Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 146-160).


CHAPITRE X.

LE VIEILLARD.


C’était un temps bizarre… antipode du nôtre ; il y avait des dames qui se voyaient plus souvent dans l’acier brillant du bouclier d’un ennemi que dans un miroir, et qui aimaient mieux se battre sur un champ de bataille que badiner avec un amant et résister à ses douces attaques… Mais quoique la nature fût ainsi outragée, elle savait prendre sa revanche.
Les Temps féodaux.


Brenhilda, comtesse de Paris, était une de ces courageuses dames qui pendant la première croisade se hasardaient volontairement aux premiers rangs des combattants, entraînées par une folie devenue aussi générale que pouvait l’être un usage contre nature ; types vivants des Marphise et des Bradamante que les romanciers se plaisaient à dépeindre, en les armant quelquefois d’une cuirasse impénétrable ou d’une lance magique, afin de diminuer l’invraisemblance des nombreuses victoires qu’ils accordaient au sexe le plus faible sur la portion masculine du genre humain.

Mais le charme de Brenhilda était d’une nature pus simple, et consistait principalement dans sa grande beauté.

Dès la première jeunesse, elle dédaignait les occupations de son sexe ; et ceux qui se hasardaient à rechercher la main de la jeune dame d’Aspremont, nom d’un fief militaire dont elle avait hérité, n’eurent pour réponse qu’ils devaient d’abord la mériter en se conduisant avec honneur dans la lice. Le père de Brenhilda était mort ; sa mère était d’un caractère facile et se laissait aisément mener par la jeune dame.

Les nombreux amants de Brenhilda se soumirent volontiers à des conditions qui étaient trop d’accord avec les mœurs du temps pour être rejetées. Un tournoi eut lieu au château d’Aspremont, et la moitié des valeureux antagonistes mordirent la poussière sous les coups de leurs rivaux plus favorisés du sort, et quittèrent la lice honteux et désappointés. Les amants victorieux s’attendaient à recevoir l’ordre de jouter les uns contre les autres ; mais ils furent bien surpris lorsqu’on les informa des volontés ultérieures de la jeune dame. Elle aspirait à porter elle-même une armure, à manier une lance, à monter un coursier, et pria les chevaliers de permettre à une dame qui leur inspirait de si honorables sentiments de se mêler à leurs jeux chevaleresques. Les chevaliers admirent courtoisement leur jeune maîtresse dans la lice, et sourirent à l’idée de la voir résister à tant de braves champions de leur sexe. Mais les vassaux et les vieux serviteurs du seigneur d’Aspremont sourirent aussi en se regardant, et s’attendirent à un résultat bien différent de celui que les adorateurs de la jeune amazone se promettaient. Les chevaliers qui allèrent à la rencontre de la jeune Brenhilda furent l’un après l’autre couchés sur la poussière ; et l’on ne peut nier que lutter ainsi contre une des plus jolies femmes de l’époque ait été une situation fort embarrassante. Chaque combattant craignait de charger avec toute l’impétuosité dont il était capable, et de donner pleine carrière à son cheval, et enfin ne voulait pas faire tout ce qui aurait été nécessaire pour obtenir la victoire, de peur de causer quelque mal irréparable à la belle adversaire qu’il combattait. Mais la dame d’Aspremont n’était pas une femme qu’on pouvait vaincre sans recourir à toute sa force, à tous ses talents. Les amants battus quittèrent la lice d’autant plus mortifiés de leur déconfiture que Robert de Paris arriva dans la soirée ; apprenant ce dont il s’agissait, il envoya son nom aux barrières, comme celui d’un chevalier qui se passerait bien prix du tournoi si la fortune voulait qu’il le remportât, et déclara que les terres et les dames n’étaient pas ce qu’il venait chercher. Brenhilda, piquée et mortifiée, prit une nouvelle lance, monta son meilleur coursier, et s’avança dans la lice, déterminée à punir ce nouvel assaillant du peu de cas qu’il semblait faire de ses charmes. Mais, soit que son dépit la privât de son adresse ordinaire, soit que, comme beaucoup d’autres femmes, elle se sentît prévenue pour un homme qui ne se montrait nullement jaloux de conquérir son cœur, soit enfin, comme on l’a dit souvent en pareille occasion, que son heure fatale fût arrivée, le comte Robert lutta contre elle avec son habileté et son bonheur habituels. Brenhilda d’Aspremont fut désarçonnée, son casque tomba, elle-même roula sur l’arène ; sa belle figure, de rose qu’elle était, devint, sous les yeux du vainqueur, d’une pâleur mortelle, et produisit son effet naturel en rehaussant dans l’esprit de Robert le prix de la victoire. Il allait, néanmoins, conformément à sa résolution, quitter le château après avoir mortifié la vanité de la dame ; mais la mère de Brenhilda intervint à propos ; et quand elle se fut assurée qu’aucun mal sérieux n’avait été fait à la jeune héritière, elle remercia le chevalier inconnu d’avoir donné à sa fille une leçon qu’elle espérait ne pas lui voir oublier de sitôt. Engagé par elle à faire ce qu’il désirait secrètement, le comte Robert prêta l’oreille aux sentiments qui l’engageaient tout bas à ne point s’éloigner aussi vite.

