Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 169-190).


CHAPITRE XIII.

LA COMTESSE BRENHILDA.


Agelastès atteignit le seuil de sa porte avant le comte de Paris et son épouse. Il eut donc le temps de se prosterner devant un énorme animal alors inconnu aux régions occidentales, mais bien connu aujourd’hui sous le nom d’éléphant. Sur son dos était un pavillon ou palanquin, dans lequel étaient renfermées les augustes personnes de l’impératrice Irène et de sa fille Anne Comnène. Nicéphore Brienne accompagnait les princesses à la tête d’un beau détachement de cavalerie légère, dont les armures brillantes auraient causé plus de plaisir aux croisés si elles avaient moins eu l’air d’une richesse inutile et d’une magnificence efféminée. Mais l’effet qu’elles produisaient au premier coup d’œil était aussi beau qu’on peut se l’imaginer. Les officiers seuls de cette garde suivirent Nicéphore jusque sur la plate-forme ; ils se prosternèrent tandis que les princesses de la maison impériale descendaient de leur palanquin, et se relevèrent sous un nuage de panaches flottants et de lances étincelantes, lorsqu’elles furent à l’abri des regards sur la plate-forme en face du bâtiment. Là, la taille majestueuse de l’impératrice, quoique déjà avancée en âge, et les formes gracieuses de la belle historienne, se montrèrent avec avantage. Sur le devant d’une profonde forêt de javelines et de plumes se tenait le musicien qui sonnait de la trompette sacrée, personnage remarquable par sa haute stature et par la richesse de son costume. Il s’était posté sur un rocher au dessus de l’escalier de pierre, et, faisant retentir de temps à autre son instrument, il avertissait les escadrons placés au dessous d’arrêter leur marche, et de faire attention aux mouvements de l’impératrice et de l’épouse du césar.

Les charmes de la comtesse Brenhilda, et la bizarrerie de son costume à demi masculin, attirèrent l’attention des dames de la famille d’Alexis, mais la noble Normande avait quelque chose de trop extraordinaire pour commander leur admiration. Agelastès sentit qu’il lui fallait présenter ses hôtes les uns aux autres s’il voulait que la bonne intelligence régnât entre eux, et il dit : « Puis-je parler et vivre ? Les étrangers armés que vous trouvez en ce moment chez moi sont de dignes compagnons de ces myriades de guerriers que leur compassion pour les souffrances des habitants de la Palestine a amenés des extrémités occidentales de l’Europe pour jouir de la protection d’Alexis Comnène, pour l’aider en même temps, puisqu’il lui plaît d’accepter leur aide, à chasser les païens des limites du saint empire, et à occuper à leur place ces régions, comme vassaux de sa majesté impériale. — Nous sommes charmés, digne Agelastès, répondit l’impératrice, de vous voir traiter avec bonté ceux qui sont si disposés à respecter l’empereur. Et nous sommes portés à nous entretenir nous-mêmes avec eux, afin que notre fille, qu’Apollona douée du rare talent d’écrire ce qu’elle voit, puisse faire la connaissance d’une de ces guerrières de l’occident, dont la renommée a dit tant de choses, et que nous connaissons si peu. — Madame, dit le comte de Paris, je ne puis que vous exprimer simplement ce que je trouve à reprendre dans l’explication que ce vieillard vient de vous donner des motifs qui nous ont amenés en ce pays. Il est certain que nous ne devons pas soumission à Alexis, et que nous n’avions pas dessein de devenir ses sujets, lorsque nous avons fait le vœu qui nous a amenés en Asie. Nous y sommes venus parce que nous savions que la terre sainte avait été arrachée à l’empereur grec par les païens, les Sarrasins, les Turcs et d’autres infidèles, sur qui nous sommes prêts à la reconquérir. Les plus sages et les plus prudents d’entre nous ont jugé nécessaire de reconnaître l’autorité de l’empereur, parce que le meilleur moyen d’accomplir notre vœu était de nous déclarer ses feudataires, afin d’éviter toute querelle entre les états chrétiens. Nous, quoique ne dépendant d’aucun roi sur la terre, nous ne prétendons pas être plus grands que ces dignes chevaliers ; et en conséquence nous avons consenti à rendre le même hommage. »

L’impératrice rougit plusieurs fois d’indignation pendant ce discours qui, dans plus d’un passage, était en opposition avec les maximes hautaines de la cour impériale, et dont le ton général tendait évidemment à déprécier la puissance de l’empereur. Mais Irène avait reçu de son impérial époux l’avis secret qu’elle eût à se garder de faire naître, et même de saisir les occasions de querelle avec les croisés ; car ceux-ci, tout en acceptant le nom de sujets, étaient néanmoins trop pointilleux et trop prompts à se fâcher pour qu’on pût sans péril discuter avec eux sur les différences délicates d’opinion. Elle fit donc une gracieuse révérence, comme si elle avait à peine compris ce que le comte de Paris lui avait si brusquement expliqué.

En ce moment, l’attitude des principaux personnages de part et d’autre excitait, au delà de tout ce qu’on peut imaginer, leur attention mutuelle, et il semblait exister parmi eux un désir égal de faire plus ample connaissance, et en même temps une hésitation manifeste d’énoncer une telle envie.

Agelastès… pour commencer par le maître de la maison, s’était relevé de terre, mais sans oser tout-à-fait redresser sa taille. Il restait donc devant les princesses impériales le corps et la tête encore inclinés, une main placée entre ses yeux et leurs visages, comme un homme qui voudrait garantir sa vue de la lumière trop vive du soleil, et attendait en silence les ordres de ces illustres personnes ; il semblait regarder comme un manque de respect de faire le moindre mouvement, sinon pour témoigner en général que sa maison et ses esclaves étaient absolument à leur service. La comtesse de Paris, d’un autre côté, et son intrépide époux, étaient les objets d’une curiosité particulière pour Irène et pour sa docte fille Anne Comnène ; et ces deux princesses pensaient qu’elles n’avaient jamais vu deux plus beaux échantillons de la force et de la beauté humaine ; mais, par un instinct naturel, elles préféraient le fier maintien du mari aux grâces de la femme, qui, pour les yeux de son sexe, avait trop de sévérité dans les traits.

Le comte Robert et son épouse avaient aussi leur objet d’attention dans le groupe qui venait d’arriver, et, à vrai dire, ce n’était rien autre chose que le monstrueux animal, qu’ils voyaient alors pour la première fois, employé comme bête de somme au service de la belle Irène et de sa fille. La dignité et la splendeur de la plus âgée des princesses, la gràce et la vivacité de la plus jeune, disparaissaient également aux yeux de Brenhilda, avide qu’elle était de faire des questions sur l’histoire de l’éléphant et sur l’usage qu’il faisait de sa trompe, de ses défenses et de ses larges oreilles.

