Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 222-228).


CHAPITRE XVII.

LES CONSPIRATEURS.


Il est étrange que dans les mines sombres et sulfureuses où l’ambition entasse les aliments de la foudre endormie, l’Amour en approche sa petite torche, et fasse éclater l’explosion terrible, au moment où l’on y songe le moins.
Anonyme.


Le même jour, vers midi, Agelastès eut une conférence avec Achille Tatius, nu milieu des ruines du temple égyptien où nous avons déjà dit qu’Hereward avait eu une entrevue avec le philosophe. Ils s’abordèrent dans une situation d’esprit fort différente ; Tatius était sombre, triste et abattu, tandis que le philosophe conservait l’indifférence calme qui lui avait valu et qui lui méritait en quelque sorte le titre d’éléphant. — Tu recules, Achille Tatius, dit le philosophe, après avoir franchement fait tête à tous les dangers dont l’obstacle te séparait de la grandeur ; tu es comme le fol enfant qui avait dirigé le cours de l’eau sur la roue du moulin, et qui, après y avoir réussi, au lieu d’en tirer le parti convenable, se laissa effrayer en la voyant en mouvement. — Tu me juges mal, Agelastès, répondit l’Acolouthos, très mal ; je suis seulement comme le marin, qui, bien déterminé à faire un voyage de long cours, ne peut cependant s’empêcher de jeter un œil attristé sur le rivage avant de le quitter peut-être pour toujours. — Il peut avoir été bon de songer à cela ; mais pardonnez-moi, brave Tatius, si je vous dis que le calcul eût dû être terminé à l’avance, et que le petit-fils d’Alguric le Hun aurait dû supputer les chances et les conséquences avant d’étendre la main vers le diadème de son maître. — Silence ! pour l’amour du ciel, » dit Tatius, regardant autour de lui : « ceci, tu le sais, est un secret entre nous deux ; car si Nicéphore, le césar, l’apprenait, où en serions-nous, nous et notre conspiration ? — Nos corps seraient au gibet probablement, répondit Agelastès, et nos âmes, ayant fait divorce avec eux, seraient sur la voie des secrets que tu as si bien gardés jusqu’à aujourd’hui. — Fort bien ; mais la possibilité d’un sort semblable ne devrait-elle pas nous rendre prudents ? — Oui, des hommes prudents si vous voulez, mais non des enfants timides. — Les murailles peuvent entendre, » dit le Suivant, baissant la voix. « J’ai lu que Denys-le-Tyran avait une oreille[1] qui lui transmettait les secrets qu’on laissait échapper dans sa prison d’état à Syracuse. — Et cette oreille est encore stationnaire à Syracuse. Dites-moi, mon très crédule ami, craignez-vous qu’elle n’ait été transportée ici en une nuit, comme les Latins pensent que le fut la chapelle de Notre-Dame de Lorette ? — Non, mais dans une affaire si importante on ne peut user de trop de précaution. — Très bien, le plus prudent des candidats à l’empire, et le plus froid des chefs militaires. Apprenez que le césar, pensant, je m’imagine, qu’il n’y a aucune chance que l’empire tombe à aucun autre qu’à lui, s’est mis dans la tête de considérer sa succession au trône d’Alexis comme une chose naturelle ; en conséquence, comme les choses naturelles sont celles pour lesquelles on se tracasse peu, il a laissé tout le soin de servir ses intérêts dans cette importante occasion à toi et à moi ; tandis que cet imbécile voluptueux est devenu lui-même fou… de quoi croiriez-vous ? de quelque chose entre l’homme et la femme… femme dans ses traits, dans ses membres et dans une partie de ses vêtements, mais, saint George me soit en aide ! très masculine dans le reste de son costume, dans ses goûts et dans ses occupations. — Tu veux parler, sans doute, de l’épouse guerrière de ce Franc à la main de fer, qui a mis, hier au soir, en pièces, d’un seul coup de poing, le lion d’or de Salomon ? Par saint George, le moins qui puisse revenir d’un semblable amour, ce sont des os brisés ! — Ceci n’est pas tout-à-fait aussi improbable que de voir arriver de Syracuse, en un instant, l’oreille de Denys ; mais il est présomptueux en raison de l’influence que sa bonne mine supposée lui a obtenue parmi les dames grecques. — Il est trop présomptueux, je suppose, pour faire la part convenable de sa situation comme césar, et la perspective qu’il a d’être empereur. — En attendant, je lui ai promis une entrevue avec sa Bradamante, qui pourrait bien récompenser ses tendres épithètes de zoé hai psuchê[2], en séparant son âme amoureuse de sa personne sans rivale. — Et en attendant aussi, tu obtiens, je pense, les ordres et les pouvoirs que peut donner le césar pour le succès de notre complot. — Très certainement : c’est une opportunité à ne pas perdre, cet accès d’amour ou de folie l’a aveuglé ; et, sans trop attirer l’attention sur les progrès de notre complot, nous pouvons ainsi en sûreté conduire les choses comme nous l’entendrons, sans occasionner de remarques malveillantes ; et quoique je sente qu’en agissant ainsi je ne tiens pas une conduite très appropriée à mon âge et à mon caractère, néanmoins le but étant de convertir un digne[3] Suivant en un chef impérial, je ne rougis point de procurer cette entrevue, dont le césar est fort désireux… Quels progrès, en attendant, avez-vous faits auprès des Varangiens, qui sont, sous le rapport de l’exécution, le véritable bras de notre entreprise ? — Pas autant que je l’eusse désiré ; cependant je me suis assuré d’une cinquantaine de ceux que j’ai trouvés le plus accessibles, et je n’ai aucun doute que, lorsque le césar sera mis de côté, leurs acclamations soient pour Achille Tatius. — Et qu’avez-vous fait du brave qui a assisté à nos lectures d’auteur, de votre Édouard, comme Alexis l’a appelé ? — Je n’ai fait aucune impression sur lui, et j’en suis fâché, car c’est un homme que ses camarades estiment et qu’ils suivraient volontiers. En attendant, je l’ai placé comme sentinelle de renfort auprès de cette tête de fer de comte de Paris, qu’il tuera probablement, attendu leur passion réciproque et invétérée pour batailler ; et si les croisés saisissent ensuite ce prétexte pour nous faire la guerre, nous leur livrerons le Varangien, dont la haine personnelle sera représentée comme ayant occasionné cette catastrophe. Tout ceci étant préparé d’avance, comment, et quand nous débarrasserons-nous de l’empereur ? — Pour cela il nous faut consulter le césar. Bien que la félicité sur laquelle il compte aujourd’hui ne soit pas plus certaine que l’élévation qu’il espère obtenir demain, et que ses idées se portent avec beaucoup plus d’anxiété sur son succès auprès de ladite comtesse que sur son avènement à l’empire, il prétendra néanmoins être traité comme le chef de l’entreprise. Mais, pour dire mon avis, valeureux Tatius, demain sera le dernier jour où Alexis tiendra les rênes de l’empire. — Donnez-moi une réponse certaine, aussitôt que vous le pourrez, afin que je puisse avertir nos associés qui doivent tenir prêts les citoyens insurgés, et ceux des immortels qui sont pour nous dans le voisinage de la cour… et surtout pour que je disperse dans des gardes éloignées les Varangiens auxquels je ne puis me fier. — Comptez sur moi pour vous faire parvenir les instructions et les avis les plus exacts, aussitôt que j’aurai vu Nicéphore Brienne. Permettez-moi de vous faire une seule question… Comment disposera-t-on de la femme du césar ? — On l’enverra quelque part, où je ne serai jamais forcé d’entendre un mot de son histoire. Si ce n’était cette peste de lecture qui revient tous les soirs, je pourrais avoir assez de bonté pour prendre soin de sa destinée moi-même, et lui montrer la différence qui existe entre un véritable empereur et ce Brienne qui a une si haute idée de lui-même. » À ces mots ils se séparèrent, le Suivant avec un air et des manières beaucoup plus confiants que lorsqu’ils s’étaient abordés.