Il était du sang de Charlemagne, et ce qui était encore de plus grande importance aux yeux de la jeune dame, un des chevaliers normands les plus renommés de cette époque belliqueuse. Après une résidence de dix jours au château d’Aspremont, les jeunes fiancés partirent (telle fut la volonté de Robert), avec une suite convenable, pour se rendre à Notre-Dame des Lances rompues, où il lui plaisait d’être marié. Deux chevaliers qui, suivant la coutume du lieu, y attendaient des adversaires, furent un peu désappointés en voyant venir une cavalcade qui ne semblait pas propre à satisfaire leurs désirs. Mais ils furent bien surpris quand ils reçurent un cartel des futurs époux : offrant de leur servir d’adversaires, et se félicitant de commencer leur vie matrimoniale d’une manière si conforme à celle qu’ils avaient jusqu’alors menée. Ils furent victorieux suivant leur usage, et les seules personnes qui eurent à se repentir de la complaisance du comte et de sa fiancée furent les deux étrangers, dont l’un eut un bras cassé dans la rencontre, et l’autre la clavicule disloquée.

La vie de chevalier errant que menait le comte Robert ne fut pas interrompue par son mariage : au contraire, quand il était appelé à soutenir sa réputation, sa femme se faisait remarquer par des exploits non moins nombreux, et brûlait d’une soif de renommée égale à celle de son mari.

Tous deux prirent en même temps la croix, car c’était alors la folie dominante en Europe.

La comtesse Brenhilda avait alors plus de vingt-six ans, et était aussi belle que peut l’être une amazone. Comme femme, sa taille était des plus grandes, et sa noble figure, malgré ses fatigues guerrières, n’était que légèrement hâlée par le soleil, et cette teinte brune elle-même faisait ressortir la blancheur éblouissante des parties de son visage qui n’étaient pas ordinairement découvertes.

En donnant des ordres pour que sa suite revînt à Constantinople, Alexis parla en particulier à l’Acolouthos Achille Tatius. Le satrape, pour toute réponse, inclina la tête avec soumission et se sépara avec quelques hommes du corps principal qui formait le cortège de l’empereur. La principale route qui conduisait à la ville était, comme on peut le croire, remplie de troupes et d’une immense multitude de spectateurs, qui tous souffraient plus ou moins de la poussière et de la chaleur.

Le comte Robert de Paris avait embarqué ses chevaux et toute sa suite, à l’exception d’un vieil écuyer son valet, et d’une suivante de sa femme. Il se trouva plus gêné dans la foule qu’il ne l’aurait voulu, d’autant plus que son épouse en souffrait autant que lui ; il commença donc à regarder à travers les arbres épars qui bordaient les côtes presque jusqu’à l’endroit où montait la marée, pour voir s’il ne découvrirait pas un sentier qui les conduisît moins directement, mais d’une manière plus agréable, à la ville, et qui en même temps, ce qui était le principal motif de leur expédition dans l’Orient, pût leur offrir des spectacles étranges ou des aventures chevaleresques. Un chemin large et battu se présenta bientôt et sembla leur promettre toutes les jouissances qu’un ombrage peut procurer dans un climat chaud. Le terrain au milieu duquel il serpentait était agréablement varié par des temples, des églises, des kiosques ; et çà et là une fontaine distribuait son onde argentine, comme un individu bienfaisant qui, se refusant tout à lui-même, est libéral envers les autres qui sont dans le besoin. Le son lointain de la musique guerrière égayait encore leur chemin, et, en retenant le peuple sur la grande route, empêchait que les étrangers ne fussent incommodés par des compagnons de voyage.

Satisfaits d’échapper ainsi à la chaleur du jour, et admirant les divers genres d’architecture, les détails du paysage, nouveaux à leurs yeux, et les tableaux de mœurs que leur offraient de temps à autre les gens du pays qu’ils rencontraient, ils cheminaient tranquillement et à leur aise. Un homme attira particulièrement l’attention de la comtesse Brenhilda. C’était un vieillard d’une grande taille, et qui paraissait si profondément occupé du rouleau de parchemin qu’il tenait à la main, qu’il ne faisait aucune attention aux objets dont il était entouré. De profondes pensées semblaient régner sur son front, et dans son œil brillait ce regard perçant qui semble fait pour découvrir et séparer dans les discussions humaines le côté grave du côté frivole, afin de s’occuper exclusivement de ce qui seul mérite l’attention du sage. Levant lentement les yeux de dessus le parchemin sur lequel il les tenait fixés, le regard d’Agelastès… car c’était lui-même… rencontra ceux du comte Robert et de son épouse ; et leur adressant la parole avec la formule amicale de mes enfans, il leur demanda s’ils avaient perdu leur route, et s’il y avait quelque chose en quoi il pût leur faire plaisir.