Une autre personne saisissait plus à la dérobée l’occasion de regarder Brenhilda avec un grand degré d’intérêt, c’était le césar Nicéphore. Ce prince tenait les yeux aussi constamment fixés sur la comtesse française, qu’il le pouvait faire sans attirer l’attention et peut-être sans exciter les soupçons de sa femme et de sa belle-mère. Il chercha donc à rompre le silence qui aurait rendu cette entrevue fort embarrassante. « Il est possible, belle comtesse, dit-il, comme c’est la première fois que vous voyez la reine du monde, que vous n’ayez encore jamais vu l’animal singulier et curieux qui s’appelle éléphant. — Pardonnez-moi, dit la comtesse, ce savant vieillard a eu la complaisance de me montrer une figure de cette étonnante créature, et de me donner quelques détails à son sujet. » Tous ceux qui entendirent cette réponse supposèrent que Brenhilda décochait un trait de satire contre le philosophe lui-même, à qui l’on donnait ordinairement à la cour impériale le surnom d’éléphant.

« Personne ne pouvait décrire cet animal plus exactement qu’Agelastès, » dit la princesse avec un sourire d’intelligence qui gagna tous les assistans.

« Il connaît sa docilité, sa sensibilité et sa fidélité, » dit le philosophe d’un air soumis.

« Eh oui, bon Agelastès, dit la princesse ; nous ne devons pas critiquer l’animal qui s’agenouille pour nous prendre sur son dos… Venez, belle étrangère, » continua-t-elle en se tournant vers le noble couple, « et vous, son vaillant époux !… venez ; et, de retour dans votre pays natal, vous pourrez dire que vous avez vu la famille impériale prendre son repas, et reconnaître que, sous ce rapport, ils sont de la même argile que les autres mortels, éprouvant leurs plus humbles besoins et les satisfaisant de la même manière. — C’est ce que je n’hésite pas à croire, gentille dame, répondit le comte Robert ; mais je serais encore plus curieux de voir manger cet étrange animal. — Vous verrez l’éléphant plus à l’aise pendant son repos, dans l’intérieur de l’appartement, » répliqua la princesse, regardant Agelastès.

« Madame, dit Brenhilda, c’est avec peine que je refuse une invitation faite avec autant de grâce ; mais le soleil a baissé considérablement sans que nous nous en aperçussions, et il faut que nous retournions à la ville. — N’ayez aucune crainte, reprit la belle historienne ; vous aurez notre escorte impériale pour vous protéger pendant votre retour. — Crainte !… escorte !… protéger !… ce sont là des mots que je ne connais point. Sachez, madame, que mon époux, le noble comte de Paris, est l’escorte qui me suffit ; et quand même il ne serait pas avec moi, Brenhilda d’Aspremont ne craint rien et peut se défendre elle-même. — Ma noble fille, dit alors Agelastès, s’il m’est permis de parler, vous vous méprenez sur les gracieuses intentions de la princesse, qui s’exprime comme si elle parlait à une dame de son pays. Ce qu’elle désire, c’est d’apprendre de vous quelques unes des coutumes et des usages remarquables des Francs, dont vous nous offrez un si charmant exemple. En retour de ces renseignements, l’illustre princesse serait charmée de vous introduire au milieu de ces vastes collections, où des animaux de tous les coins du monde habitable ont été réunis par les ordres de notre empereur Alexis pour satisfaire la science de ces sages à qui toute la création est connue. Vous verrez depuis le daim, qui est d’une taille si petite qu’elle est surpassée par celle d’un rat ordinaire, jusqu’à cet énorme et singulier habitant de l’Afrique, qui peut brouter sur le sommet des arbres qui ont quarante pieds de haut, tandis que la longueur de ses jambes de derrière n’atteint pas à la moitié de cette étonnante hauteur. — En voilà assez, » dit la comtesse avec quelque vivacité. Mais Agelastès avait trouvé un point de discussion qui lui convenait.

« Il y a aussi, continua-t-il, cet énorme lézard, qui, ressemblant pour la forme aux habitants inoffensifs des marécages des autres pays, se trouve être en Égypte un monstre de trente pieds de long, revêtu d’écaillés impénétrables, et poussant des gémissements sur sa proie lorsqu’il la saisit, dans l’espoir d’attirer d’autres victimes dans son dangereux voisinage en imitant les lamentations humaines. — N’en dites pas davantage, mon père !… s’écria la comtesse. Mon Robert, nous irons dans le lieu où l’on voit de semblables objets, n’est-il pas vrai ? — Il y a encore, reprit Agelastès, qui vit qu’il atteindrait son but en s’adressant à la curiosité des étrangers, « l’énorme animal qui porte sur son dos un vêtement invulnérable, et qui a sur le mufle une corne et quelquefois deux ; dont les plis de la peau sont de la plus forte épaisseur, et que jamais chevalier n’a pu blesser. — Nous irons… Robert, n’est-il pas vrai ? répéta Brenhilda. — Oui, répliqua le comte, et nous apprendrons à ces Orientaux à juger de l’épée d’un chevalier par un seul coup de mon fidèle tranchefer. — Et qui sait, ajouta Brenhilda, puisque cette contrée est un pays d’enchantement, si quelque victime qui languit sous une forme étrangère ne pourrait pas voir l’enchantement qui l’y retient soudainement rompu, par un coup de cette bonne lame ? — N’en dites pas davantage, mon père ! s’écria le comte. Nous accompagnerons cette princesse, puisque tel est son titre, quand même toute sa garde se mettrait en devoir de s’opposer à notre passage, au lieu de nous servir d’escorte. Apprenez ceci, vous qui m’écoutez ; telle est la nature d’un Franc : plus vous lui parlez de dangers et de difficultés, plus vous augmentez son désir de les affronter ; car de même que les autres hommes recherchent le plaisir et le bien-être dans les sentiers qu’ils parcourent, de même les Francs recherchent les périls ! »

En prononçant ces mots, le comte frappa de la main sur son tranchefer, comme pour donner une idée de la manière dont il se proposait, dans l’occasion, de se frayer un passage. Le cercle impérial tressaillit au bruit de l’acier, et devant le regard de feu du chevaleresque comte Robert. L’impératrice, cédant à la terreur, se retira dans l’appartement intérieur du pavillon.

Avec une grâce qu’elle daignait rarement employer avec tout autre qu’avec ceux qui se trouvaient étroitement alliés à la famille impériale, Anne Comnène prit le bras du noble comte. « Je vois, dit-elle, que notre mère impériale a honoré la maison du savant Agelastès, en montrant le chemin : en conséquence, c’est à moi qu’il est réservé de vous faire connaître la politesse grecque. » En parlant ainsi, elle le conduisit dans l’appartement intérieur.

