Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 210-221).


CHAPITRE XVI.

L’ORANG OUTANG.


Étrange imitation de l’homme qui te voit avec dégoût et te méprise ; objet tout à la fois de honte et de dérision pour nous ! Où doit être poussée la bizarrerie de nos idées avant que nous puissions prendre plaisir à voir notre propre image, notre orgueil et nos passions se réfléchir dans un corps aussi grotesque que le tien !
Anonyme.


Le comte Robert de Paris s’étant blotti derrière les ruines du lit, de manière à ne pouvoir être aisément aperçu, à moins qu’une forte lumière ne vînt éclairer tout-à-coup le cachot, attendit avec anxiété comment et de quelle manière le geôlier, chargé de porter la nourriture aux prisonniers, lui apparaîtrait. Il n’attendit pas long-temps l’objet de ses observations. Une lumière se montra à demi, et comme partant d’une trappe à la voûte du cachot, et une voix prononça ces mots en anglo-saxon. — « Saute, vaurien ; allons, dépêchons-nous ; saute, mon bon Sylvain, montre-nous l’activité de Ta Seigneurie. » Un ricanement étrange d’une voix rauque répondit à cet ordre d’une manière tout-à-fait inintelligible pour le comte Robert, mais d’un ton qui pouvait faire présumer que celui à qui l’ordre était donné n’était guère disposé à s’y soumettre.

« Eh ! quoi, monsieur, vous faites des difficultés ? Si vous êtes si paresseux, il faudra donner une échelle à Votre Seigneurie, et peut-être un coup de pied dans le derrière pour hâter son voyage. » Au même instant, quelque chose qui avait la forme humaine et d’une taille démesurée, sauta par la trappe, quoique la hauteur pût être de plus de quatorze pieds. Cet être était d’une stature gigantesque ayant plus de sept pieds de haut : dans sa main gauche il tenait une torche, et dans sa droite un peloton de soie fine, qui, se dévidant à mesure qu’il descendait, ne s’était point rompu quoiqu’il fût aisé de penser qu’il ne pouvait servir d’aucun support à une créature d’une semblable taille. Il tomba légèrement et sans aucun accident sur ses pieds ; et comme si le sol eût été élastique, il fit un autre saut en l’air de manière à toucher presque la voûte. Dans cette cabriole, la torche qu’il portait s’éteignit ; mais cet étrange geôlier la fit tournoyer autour de sa tête avec une rapidité extraordinaire, de sorte qu’elle se ralluma. Il parut du moins que c’était son dessein, car il essaya de s’assurer qu’il y avait réellement réussi, en approchant, comme avec précaution, sa main gauche de la flamme de la torche. Cette expérience pratique eut un résultat auquel cette créature ne s’attendait sans doute pas, car elle poussa un cri de douleur, secouant la main brûlée, et semblant murmurer une plainte. « Fais attention à toi, Sylvain ! » dit la même voix en anglo-saxon, et d’un ton grondeur ; « ho ! là-bas ! occupe-toi de ton devoir, Sylvain ! porte de la nourriture à l’aveugle, et ne reste pas là à prendre tes ébats, si tu veux que je t’envoie une autre fois seul pour t’acquitter d’une telle mission ! »

La créature… car il serait ridicule de lui donner le nom d’homme… tourna les yeux en haut du côté d’où partait la voix, et répondit par une grimace horrible et en agitant son poing ; cet être se mit néanmoins aussitôt à défaire un paquet, et à fouiller dans les poches d’une espèce de jaquette et de pantalon qu’il portait, cherchant un trousseau de clefs, qu’il tira enfin ; alors il prit un pain dans le paquet ; puis chauffant la pierre de la muraille, il y fixa la torche avec un morceau de cire, et examina alors avec soin pour trouver la porte du cachot du vieillard, et bientôt l’ayant trouvée il l’ouvrit avec une des clefs du trousseau. Dans le passage, Sylvain parut chercher une pompe, où il remplit une cruche. Il revint avec les restes de l’ancien pain et de la cruche d’eau, mangea un morceau, comme par jeu, et faisant presque aussitôt une épouvantable grimace, rejeta les fragments du pain. Le comte de Paris observait avec anxiété tous les mouvements de cet animal inconnu. Sa première pensée fut qu’un être, dont les membres surpassaient tellement en grandeur ceux de l’homme, dont les grimaces étaient si épouvantables, et dont l’agilité paraissait merveilleuse, ne pouvait être que le diable lui-même ou quelque démon inférieur, et ses fonctions dans ces sombres demeures ne semblaient nullement difficiles à deviner. Néanmoins la voix d’homme qu’il avait entendue était moins celle d’un nécromancien évoquant un démon, que celle d’une personne qui donne des ordres à un animal sauvage sur lequel elle a obtenu un grand empire.