« Nous sommes des étrangers, mon père, répondirent-ils, venus d’un pays lointain et faisant partie de l’armée qui a passé ici en pèlerinage ; le motif qui nous a amenés est, nous aimons à le croire, commun à toute l’armée. Nous désirons nous acquitter de nos dévotions là où la grande rançon a été payée pour nous, et affranchir par nos bonnes épées la Palestine esclave de l’usurpation et de la tyrannie des infidèles. Quand nous vous parlons ainsi, nous vous disons le plus haut motif de notre entreprise : cependant Robert de Paris et son épouse ne mettraient pas volontiers le pied dans une contrée qui ne devrait pas retentir du bruit de leur renommée ; ils n’ont pas été habitués à marcher en silence sur la face de la terre, et ils achèteraient une vie éternelle de renommée, fut-ce au prix de leur existence mortelle. — Vous brûlez donc d’acquérir de la gloire au péril même de vos jours, dit Agelastès, sans songer que peut-être vous rencontrerez la mort en gravissant l’échelle par laquelle vous espérez l’atteindre ? — Assurément, répondit le comte ; et il n’y a personne qui porte le baudrier d’un chevalier sans éprouver un tel désir. — Et, si je ne me trompe, votre épouse partage ces nobles résolutions ? — Vous pouvez faire peu de cas de mon courage de femme, si telle est votre volonté, mon père, répliqua la comtesse ; mais je parle en présence d’un témoin qui peut attester que je ne mens pas lorsque je dis qu’un homme de moitié moins âgé que vous n’aurait pas exprimé ce doute impunément. — Oh ! que le ciel me protège des éclairs que vos yeux lancent par colère ou par mépris, répliqua Agelastès ; je porte sur moi une égide qui me garantit de ce que j’aurais pu craindre sans cela ; l’âge, avec ses infirmités, a aussi ses avantages. Peut-être d’ailleurs désirez-vous trouver un homme comme moi, et en ce cas je m’estimerais heureux de vous rendre les services qu’il est de mon devoir d’offrir à tous les dignes chevaliers. — Je vous ai déjà dit qu’après l’accomplissement de mon vœu, » répondit le comte Robert en levant les yeux au ciel et en se signant, « il n’y a rien au monde que j’aie plus à cœur que de rendre mon nom célèbre par les prouesses qui conviennent à un vaillant chevalier. Quand on meurt sans renommée, on meurt pour toujours. Si mon aïeul, Charles, n’avait jamais quitté les misérables rives de la Saale, il ne serait pas aujourd’hui beaucoup plus connu que le vigneron qui taillait sa vigne sur le même territoire ; mais il se comporta en brave, et son nom est immortel dans la mémoire des chevaliers . — Jeune homme, dit le vieux Grec, quoiqu’il n’arrive que rarement à ce pays d’être visité par des gens tels que vous (que je suis prêt à servir et à apprécier), il n’en est pas moins vrai que je suis fort à même de vous être utile dans l’affaire que vous avez tant à cœur. Mes relations avec la nature ont été si intimes et si longues que, pendant leur durée, elle a disparu à mes yeux pour être remplacée par un monde avec lequel elle n’a presque rien de commun. Les trésors curieux que j’ai ainsi découverts sont inaccessibles aux recherches des autres hommes, et ne peuvent être dévoilés aux yeux de ceux dont les exploits doivent être resserrés dans les circonstances ordinaires de la vie. Aucun romancier de votre romantique pays n’a tiré de son imagination des aventures si extraordinaires et si propres à exciter l’étonnement de ceux qui les écoutent en cercle, que celles que je sais ; et ce ne sont pas de frivoles inventions : elles sont fondées sur la réalité seule ; en outre j’ai la puissance de fournir les moyens de terminer chacune de ces aventures. — Si telle est votre véritable profession, dit le comte français, vous avez trouvé un des hommes que vous cherchez ; et mon épouse et moi nous n’avancerons point d’un pas sur cette route avant que vous nous ayez indiqué quelqu’une de ces aventures que le devoir des chevaliers errants est de chercher en aussi grand nombre que possible. «

À ces mots il s’assit à côté du vieillard ; et son épouse, avec un respect qui avait en soi quelque chose de plaisant, suivit son exemple.