« Ne craignez point pour votre épouse, » dit-elle en s’apercevant que le Franc regardait autour de lui ; « notre époux, de même que nous, se fait un plaisir de montrer des égards aux étrangers, et conduire la comtesse à notre table. Il n’est point dans l’habitude de la famille impériale de manger dans la compagnie d’étrangers, mais nous remercions le ciel de nous avoir enseigné cette politesse qui ne voit point de dérogation à s’affranchir de la règle ordinaire pour honorer des personnes de votre mérite. Je sais que la volonté de ma mère sera que vous preniez place sans cérémonie ; et je suis sûre aussi, quoique la faveur soit un peu particulière, qu’elle aura l’approbation de l’empereur mon père. — Qu’il en soit comme Votre Seigneurie l’entendra, répondit le comte Robert. Il y a peu d’hommes à qui je voulusse céder la place à table, s’ils n’avaient point passé devant moi sur le champ de bataille. Mais à une dame, surtout aussi belle, je cède volontiers ma place, et mets un genou en terre devant elle toutes les fois que j’ai la bonne fortune de la rencontrer. »

La princesse Anne, au lieu de se sentir embarrassée en s’acquittant de la tâche extraordinaire, et comme elle eût pu le penser, même dégradante, d’introduire un chef barbare au banquet, se trouva au contraire flattée d’avoir plié à sa volonté un cœur tel que celui du comte Robert ; elle semblait éprouver un certain degré de satisfaction orgueilleuse, tandis qu’elle se trouvait sous sa protection momentanée.

L’impératrice Irène avait déjà pris place au haut de la table. Elle parut un peu étonnée lorsque sa fille et son gendre, prenant leurs sièges à sa droite et à sa gauche, invitèrent le comte et la comtesse de Paris, le premier à occuper un lit, et la seconde un siège à leurs côtés. Mais elle avait reçu de son époux les ordres les plus positifs de montrer en tout point de la déférence aux étrangers, et en conséquence elle ne jugea pas convenable d’objecter aucun scrupule cérémonieux.

La comtesse prit le siège qui lui était indiqué près du césar ; et le comte, au lieu de se coucher à demi à la manière des Grecs, s’assit aussi à la mode des Européens auprès de la princesse.

« Je ne me tiendrai point étendu, » dit-il en riant, « à moins d’un coup assez pesamment appuyé pour me forcer à le faire, et encore faudrait-il que je ne fusse point en état de me relever et de le rendre. »

Le service de la table commença alors ; et, à dire le vrai, il parut être une partie importante des occupations de la journée. Les officiers de la bouche qui se tenaient présents pour remplir leurs diverses fonctions de maîtres-d’hôtel, d’écuyers tranchants, de desservants, de dégustateurs de la famille impériale, se pressaient dans la salle du banquet, et semblaient lutter de zèle à accabler Agelastès de demandes d’épices, d’assaisonnements, de sauces et de vins de diverses espèces ; la diversité et la multiplicité de leurs exigences avaient l’air d’être calculées tout exprès pour faire perdre patience au philosophe. Mais Agelastès, qui avait prévu la plupart de leurs demandes, quelque extraordinaires qu’elles fussent, les satisfit complètement, ou à très peu de chose près, en mettant à contribution l’activité de son esclave Diogène sur lequel il trouva moyen de jeter tout le blâme de l’absence des articles qu’il lui fut impossible de procurer.

« Je prends à témoin Homère, Virgile le poète accompli, et Horace, cet heureux épicurien, que, quelque simple et indigne que soit ce banquet, les dispositions écrites que j’avais remises à cet esclave malheureux lui donnaient pour instruction de procurer tous les ingrédients nécessaires pour communiquer à chaque plat sa saveur particulière… Vieille carcasse de mauvais augure que tu es, pourquoi as-tu placé les cornichons si loin de la tête de sanglier ? Et pourquoi ces superbes congres ne sont-ils pas entourés d’une quantité convenable de fenouil ? Le divorce qui existe entre les huîtres et le vin de Chio, dans une si auguste compagnie, en mériterait un autre entre ton âme et ton corps, ou, pour le moins, un séjour pour le reste de tes jours dans le pistrinum[1]. » Tandis que le philosophe se répandait ainsi en menaces et en malédictions contre son esclave, les étrangers étaient à même de comparer ce petit torrent d’éloquence domestique que les mœurs du temps ne considéraient point comme de mauvais ton, avec les témoignages d’adulation encore plus vifs et plus prolongés qu’il donnait à ses hôtes. Ils se mélangeaient comme l’huile avec le vinaigre, et les fruits confits dans cet acide, dont Diogène composait une sauce. Ainsi le comte et la comtesse eurent occasion de juger du bien-être et de la félicité réservées à ces esclaves, que le tout puissant Jupiter, dans la plénitude de sa compassion pour leur état, et en récompense de leurs bonnes mœurs, avait destinés au service d’un philosophe. La part qu’ils prirent eux-mêmes au banquet se termina avec un degré de rapidité qui surprit non seulement leur hôte, mais même les convives de la famille impériale.

Le comte se servit négligemment d’un plat qui se trouvait près de lui, et but une coupe de vin sans s’informer si ce vin était celui que les Grecs se faisaient un cas de conscience de prendre particulièrement avec cette espèce de mets ; il déclara avoir mangé suffisamment. Les prières obligeantes de sa voisine Anne Comnène ne purent le décider à toucher aux autres plats qu’on lui représentait comme rares ou délicats. Brenhilda mangea encore plus modérément du mets qui paraissait le plus simplement préparé et qui se trouvait le plus près d’elle sur la table, et but une coupe d’eau limpide qu’elle rougit légèrement de vin sur les instances pressantes du césar. Ils s’abstinrent ensuite de prendre part à la suite du banquet ; et, s’appuyant en arrière sur leurs sièges, ils s’occupèrent à observer la manière dont le reste des hôtes faisait honneur au festin.

