrit la boucha et indiqua la perte de sa langue.

« Sainte Vierge ! s’écria la comtesse, que peuvent avoir fait ces infortunés Africains pour mériter un sort si cruel ? — L’heure de la rétribution est peut-être venue, » répondit le comte d’un air de mauvaise humeur ; tandis qu’Agelastès, avec autant de précipitation que le temps et le lieu le permettaient, entra en faisant ses courbettes et ses génuflexions, ne doutant pas que le Franc ne le suivît, et que pour entrer il ne fût obligé de se courber devant l’empereur. Le comte, cependant, fort mécontent du tour qu’il pensa qu’on avait voulu lui jouer, se retourna et entra dans la salle de réception le dos tourné vers le souverain ; il ne se tourna en face d’Alexis que lorsqu’il eut atteint le milieu de l’appartement, où il fut rejoint par la comtesse, qui s’était présentée d’une manière plus convenable. L’empereur s’était préparé à reconnaître l’hommage du comte de la manière la plus gracieuse, et il se trouva alors dans une situation encore plus désagréable que lorsque l’inflexible Franc avait usurpé sa place sur le trône impérial dans le cours de la journée.

Les officiers et les nobles qui étaient présents, quoiqu’on n’eût choisi que l’élite de l’empire, étaient plus nombreux que de coutume, la réunion ayant lieu non pour un conseil, mais pour la représentation. Ils prirent tous l’air de déplaisir et de confusion qui s’adaptait le mieux à la perplexité d’Alexis, tandis que les traits astucieux du Normand-Italien, Bohémond d’Antioche, qui était aussi présent, exprimaient un singulier mélange de joie et d’ironie. Il est dans la destinée malheureuse des plus timides, en semblable occasion, d’être obligés honteusement de feindre d’avoir la vue basse, et de ne pas voir ce dont ils ne peuvent se venger.

Alexis donna le signal pour que la grande cérémonie de réception commençât. Aussitôt les lions de Salomon, nouvellement fourbis, levèrent la tête, dressèrent leurs crinières et agitèrent leurs queues. L’imagination du comte Robert, déjà excitée par les circonstances qui avaient accompagné sa réception, s’exalta au plus au haut degré ; il crut que les rugissements de ces automates annonçaient une attaque immédiate. Les lions dont il voyait la forme étaient-ils réellement des monarques de la forêt ? étaient-ce des mortels qui avaient subi une transformation ? l’œuvre d’un habile jongleur ou d’un savant naturaliste ? C’est ce que le comte ne savait ni ne s’embarrassait de savoir. Tout ce qu’il pensa ce fut que le danger était digne de lui, et sa bravoure ne lui permit pas un moment d hésitation. Il s’avança vers le lion le plus proche, qui semblait se disposer à s’élancer, et dit d’un ton de voix aussi formidable que le rugissement du lion : « Eh bien, chien ! » En même temps il frappa la machine de son poing fermé et garni de son gantelet d’acier, avec une telle force, que la tête vola en éclats, et que les marches et les tapis du trône furent couverts de roues, de ressorts et des autres pièces mécaniques qui avaient été employées pour produire de l’effroi.

En découvrant la nature réelle de ce qui avait excité sa colère, le comte Robert ne put s’empêcher de se sentir un peu honteux de s’être abandonné à son emportement dans une telle occasion. Il fut encore plus confus lorsque Bohémond, descendant de la place qu’il occupait près de l’empereur, lui adressa ces mots en langue franque : « Vous avez fait un utile exploit, en vérité, comte Robert, en délivrant la cour de Byzance d’un objet qui avait été long-temps employé à épouvanter les enfants maussades et les barbares qu’on ne pouvait mettre à la raison ! »

L’enthousiasme n’a pas de plus grand ennemi que le ridicule. « Pourquoi donc, » demanda le comte Robert en rougissant beaucoup, « ont-ils déployé devant moi ces terreurs fantastiques ? Je ne suis ni un enfant ni un barbare. — Parlez donc à l’empereur comme un homme raisonnable, reprit Bohémond ; dites-lui quelque chose pour vous excuser de votre conduite, et montrez que votre courage ne vous a pas abandonné comme votre raison ; et écoutez ceci tandis que j’ai un instant pour vous parler… imitez exactement mon exemple à souper, vous et votre femme ! » Ces paroles furent prononcées d’un ton significatif et accompagnées d’un coup œil très expressif.

