Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 201-210).


CHAPITRE XV.

LA PRISON D’ÉTAT.


Le comte de Paris et sa femme furent logés cette nuit dans le palais impérial de Blaquernal. Leurs appartements étaient contigus ; mais la porte de communication fut fermée, et des barres de fer y furent posées. Cette précaution les surprit. Cependant l’observance de la fête de l’Église leur ayant été objectée, cette excuse leur parut assez admissible, et ils cessèrent de penser à une mesure aussi extraordinaire. Ni le comte ni sa femme ne concevaient, comme on peut le croire, la moindre crainte pour leur sûreté personnelle. Marcien et Agathe ayant rempli auprès de leurs maîtres leur service habituel, les quittèrent pour aller chercher le repos dans les appartements qui étaient assignés aux officiers inférieurs du palais.

Le jour précédent s’était écoulé tout entier au milieu des embarras et de l’agitation des affaires des cérémonies ; tout avait dû porter les esprits à une sorte d’exaltation. Peut-être aussi le vin consacré aux lèvres impériales, et dont le comte Robert avait bu une seule mais copieuse rasade, avait-il plus de puissance que le jus savoureux et délicat du raisin de Gascogne, auquel le comte était habitué. Lorsqu’il s’éveilla, il pensa qu’il avait dormi longtemps, que le jour aurait dû éclairer sa chambre, et il se trouvait dans l’obscurité la plus profonde ! Quelque peu surpris, il jeta vivement les yeux autour de lui, mais il ne put rien distinguer, si ce n’est deux points d’une lumière rougeâtre qui brillaient au milieu de l’obscurité comme les yeux d’un animal sauvage qui regarde sa proie. Le comte sortit du lit pour se couvrir de son armure, précaution nécessaire si ce qu’il apercevait était réellement quelque animal dangereux échappé de sa chaîne ; mais à l’instant où il fit ce mouvement, un bruit terrible s’éleva, tel que le comte n’en avait jamais entendu, et comparable aux mugissements de mille monstres à la fois ; à ce bruit vint se joindre le cliquetis d’une chaîne de fer, comme si un animal monstrueux, voulant s’élancer vers le lit, eût été retenu fortement à l’attache. Les rugissements devinrent alors si effrayants, que le comte pensa qu’ils devaient retentir dans tout le palais. Il apercevait alors plus distinctement les deux prunelles étincelantes, et il était évident que l’animal était plus près ; mais il était impossible au comte, dans l’obscurité totale où il était plongé, de juger à quelle distance il pouvait être du danger qui le menaçait. Robert entendait la respiration du monstre, et croyait même sentir la chaleur de cette haleine ; son oreille effrayée distinguait, tout au plus à deux verges de ses membres sans défense, l’horrible grincement de dents qui s’aiguisaient les unes contre les autres, tandis que des griffes brisaient et arrachaient avec une sorte de rage des fragmens du bois de chêne qui formait le plancher. Le comte de Paris était un des hommes les plus braves de son temps, de ce temps où la bravoure était une vertu générale chez les moindres gentilshommes, et le chevalier était un descendant de Charlemagne. Il était homme cependant, et comme tel, il ne put envisager un danger aussi imprévu et aussi extraordinaire, sans une vive émotion. Ce n’était pas une alarme soudaine et irraisonnée, c’était le sentiment calme d’un extrême danger modifié par la résolution d’user de toutes ses ressources pour sauver sa vie, s’il était possible. Il se retira dans son lit, qui n’était plus un lieu de repos, étant ainsi plus éloigné de quelques pieds des deux prunelles étincelantes, qui demeuraient si invariablement fixées sur lui, que, en dépit de son courage, la nature peignait dans son imagination l’horrible tableau de ses membres déchirés, broyés et réduits en bouillie de chair et de sang dans la gueule de ce monstrueux animal. Un seul espoir de salut s’offrait à sa pensée… ce pouvait être un essai, une expérience tentée par le philosophe Agelastès ou par l’empereur son maître, dans le dessein d’éprouver le courage dont les Francs faisaient si grand bruit, et de punir l’insulte irréfléchie que le comte avait faite imprudemment à l’empereur le jour précédent.