Un synode moderne de gourmands aurait à peine égalé la famille impériale assise à un banquet philosophique. Nos gastronomes possèdent peu cette critique approfondie de toutes les branches théoriques de la science de manger ; ils n’ont point cette activité et cette patience infatigable dans la pratique de leur art. Les dames, à la vérité, ne mangeaient pas beaucoup de chaque plat, mais elles goûtaient de tous ceux qui leur étaient présentés, et leur nom était Légion. Néanmoins, après un court espace de temps, la rage de la faim et de la soif fut apaisée, comme dit Homère, ou plus probablement la princesse Comnène se trouva fatiguée de ne pas attirer l’attention du convive assis auprès d’elle, et qui, si l’on ajoute sa haute réputation militaire à un très bel extérieur, était un personnage par qui peu de dames eussent voulu se voir négliger. « Il n’y a point de nouvelle façon d’agir, qui ne ressemble à une ancienne, » dit notre père Chaucer ; et les paroles d’Anne Comnène au comte Robert ressemblaient assez à celles qu’emploierait une de nos dames à la mode pour lier conversation avec l’incroyable placé à ses côtés, et distrait par quelque rêverie. « Nous vous avons joué de la flûte, dit la princesse, et vous n’avez pas dansé ! Nous vous avons chanté le joyeux chorus d’Évoé, et vous ne voulez adorer ni Comus ni Bacchus ! Devons-nous donc vous croire un partisan des Muses au service desquelles, aussi bien qu’à celui de Phébus, nous avons nous-même la prétention d’être enrôlée ? — Belle dame, répliqua le Franc, ne vous offensez pas si je vous dis une fois pour toutes, en termes clairs, que je suis chrétien et que je crache au visage d’Apollon, de Bacchus et de Comus, et que je défie toutes les divinités païennes, quelles qu’elles soient. — Oh ! cruelle interprétation de mes paroles inconsidérées ! s’écria la princesse ; je ne faisais que mentionner les dieux de la poésie, de l’éloquence et de la musique, honorés par nos divins philosophes, et dont les noms sont encore employés pour désigner les arts et les sciences auxquels ils présidaient… et le comte condamne mes expressions comme une infraction au second commandement ! Sainte Vierge, préservez-moi ! nous avons besoin de prendre garde à ce que nous disons, si nos paroles sont interprétées si sévèrement. »

Le comte sourit en entendant ces mots. « Je n’avais nulle pensée injurieuse, madame, dit-il, et je ne voudrais interpréter vos paroles que comme innocentes et dignes d’éloges. Je suppose donc que vos expressions ne contenaient rien de mal ni de blâmable. Vous êtes, d’après ce que j’ai compris, une de ces personnes qui, comme notre digne hôte, rapportent dans leurs compositions l’histoire et les prouesses des temps belliqueux dans lesquels elles vivent, et donneront connaissance à la postérité des hauts faits d’armes qui se sont passés de nos jours. Je respecte la tâche à laquelle vous vous êtes consacrée, et ne vois point comment une dame pourrait mieux mériter l’admiration des siècles à venir, à moins que, comme ma femme Brenhilda, elle ne fût elle-même l’héroïne des hauts faits qu’elle rapporterait. Et à propos de la comtesse, il me semble qu’elle regarde maintenant son voisin, à table, comme si elle était sur le point de se lever et de le quitter. Ses désirs la portent vers Constantinople, et, avec la permission de Votre Seigneurie, je ne puis l’y laisser aller seule. — C’est ce que vous ne ferez ni l’un ni l’autre, dit Anne Comnène, puisque nous nous rendons tous à l’instant dans la capitale, dans le dessein de voir ces merveilles de la nature, dont de nombreux modèles ont été rassemblés par la magnificence de l’empereur notre père… Si mon époux parait avoir offensé la comtesse, ne pensez point que ce soit avec intention ; vous vous apercevrez facilement, quand vous le connaîtrez davantage, que c’est une de ces personnes simples qui s’acquittent si malheureusement d’une politesse, que celui à qui elle est adressée la prend souvent dans un tout autre sens. »

La comtesse de Paris, toutefois, refusa de nouveau de se rasseoir à la table, de sorte qu’Agelastès et ses hôtes impériaux se virent dans la nécessité, ou de permettre aux étrangers de les quitter, ce que la famille d’Alexis voulait éviter, ou de les retenir par force, moyen qui ne semblait ni sûr ni agréable ; ou enfin, de mettre l’étiquette de côté et de partir avec eux. Pour ménager la dignité impériale, les convives grecs feignirent de prendre l’initiative, quoique le départ eût lieu sur la motion des hôtes étrangers. Il en résulta beaucoup de désordre, de tumulte, de disputes et de cris parmi les troupes et les officiers, qui étaient ainsi dérangés de leur repas au moins deux heures plus tôt qu’on l’avait jamais vu, au souvenir des plus anciens d’entre eux. D’un consentement mutuel la famille impériale fit aussi de nouvelles dispositions.

Nicéphore Brienne monta sur le siège porté par l’éléphant, et s’y plaça près de son auguste belle-mère. Agelastès, sur un palefroi, assez doux pour lui permettre de prolonger à volonté ses harangues philosophiques, s’avançait aux côtés de la comtesse Brenhilda, et semblait vouloir lui consacrer son éloquence. La belle historienne, quoiqu’elle voyageât d’ordinaire dans une litière, préféra en cette occasion un cheval vif, qui la mettait en état de suivre le comte Robert de Paris, dont elle paraissait vouloir occuper l’imagination, sinon la sensibilité. La conversation de l’impératrice avec son gendre n’a pas besoin d’être rapportée dans ses détails. C’était un tissu de critiques sur les manières et la conduite des Francs, et un désir bien prononcé qu’ils fussent bientôt transportés hors des états de la Grèce pour n’y jamais retourner. Tel était du moins le ton de l’impératrice, et le césar ne jugea pas à propos d’émettre une opinion plus tolérante au sujet des étrangers. D’un autre côté, Agelastès prit un long détour avant de se hasarder à aborder le sujet qu’il désirait mettre sur le tapis. Il parla de la ménagerie de l’empereur comme d’une magnifique collection d’histoire naturelle ; il loua diverses personnes de la cour, pour avoir encouragé Alexis Comnène dans cet amusement sage et philosophique ; mais enfin le philosophe abandonna l’éloge de tous les autres pour appuyer longuement sur celui de Nicéphore Brienne, à qui le cabinet ou la collection de Constantinople était, dit-il, redevable des principaux trésors qu’il contenait.

« Je suis bien aise qu’il en soit ainsi, » répondit la fière comtesse, sans baisser la voix ni laisser voir aucun changement dans ses manières ; « je suis bien aise qu’il sache faire autre chose que de parler à l’oreille de jeunes femmes étrangères. Croyez-moi, s’il donne autant de licence à sa langue avec les femmes de mon pays que ces temps de pèlerinage peuvent amener ici, l’une ou l’autre pourra bien le jeter dans la cataracte que l’on voit là-bas. — Pardonnez-moi, belle dame, reprit Agelastès, aucune femme ne pourrait méditer une action si atroce contre un aussi bel homme que le césar Nicéphore Brienne. — Ne vous imaginez pas cela, mon père, » répliqua la comtesse offensée ; « car, par ma sainte patronne, Notre-dame des Lances rompues, si ce n’eût été pour ces deux dames, qui paraissaient vouloir montrer quelque respect à mon mari et à moi, ce même Nicéphore fût devenu un seigneur des Os rompus, tout aussi bien qu’aucun césar qui ait porté ce titre depuis le grand Jules. »

Le philosophe, à cette confidence explicite, commença à ressentir quelque crainte pour lui-même ; il se hâta, en détournant la conversation (ce qu’il lit avec beaucoup de dextérité), d’entamer l’histoire d’Héro et de Léandre, pour faire oublier à cette amazone vindicative l’affront qu’elle avait reçu.