« Honte à moi, dit le comte, si je souffrais qu’un misérable singe… (car c’est le nom, je crois, de cette bête qui ressemble au diable, quoiqu’elle soit deux fois aussi grande que les animaux de la même espèce que j’aie jamais vus) m’empêchât de recouvrer la lumière du jour et ma liberté ; observons seulement avec attention, et il y a à parier que ce gentilhomme velu nous servira de guide vers les régions supérieures. »

Sur ces entrefaites, cette créature bizarre, qui fouillait dans tous les recoins, découvrit enfin le corps du tigre… le toucha, le remua, en faisant mille contorsions, et sembla se lamenter et s’étonner de sa mort. Tout-à-coup Sylvain parut frappé de l’idée que le tigre devait avoir été tué par quelqu’un, et le comte Robert eut le chagrin de le voir saisir de nouveau la clef et s’élancer vers la porte de la prison d’Ursel avec une telle rapidité, que, si son intention avait été de l’étrangler, il eût mis son dessein à exécution avant que le comte de Paris eût pu l’en empêcher. Probablement Sylvain se convainquit par des raisons qui lui parurent satisfaisantes, que la mort du tigre n’avait pu être causée par le malheureux Ursel, mais qu’elle était due à quelqu’un caché dans la première prison.

Grommelant lentement entre ses dents et ayant l’air de se parler à lui-même, tout en regardant avec soin dans chaque coin, cet être colossal, si rapproché et cependant si éloigné de la forme humaine, marchait à pas de loup le long des murailles, déplaçant tout ce qu’il croyait capable de soustraire un homme à ses regards. Il avançait ses grands bras et ses grandes jambes, et ses yeux perçants, attentifs à découvrir l’objet de ses recherches, examinaient soigneusement, à l’aide de la torche, tous les recoins du cachot.

En considérant le voisinage de la ménagerie d’Alexis, le lecteur, au point où nous en sommes arrivés, ne peut guère douter que l’être en question, dont la figure avait paru si problématique au comte de Paris, ne fût un individu de cette espèce gigantesque de singe… si ce n’est pas même quelque animal plus rapproché de notre nature… auquel les naturalistes ont donné le nom d’orang-outang. Cet animal diffère des autres variétés de la famille des singes en ce qu’il est comparativement plus docile et plus serviable ; quoique possédant la faculté d’imitation commune à toute la race, cependant il en fait usage moins pour contrefaire simplement les actions de l’homme, que par un désir de perfectionnement et d’instruction tout-à-fait inconnu aux autres branches de la même famille. L’aptitude à s’instruire dont il est doué est étonnante, et probablement, s’il était placé dans des circonstances favorables, on pourrait l’appliquer à un très grand nombre d’usages domestiques ; mais l’ardeur des recherches scientifiques n’a jamais procuré de tels avantages à cet animal. Le dernier dont nous ayons entendu parler, fut rencontré dans l’île de Sumatra… il était d’une grosseur et d’une force considérables, et avait plus de sept pieds. Il mourut, défendant en désespéré son innocente vie contre un détaché d’Européens, qui, nous ne pouvons nous empêcher d’en faire la réflexion, eussent pu mieux employer la supériorité que leur donnaient leurs connaissances sur le pauvre habitant de la forêt. Ce fut probablement cet être rarement aperçu, mais que l’on n’oublie jamais lorsqu’on l’a vu une fois, qui donna naissance aux fables du dieu Pan, accompagné de ses sylvains et de ses satyres ; et même si ce n’était le don de la parole, que nous ne pouvons supposer qu’aucun individu de la famille ait possédé, nous serions porté à croire que le satyre aperçu dans le désert par saint Antoine appartenait à cette race.