« On a bien raison de dire, » pensait-il dans son agonie, « qu’il ne faut pas toucher la barbe du lion dans sa tanière ! Peut-être en ce moment même quelque vil esclave délibère pour décider si j’ai assez goûté de souffrance préliminaire de la mort, et s’il est temps de lâcher la chaîne qui empêche cet animal sauvage de mettre son œuvre à fin. Mais vienne la mort quand il lui plaira ! il ne sera jamais dit qu’on aura entendu le comte Robert la recevoir en implorant la compassion, ou avec des cris de douleur et de terreur. »@ Il tourna la face vers la muraille, et attendit paisiblement, en faisant un violent effort mental, la mort qu’il s’imaginait approcher rapidement.

Ses premiers sentiments s’étaient nécessairement portés sur lui-même. Le danger était trop imminent, et d’une nature trop horrible, pour lui en permettre aucun qui embrassât une vue plus étendue de son malheur ; toutes réflexions portant sur des objets plus éloignés se trouvèrent étouffées par la pensée dominante d’une mort immédiate. Mais lorsque ses idées s’éclaircirent, la situation de la comtesse s’offrit tout-à-coup à son esprit… quels maux pouvait-elle endurer en ce moment ? Et, tandis qu’il était soumis à une épreuve aussi extraordinaire, à quoi la constitution plus faible et le courage d’une femme étaient-ils réservés ? était-elle encore à quelques pas de lui, comme lorsqu’il s’était couché la veille ; ou les barbares qui avaient préparé une scène si cruelle avaient-ils profité de sa confiance imprudente et de celle de sa femme pour tramer contre elle quelque trahison du même genre, ou encore plus perfide ? Dormait-elle ou était-elle éveillée ? pouvait-elle dormir à portée de cet horrible hurlement, qui ébranlait les murs autour d’eux ? Il se décida à prononcer son nom, pour l’avertir, s’il était possible, de se tenir sur ses gardes, et de se contenter de répondre sans s’aventurer imprudemment dans l’appartement qui contenait un hôte si horriblement dangereux.

Il prononça donc le nom de sa femme, mais d’une voix tremblante, comme s’il eût craint que le féroce animal ne l’entendît.

« Brenhilda ! Brenhilda !… le danger nous menace… éveille-toi, et réponds-moi, mais ne te lève pas. » Point de réponse… « Quel homme suis-je donc devenu, » se dit-il à lui-même, « que j’appelle Brenhilda d’Aspremont comme un enfant appelle sa nourrice endormie, et cela parce qu’il y a un chat sauvage dans la même chambre que moi ? Honte à toi, comte de Paris ! que ton écusson soit lacéré, et que tes éperons soient brisés à tes talons… Hola ! hé ! » cria-t-il tout haut, mais encore d’une voix mal assurée, « Brenhilda, nous sommes attaqués, l’ennemi est près de nous ! réponds-moi, mais ne bouge pas. »

Un long rugissement poussé par le monstre fut la seule réponse. Ce cri semblait dire : « Tu n’as plus d’espérance ! » et il pénétra dans le cœur du chevalier comme l’expression même du désespoir.

« Peut-être, cependant, apporté-je trop de ménagement à faire connaître ma détresse. Holà ! hé ! mon amour ! Brenhilda ! »