L’opinion de Bohémond, à cause de ses longues relations avec l’empereur des Grecs en paix et en guerre, avait une grande influence sur les croisés, et le comte Robert se rendit à cet avis. Il se tourna vers l’empereur par un mouvement qui ressemblait davantage à une inclination que tout ce qu’on avait pu remarquer dans ses manières jusqu’à ce moment. « Je vous demande pardon dit il, d’avoir brisé cette machine dorée ; mais en vérité les merveilles de la magie et les prodiges des jongleurs adroits sont si nombreux dans ce pays, qu’on ne distingue pas clairement ce qui est vrai de ce qui est faux, et ce qui est réel de ce qui est illusoire. »

L’empereur, malgré la présence d’esprit dont il était doué à un degré remarquable, et le courage dont ses compatriotes ne l’accusaient pas de manquer, recrut cette excuse d’assez mauvaise grâce. La condescendance chagrine avec laquelle il accepta l’apologie du comte pourrait assez bien se comparer avec l’air d’une de nos dames à laquelle un maladroit convive vient de casser une porcelaine de prix. Il murmura quelques mots sur ce que ces machines avaient été conservées long-temps dans la famille impériale, ayant été construites sur le modèle de celles qui gardaient le trône du sage roi d’Israël ; là-dessus le comte avoua franchement qu’il doutait fort que le plus sage prince du monde eût jamais voulu effrayer ses sujets ou ses hôtes par les rugissements d’un lion de bois. « Si, dit-il, je me suis trop pressé de le prendre pour une créature vivante, j’en ai été puni en endommageant un excellent gantelet pour mettre son crâne en pièces. »

L’empereur, après avoir encore échangé quelques mots sur le même sujet, proposa de passer dans la salle du banquet. Précédés du grand écuyer tranchant de la table impériale, et accompagnés de tous ceux qui étaient présents, excepté l’empereur et les membres de la famille, les hôtes Francs furent conduits à travers un labyrinthe d’appartements. Chacun de ces appartements était rempli de merveilles de la nature et de l’art propres à donner une haute opinion de la richesse et de la grandeur qui avaient réuni tant de choses étonnantes. La marche étant nécessairement lente et interrompue, donna à l’empereur le temps de changer d’habits, car l’étiquette de la cour ne permettait pas qu’il parût deux fois dans le même costume devant les mêmes spectateurs. Il prit cette occasion pour mander Agelastès en sa présence, et, afin que leur conférence fût secrète, il employa pour sa toilette un des muets destinés au service de l’intérieur.

Alexis Comnène était très ému, quoique ce fût une des particularités de sa situation d’être toujours dans la nécessité de déguiser les émotions de son âme, et d’affecter en présence de ses sujets une élévation au dessus des passions humaines, qu’il était loin de ressentir. Ce fut donc avec gravité et même d’un ton de reproche qu’il demanda « comment il se faisait que l’astucieux Bohémond, moitié Italien et moitié Asiatique, se trouvât présent à cette entrevue ? Certes, s’il y a un homme dans l’armée des croisés capable d’introduire ce jeune fou et sa femme dans les coulisses du spectacle par lequel nous espérions leur en imposer, le prince d’Antioche, comme il se fait appeler, est cet homme. — C’est ce vieux Michel Cantacuzène, dit Agelastès (si je puis répondre et vivre), qui s’est imaginé que la présence du croisé était particulièrement désirée ; mais il retourne au camp ce soir même. — Oui, reprit Alexis, pour informer Godefroy et l’armée que l’un des plus estimés d’entre eux reste avec sa femme, comme otage, dans notre ville impériale, et nous faire menacer peut-être d’une guerre immédiate, à moins qu’on ne les délivre ! — Si la volonté de Votre Altesse impériale est d’être de cet avis, vous pouvez laisser le comte Robert et sa femme retourner au camp avec l’Italien-Normand. — Eh quoi ! perdre ainsi tout le fruit d’une entreprise dont les préparatifs nous ont déjà tant coûté de dépenses réelles ; et qui, si notre cœur était fait de la même étoffe que celui des mortels ordinaires, nous eût encore coûté bien plus en vexations et en inquiétude ! Non, non ; faites avertir les croisés qui sont encore de ce côté du détroit qu’ils sont dispensés de prêter hommage, et qu’ils aient à se rendre demain à la pointe du jour sur les rivages du Bosphore. Que notre amiral, s’il fait quelque cas de sa tête, les ait tous passés jusqu’au dernier de l’autre côté avant midi. Qu’il y ait des largesses et un banquet splendide sur l’autre rive… tout ce qui pourrait augmenter leur désir d’y passer. Alors, Agelastès, nous nous en remettrons à nous-même pour faire face à ce nouveau danger, soit en gagnant par des présens la vénalité de Bohémond, soit en défiant les croisés. Leurs forces sont disséminées, et leur général, et les chefs eux-mêmes sont tous maintenant… ou entrés grande partie… sur le rivage oriental du Bosphore. Et maintenant au banquet ! notre changement de costume est suffisant pour satisfaire aux règles qu’il a plu à nos ancêtres d’instituer, pour nous montrer à nos sujets, comme les prêtres exposent leurs images sur leurs autels ! — Sous l’assurance de la vie, cette mesure n’a point été prescrite inconsidérément ; mais afin que l’empereur, gouverné toujours par les mêmes lois de père en fils, fût toujours regardé comme quelque chose au dessus des lois ordinaires de l’humanité… comme la divine image d’un saint, plutôt que comme un être mortel. — Nous le savons, bon Agelastès, » répondit l’empereur en souriant, « et nous n’ignorons pas non plus que plusieurs de nos sujets, semblables aux adorateurs de Bel dans l’Écriture sainte, nous traitent comme une image jusqu’au point de s’approprier en notre place les revenus de nos provinces, perçus en notre nom et pour notre usage. Nous ne touchons que légèrement à cette corde maintenant, le temps n’étant pas convenable pour en parler. »