« Voilà une bonne trouvaille, Brenhilda, continua le comte Robert ; notre ange gardien a soigneusement veillé sur nous. Nous étions venus ici parmi un tas de sots pédants, babillant dans une langue absurde, et attachant plus d’importance au moindre regard d’un empereur poltron qu’au meilleur coup que peut frapper un brave chevalier. J’étais tenté de croire que nous avions mal fait de prendre la croix… Dieu me pardonne cette pensée impie ! Voilà cependant qu’au moment où nous désespérions de trouver un chemin qui nous conduisît à la renommée, nous avons rencontré un de ces excellents hommes que les chevaliers d’autrefois trouvaient assis auprès des fontaines, des croix et des autels, toujours disposés à envoyer le chevalier errant là où il y avait de la gloire à gagner. Ne le trouble pas, ma Brenhilda ; laisse-le se rappeler ses histoires des anciens temps, et tu vas voir qu’il nous enrichira du trésor de ses connaissances. — Si j’ai attendu, » dit Agelastès après quelques instants de silence, « au delà du terme que la plupart des hommes ont à passer en ce monde, j’en serai plus que récompensé en consacrant ce qui me reste d’existence au service d’un couple aussi dévoué à la chevalerie. La première histoire qui me vient à l’esprit se passe dans notre Grèce, si fertile en aventures, et je vais vous la conter en peu de mots.

« Bien loin d’ici, dans notre fameux archipel grec, au milieu de tempêtes et d’ouragans, de rochers, qui, contrairement à leur nature, semblent se précipiter les uns sur les autres, et de flots qui ne restent jamais en repos, se trouve l’île opulente de Zulichium, occupée seulement, malgré sa richesse, par un très petit nombre d’habitants qui ne demeurent que sur les bords de la mer. L’intérieur de l’île est une immense montagne, ou plutôt une pile de montagnes, au milieu desquelles ceux qui osent approcher assez près peuvent, assure-t-on, découvrir les tours couvertes de mousse et les pinacles antiques d’un château superbe, mais en ruines ; c’est l’habitation de la souveraine de l’Île qui est retenue là par un enchantement depuis un grand nombre d’années.

« Un hardi chevalier qui allait en pèlerinage à Jérusalem fit vœu de délivrer cette malheureuse victime de la douleur et de la magie, se trouvant fort offensé, non sans raison, que les puissances des ténèbres osassent exercer leur pouvoir si près de la terre sainte, qu’on pourrait appeler la vraie source de lumière. Deux des plus vieux habitants de l’île se chargèrent de le conduire aussi près qu’ils oseraient de la porte principale, et ils n’en approchèrent qu’à une portée de flèche. Là le brave Franc, abandonné à lui-même, continua sa route avec un cœur ferme, et le ciel seul pour ami. Le bâtiment dont il approchait annonçait, par sa hauteur gigantesque et par la splendeur de sa construction, la puissance et la richesse du potentat qui l’avait construit. Les portes d’airain s’ouvrirent d’elles-mêmes comme d’espoir et de plaisir ; et des voix aériennes retentirent autour des clochers et des tours, félicitant peut-être le génie du lieu de l’approche d’un libérateur.

« Le chevalier entra, non pas sans surprise, mais du moins libre de toute crainte ; et les splendeurs gothiques qu’il vit partout étaient de nature à lui donner une haute idée des charmes de la dame dont la prison avait été si richement décorée. Des gardes portant le costume et les armes de l’Orient étaient sur les remparts et les créneaux, paraissant prêts à tendre leurs arcs ; mais ces guerriers étaient immobiles et silencieux, et ne prêtaient pas plus d’attention au chevalier qui arrivait armé de toutes pièces, que si un moine ou un ermite se fût approché de leur poste. Ils étaient vivants, et néanmoins, quant aux facultés et aux sens, ils pouvaient être considérés comme morts. Si l’ancienne tradition est vraie, le soleil avait brillé, la pluie était tombée sur eux pendant plus de quatre cents changements de saison sans qu’ils sentissent ou la chaleur vivifiante de l’un ou le froid de l’autre. Semblables aux Israélites dans le désert, leurs chaussures ne s’étaient pas usées, leurs vêtements n’étaient pas devenus vieux. Comme le temps les avait laissés ainsi et sans aucun changement, il devait les retrouver. » Le philosophe commença alors à leur raconter ce qu’il avait appris de la cause de leur enchantement.