Une voix triste et sépulcrale comme celle d’un habitant du tombeau lui répondit comme d’un point éloigné. « Quel est l’infortuné qui croit que les vivants peuvent l’entendre de la demeure des morts ? — Je suis un chrétien, un noble indépendant du royaume de France, répondit le comte. Hier le chef de cinq cents hommes les plus braves de France… c’est-à-dire les plus braves qui respirent sur la terre, et maintenant je suis ici sans un rayon de lumière pour m’aider à éviter un chat-tigre qui est là prêt à s’élancer sur moi et à me dévorer. — Tu es un exemple des changements de la fortune, répliqua la voix, et tu ne seras pas long-temps le dernier. Moi, qui suis maintenant à la troisième année de mes souffrances, j’étais ce puissant Ursel qui disputa à Alexis Comnène le trône de la Grèce ; trahi par mes partisans, je fus privé de la vue, le plus grand des bienfaits accordés par la nature ! J’habite ces caveaux, non loin des animaux féroces qu’on y amène quelquefois, et j’entends leurs rugissements de joie lorsque d’infortunées victimes sont livrées à leur furie. — N’as-tu donc pas entendu, reprit le comte Robert, que l’on a conduit en ces lieux, pour y recevoir l’hospitalité, un guerrier et son épouse, aux sons d’une musique nuptiale ! Ô Brenhilda ! as-tu été si jeune… si belle… conduite perfidement à la mort par ces moyens horribles ! — Ne pense pas, répondit la voix d’Ursel, que les Grecs repaissent leurs bêtes féroces de mets si délicats. Pour leurs ennemis, ce qui comprend non-seulement tous ceux qui sont réellement tels, mais encore tous ceux qu’ils craignent ou qu’ils haïssent, ils ont des donjons dont les portes ne se rouvrent jamais, des fers rouges pour brûler les yeux, des lions et des tigres lorsqu’il leur plaît d’en finir promptement avec leurs captifs… mais ces supplices ne sont réservés qu’aux hommes. Tandis que pour les femmes… si elles sont jeunes et belles, les princes ont des places dans leur lit et dans leurs harems ; on ne les emploie point non plus, comme les captives de l’armée d’Agamemnon, à puiser de l’eau à une source argienne, mais elles sont admirées et adorées de ceux que le sort a rendus maîtres de leur destinée. — Tel ne sera jamais le destin de Brenhilda ! s’écria le comte de Paris ; mais son mari vit encore pour la secourir, et quand même il mourrait, elle connaît bien le moyen de le suivre sans laisser une tache dans l’écusson de l’un ou de l’autre. »

Le captif ne répondit pas immédiatement, et il s’ensuivit un moment de silence, qui fut interrompu par Ursel. « Étranger, dit-il, quel est ce bruit que j’entends ? — Tu te trompes, je n’entends rien, répondit le comte Robert. — Mais moi j’entends ; la privation cruelle de la vue rend mes autres sens plus déliés. — Ne t’inquiète pas de cette circonstance, mon compagnon de captivité, mais attends le résultat en silence. »

Soudain une lumière obscure, rouge et enfumée, brilla dans l’appartement : le chevalier avait songé à un briquet qu’il portait d’ordinaire sur lui, et avec aussi peu de bruit que possible, il avait allumé la torche qui se trouvait à côté de son lit ; il l’approcha aussitôt des rideaux, qui, étant de mousseline, furent en un instant en flammes. Le chevalier sauta au même instant en bas de sa couche. Le tigre, car c’en était un, épouvanté par les flammes, fit un bond en arrière aussi loin que sa chaîne le lui permit, insensible à toute autre chose qu’à l’objet de sa terreur. Le comte Robert saisit un lourd escabeau de bois, la seule arme offensive qu’il trouva sous la main, et ajustant ces yeux, qui alors réfléchissaient l’éclat des flammes, et qui un moment auparavant lui avaient semblé si terribles, il lança ce fragment de chêne massif avec une vigueur qui ressemblait moins à la force humaine qu’à la violence avec laquelle un engin décharge un quartier de roc. Il avait si bien pris son temps et visé si juste, que l’arme atteignit son but avec une force incroyable. Le crâne du tigre (ce serait peut-être exagérer que de le dépeindre comme de la plus grande taille) en fut fracturé ; et à l’aide de son poignard, qu’on lui avait heureusement laissé, le comte français expédia le monstre, et eut la satisfaction de lui voir rendre la vie dans un dernier grincement de dents, et rouler dans l’agonie de la mort ses yeux effroyables.

Regardant autour de lui, il découvrit à la lueur du feu qu’il avait allumé que l’appartement où il se trouvait alors était différent de celui dans lequel il s’était mis au lit le soir précédent ; la différence qui existait entre ces deux appartements était parfaitement caractérisée par le contraste que formaient les rideaux de fine mousseline, qui brûlaient encore, avec les murailles de cachot qui entouraient le comte et la grossière escabelle dont il avait fait un si bon usage.