Alexis quitta donc le conseil secret, après que l’ordre pour le passage des croisés eut été écrit et signé en bonne et due forme, et avec l’encre sacrée de la chancellerie impériale.

Cependant, la compagnie était arrivée dans une salle ornée, comme les autres appartements, avec autant de richesse que de goût. Peut-être, sous ce dernier rapport, eût-on pu critiquer quelque chose : car les plats, précieux d’ailleurs par leur matière et par leur contenu, étaient supportés par des espèces de pieds de manière à se trouver à la hauteur des femmes qui étaient assises, et à la portée des hommes qui prenaient leur repas couchés sur des lits.

Autour de la table se tenaient une foule d’esclaves noirs richement vêtus, tandis que le grand écuyer tranchant, Michel Cantacuzène, plaçait les étrangers avec sa baguette d’or, et leur transmettait par signes l’ordre de se tenir debout jusqu’à ce qu’un certain signal fût donné.

Le haut bout de la table, servi et entouré de cette manière, était fermé par un rideau de mousseline brodée d’argent, qui tombait du haut du cintre sous lequel la partie supérieure de la table semblait passer. Le grand écuyer observait le rideau d’un œil attentif ; et lorsqu’il le vit s’agiter légèrement, il éleva sa baguette et tout le monde attendit ce qui allait arriver.

Comme s’il se fût mu de lui-même, le rideau mystérieux s’éleva et découvrit un trône de sept marches plus élevé que la table, décoré avec la plus grande magnificence, et devant lequel était placée une petite table d’ivoire incrustée d’argent. Sur le trône était assis Alexis Comnène, dans un costume entièrement différent de celui qu’il avait porté durant le jour, et qui surpassait tellement en magnificence ses premiers vêtements, qu’il ne paraissait pas extraordinaire que ses sujets se prosternassent devant un personnage si splendide. Sa femme, sa fille et son gendre le césar se tenaient derrière lui, la face penchée vers la terre ; et ce fut de l’air de l’humilité la plus profonde que, descendant de l’estrade sur l’ordre de l’empereur, ils se mêlèrent aux convives de la table inférieure, et attendirent pour se placer, malgré leur rang élevé, le signal du grand écuyer tranchant. De sorte qu’on ne pouvait dire qu’ils prissent part au repas de l’empereur, ni qu’ils fussent placés à la table impériale, quoiqu’ils soupassent en sa présence et fussent invités souvent par lui à faire honneur au banquet. Aucun plat présenté à la table commune n’était offert devant le trône ; mais les vins et les mets qui paraissaient devant l’empereur comme par magie, et semblaient destinés à son usage particulier, étaient à chaque instant envoyés, d’après des instructions spéciales, à l’un ou à l’autre des convives qu’Alexis prenait plaisir à honorer ; et parmi ceux-là les Francs étaient spécialement distingués.

La conduite de Bohémond fut en cette occasion particulièrement remarquable.

Le comte Robert, qui avait toujours l’œil attaché sur ce prince, à cause de l’avis qu’il en avait reçu et des regards expressifs qui semblaient en être le commentaire, observa que ce prudent prince évitait de toucher à aucune liqueur ni à aucun mets, pas même à ceux qu’on lui apportait de la table particulière de l’empereur. Un morceau de pain pris dans la corbeille au hasard et un verre d’eau pure furent les seuls rafraîchissements dont il voulut goûter. L’excuse qu’il présenta fut le respect dû à la sainte fête de l’Avent, qui se trouvait tomber ce même soir, et que l’église grecque-latine s’accordait à regarder comme sacrée.