« Le sage à qui ce charme puissant est attribué est un des mages qui suivaient les préceptes de Zoroastre. Il était venu à la cour de cette jeune princesse, qui le reçut avec toutes les attentions que peut inspirer la vanité satisfaite, de sorte qu’elle perdit bientôt la crainte respectueuse qu’elle ressentait d’abord pour ce grave personnage, en s’apercevant de l’ascendant que sa beauté lui donnait sur lui. Ce n’était pas une chose étonnante… C’est un fait qui arrive tous les jours… Car une femme belle entraîne sans peine l’homme sage dans ce qu’on appelle très convenablement le paradis des fous. Le sage voulut tenter des prouesses de jeune homme, que sa vieillesse rendait ridicules ; il pouvait commander aux éléments, mais les choses ordinaires de la vie étaient hors de sa puissance. Lors donc qu’il exerçait son pouvoir magique, les montagnes s’abaissaient et les mers se retiraient ; mais quand le philosophe voulait, en galant chevalier, danser avec la princesse de Zulichium, les jeunes gens et les jeunes filles détournaient la tête pour qu’on ne vît pas combien ils avaient envie de rire.

« Malheureusement si les vieillards, et même les plus sages, s’oublient quelquefois, les jeunes gens s’unissent tout naturellement pour épier, ridiculiser et railler leurs faibles. La princesse jetait souvent des regards sur les personnes de sa suite, pour leur faire comprendre la nature de l’amusement qu’elle trouvait dans les attentions de son formidable amant. À la longue, elle devint moins prudente, et le vieillard surprit un coup d’œil qui lui apprit combien l’objet de ses affections l’avait toujours regardé avec dédain et pitié. Il n’est pas ici-bas de passion plus barbare que l’amour changé en haine ; et tout en regrettant amèrement ce qu’il avait fait, le sage conçut néanmoins un vif ressentiment de la conduite folle et légère de la princesse qui l’avait trompé.

« Si cependant il était enflammé de courroux, il possédait l’art de le cacher. Pas un mot, pas un regard n’exprimait son cruel désappointement. Une ombre de mélancolie, ou plutôt de chagrin, répandue sur son front, annonçait seule la tempête prochaine. La princesse commença de s’alarmer ; elle était d’un naturel extrêmement bon, et si elle avait contribué pour sa part à rendre le vieillard ridicule, c’était moins par suite d’une préméditation maligne que par un pur effet du hasard. Elle vit la peine qu’il éprouvait, et crut l’apaiser en allant à lui lorsqu’on fut sur le point de se retirer, et en lui souhaitant avec intérêt le bonsoir.

« Vous dites bien, ma fille, reprit le sage, bonsoir… Mais de tous ceux qui m’entendent, qui dira bonjour ? »

« Ces mots furent peu remarqués ; seulement deux ou trois personnes, qui connaissaient le sage de réputation, s’enfuirent de l’île la nuit même, et ce fut par leur récit qu’on apprit les circonstances qui accompagnèrent les effets de ce charme extraordinaire sur ceux qui restèrent dans le château. Un sommeil, véritable sommeil de mort, s’empara d’eux pour ne plus les quitter. La plupart des habitants abandonnèrent l’Île ; ceux qui demeurèrent n’eurent garde d’approcher du château, et attendirent que quelque aventurier hardi vînt occasionner cet heureux réveil que les paroles du magicien avaient semblé annoncer.

« Jamais on n’eut plus de motifs d’espérer que ce réveil aurait lieu que lorsque le pas hardi d’Artavan de Hautlieu retentit dans les cours du palais enchanté. À gauche, s’élevaient le palais et le donjon ; mais la droite, plus attrayante, semblait inviter à entrer dans l’appartement des femmes. Près d’une porte latérale, et à demi couchés sur un sopha, deux gardes du harem, leurs sabres nus à la main, et les traits horriblement contournés, soit par le sommeil, soit par la mort, semblaient menacer les jours de quiconque oserait approcher. Cette menace n’effraya point Artavan de Hautlieu. Il se dirigea vers la porte, et les battants, comme ceux de la grande porte du château, s’ouvrirent d’eux-mêmes. Il pénétra dans un corps-de-garde rempli de soldats du même genre, et le plus strict examen ne put lui faire découvrir si c’était le sommeil ou la mort qui glaçait tous les yeux, dont l’expression semblait pourtant lui défendre d’avancer. Ne s’inquiétant pas de la présence de ces lugubres sentinelles, Artavan entra dans un appartement intérieur où des esclaves de la plus exquise beauté étaient déjà revêtues de leur costume de nuit. Il y avait dans ce spectacle de quoi arrêter un aussi jeune pèlerin qu’Artavan de Hautlieu ; mais il avait à cœur de rendre la liberté à la belle princesse, et il ne se laissa détourner de ce dessein par aucune considération inférieure. Il passa donc, et se dirigea vers une petite porte d’ivoire qui, après un moment d’attente, comme par une pudeur de jeune fille, s’ouvrit de même que les autres, et donna accès dans la chambre à coucher de la princesse elle-même. Une douce lumière, semblable à celle du soir, pénétrait dans une chambre où toute chose semblait préparée pour augmenter les délices du sommeil. Le monceau de coussins qui formaient un lit magnifique semblait plutôt touché que pressé par le corps d’une nymphe de quinze ans, la célèbre princesse de Zulichium. »