Nous pouvons, en conséquence, en croire les annales qui attestent que la collection d’histoire naturelle appartenant à Alexis Comnène contenait un animal de cette espèce, qui avait été rendu domestique et apprivoisé à un point étonnant, et qui montrait un degré d’intelligence que l’on ne rencontrera peut-être jamais chez aucun autre de ces animaux. Après ces explications nous reprenons le fil de notre histoire.

L’animal s’avançait à pas longs et silencieux : son ombre réfléchie sur la muraille, lorsqu’il tenait la torche de manière à la rendre visible aux yeux du Franc, formait une représentation de son grand corps et de ses membres démesurés qui ressemblait au portrait du diable. Le comte Robert demeurait dans sa cachette, peu pressé de commencer un combat dont il était impossible de prévoir le résultat. L’homme des bois approchait toujours, et chaque pas qu’il faisait en avant causait au comte un battement de cœur qu’on eût presque entendu, à l’idée de se trouver en face d’un danger d’une nature si étrange et si nouvelle. À la fin, cet être singulier s’approcha du lit, ses yeux hideux se fixèrent sur ceux du comte, et aussi étonné que Robert, il recula de quinze pas en arrière d’un seul bond, en poussant instinctivement un cri de terreur ; ensuite il revint sur la pointe des pieds, étendant en avant autant qu’il le pouvait sa torche entre lui et l’objet de ses craintes, comme pour le voir bien en s’approchant le moins possible. Le comte Robert saisit un fragment du bois de lit, assez fort pour former une espèce de massue, avec laquelle il menaça le naturel des forêts.

Suivant toute apparence l’éducation de cette pauvre créature, comme beaucoup d’autres éducations, n’avait point été faite sans l’emploi des coups, dont il avait le souvenir aussi présent que celui des leçons qu’ils avaient servi à lui inculquer. Le comte Robert de Paris était homme à découvrir au premier coup d’œil qu’il avait sur son ennemi un ascendant qu’il n’avait pas soupçonné. Il redressa sa taille martiale, et d’un pas aussi fier que s’il triomphait dans la lice, s’avança en menaçant son ennemi de sa massue, comme s’il eût brandi contre son antagoniste le redoutable tranchefer. D’un autre côté, l’homme des bois lâcha pied, et convertit la circonspection de son mouvement en avant en une retraite non moins prudente. Néanmoins il n’avait point renoncé à toute résistance : il poussait des cris inarticulés d’un ton irrité, opposait sa torche à l’ennemi, et paraissait sur le point d’en frapper le croisé. Le comte Robert résolut de prendre son adversaire en défaut, tandis qu’il était influencé par la crainte, et privé de la supériorité naturelle, en force et en agilité, que sa conformation singulière semblait impliquer. Maniant donc fort habilement son arme, le comte menaça son sauvage antagoniste d’un coup sur le côté droit de la tête, puis détournant soudainement le coup, le frappa sur la tempe gauche ; en une minute il le tint sous son genou et tira son poignard.

L’orang-outang, ignorant la nature de cette nouvelle arme, essaya en même temps de se relever de terre, de renverser son antagoniste, et de lui arracher le poignard de la main. Il eut probablement réussi dans le premier de ces projets ; déjà il s’était redressé sur les genoux, et paraissait devoir reprendre le dessus, lorsqu’il s’aperçut que le chevalier, en retirant vivement le poignard, lui avait fortement coupé la main ; alors voyant diriger cette arme tranchante contre sa gorge, le singe comprit probablement que sa vie était entre les mains de son ennemi. Il se laissa renverser en arrière sans faire plus de résistance, en laissant échapper un cri lamentable, qui avait quelque chose de la voix humaine. Il se couvrit les yeux de la main qui n’était pas blessée, comme s’il eût voulu éviter de voir venir la mort.