Pendant ce temps, le comte Robert de Paris était accaparé, comme on peut le dire, par la belle Anne Comnène. Elle parlait sur tous les sujets, bien sur les uns sans aucun doute, et mal sur les autres ; mais il n’en était aucun qu’elle ne se crût pas entièrement propre à traiter ; tandis que le bon comte désirait en lui-même de tout son cœur que sa partenaire fût endormie tranquillement auprès de la princesse enchantée de Zulichium. Elle joua à tort et à travers le rôle de panégyriste des Normands, jusqu’à ce qu’enfin le comte, fatigué de l’entendre babiller sur des choses qu’elle ne connaissait point, l’interrompit en ces mots :

« Madame, quoique moi et ceux que je commande nous soyons ainsi nommés quelquefois, cependant nous ne sommes pas les Normands qui dans l’armée des croisés forment un corps indépendant nombreux sous les ordres de leur duc Robert, homme vaillant, quoique extravagant, étourdi et faible. Je ne dis rien contre la réputation de ces Normands. Ils ont acquis, du temps de nos pères, un royaume beaucoup plus étendu que le leur, et que l’on appelle Angleterre. Je vois que vous entretenez à votre solde quelques uns des naturels de ce pays sous le nom de Varangiens. Quoique vaincus, comme je l’ai dit, par les Normands, c’est néanmoins une race d’hommes braves ; et nous ne nous croirions pas déshonorés de nous rencontrer sur le champ de bataille avec eux. Quant à nous, nous sommes les Francs valeureux qui habitons les rives orientales du Rhin et de la Saale, convertis au christianisme par le célèbre Clovis, et qui sommes en état, par notre nombre et notre courage, de reconquérir la terre sainte, quand même le reste de l’Europe demeurerait neutre dans la lutte. »

Il y a peu de choses plus pénibles pour la vanité d’une personne comme la princesse que de se voir convaincue d’une erreur considérable, au moment où elle veut se donner pour être parfaitement informée.

« Un esclave imposteur, qui ne savait pas ce qu’il disait, je suppose, répliqua la princesse, m’a faussement fait accroire que les Varangiens étaient les ennemis naturels des Normands… Je le vois marcher là-bas, à côté de l’Acolouthos Achille Tatius… Faites-le venir ici, officiers… je veux dire cet homme de haute taille, qui est là-bas avec une hache d’armes sur son épaule. »

Hereward, reconnaissable par la place qu’il occupait à la tête de l’escadron, fut mandé pour se rendre auprès de la princesse. Il fit le salut militaire, et sa physionomie devint sombre au moment où ses yeux rencontrèrent le regard fier du Français, qui se tenait aux côtés d’Anne Comnène.

« Ne t’ai-je pas compris, soldat, dit la princesse, ou ne m’as-tu pas dit il y a à peu près un mois, que les Normands et les Francs étaient le même peuple, et les ennemis de la race dont tu descends ? — Les Normands sont les mortels ennemis, princesse, répondit Hereward, par qui nous avons été chassés de notre terre natale. Les Francs sont sujets du même suzerain que les Normands, et par conséquent, ils n’aiment point les Varangiens ni n’en sont aimés. — Brave homme, dit le comte français, vous faites tort aux Francs et vous donnez aux Varangiens, quoique cela soit fort naturel de votre part, un degré d’importance qu’ils ne méritent pas, lorsque vous supposez que des hommes qui ont cessé de former une nation indépendante depuis plus d’une génération, puissent être un objet d’intérêt ou de ressentiment pour des guerriers tels que nous. — L’orgueil de votre cœur, répondit le Varangien, et la supériorité que vous vous attribuez sur ceux qui ont été moins heureux à la guerre que vous, ne sont certes pas pour moi chose nouvelle ; c’est Dieu qui renverse et qui édifie, et il n’est pas au monde un espoir que les Varangiens embrassent avec plus de plaisir que celui de voir cent des leurs se mesurer à armes égales, soit avec les tyranniques Normands, soit avec les compatriotes de ceux-ci, les présomptueux Français, et laisser Dieu juge de ceux qui sont le plus dignes de la victoire. — Vous profitez avec insolence, dit le comte de Paris, de l’opportunité que le hasard vous fournit de braver un noble. — Mon chagrin et ma honte sont que l’opportunité ne soit pas complète, et qu’il y ait une chaîne autour de moi, qui m’empêche de dire : Tue-moi, ou je te mettrai à mort avant que nous sortions de ce lieu ! — Comment, rustre sans cervelle, quel droit as-tu à l’honneur de mourir de ma main ? Tu es fou, ou tu as si souvent vidé la coupe d’ale que tu ne sais ce que tu penses ou ce que tu dis. — Tu mens ! s’écria le Varangien, quoiqu’un tel reproche soit le plus sanglant affront qu’on puisse faire à ta race. »

Le Français porta la main à son épée avec la rapidité de l’éclair, mais il la retira aussitôt, et dit avec dignité : Tu ne peux m’offenser ! — Mais toi, reprit l’exilé, tu m’as offensé sur un point qui ne peut attendre de réparation que de ta bravoure. — Où et quand t’ai-je offensé ? demanda le comte, quoiqu’il soit inutile de te poser une question à laquelle tu ne peux pas répondre raisonnablement. — Tu as aujourd’hui, répondit le Varangien, fait un affront mortel à un grand prince que ton maître appelle son allié, et par qui tu as été reçu avec toutes les marques de l’hospitalité. Tu l’as déshonoré comme un paysan, dans un divertissement, en déshonorerait un autre, et cet opprobre, tu le lui as imprimé en face même des chefs et des princes de son empire, et des nobles de toutes les cours de l’Europe. — C’était à ton maître à s’offenser de ma conduite, dit le Français, s’il l’a réellement considérée comme un affront. — Cela n’eût pas été d’accord avec les mœurs de son pays ; et d’ailleurs, nous, fidèles Varangiens, nous nous estimons liés par notre serment, tant que notre service dure, à défendre pied à pied l’honneur de notre empereur comme son territoire. Je te dis donc, sire chevalier, sire comte, ou quel que soit ton titre, qu’il y a querelle à mort entre toi et la garde varangienne, à toujours et jusqu’à ce que tu l’aies vidée en combat franc et loyal, corps à corps, avec l’un des gardes du corps impériaux, lorsque le service et l’occasion le permettront… et Dieu montre le droit ! »