Le chevalier n’avait pas le loisir de tirer des conclusions ; il éteignit en hâte le feu, qui n’avait dans le fait rien à endommager, et se mit, à l’aide du flambeau, à parcourir l’appartement pour en chercher l’entrée. Il n’est guère nécessaire de dire qu’il n’aperçut point la porte de communication avec la chambre de Brenhilda : ce qui le convainquit qu’on les avait séparés la veille sous prétexte de scrupules religieux, afin d’accomplir un infâme projet de trahison sur l’un d’eux ou sur tous les deux à la fois. La partie de ses aventures de la nuit que nous avons déjà vue, et le succès si heureux qu’il avait obtenu dans un si grand danger, lui firent concevoir l’espoir, espoir auquel il ne se livrait qu’en tremblant, que Brenhilda, par sa dignité et sa valeur, serait en état de se défendre contre toute attaque de fraude ou de violence, jusqu’à ce qu’il pût trouver moyen de pénétrer jusqu’à elle et de la délivrer. « J’aurais dû avoir plus d’égard, hier au soir, à l’avertissement de Bohémond, se disait-il, qui me donna à entendre aussi clairement que s’il me l’eût dit en propres termes, que cette coupe de vin était une potion préparée avec quelque drogue ! Mais alors honte à lui comme à un chien avare ! comment pouvais-je penser qu’il soupçonnât rien de semblable, lorsque, loin de s’expliquer comme un homme de cœur, par insensibilité ou par un vil égoïsme, il m’a laissé courir le risque d’être empoisonné par l’astucieux despote ? »

Ici il entendit la voix partant du même point qu’auparavant. Holà ! hé ! holà ! étranger ! vivez-vous encore ou avez-vous été massacré ? Que signifie cette odeur étouffante de fumée ? Pour l’amour de Dieu, répondez à celui dont les yeux, fermés, hélas ! pour jamais, ne peuvent rien lui apprendre ! — Je suis délivré, répondit le comte, et le monstre destiné à me dévorer a rendu le dernier soupir. Je voudrais, mon ami Ursel, puisque tel est ton nom, que tu jouisses encore de l’avantage de la vue et que tu eusses été témoin du combat de tout à l’heure ; cela en eût valu la peine, quand même tu serais redevenu aveugle une minute après, et c’eût été d’un grand secours pour quiconque aura la tâche d’écrire mon histoire. »

Tandis qu’il exprimait ainsi la vanité qui le dominait fortement, il ne perdit pas de temps pour chercher quelque moyen de s’échapper de sa prison, car c’était le seul moyen de retrouver la comtesse. À la fin, il découvrit une porte dans le mur, mais elle était fermée par une forte serrure et des verroux. « J’ai trouvé le passage, cria-t-il, et il est dans la direction de ta voix mais comment ferai-je pour ouvrir la porte ? — Je t’apprendrai ce secret ; je désirerais pouvoir aussi aisément défaire chaque verrou qui nous sépare du grand air ; mais, pour ce qui regarde ta réclusion dans ton cachot, lève la porte de toutes tes forces ; tu élèveras les verroux jusqu’à un endroit où, en poussant la porte devant toi, ils trouveront une rainure taillée dans la muraille, et permettront à la porte de s’ouvrir. Plût à Dieu que je pusse te voir, non seulement parce qu’étant un homme courageux, tu dois faire plaisir à voir ; mais aussi parce que j’apprendrai par là que je n’ai point été plongé dans les ténèbres pour toujours. »

Tandis qu’il parlait ainsi, le comte fit un paquet de son armure, dont toutes les pièces étaient là, excepté son tranchefer, et se mit alors à faire tous ses efforts, d’après les instructions de l’aveugle, pour ouvrir la porte de sa prison. Il s’aperçut bientôt qu’il ne lui servait de rien de pousser en ligne directe ; mais lorsqu’il employa sa force de géant à élever la porte aussi haut qu’elle put aller, il eut la satisfaction de sentir que les verroux cédaient, quoique avec peine. Un espace avait été creusé de manière à leur permettre de sortir de la gâche ; et sans le secours d’aucune clef, mais par un puissant effort, un étroit passage se trouva ouvert. Le chevalier entra, portant son armure à la main.