« Sans vous interrompre, bon père, dit la comtesse Brenhilda, il me semble que nous pouvons fort bien nous représenter une femme endormie, sans que vous entriez dans beaucoup de détails, et qu’un tel sujet ne convient guère ni à votre âge ni au nôtre. — Pardonnez-moi, noble dame, répliqua Agelastès ; la partie la plus goûtée de mon histoire a toujours été ce passage, et si aujourd’hui je la supprime par obéissance à vos ordres, n’oubliez pas, je vous prie, que je vous sacrifie le plus bel endroit de ma narration. — Brenhilda, dit le comte, je suis étonné que vous songiez à interrompre un récit qui jusqu’à présent a été fort animé ; quelques mots en plus ou en moins peuvent être beaucoup plus nécessaires à l’intelligence de l’histoire que dangereux par les sentiments qu’ils pourraient nous inspirer. — Comme il vous plaira, » répondit la comtesse en se rasseyant avec nonchalance ; « mais il me semble que le digne père prolonge sa narration au point de la rendre plus futile qu’intéressante. — Brenhilda, reprit le comte, c’est la première fois que je remarque en vous une faiblesse de femme. — Je puis dire aussi, comte Robert, répliqua Brenhilda, que c’est la première fois que vous me laissez voir l’inconstance de votre sexe. — Dieu et déesse ! s’écria le philosophe, a-t-on jamais vu querelle plus absurdement motivée ! La comtesse est jalouse d’une femme que son mari ne verra probablement jamais, et il est trop vraisemblable que la princesse de Zulichium n’existera pas plus désormais pour le monde que si la tombe s’était refermée sur elle. — Continuez, dit le comte Robert de Paris. Si le noble Artavan de Hautlieu n’a pas accompli l’affranchissement de la princesse de Zulichium, je fais vœu à Notre-Dame des Lances rompues… — Souvenez-vous, interrompit son épouse, que vous avez déjà fait vœu d’affranchir le saint sépulcre du Christ, et il me semble que c’est un engagement devant lequel doivent céder tous ceux d’une nature plus légère. — Bien, madame… bien, » dit Robert, assez peu satisfait de cette interruption. « Je ne m’engagerai, vous pouvez en être sûre, dans aucune entreprise qui puisse me détourner de la conquête du saint sépulcre, que nous sommes tous d’abord tenus d’accomplir. — Hélas ! reprit Agelastès, la distance de Zulichium à la route la plus droite du saint sépulcre est si courte, que… — Digne père, interrompit encore la comtesse, nous allons d’abord, s’il vous plaît, écouter la fin de votre histoire, et ensuite nous verrons ce que nous aurons à faire. Nous autres dames normandes, descendantes des anciens Germains, nous avons, aussi bien que nos seigneurs, voix délibérative au conseil qui précède la bataille, et notre assistance dans le combat n’a jamais été regardée comme inutile. »

Le ton qu’elle prit en prononçant ces mots fit indirectement comprendre au philosophe qu’il ne devait point s’attendre à exercer, aussi aisément qu’il l’avait supposé, de l’influence sur le chevalier normand, tant que la noble dame serait auprès de son époux. Il mit donc son ton oratoire sur une clef un peu plus basse, et évita ces chaudes descriptions qui avaient blessé la comtesse Brenhilda.

« Sir Artavan de Hautlieu, dit l’histoire, cherchait de quelle manière il accosterait la belle endormie, lorsque tout-à-coup il eut l’esprit frappé d’un moyen qui lui sembla extrêmement propre à rompre le charme qui la retenait. C’est à vous de juger, belle dame, s’il eut tort de croire qu’il n’avait rien de mieux à faire qu’à déposer un baiser sur les lèvres de la dormeuse. » Les joues de Brenhilda se colorèrent un peu plus vivement, mais elle ne jugea pas cette observation digne de réponse.