Comme cette conversation avait lieu en langue française, elle ne fut point comprise de la plupart de ceux qui se trouvaient en ce moment à portée de l’entendre ; et la princesse, qui attendait avec quelque étonnement que le croisé et le Varangien eussent fini leur conférence, dit avec intérêt au comte, lorsqu’elle fut terminée : « Je pense que vous regardez la situation de ce pauvre homme comme trop éloignée de la vôtre pour songer à vous mesurer avec lui en ce qu’on appelle un combat chevaleresque. — Sur une telle question, répliqua le chevalier, je n’ai qu’une réponse à faire à toute dame qui ne se couvre pas d’un bouclier, comme ma Brenhilda, et qui ne porte point une épée au côté et un cœur de chevalier dans sa poitrine. — Et supposez pour un moment, reprit la princesse Anne Comnène, que je possédasse de tels titres à votre confiance, quelle réponse me feriez-vous ? — Je n’ai pas de raison pour vous la cacher. Le Varangien est un homme brave et vigoureux ; il est contraire à mon vœu de décliner son cartel, et peut-être dérogerai-je à mon rang en l’acceptant ; pourtant le monde est grand, et il y est encore à naître celui qui a vu Robert de Paris éviter la face d’un mortel. Le pauvre homme qui nourrit une si étrange ambition verra son désir satisfait par le moyen de quelque brave officier des gardes de l’empereur — Et alors ? — Hé bien ! alors, comme l’a dit ce brave soldat, Dieu montre le droit ! — Ce qui signifie que si mon père a un officier assez brave pour favoriser un dessein si pieux et si raisonnable, il faut que l’empereur perde un allié sur la foi duquel il se reposait, ou un dévoué et fidèle soldat de sa garde, et qui s’est distingué en plusieurs occasions. — Je suis heureux d’apprendre que cet homme a une telle réputation. En effet, son ambition devait avoir quelque fondement. Plus je songe à cela, et plus je crois qu’il est généreux, et non dérogatoire, d’accorder à ce pauvre exilé, qui pense si noblement, ces privilèges dont quelques uns, nés dans un rang élevé, sont trop lâches pour profiter. Cependant, ne désespérez pas, noble princesse ; le cartel n’est pas encore accepté, et s’il l’était, l’issue est entre les mains de Dieu. Quant à moi, dont le métier est la guerre, la pensée que j’ai une affaire sérieuse à vider avec cet homme déterminé me détournera d’autres querelles moins honorables, dans lesquelles le manque d’occupation pourrait m’entraîner. »

La princesse ne fit point d’autre observation ; mais elle résolut de faire des remontrances en particulier à Achille Tatius, pour l’engager à prévenir un combat qui pourrait être fatal à l’un ou à l’autre de ces deux braves guerriers. La ville, qui se trouvait devant eux dans l’obscurité, étincelait cependant des nombreuses clartés qui éclairaient les maisons des habitants. La cavalcade impériale se dirigea vers la Porte-d’Or, où le fidèle centurion mit son poste sous les armes pour la recevoir.

« Il faut maintenant nous séparer, belle dame, » dit le comte, au moment où la société, ayant mis pied à terre, se trouvait réunie à l’entrée particulière du palais de Blaquernal ; « nous allons retrouver, comme nous le pourrons, les logements que nous avons occupés la nuit dernière. — Non pas, avec votre permission, dit l’impératrice. Il vous faut consentir à souper et à reposer dans des appartements plus convenables à votre rang ; votre quartier-maître sera une personne de la famille impériale, qui a été votre compagne de voyage. »

Le comte entendit cette invitation avec une forte tentation d’accepter l’hospitalité qui lui était offerte : quoique, font dévoué aux charmes de sa Brenhilda, l’idée seule de préférer la beauté d’une autre à la sienne ne lui fût jamais venue à la tête ; toutefois il s’était naturellement senti flatté des attentions d’une femme charmante de très haut rang ; et les éloges dont la princesse l’avait comblé n’étaient pas tout-à fait tombés à terre. Il n’était plus dans les dispositions où le matin l’avait trouvé, d’outrager les sentiments de l’empereur et d’insulter à sa dignité. Séduit par les adroites flatteries que le philosophe avait apprises dans les écoles, et dont la belle princesse avait été douée par la nature, il accepta la proposition de l’impératrice, d’autant plus volontiers peut-être que l’obscurité ne lui permit pas d’apercevoir qu’il y avait une teinte de mécontentement sur le front de Brenhilda. Quelle que fût la cause de ce mécontentement, elle ne jugea point à propos de l’exprimer ; le couple venait d’entrer dans ce labyrinthe de passages à travers lesquels Hereward avait déjà erré, lorsqu’un chambellan et une des femmes des princesses, richement vêtus, s’agenouillèrent devant les époux, et s’offrirent à les conduire dans un lieu convenable afin de rajuster leur toilette avant d’entrer dans le cercle impérial… Brenhilda jeta un coup d’œil sur ses armes teintes du sang d’un Scythe insolent, et, tout amazone qu’elle était, se sentit honteuse d’être vêtue avec négligence et d’une manière peu convenable. L’armure du chevalier était aussi tachée de sang et en désordre.

« Dites à Agathe, la jeune fille qui me sert d’écuyer, de venir aider à ma toilette, dit la comtesse ; elle seule a l’habitude de me désarmer et de m’habiller. — Dieu soit loué ! pensa la dame d’atours, je ne serai point appelée à faire une toilette où des marteaux et des pinces de forgeron sont probablement les instruments les plus nécessaires ! — Dites à Marcien, mon armurier, dit le comte, de se rendre près de moi avec l’armure complète, bleu et argent, que j’ai gagnée au comte de Toulouse. — Ne pourrais-je avoir l’honneur de vous ajuster votre armure ? » demanda un courtisan vêtu avec faste, et portant quelques marques des fonctions d’écuyer-armurier ; « c’est moi qui attache l’armure de l’empereur lui-même… que son nom soit sacré ! — Et combien de rivets as-tu serrés dans cette occasion avec cette main qui semble n’avoir jamais été lavée qu’avec du lait de roses… et avec ce joujou d’enfant, » dit le comte en saisissant une des mains de l’écuyer, et indiquant un marteau à manche d’ivoire et à tête d’argent, que cet officier portait suspendu à un tablier de cabron plus blanc que le lait. L’armurier recula en arrière un peu confus. « La main de ce Franc, » dit-il à un autre officier de la maison impériale, « est comme la vis d’un étau !»

Tandis que cette petite scène se passait en particulier, l’impératrice Irène, sa fille et son gendre avaient laissé leurs hôtes, sous prétexte de faire les changements nécessaires à leur toilette. Aussitôt après, Agelastès fut mandé près de l’empereur, et les étrangers furent conduits dans deux appartements adjacents, meublés avec luxe, et placés pour le moment à leur disposition et à celle de leur suite. Nous les y laisserons un moment, revêtant, avec l’aide de leurs propres gens, le costume qu’ils considéraient comme le plus approprié à une grande occasion ; les personnes attachées au service de la cour grecque renonçaient de grand cœur à une tâche qui leur semblait presque aussi formidable que d’assister à la reposée d’un tigre royal ou de sa compagne.