« Je n’aurais pas attendu cela de vous, sire Bohémond, dit l’empereur ; je n’aurais pas cru que vous eussiez refusé les marques d’hospitalité que je vous offre en personne à ma propre table, le jour même où vous m’avez honoré en acceptant ma suzeraineté pour la principauté d’Antioche. — Antioche n’est pas encore conquis, répondit Bohémond, et la conscience, puissant souverain, doit toujours avoir ses exceptions dans tous les engagements temporels que nous passons. — Allons, noble comte, » dit l’empereur, qui, évidemment, regardait la conduite extraordinaire de Bohémond comme provenant plutôt de la méfiance que de la dévotion, « nous invitons, quoique cela ne soit pas dans notre habitude, nos enfants, nos nobles hôtes et nos principaux officiers ici présents à une libation générale. Remplissez les coupes, appelées les neuf muses ; faites-y couler à plein bord le vin consacré aux lèvres impériales. »

Sur l’ordre de l’empereur, les coupes furent remplies. Elles étaient d’or pur, et sur chacune était gravée l’image de la muse à laquelle elle était consacrée.

« Vous, du moins, loyal comte Robert, reprit l’empereur, vous et votre aimable dame n’aurez aucun scrupule de faire raison à votre hôte impérial ? — Si ce scrupule prend sa naissance dans quelques soupçons sur les mets qui nous sont servis ici, je dédaigne en nourrir de semblables, répondit le comte Robert ; si c’est un péché que je commets en goûtant du vin ce soir, ce n’est qu’un péché véniel, et je n’augmenterai pas beaucoup mon fardeau, en le portant avec le reste de mes fautes jusqu’à la première confession. — Ne vous laisserez-vous donc pas influencer, prince Bohémond, par la conduite de votre ami ? demanda l’empereur. — Il me semble, répliqua le Normand-Italien, que mon ami eût mieux fait en se laissant influencer par la mienne ; mais qu’il en soit comme sa prudence le lui conseillera. Le bouquet d’un vin si délicieux me suffit. »

En parlant ainsi, il vida le vin dans un autre vase, et sembla alternativement admirer la ciselure de la coupe et le parfum du vin qu’elle avait récemment contenu.

« Vous avez raison, sire Bohémond, dit l’empereur ; le travail de cette coupe est d’une grande beauté ; elle a été travaillée par un des anciens graveurs grecs. La coupe tant vantée de Nestor, dont Homère nous a fait la description, était beaucoup plus grande peut-être, mais n’égalait celle-ci ni par la valeur du métal ni par la beauté exquise du travail. Que chacun donc de mes hôtes étrangers accepte la coupe dans laquelle il a bu où il aurait dû boire, comme un souvenir de moi, et puisse l’expédition contre les infidèles être aussi heureuse que leur confiance et leur courage le méritent ! — Si j’accepte votre don, puissant empereur, répondit Bohémond, c’est seulement pour réparer la discourtoisie dont j’ai l’air de me rendre coupable en refusant par dévotion de faire raison à Votre Majesté, et pour vous montrer que nous nous séparons aux termes de l’amitié la plus intime. »

En parlant ainsi, il salua profondément l’empereur, qui lui répondit par un sourire où il entrait une forte expression de sarcasme.

« Et moi, dit le comte de Paris, je prends sur ma conscience de faire raison à Votre Majesté impériale, ne voulant pas encourir le blâme d’aider à dégarnir votre table de ces belles coupes ; nous les vidons à votre santé, et nous ne pouvons en profiter d’aucune autre manière. — Mais le prince Bohémond le peut, répliqua l’empereur, et elles seront portées à son logement, ennoblies par l’usage que vous en avez fait. Et nous en avons encore pour vous et pour votre aimable comtesse un autre assortiment du même genre que les Grâces, s’il n’égale plus le nombre des nymphes du Parnasse… La cloche du soir sonne, et nous avertit de songer à l’heure du repos, afin d’être prêts à soutenir les travaux de la journée qui va suivre. »

L’assemblée se sépara. Bohémond quitta le palais le même soir, n’oubliant pas les muses, dont il n’était pas cependant un zélé sectateur. Comme le rusé Grec l’avait prévu, il résulta de cette soirée, entre Bohémond et le comte, non pas tout-à-fait une querelle, mais une espèce de différence d’opinion ; Bohémond sentit que le fier comte de Paris devait trouver sa conduite sordide, tandis que le comte Robert était beaucoup moins disposé qu’auparavant à s’en remettre au conseil du prince d’Antioche.



  1. Espèce de tamtam, plaque d’airain sur laquelle on frappe avec un marteau.