« Jamais une action aussi innocente, continua le philosophe, n’eut d’effet plus horrible : la délicieuse lumière d’un soir d’été se changea tout-à-coup en une lueur livide imprégnée de soufre, et qui semblait répandre un air suffocant dans l’appartement. Les riches tentures, le splendide ameublement de la chambre, les murailles même, se transformèrent en pierres énormes entassées pêle-mêle, comme l’intérieur de l’antre d’une bête féroce, et cet antre n’était pas inhabité. Les belles et innocentes lèvres dont Artavan de Hautlieu avait approché les siennes, prirent la forme hideuse et bizarre, l’aspect horrible d’un dragon enflammé. L’animal agita un moment ses ailes, et l’on dit que, si le sir d’Artavan avait eu le courage de répéter trois fois son premier salut, il serait alors demeuré maître de toutes les richesses et de la princesse arrachée à l’enchantement. Mais l’occasion était perdue, et le dragon, ou l’être qui en avait la forme, s’envola par une fenêtre, au moyen de ses grandes ailes, en poussant de hauts cris de désappointement. »

Là finit l’histoire d’Agelastès. « On suppose, ajouta-t-il, que la princesse subit encore son destin dans l’île de Zulichium, et plusieurs chevaliers ont entrepris l’aventure ; mais je ne sais pas si ç’a été par la crainte de donner un baiser à la princesse endormie, ou par la crainte du dragon en quoi elle se transforme ; mais le charme subsiste toujours. Je connais le chemin, et si vous dites un mot, vous pouvez être demain en route pour le château enchanté. »

La comtesse entendit cette proposition avec la plus vive inquiétude, car elle savait qu’en s’y opposant elle pouvait déterminer irrévocablement son mari à s’engager dans cette aventure. Elle demeura donc l’air timide et craintif, chose étrange dans une personne dont la conduite était généralement intrépide, et laissa prudemment au comte Robert, sans chercher à l’influencer, le soin de prendre la résolution qu’il jugerait convenable.

« Brenhilda, » dit le comte en lui prenant la main, » la réputation et l’honneur sont aussi chers à ton mari qu’ils le furent jamais à chevalier qui ceignit l’épée. Tu as peut-être fait pour moi, je puis le dire, ce que j’aurais vainement demandé à d’autres dames de ta condition, et par conséquent, tu dois t’attendre à pouvoir émettre un avis dans de tels points de délibération… Pourquoi es-tu à cette heure sur les côtes d’une contrée étrangère et malsaine, et non sur les rives de la Seine ?… Pourquoi portes-tu des vêtements si peu ordinaires à ton sexe ?… Pourquoi cherches-tu la mort, et la regardes-tu comme rien en comparaison de la honte ?… Pourquoi ? si ce n’est pour que le comte de Paris ait une épouse digne de lui ? Crois-tu que cette affection soit vaine ? Non, par les saints ! ton chevalier y répond comme il le doit, et te sacrifie toute pensée que ton affection pourrait ne pas approuver entièrement ! »

La pauvre Brenhilda, agitée par une foule d’émotions différentes, chercha vainement à conserver le maintien héroïque que son caractère d’amazone exigeait d’elle. Elle tâcha de prendre l’air fier et noble qui lui était particulier ; mais ne pouvant y réussir, elle se jeta sur la poitrine du comte, lui passa ses bras autour du cou, et pleura comme une jeune villageoise dont l’amant est contraint de partir pour la guerre. Son mari, un peu honteux, mais profondément ému par cet élan d’affection dans une femme dont le caractère ne semblait pas susceptible de semblables émotions, fut en même temps fier et charmé d’avoir éveillé une tendresse si vive et si douce dans une âme si grande et si inflexible.

« Ne fais pas cela, ma Brenhilda, dit-il ; je ne voudrais te voir ainsi ni pour toi ni pour moi. Ne laisse pas supposer à ce sage vieillard que ton cœur est fait de ce métal malléable qui forme celui des autres femmes ; et fais-lui tes excuses, aussi bien que ta dignité le comporte, de m’avoir empêché d’entreprendre l’aventure de Zulichium qu’il me conseillait. »

Il ne fut pas facile à Brenhilda de reprendre son calme ordinaire, après avoir donné un si notable exemple de la manière dont la nature revendique ses droits, quelle que soit la rigueur avec laquelle on la tyrannise. Avec un regard d’affection ineffable, elle se détacha de son mari, qui lui tenait encore la main, et se tournant vers le vieillard avec un visage où les pleurs à demi essuyés avaient été remplacés par un sourire plein de grâce et de modestie, elle adressa la parole à Agelastès comme à un homme qu’elle respectait, et envers qui elle avait quelque offense à réparer. « Mon père, lui dit-elle respectueusement, ne m’en voulez pas si j’ai empêché un des plus braves chevaliers qui montèrent jamais un coursier de tenter la délivrance de votre princesse enchantée ; mais la vérité est que dans notre pays, où la chevalerie et l’honneur se réunissent pour ne permettre qu’une seule amante, qu’une seule épouse, nous ne voyons pas tout-à-fait volontiers nos maris s’exposer aux dangers… surtout quand il s’agit d’aller au secours de dames solitaires… et… et que des baisers sont la rançon qu’elles leur payent. J’ai autant de confiance en la fidélité de mon Robert qu’une dame peut en avoir en celle d’un chevalier chéri ; mais néanmoins… — Aimable dame, » interrompit Agelastès, qui, malgré le caractère insensible qu’il s’était fait, ne put s’empêcher d’être ému par l’affection simple et sincère de ce jeune et beau couple, « vous n’avez rien fait de mal. L’état de la princesse n’est pas pire qu’il était, et il n’est pas douteux que le chevalier qui la doit délivrer ne paraisse à l’époque marquée par le destin. »