Le comte Robert, malgré sa frénésie belliqueuse, était naturellement un homme doux et modéré, et bon surtout envers les animaux. Une pensée le frappa tout-à-coup : « Pourquoi arracher à ce monstre infortuné une existence après laquelle il n’y a rien pour lui ? Et après tout, n’est-ce pas quelque prince ou quelque chevalier transformé en cette figure grotesque, pour aider à surveiller ces cachots et les étonnantes aventures qui s’y accomplissent ? ne me rendrais-je pas alors coupable d’un crime, en le tuant, lorsqu’il s’est remis à discrétion, ce qu’il a fait aussi complètement que sa métamorphose le lui permettait ; et si c’est réellement une créature animale, ne peut-il pas avoir quelque sentiment de reconnaissance ? J’ai entendu les ménestrels chanter le lai d’Androclès et du Lion. Je me tiendrai sur mes gardes avec lui. »

En parlant ainsi, il se leva de dessus l’homme des bois, et lui permit seulement de se relever. L’animal sembla apprécier sa clémence, car il laissa échapper une espèce de murmure d’un ton de voix bas et suppliant, qui semblait à la fois demander grâce et remercier de la faveur qu’on lui avait déjà accordée. Il pleura aussi en voyant le sang couler de sa blessure ; et avec un visage inquiet, qui ressemblait davantage à une figure humaine, depuis qu’il y avait une expression de souffrance, il attendit, en tremblant, les ordres d’un être plus puissant que lui.

La poche que le chevalier portait sous son armure, et qui ne pouvait contenir que peu d’objets, renfermait cependant un baume vulnéraire, dont le comte avait souvent besoin, un peu de charpie, et un petit paquet de bandages. Le chevalier s’en empara, et fit signe à l’animal de lui présenter sa main blessée. L’homme des bois obéit avec hésitation et répugnance, et le comte Robert y appliqua le baume et l’appareil, disant à son malade, en même temps, d’un ton de voix sévère, « que peut-être il était mal d’employer à cet usage un baume composé pour l’utilité des plus nobles chevaliers ; mais que, si le Sylvain laissait paraître la moindre envie de payer d’ingratitude un semblable bienfait, lui, Robert, l’en punirait aussitôt en plongeant jusqu’au manche dans ses entrailles maudites le poignard avec la pointe duquel il avait déjà fait connaissance. »

Le Sylvain regardait fixement le comte Robert, comme s’il eût compris le langage qu’il lui tenait, et, poussant un de ses murmures accoutumés, il se courba jusqu’à terre, baisa les pieds du chevalier, et, embrassant ses genoux, sembla lui jurer une reconnaissance et une fidélité éternelles. En conséquence, lorsque le comte se retira près du lit et revêtit son armure pour attendre que l’on rouvrît la trappe, l’animal s’assit à ses côtés, portant les yeux dans la même direction, et sembla aussi en attendre tranquillement l’ouverture.

Après une attente d’environ une heure, un léger bruit se fit entendre dans la chambre au dessus, et l’homme sauvage tira le Franc par son manteau, comme pour appeler son attention sur ce qui allait se passer. La même voix qui s’était déjà fait entendre, après avoir sifflé une ou deux fois, appela : « Sylvain, Sylvain ! à quoi donc t’amuses-tu ? Viens à l’instant, ou, par la croix, tu me payeras ta nonchalance ! »

Le pauvre monstre, comme Trinculo aurait pu l’appeler, sembla parfaitement comprendre le sens de cette menace, et le témoigna en se serrant contre le comte Robert, faisant entendre en même temps un accent plaintif, comme pour implorer la protection du chevalier. Oubliant la grande invraisemblance qu’il y avait, même dans sa propre opinion, que la pauvre créature pût le comprendre, le comte Robert dit : « Eh quoi, l’ami ! as-tu déjà appris la prière des courtisans de ce pays, par laquelle ils demandent la permission de parler et de vivre. Ne crains rien, pauvre créature… je suis ton protecteur. — Sylvain ! ho ! » cria de nouveau la voix ; « quel compagnon as-tu trouvé en route ?… quelqu’un des démons ou des esprits des hommes tués dans ces cachots, qui, dit-on, s’y promènent fréquemment ? ou tiens-tu conversation avec ce vieux rebelle d’aveugle grec ?… Ou enfin, ce qu’on dit de toi est-il vrai, que tu parles intelligiblement quand tu le veux, et que tu pousses des sons inarticulés seulement dans la crainte que l’on ne t’envoie travailler ? Arrive, chien de paresseux ; tu auras une échelle pour monter, quoique tu n’en aies pas plus besoin qu’une chouette pour monter sur le clocher de la cathédrale de Sainte-Sophie. Grimpe donc, ajouta l’homme en descendant une échelle par la trappe, et ne me donne pas la peine de descendre te chercher, ou, autrement, par saint Swithin, il t’en arrivera malheur ! Monte donc comme un brave garçon, et pour cette fois je te dispenserai du fouet. »