Agelastès regarda son compagnon avec un rire de mépris. « Voilà, dit-il, un imbécile aux yeux duquel la vanité dérobe l’éclat de la torche qui doit le consumer. Un misérable, qui n’a été élevé qu’à demi, n’agit qu’à demi, ne voit qu’à demi, n’ose qu’à demi ; dont les plus pauvres pensées (et celles qui méritent ce nom doivent être pauvres en effet) ne sont pas le produit de sa propre intelligence. Il espère circonvenir le fier, le hautain, l’orgueilleux Nicéphore Brienne ! S’il y parvient, ce ne sera pas par sa propre habileté, et encore moins par sa valeur. Anne Comnène, l’âme de l’esprit et du génie, ne sera pas enchaînée à une bûche sans imagination comme ce demi-barbare. Non… elle aura un époux de pure origine grecque, et abondamment pourvu de ces connaissances que l’on étudiait lorsque Rome était grande et la Grèce illustre. Ce ne sera pas un des moindres charmes du trône impérial que de le voir partagé par une compagne que ses études personnelles ont mise en état d’estimer et d’apprécier celles de l’empereur. » Il fit un pas ou deux, comme s’il se fut senti plus grand, et ensuite, comme arrêté par sa conscience, il ajouta d’une voix faible : « Mais si Anne était destinée à devenir impératrice, il s’ensuivrait naturellement qu’Alexis doit mourir… on ne pourrait compter sur son consentement… et qu’importe ?… la mort d’un homme ordinaire est indifférente lorsqu’elle place sur le trône un philosophe et une historienne. Et à quelle époque les maîtres de l’empire se sont-ils inquiétés de savoir quand et par la main de qui leurs prédécesseurs étaient morts ?… Diogène ! hé, Diogène ! » L’esclave ne vint point sur-le-champ, de sorte qu’Agelastès eut le temps d’ajouter quelques mots… « Bah !… j’ai un long mémoire à régler avec le ciel, disent les prêtres : ce sera un nouvel article à faire entrer dans le compte. La mort de l’empereur peut être amenée de vingt manières sans que j’en aie le blâme. Le sang que nous avons versé peut tacher notre main si l’on y regarde de près ; mais il ne laisse guère de traces sur notre front. » Ici Diogène entra… « La dame franque est-elle ici ? » dit le philosophe. L’esclave fit un signe affirmatif.