Agelastès trouva l’empereur arrangeant avec attention son costume de cour le plus splendide ; car, comme à la cour de Pékin, le changement des habits était une importante partie de l’étiquette à Constantinople.

« Tu t’es très bien comporté, sage Agelastès, » dit Alexis au philosophe, tandis que celui-ci approchait en se prosternant et faisant des génuflexions sans fin ; « tu t’es très bien comporté, et nous sommes content de toi. Il ne fallait rien moins que toi et ton adresse pour séparer des leurs ce taureau indompté et cette fière génisse, qui, si nous parvenons à avoir sur eux quelque empire, ne nous donneront pas peu d’influence parmi ceux qui les regardent comme les plus braves de l’armée. — Mon humble intelligence, répondit Agelastès, n’eût pu conduire un plan si prudent et si plein de sagacité, s’il n’eût été conçu et tracé par l’inimitable sagesse de Votre très sacrée Altesse impériale. — Nous savons que nous avons formé nous-même la résolution de retenir ces personnes, soit de leur plein gré comme alliés, ou de vive force comme otages. Leurs amis avant de s’apercevoir de leur absence, auront commencé les hostilités contre les Turcs, et ils se trouveront dans l’impossibilité de prendre les armes contre notre empire sacré, quand même Lucifer leur suggérerait une telle entreprise. Ainsi, Agelastès, nous obtiendrons des otages au moins aussi importants et aussi précieux que ce comte de Vermandois, dont le redoutable Godefroy de Bouillon nous a arraché la liberté par la menace d’une guerre immédiate. — Pardonnez si j’ajoute une autre raison à celles qui appuient si heureusement votre auguste projet. Il est possible qu’en observant les plus grands ménagements et la plus grande courtoisie envers ces étrangers, nous puissions les gagner tout-à-fait à nos intérêts. — Je vous conçois, je vous conçois ; et ce soir même je me montrerai à ce comte et à son épouse dans le salon de réception, revêtu du plus riche costume que puisse fournir notre garde-robe. Les lions de Salomon rugiront, l’arbre d’or de Comnène déploiera ses merveilles, et les faibles yeux de ces Francs seront éblouis par la splendeur de l’empire. Cette pompe ne peut que faire impression sur leurs esprits, et les disposer à devenir les alliés et les serviteurs d’une nation si supérieure à leur puissance en talents et en richesses. Tu as quelque chose à dire, Agelastès. Les années et de longues études t’ont éclairé ; quoique nous ayons exprimé notre opinion, tu peux nous faire part de la tienne, et vivre. »

Trois fois Agelastès toucha de son front le bas de la robe de l’empereur, et semblait éprouver une vive anxiété en cherchant des expressions qui pussent rendre la différence de sa manière de voir avec celle de son souverain, et cependant lui épargner l’inconvenance de le contredire en termes exprès.