L’animal, apparemment, fut touché de cette rhétorique ; car, d’un air triste que le comte Robert put voir au moyen de la torche presque éteinte, il sembla lui dire adieu, et s’approcha lentement de l’échelle avec toute la bonne volonté qu’un condamné apporte à exécuter la même manœuvre. Mais du moment où le comte prit un air de mécontentement et agita son redoutable poignard, l’animal intelligent parut tout-à-coup avoir pris sa résolution, et joignant fortement les mains comme quelqu’un qui a pris son parti, il s’éloigna du pied de l’échelle, et alla se placer derrière le comte Robert, Toutefois, en faisant cela, il avait l’air d’un transfuge qui se sent peu à son aise, lorsqu’il est appelé à combattre son ancien commandant.

Au bout d’un court intervalle, la patience du gardien fut épuisée, et désespérant de voir venir le Sylvain de lui-même, il résolut d’aller le chercher. Il descendit l’échelle, avec un trousseau de clefs dans une main, tandis que l’autre l’aidait à descendre ; il portait une espèce de lanterne sourde, dont le fond était façonné de manière à la porter sur la tête comme un chapeau. Il avait à peine posé le pied sur le sol, qu’il se trouva entouré des bras nerveux du comte de Paris. La première idée du geôlier fut qu’il était saisi par le Sylvain récalcitrant…

« Eh bien, coquin ! dit-il, laisse-moi aller, ou tu périras de ma main. — Tu périras toi-même, » répondit le comte, qui comprenait quel avantage lui donnaient la surprise de son adversaire, et sa propre habileté à lutter.

« Trahison ! trahison ! » s’écria le gardien, reconnaissant à la voix du chevalier qu’un étranger s’était mis de la partie. « Au secours, hé ! là haut, au secours, Hereward… Varangien !… Anglo-Saxon, ou quelque maudit nom que tu portes ! »

Tandis qu’il parlait ainsi, la main de fer du comte Robert le saisit à la gorge et lui coupa la parole. Ils tombèrent lourdement sur le sol du cachot, le geôlier dessous, et Robert de Paris, dont la nécessité excusait l’action, plongea son poignard dans la gorge du misérable. Au même moment, le bruit d’une armure se fit entendre, et descendant rapidement l’échelle, notre vieille connaissance Hereward se trouva au milieu du cachot. La lumière qui avait roulé de dessus la tête du geôlier le montrait baigné de sang et rendant le dernier soupir sous la main de l’étranger qui le serrait toujours. Hereward n’hésita point à voler à son secours, et saisissant le comte de Paris avec le même avantage que celui-ci avait eu sur son adversaire un moment auparavant, il le retint fortement sous lui la face contre terre. Le comte Robert était un des hommes les plus vigoureux de ce siècle guerrier ; mais il en était de même du Varangien ; et si ce dernier avait obtenu un avantage décidé en plaçant son antagoniste sous lui, on n’aurait certainement pas pu deviner comment aurait tourné le combat.

« Rends-toi ! comme vous le dites dans votre jargon, rescousse ou non rescousse, s’écria le Varangien, ou meurs sous la pointe de mon poignard ! — Un comte français ne se rend jamais, » répondit Robert qui commença à deviner à quelle sorte de personne il avait affaire, « surtout à un esclave vagabond comme toi ! » À ces mots, il fit un effort pour se relever, tellement subit, violent et puissant, qu’il se serait débarrassé de l’étreinte du Varangien, si Hereward, employant toute sa force extraordinaire, n’eût lutté pour conserver ses avantages, et levé son poignard, afin de terminer définitivement le combat ; mais un ricanement bruyant, qui n’avait rien d’humain, se fit entendre en ce moment. Le bras étendu du Varangien fut saisi avec vigueur, tandis qu’un bras rude, s’enlaçant autour de son cou, le renversa sur le dos et donna au comte français la facilité de se remettre sur pied.