« Je t’entends, dit Ursel, ô étranger ! et je m’aperçois que tu es venu dans le lieu de ma captivité. Pendant trois ans j’ai été occupé à creuser ces rainures correspondant aux gâches qui retenaient ces verroux, et j’ai caché la connaissance de ce secret aux gardiens de ma prison. Il me faudrait peut-être encore en creuser vingt pareilles avant d’approcher de la lumière. Quelle apparence y a-t-il que j’aie une force d’âme suffisante pour continuer cette tâche ? Cependant, croyez-moi, noble étranger, je me réjouis d’avoir aidé ainsi à votre délivrance ; car si le ciel ne bénit pas à un plus haut degré nos désirs de liberté, nous pouvons encore nous être une consolation mutuelle tant que la tyrannie nous permettra de vivre. »

Le comte Robert regarda autour de lui, et frémit en pensant qu’une créature humaine pût parler de consolation à éprouver dans un lieu qui avait tout l’air d’un tombeau vivant. Le cachot d’Ursel n’avait pas plus de douze pieds carrés ; il était voûté dans le haut et entouré de fortes murailles de pierre que le ciseau avait étroitement emmortaisées l’une dans l’autre. Un lit, un escabeau grossier semblable à celui que Robert venait de lancer à la tête du tigre, et une table également massive en composaient tout l’ameublement. Sur une longue pierre, au dessus du lit, étaient tracés ces mots succincts, mais terribles : « Zédéchias Ursel, emprisonné dans ce lieu aux Ides de mars ; A. D. ——. Mort et enterré au même endroit… » Un espace était laissé pour remplir la date. La personne du captif se distinguait à peine au milieu du désordre de ses vêtements. Ses cheveux longs et mal peignés descendaient en boucles mêlées, et se confondaient avec une barbe d’une longueur démesurée.

« Regarde-moi, dit le captif, et réjouis-toi de ce que tu peux encore voir le misérable état auquel le cœur de fer de la tyrannie peut réduire un homme, son semblable, dans cette vie et dans l’autre. — Est-ce vous, » demanda le comte Robert, dont le sang était glacé dans les veines, « qui avez eu le courage de passer votre temps à scier les blocs de pierre qui assujettissent ces verroux ? — Hélas ! répondit Ursel, que pouvait faire un homme aveugle ? Il fallait m’occuper, si je voulais conserver ma raison. Cet immense travail m’a coûté trois ans de peine, et vous ne pouvez vous étonner que j’y aie consacré tout mon temps lorsque je n’avais aucun autre moyen de l’employer. Mon cachot peut-être, et même très probablement, ne permet point de distinguer le jour de la nuit ; mais l’horloge d’une cathédrale éloignée m’annonçait comment les heures s’enfuyaient l’une après l’autre, et chacune me trouvait occupé à frotter une pierre contre une autre. Mais lorsque la porte céda à mes efforts, je m’aperçus que je n’avais fait que m’ouvrir un accès dans une prison plus forte que celle qui me renfermait. Je m’en réjouis néanmoins, puisque cette circonstance nous a réunis ; elle t’a donné une entrée dans mon cachot, et à moi un compagnon dans ma misère. — Pense à quelque chose de mieux que cela, reprit le comte Robert ; pense à la liberté… pense à la vengeance ! Je ne puis croire qu’une trahison si infâme se termine par le succès, autrement je serais forcé de dire que le ciel est moins juste que les prêtres ne nous disent. Comment t’arrive ta nourriture dans ce cachot ? — Un geôlier, qui, je pense, n’entend pas la langue grecque… du moins il ne me répond jamais et ne m’adresse jamais la parole… un geôlier m’apporte un pain et une cruche d’eau qui suffisent à soutenir ma misérable vie pendant deux jours. Je dois donc vous prier de vous retirer pendant un certain espace de temps dans la prison voisine, afin que cet homme ne puisse connaître que nous pouvons communiquer ensemble. — Je ne vois pas par où le barbare, si c’en est un, peut entrer dans mon cachot sans passer par le tien ; mais peu importe, je me retirerai dans la dernière chambre ou dans la première, quelle que soit celle de ces deux qualifications qui lui convienne, et rappelle-toi bien que ce gardien aura une prise de collet avec quelqu’un avant de terminer ses fonctions aujourd’hui. En attendant, imagine-toi être muet comme tu es aveugle, et sois sûr que l’offre de ma liberté même ne me porterait pas à abandonner la cause d’un compagnon d’infortune. — Hélas ! j’écoute tes promesses comme je fais celles de la brise du matin, qui me dit que le soleil est sur le point de se lever, quoique je sache que moi je ne le verrai jamais. Tu es un de ces chevaliers intrépides, et ne désespérant de rien, que depuis tant d’années l’Europe envoie tenter des impossibilités : je ne puis donc attendre de ta part que des projets de délivrance aussi peu solidement bâtis que les bulles de savon qu’un fol enfant s’amuserait à enlever. — Aie meilleure opinion de nous, vieillard, » dit le comte Robert en se retirant ; « ou du moins laisse-moi mourir sans me glacer le sang, et dans la croyance qu’il m’est possible d’être réuni à ma bien-aimée Brenhilda. »