« Ces paroles sacrées par lesquelles Votre Altesse sacrée a exprimé ses opinions très justes et très exactes sont incontestables et à l’abri de toute contradiction, quand même il y aurait quelqu’un assez vain pour les attaquer. Néanmoins qu’il me soit permis de dire que l’on déploie en vain les plus sages arguments devant ceux qui n’entendent pas la raison, absolument de la même manière que l’on montrerait en vain la plus belle miniature à un aveugle, ou, comme le dit l’Écriture, que l’on essayerait de séduire une laie par l’offre d’une pierre précieuse. La faute en pareil cas gît, non dans l’exactitude de votre raisonnement sacré, mais dans la stupidité et la brutalité des barbares auxquels vous l’appliquez. — Parle plus clairement, répondit l’empereur. Combien de fois faut-il que nous te disions que, dans le cas où nous avons réellement besoin de conseils, nous savons qu’il faut sacrifier le cérémonial ? — Alors, en termes clairs, ces barbares européens ne ressemblent point aux autres peuples qui se trouvent sous la voûte de l’univers, soit dans les choses qu’ils considèrent d’un œil d’envie, soit dans celles qu’ils pourraient regarder comme décourageantes. Les trésors de ce noble empire, autant qu’ils exciteraient leur convoitise, ne feraient que leur inspirer de faire la guerre à une nation qui posséderait de si grandes richesses, et qui, dans leurs idées présomptueuses, serait moins en état de les défendre qu’eux-mêmes de se les approprier. Tel est, par exemple, le caractère de Bohémond d’Antioche… et de bien des croisés moins capables et moins habiles que lui… car je pense que je n’ai pas besoin de dire à Votre Divinité impériale qu’il fait de son intérêt privé le guide de toute sa conduite dans cette guerre extraordinaire. En conséquence, vous pourrez toujours calculer la direction qu’il suivra lorsque vous saurez de quel point le vent de l’avarice et de l’égoïsme souffle par rapport à lui. Mais il y a parmi les Francs des âmes d’une nature différente, et avec qui l’on doit employer des moyens tout différents, si l’on veut diriger leurs actions et les principes qui les gouvernent. S’il m’était permis de le faire, je prierais Votre Majesté de considérer la manière dont un habile jongleur de votre cour s’y prend pour en imposer aux yeux des spectateurs, cachant avec soin les moyens par lesquels il parvient à son but. Ces gens (je veux parler des croisés qui ont le plus d’élévation dans l’esprit, et qui agissent en conformité des doctrines qu’ils appellent les lois de la chevalerie), ces gens méprisent la soif de l’or, et l’or lui-même, si ce n’est pour orner la poignée de leur épée, ou pour subvenir à quelques dépenses nécessaires, et le regardent comme un métal vil et inutile. Ils méprisent et repoussent avec dédain l’homme qui agit par la soif du gain, et le comparent, dans la bassesse de ses vues, au plus misérable serf qui ait jamais suivi la charrue ou manié la bêche. D’un autre côté, s’ils viennent à se trouver dans un besoin pressant d’or, ils sont assez peu scrupuleux pour en prendre dans le premier endroit où ils en trouvent. Ainsi, on ne peut ni les gagner en leur donnant des sommes d’or, ni les rendre souples par la disette, en leur refusant ce que le hasard peut leur rendre nécessaire. Dans le premier cas, ils n’attachent aucun prix au don d’une petite quantité de misérable poussière jaune ; dans l’autre, ils sont accoutumés à s’emparer de ce dont ils ont besoin. — Misérable poussière jaune ! interrompit Alexis… appellent-ils ce noble métal, également respecté du Romain et du barbare, du riche et du pauvre, des grands et des petits, des ecclésiastiques et des laïques, pour lequel toute l’humanité combat, complote, forme des plans, intrigue et se damne corps et âme… du nom injurieux de misérable poussière jaune ! Ils sont fous, Agelastès, complètement fous. Les périls et les dangers, les peines et les châtiments sont les seuls arguments auxquels les hommes qui sont au dessus du mobile qui fait agir tous les autres, puissent céder. — Ils ne sont pas plus accessibles à la crainte qu’à l’intérêt. Ils sont, à la vérité, élevés dès leur enfance à mépriser ces conditions qui poussent des âmes ordinaires ou à marcher en avant par avarice, ou à reculer par crainte. Et cela est tellement vrai, que ce qui attire les autres hommes doit, pour les intéresser, être assaisonné du piquant d’un extrême danger. Je racontais, par exemple, à notre héros lui-même une légende d’une princesse de Zulichium, qui reposait sur une couche enchantée, belle comme un ange, attendant le chevalier favorisé du ciel qui devait, en interrompant son sommeil enchanté, devenir maître de sa personne, de son royaume et de ses trésors sans nombre ; et (Votre Majesté impériale me croira-t-elle ?) j’eus de la peine à amener le guerrier à me prêter l’oreille et à prendre aucun intérêt à ma légende, jusqu’à ce que je l’eusse assuré qu’il aurait à combattre un dragon ailé en comparaison duquel le plus grand des dragons mentionnés dans les romans des Francs n’aurait l’air que d’une guêpe ! — Et cela remua-t-il un peu notre héros ? — À tel point, que si je n’avais malheureusement éveillé la jalousie de sa Penthésilée par la vivacité de ma description, il eût oublié la croisade et tout ce qui y avait rapport, pour aller à la recherche de Zulichium et de sa souveraine assoupie. — Ainsi donc, dit l’empereur, nous avons dans notre empire (et tu nous fais sentir cet avantage !) d’innombrables faiseurs de contes qui ne sont pas doués le moins du monde de ce noble mépris de l’or qui est propre aux Francs, mais qui, pour une couple de besans, mentiront avec le diable, et le battront par dessus le marché, si de cette manière nous pouvons, comme disent les marins, gagner l’avantage du vent sur les Francs. — La prudence, reprit Agelastès, est au plus haut point nécessaire. Faire tout simplement un mensonge n’est pas chose très difficile ; ce n’est que s’écarter de la vérité, ce qui revient à peu près à manquer un but en tirant de l’arc, dans lequel cas tout l’horizon, un seul point excepté, est également propre à remplir les vues de l’archer ; mais pour faire marcher le Franc comme on le désire, il faut avoir une parfaite connaissance de son caractère et de son humeur, il faut beaucoup de prudence et de présence d’esprit, et la plus grande flexibilité à passer d’un sujet à un autre. Si je n’eusse moi-même été un peu alerte, j’aurais pu subir le châtiment d’avoir fait fausse route pour le service de Votre Majesté, en étant jeté dans ma propre cascade par la virago que j’avais offensée. — Une vraie Thalestris ! je ferai attention aux offenses que je pourrais lui faire. — Si je pouvais parler et vivre, le césar Nicéphore Brienne ferait mieux d’adopter la même précaution. — Nicéphore doit arranger cela avec notre fille. Je lui ai toujours dit qu’elle donne à son mari par trop de cette histoire, dont une page ou deux seraient un rafraîchissement suffisant. Mais d’après nous-même nous sommes forcé d’avouer, Agelastès, que ne rien entendre autre chose tous les soirs de la vie lasserait la patience d’un saint !… Oublie, bon Agelastès, que tu m’aies entendu dire rien de semblable… Et garde-toi particulièrement de te le rappeler lorsque tu seras en présence de notre épouse et de notre fille impériales ! — Les libertés prises par le césar ne dépassaient pas, il faut le dire, les bornes d’une innocente galanterie, reprit Agelastès ; mais la comtesse est dangereuse. Elle a tué aujourd’hui le Scythe Toxartis, sans avoir l’air de lui donner autre chose qu’une chiquenaude sur la tête. — Ha ! ha ! dit l’empereur ; je connaissais ce Toxartis, et je ne serais pas surpris qu’il eût mérité sa mort. C’était un maraudeur hardi et sans scrupule. Prends cependant note de la manière dont la chose est arrivée, les noms des témoins, etc., afin que, s’il est nécessaire, nous puissions représenter ce fait à l’assemblée des croisés comme un acte d’agression de la part du comte et de la comtesse de Paris. — Je suis sûr que Votre Majesté impériale ne renoncera pas facilement à l’heureuse opportunité d’attirer sous ses étendards des personnes d’une si haute réputation dans la chevalerie. Il ne vous en coûterait guère de leur faire la concession d’une île grecque qui vaudrait cent fois leur misérable comté de Paris ; et si on la leur donnait sous condition qu’ils en chasseraient les infidèles ou les rebelles qui peuvent en avoir obtenu la possession temporaire, l’offre ne leur en serait que plus agréable. Je n’ai pas besoin de dire que toutes les connaissances, la sagesse et l’habileté du pauvre Agelastès sont à la disposition de Votre Majesté impériale. »

L’empereur réfléchit un instant, et dit ensuite, comme après une mûre délibération : « Digne Agelastès, j’ai assez de confiance pour m’en rapporter à toi dans cette difficile et un peu dangereuse affaire ; mais je persisterai dans mon dessein de leur montrer les lions de Salomon et l’arbre d’or de notre maison impériale. — À cela il ne peut y avoir d’objection, répondit le philosophe ; souvenez-vous seulement de ne faire paraître que peu de gardes, car ces Francs sont comme un cheval fougueux. Lorsqu’il est tranquille, on peut le conduire avec un fil de soie ; mais lorsqu’une fois il a pris de l’ombrage, ou conçu des soupçons, comme cela pourrait arriver s’ils apercevaient des hommes armés, une bride d’acier ne le contiendrait pas. — Je serai circonspect sur ce point comme sur les autres… Sonne la cloche d’argent, afin que les officiers de notre garde-robe se rendent près de moi. — Un seul mot, tandis que Votre Altesse est seule. Votre Majesté impériale me confiera-t-elle la direction de sa ménagerie ou collection d’animaux extraordinaires ? — Vous m’émerveillez, » dit l’empereur, en prenant un cachet sur lequel était gravé un lion avec la légende : Vicit leo ex tribu Judœ. « Ceci, ajouta-t-il, mettra les loges de nos animaux à ta disposition. Et maintenant sois franc une fois avec ton maître… car la déception est ton naturel, même avec moi… Par quel charme subjugueras-tu ces sauvages indomptés ? — Par le pouvoir du mensonge, » répliqua Agelastès en s’inclinant profondément.

« Je te regarde comme un de ses adeptes, dit l’empereur ; et auquel de leurs faibles t’adresseras-tu ? — À leur amour de la gloire, » répondit le philosophe ; et il sortit à reculons des appartements impériaux, au moment où les officiers de la garde-robe entraient pour achever de revêtir l’empereur de ses habits de cérémonie.



  1. C’est-à-dire, de te faire condamner à la meule. a. m.