« Mort à toi, misérable ! » dit le Varangien, sachant à peine qui il menaçait ; mais l’homme des bois gardait, à ce qu’il paraît, de terribles souvenirs des prouesses de l’humanité. Il s’enfuit rapidement au haut de l’échelle, et laissa Hereward et son libérateur vider leur querelle comme bon leur semblerait.

Les circonstances semblaient promettre un combat désespéré : tous deux étaient de haute stature, forts et courageux, tous deux portaient une armure défensive, et le poignard terrible était leur seule arme offensive, lis s’arrêtèrent, se regardant l’un l’autre, et examinèrent attentivement leurs moyens respectifs de défense avant de hasarder un coup qui, s’il manquait son but, devait être certainement rendu d’une manière fatale à celui qui l’aurait porté. Pendant cette pause effrayante, un éclat de lumière brilla du haut de la trappe, et en même temps le visage sauvage et alarmé de l’homme des bois parut, regardant en bas à la clarté d’une torche récemment allumée, qu’il descendait dans le cachot, aussi bas qu’il le pouvait.

« Combats bravement, camarade, dit le comte Robert de Paris, car nous ne nous battons plus en particulier, ce respectable personnage ayant jugé à propos de se constituer juge du combat. »

Quoique dans une situation fort peu sûre, le Varangien regarda en l’air, et fut si frappé de l’expression bizarre et effrayée des traits de cette étrange créature, et de la lutte entre la curiosité et la terreur qui se peignait dans ses regards, qu’il ne put s’empêcher d’éclater de rire.

« Sylvain est de ceux, dit-il, qui aimeraient mieux tenir la chandelle aux acteurs dans une danse si formidable que d’y prendre part eux-mêmes. — Y a-t-il donc une nécessité absolue à ce que toi et moi nous la dansions ? demanda le comte. — Aucune que notre bon plaisir, répondit Hereward ; car je soupçonne qu’il n’existe entre nous nulle cause légitime de querelle qui exige que nous la vidions en un tel lieu et devant un tel témoin. Tu es, si je ne me trompe, le Franc audacieux qui fut hier soir emprisonné en ce lieu avec un tigre, enchaîné à peu de distance de son lit ? — Oui, répondit le comte. — Et où est le tigre ? — Il est étendu là-bas, pour ne pas causer à l’avenir plus de terreur que le daim, dont il a pu faire sa proie de son vivant. » Il montra du doigt le corps du tigre, qu’Hereward examina à la clarté de la lanterne sourde dont nous avons déjà parlé.

« Et ainsi, ceci est l’œuvre de tes mains ? » dit l’Anglo-Saxon étonné.

— Très certainement… » répondit le comte avec indifférence.

« Et tu as tué le camarade qui montait avec moi cette étrange garde ? demanda encore le Varangien. — Mortellement blessé pour le moins. — Si votre patience me le permet, je vous serai obligé d’un moment de trêve, tandis que j’examinerai sa blessure, dit Hereward. — Assurément, répondit le comte ; puisse se dessécher le bras qui frappe en traître un antagoniste sans défense ! »

Sans exiger plus de garanties, le Varangien quitta la posture qu’il avait prise pour se tenir en garde, et se mit, à l’aide de la lanterne sourde, à examiner la blessure du premier homme qui s’était présenté au combat, et qui semblait, par son costume romain, être un soldat des cohortes appelées les immortels. Il le trouva dans l’agonie de la mort, mais encore en état de parler.

« Ainsi, Varangien, te voilà venu enfin… et c’est à ta lenteur ou à ta trahison que je dois imputer mon sort… ne me réponds pas, c’est inutile !… l’étranger m’a frappé au dessus de l’os du cou… Si nous étions demeurés long-temps ensemble, ou que nous nous fussions rencontrés souvent, je t’en aurais fait autant, pour effacer la mémoire de certains faits qui se sont passés à la Porte d’Or… Je connais trop bien l’usage du poignard, pour ne pas savoir à quoi m’en tenir sur un coup frappé sur l’os du cou par une main si vigoureuse… Je la sens venir. L’immortel, comme on l’appelle, devient maintenant, si les prêtres disent vrai, un immortel tout de bon, et l’arc de Sebastes de Mitylène est brisé avant que son carquois soit à moitié vidé. »