La comtesse sourit tristement et secoua la tête. « Vous ne savez pas, reprit-elle, combien est puissante l’assistance dont j’ai malheureusement privé cette pauvre princesse, par une jalousie qui n’est pas moins injuste qu’indigne, comme je le sens à présent ; et tel est mon regret, que je pourrais trouver dans mon cœur la force de lever l’opposition que j’avais mise à ce que Robert entreprît cette aventure. » Elle regarda son mari avec quelque inquiétude, comme si elle eût fait une proposition qu’elle n’eût pas été contente de voir accepter, et ne recouvra son courage que lorsque le comte eut dit d’un ton décidé : « Brenhilda, je ne veux point aller à Zulichium. — Alors, pourquoi Brenhilda ne tenterait-elle pas elle-même l’aventure, répliqua la comtesse, puisqu’elle ne peut craindre ni les charmes de la princesse, ni les terreurs du dragon ? — Madame, répondit Agelastès, la princesse doit être éveillée par un baiser d’amour et non d’amitié. — Raison suffisante, » répliqua la comtesse en souriant, « pour qu’une dame ne se soucie pas que son seigneur et maître entreprenne une aventure qu’on ne peut accomplir qu’à de telles conditions. »

« Noble ménestrel, ou héraut, ou quelque nom qu’on vous donne en ce pays, dit le comte Robert, acceptez une légère récompense pour une heure agréablement passée, mais malheureusement passée en vain. Je devrais m’excuser de la modicité de mon offrande, mais les chevaliers français, comme vous pouvez l’avoir déjà remarqué, sont mieux munis de renommée que de richesses. — Un pareil motif, noble seigneur, répliqua Agelastès, ne me ferait pas refuser cette marque de munificence ; un besan de votre digne main ou de celle de votre magnanime épouse serait à mes yeux centuplé en valeur par l’éminence des personnes dont il viendrait. Je le suspendrais à mon cou par un collier de perles, et quand je me trouverais devant des chevaliers et des dames, je proclamerais que cette addition aux nombreuses marques de distinction que je possédais déjà m’a été accordée par le célèbre comte Robert de Paris et son épouse sans égale. » Le chevalier et la comtesse se regardèrent, et Brenhilda, ôtant de son doigt un anneau d’or, pria le vieillard de l’accepter, comme preuve de son estime et de celle de son mari. « Ce sera à une condition, dit le philosophe, et j’espère qu’elle ne vous sera pas tout-à-fait désagréable. J’ai, sur une des plus jolies routes qui mènent à la ville, un petit kiosque ou ermitage où je reçois parfois mes amis, et j’ose dire qu’ils sont tous au nombre des personnes les plus respectables de cet empire. Deux ou trois d’entre eux honoreront probablement ma demeure aujourd’hui, et partageront les rafraîchissements que j’ai pu y préparer. Si je pouvais y joindre la compagnie des nobles comte et comtesse de Paris, je regarderais ma pauvre habitation comme à jamais honorée. — Qu’en dis-tu, ma noble amie ? demanda le comte. La compagnie d’un ménestrel convient à la plus haute naissance, honore le plus haut rang et ajoute aux plus fameux exploits ; cette invitation nous fait trop d’honneur pour être refusée. — Il se fait tard, répondit la comtesse ; mais nous ne sommes pas venus ici pour avoir peur d’un soleil couchant ou d’un ciel obscur. D’ailleurs, c’est mon devoir comme mon plaisir d’accéder autant que possible à toutes les volontés du bon père, afin qu’il m’excuse de ce que je vous ai empêché de suivre son conseil. — Le chemin est si court, dit Agelastès, que nous ferions mieux de continuer à marcher à pied, si madame pouvait se passer de l’assistance d’un cheval. — Point de cheval pour moi ! s’écria la dame Brenhilda. Ma suivante Agathe porte tout ce qui peut m’être nécessaire ; et quant au reste, jamais chevalier ne voyagea si peu embarrassé de bagage que mon époux. »

Agelastès leur montra donc le chemin à travers le bois obscur, rafraîchi par la brise agréable du soir, et ses hôtes le suivirent.