En parlant ainsi il se retira dans son propre cachot, et replaça la porte de manière que le travail d’Ursel, qu’une solitude de trois ans pouvait seule en effet avoir achevé, échappât à l’œil du gardien lorsqu’il viendrait faire sa visite.

« Je joue de malheur, » dit-il, lorsqu’il se trouva de nouveau dans sa propre prison (car il pensait naturellement que celle dans laquelle le tigre avait été enchaîné lui était destinée), « je joue de malheur de n’avoir pas trouvé un compagnon de captivité jeune et vigoureux, au lieu d’un homme décrépit par les suites de son emprisonnement, aveugle, abattu, incapable d’aucun effort. Mais la volonté de Dieu soit faite ! je ne laisserai pas derrière moi le pauvre malheureux que j’ai trouvé dans une telle situation, quoiqu’il soit hors d’état de m’aider à accomplir ma délivrance, et qu’il doive plus probablement la retarder. En attendant, avant d’éteindre la torche, voyons si, en examinant de près, nous pourrons découvrir quelque autre porte que celle qui conduit dans le cachot de l’aveugle. S’il en est autrement, je dois soupçonner que j’ai été descendu à travers le plafond. Cette coupe de vin… cette muse, comme ils l’appelaient, avait plus le goût d’une médecine que d’une liqueur propre à faire raison à un gai convive. »

Il commença donc un examen attentif des murailles, qu’il se décida à terminer en éteignant la torche, afin de pouvoir saisir, dans l’obscurité et par surprise, la personne qui entrerait dans son cachot. Pour le même motif, il traîna dans le coin le plus obscur le cadavre du tigre, et le cacha avec le reste des couvertures du lit, se jurant en même temps de prendre un demi-tigre pour cimier, s’il avait le bonheur, ce dont son courage intrépide ne lui permettait pas de douter, de se tirer du présent danger ; « mais, ajouta-t-il, si ces vassaux nécromanciens de l’enfer conjurent le diable contre moi, que ferai-je alors ? Et la probabilité est si grande qu’il me semble que je m’abstiendrai volontiers d’éteindre le flambeau. Cependant c’est un enfantillage pour un chevalier armé dans la chapelle de Notre-Dame des Lances rompues de faire quelque différence d’une chambre éclairée à une chambre plongée dans les ténèbres. Qu’il vienne autant de démons que le cachot pourra en contenir, et nous verrons si je ne les reçois pas comme il convient à un chevalier chrétien. D’ailleurs très certainement Notre-Dame, à laquelle j’ai toujours été sincèrement dévoué, considérera comme un sacrifice agréable à Sa Sainteté que je me sois arraché des bras de ma Brenhilda en l’honneur de l’avent, que j’aie ainsi causé notre malheureuse séparation. Esprits infernaux ! je vous défie en corps et en esprit, et je réserve les restes de ce flambeau pour quelque occasion plus convenable. » À ces mots, il éteignit la torche contre la muraille, et s’assit tranquillement dans un coin pour observer ce qui se passerait.

Les réflexions se succédaient rapidement dans son esprit ; sa confiance dans la fidélité de sa femme, dans sa force et son activité extraordinaire étaient sa plus grande consolation ; et le danger qu’elle pouvait courir n’avait pas le pouvoir de lui apparaître sous une forme si terrible qu’il ne trouvât du soulagement dans ces réflexions : « Elle est pure comme la rosée des cieux, et le ciel n’abandonnera pas ce qui est de son domaine. »