Le voleur grec tomba à la renverse dans les bras d’Hereward, et termina sa vie par un gémissement qui fut le dernier son qu’il fit entendre. Le Varangien étendit le corps sur le sol du cachot

« Voilà un cas embarrassant, dit-il ; je ne suis certainement pas tenu de mettre à mort un homme brave, quoique mon ennemi de nation, parce qu’il a tué un mécréant qui méditait de m’assassiner moi-même. Ce n’est point non plus dans un pareil lieu ni à la clarté d’une semblable lumière que nous pouvons nous battre comme il convient aux champions de deux nations. Laissons dormir cette querelle pour le présent… Qu’en penseriez-vous, noble comte, si nous ajournions le combat, jusqu’au moment où nous aurons effectué votre délivrance des cachots de Blaquernal, et vous aurons rendu à vos amis et à ceux qui suivent votre bannière ? Si un pauvre Varangien pouvait vous être utile dans cette affaire, refuseriez-vous, lorsqu’elle serait terminée, de vous mesurer avec lui en combat régulier, soit avec les armes de votre nation, soit avec les siennes ? — Si, répondit le comte Robert, comme ami ou comme ennemi, tu veux étendre tes services jusqu’à ma femme, qui est aussi emprisonnée quelque part dans ce palais inhospitalier, sois assuré que, quel que soit ton rang, quel que soit ton pays, quelle que soit ta condition, Robert de Paris, à ton choix, ou te tendra la main droite en signe d’amitié, ou la lèvera pour se mesurer avec toi loyalement et en homme de cœur dans un combat, non de haine, mais d’honneur et d’estime : j’en fais le serment par l’âme de Charlemagne, mon aïeul, et par l’autel de ma patronne, Notre-Dame des Lances rompues. — Cela suffit. Je suis aussi tenu de secourir la comtesse votre femme, quoique je ne sois qu’un pauvre exilé, que si je me trouvais à la tête des rangs de la chevalerie ; car si quelque chose peut nous rendre la cause du mérite et de la bravoure encore plus sacrée, c’est de voir cette cause unie à celle d’une femme sans défense et dans l’infortune. — Je devrais me taire maintenant, sans accabler ta générosité de nouvelles demandes : néanmoins tu es un homme à qui, si la fortune ne t’a pas fait sortir des rangs de la noblesse, la Providence a rendu plus de justice en te donnant un cœur plus noble que l’on n’en voit parfois chez ceux qui sont attachés au corps brillant de la chevalerie. Dans ces cachots languit, car je ne peux dire qu’il vit, un vieillard aveugle, qui depuis trois ans ne connaît que sa prison ; il n’a d’autre nourriture que du pain et de l’eau, de communication qu’avec un gardien brutal ; et si la mort peut jamais apparaître comme un libérateur, ce doit être pour ce vieillard privé de la lumière. Qu’en dis-tu ? Ne pourrait-il profiter, dans l’état de misère inexprimable où il est réduit, de la seule occasion de recouvrer sa liberté, qui lui doive être jamais offerte ? — Par saint Dunstan, répondit le Varangien, tu tiens véritablement le vœu que tu as fait de redresser les injustices ! Ta propre situation est à peu près désespérée, et tu veux la rendre tout-à-fait telle en y unissant la destinée de tous les malheureux que le sort te fait rencontrer en chemin ! — Plus nous chercherons à soulager de misères humaines, dit le comte de Paris, plus nous emporterons avec nous les bénédictions de nos saints miséricordicux, et de Notre-Dame des Lances rompues, qui voit avec tant de douleur toute espèce d’infortunes ou de souffrances humaines, excepté celles qui arrivent dans l’intérieur de la lice. Mais allons, vaillant Anglo-Saxon, donne-moi une prompte réponse ; il y a dans ta figure quelque chose de franc et de sensé, et c’est avec la plus grande confiance que je désire nous voir partir tous deux à la recherche de ma bien-aimée comtesse ; et lorsque sa délivrance sera effectuée, elle nous sera d’un grand secours pour achever celle des autres. — Soit, nous allons nous mettre à la recherche de la comtesse Brenhilda, et si, lorsque nous l’aurons délivrée, nous nous trouvons assez forts pour rendre la liberté au vieil aveugle, ma lâcheté ou mon manque de compassion ne seront jamais un obstacle à cette entreprise. »