« Comment a-t-elle pris sa translation ? — Assez bien, comme venant de Votre Seigneurie. Elle s’irritait d’être retenue loin de son mari et de sa détention dans le palais, et elle avait exercé quelques actes de violence sur les esclaves du harem, dont on prétendait qu’elle en avait tué plusieurs, quoiqu’il eût été plus juste de dire fortement effrayé. Elle me reconnut de suite, et lorsque je lui dis que je venais lui offrir de se retirer pour un jour dans votre maison, jusqu’à ce qu’il fût en votre pouvoir d’effectuer la délivrance de son mari, elle y consentit sur-le-champ, et je l’ai amenée dans le pavillon secret du jardin de Cythère. — Admirablement conduit, mon fidèle Diogène. Tu es comme ces génies qu’on faisait agir au moyen des talismans orientaux ; je n’ai qu’à t’instruire de ma volonté, et elle est accomplie. »

Diogène s’inclina profondément et se retira.

« Cependant rappelle-toi, esclave, » continua Agelastès se parlant à lui-même, « qu’il y a du danger à en savoir trop long… et que si ma réputation venait jamais à être attaquée, un trop grand nombre de mes secrets sont entre les mains de Diogène. »

En ce moment un coup trois fois répété et frappé sur l’une des statues qui avait été construite de manière à résonner comme une cloche, et qui sous ce rapport avait le don de la voix, interrompit son soliloque.

« Voici un de nos associés qui frappe, dit-il ; qui donc peut frapper si tard ? » Il toucha la figure d’Isis avec son bâton, et le césar Nicéphore Brienne entra entièrement vêtu à la grecque, costume gracieux qu’il avait apporté un grand soin à disposer de la manière la plus avantageuse.

« Permettez-moi d’espérer, prince, » dit Agelastès, recevant le césar avec un visage grave et réservé, » que Votre Altesse vient m’informer qu’elle a changé d’avis en y réfléchissant ; et que, quel que soit le sujet de l’entretien que vous désirez avoir avec cette dame, vous le différerez du moins jusqu’à ce que la partie principale de notre conspiration ait été exécutée avec succès. — Non, digne philosophe, non, répondit le césar. Ma résolution une fois prise n’est pas le jouet des circonstances. Crois-moi, lorsque je te dis que je n’ai pas mis à fin tant de travaux, sans être prêt à en entreprendre d’autres. Les faveurs de Vénus sont la récompense des fatigues de Mars, et je ne croirais pas qu’il valût la peine de rendre un culte au dieu des batailles avec les dangers attachés à son service, si je n’avais auparavant obtenu quelque preuve éclatante que j’ai été couronné du myrte, symbole de la faveur de sa belle maîtresse. — Je vous demande pardon de ma hardiesse ; mais Votre Altesse impériale a-t-elle réfléchi que c’est jouer, avec la plus insouciante inconséquence, un empire et même votre vie sacrée, la mienne et celle de tous ceux qui te sont joints à nous dans ce hardi projet ? Et contre quoi les jouez-vous ? contre les faveurs fort incertaines d’une personne qui tient du démon et de la femme, et qui, dans l’une de ces deux natures, doit devenir fatale à notre projet, soit en se montrant disposée à vous écouter, soit en s’offensant de vos propositions. Si vous la trouvez telle que vous la désirez, elle voudra garder son amant à ses côtés, et détourner de lui les dangers d’une conspiration périlleuse ; et si elle demeure, comme on le pense, fidèle à son mari et aux sentiments qu’elle a jurés au pied de l’autel, vous pouvez prévoir quel ressentiment elle aura contre vous, en vous voyant renouveler des tentatives qu’elle a déjà si mal reçues. — Allons donc, vieillard ! tu deviens radoteur, et au milieu des grandes connaissances que tu as acquises, tu as oublié celles qui valaient davantage la peine d’être étudiées, la connaissance de la plus belle moitié de la création. Songe à l’impression que doit faire un amant dont le rang et la personne ne sont certainement pas à dédaigner, sur une femme qui doit craindre les conséquences d’un refus ! Allons, Agelastès, dispense-moi de ton croassement d’aussi mauvais augure que celui du corbeau sur un chêne mort à main gauche ; mais fais-nous de belles déclamations pour dire qu’un cœur timide n’a jamais conquis une belle, et que ceux qui entrelacent les lauriers de Mars du myrte de Vénus sont seuls dignes de l’empire. Allons, mon brave, ouvre-moi l’entrée secrète qui unit ces ruines magiques à des bosquets, à ceux de Cythère et de Naxos. — Il faut en passer par où vous voulez ! » dit le philosophe, avec un profond soupir un peu affecté.

« Ici, Diogène !» dit à voix haute le césar ; « lorsque tu es évoqué, l’esprit malin n’est pas loin. Allons, ouvre l’entrée secrète. Le génie du mal, mon fidèle nègre, n’est pas assez éloigné pour ne pas répondre à la première pierre que tu remueras. »

Le nègre regarda son maître, qui lui donna son consentement par un coup d’œil.. Diogène s’approcha alors vers un endroit de la muraille en ruines qui était caché par quelques arbustes grimpants, qu’il écarta soigneusement. Il mit à découvert une petite poterne fermée irrégulièrement, et bouchée depuis le seuil jusqu’en haut avec de grandes pierres de taille, que l’esclave enleva toutes et posa à côté, comme dans le dessein de les replacer. « Je te laisse, dit Agelastès, la garde de cette porte ; ne laisse entrer personne au péril de ta vie, à moins qu’il n’ait le signal. Il serait dangereux de la laisser ouverte à cette heure du jour. »

L’obséquieux Diogène porta la main à son sabre et à sa tête, comme pour faire entendre la promesse d’être fidèle ou de mourir, par laquelle ses pareils répondaient toujours aux ordres de leurs maîtres. Diogène alluma ensuite une petite lanterne, et tirant une clef, ouvrit une porte intérieure et se disposa à passer devant.

« Halte là, l’ami Diogène, dit le césar, tu n’as pas besoin de ta lanterne pour trouver un honnête homme ; et si c’est là ce que tu cherches, je suis forcé de te dire que tu t’adresses mal en ce lieu. Relève ces arbustes rampants devant l’entrée des jardins, et demeure ici jusqu’à notre retour, comme on te l’a déjà dit, pour t’opposer à la curiosité de quiconque pourrait être attiré par la vue du passage secret. »

L’esclave noir se retira en donnant la lampe au césar, et Agelastès suivit la lumière à travers un long et étroit passage voûté, où l’on avait eu le soin de laisser pénétrer l’air de distance en distance, et qui n’était pas aussi négligé à l’intérieur que son extérieur eût pu le faire supposer.

« Je n’entrerai point avec vous dans les jardins, dit Agelastès, ou dans les bosquets de Cythère ; je suis trop vieux pour être un de ses adorateurs. Toi-même, je pense, impérial césar, tu en connais parfaitement la route, l’ayant parcourue plusieurs fois, et, si je ne me trompe, pour les plus beaux motifs. — Je n’en ai que plus de remercîments à faire à mon excellent Agelastès, qui oublie son âge pour rendre service à ses amis. »



  1. Tuyau acoustique. a. m.
  2. Ma vie et mon âme. a. m.
  3. Il y a un jeu de mots sur pollewer et leader, qui suit et qui conduit. a. m.