Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 366-371).


CHAPITRE XXXII.

DÉNOUEMENT.


Mais voici que la main du destin soulève le rideau et met la scène en vue.
Don Sébastien.


La gigantesque trompette des Varangiens donna bruyamment le signal du départ, et ces escadrons de gardes fidèles, complètement couverts de cottes de mailles, et ayant à leur centre la personne de leur maître impérial, défilèrent en bon ordre dans les rues de Constantinople. Alexis, brillant sous sa splendide armure, ne paraissait pas indigne par son extérieur d’être le point central des forces d’un empire ; et tandis que les citoyens le suivaient en foule, lui et son cortège, on pouvait remarquer une différence manifeste entre les gens qui venaient avec l’intention préméditée du tumulte, et le plus grand nombre, qui, comme la multitude de toute cité populeuse, se coudoyaient les uns les autres et poussaient des cris de ravissement à la vue de tous les objets qui peuvent arrêter les passants. L’espoir des conspirateurs était principalement fondé sur les gardes immortels ; ces gardes, étant spécialement chargés de la défense de Constantinople, partageaient les préjugés généraux des citoyens, et ils avaient surtout été influencés par les partisans d’Ursel, qui, avant son emprisonnement, avait eu le commandement de ce corps. Les conspirateurs avaient arrêté que les soldats de cette garde, qui étaient regardés comme les plus mécontents, prendraient de grand matin, dans la lice, possession des postes les plus favorables à leur projet d’attaque contre la personne de l’empereur. Mais, en dépit de tous leurs efforts, tant qu’ils ne recoururent pas à la violence ouverte, car le moment d’y recourir n’était pas encore venu, ils se trouvèrent désappointés dans leur projet par des détachements de Varangiens, postés comme par un simple hasard, mais avec une habileté parfaite, pour déjouer leur entreprise. Un peu confondus en voyant qu’un dessein, qu’ils ne pouvaient pas regarder comme trahi, était de toutes parts entouré d’obstacles, les conspirateurs commencèrent à chercher les principaux personnages de leur parti, sur les ordres desquels ils comptaient dans le moment critique. Mais on ne voyait ni le césar ni Agelastès, soit dans la lice, soit dans la marche des troupes venant de Constantinople ; et quoique Achille Tatius fut arrivé avec le dernier détachement, il était facile de remarquer qu’il avait l’air d’obéir au protospathaire, loin d’avoir cette démarche indépendante qu’il aimait tant à affecter.

De cette manière, lorsque l’empereur, au milieu de son brillant cortège, approcha de la phalange que formaient Tancrède et ses compagnons, postés, comme on doit s’en souvenir, sur un promontoire élevé entre la ville et la lice, le principal corps de l’escorte impériale se détourna un peu de la route directe, afin de passer près d’eux sans briser les rangs ; tandis que le protospathaire et l’Acolouthos allèrent avec un détachement de Varangiens demander à Tancrède, de la part de l’empereur, la cause de son retour avec sa troupe. La courte distance fut bientôt parcourue. Le fameux trompette qui accompagnait les deux officiers sonna un pourparler, et Tancrède lui-même, remarquable par cette beauté de corps que le Tasse a préférée à celle de tous les autres croisés, à l’exception de Renaud d’Est, créature de sa poétique imagination, s’avança pour parlementer avec eux.

« L’empereur de la Grèce, dit le protospathaire à Tancrède, prie le prince d’Otrante de lui faire savoir, par les deux hauts officiers qui lui transmettent cette demande, dans quel dessein il est revenu, contre son serment, sur cette rive droite du détroit. L’empereur assure en même temps le prince Tancrède que rien ne lui plaira tant que de recevoir une réponse qui ne soit contraire ni à son traité avec le duc de Bouillon, ni au serment prêté par les nobles croisés et leurs soldats, attendu que l’empereur pourrait alors, conformément à son désir, montrer, par l’accueil bienveillant qu’il ferait à Tancrède et à sa troupe, combien haute est son estime pour la dignité de l’un et pour la bravoure de tous. Nous attendons une réponse. »

Le ton du message n’avait rien en soi de bien alarmant, et il ne fut pas très difficile au prince Tancrède d’y répondre : « Le motif, dit-il, qui amène ici le prince d’Otrante avec cinquante lances est le cartel qui annonce un combat entre Nicéphore Brienne, appelé le césar, occupant une place éminente dans cet empire, et un digne chevalier de grande renommée, compagnon des pèlerins qui ont pris la croix pour arracher la Palestine aux infidèles. Le nom dudit chevalier est le redoutable Robert de Paris. Il convenait donc, et c’était une obligation indispensable pour les saints pèlerins de la croisade, d’envoyer un de leurs chefs, avec un nombre d’hommes d’armes suffisant, pour veiller, suivant l’usage, à ce qu’il y ait justice entre les combattants. Telle est leur intention, et on peut en être convaincu, puisqu’ils n’ont envoyé que cinquante lances avec leur suite accoutumée, tandis qu’il ne leur aurait été nullement difficile d’envoyer un détachement dix fois plus considérable s’ils avaient songé à intervenir de force ou à troubler le combat à armes égales qui va se livrer. Le prince d’Otrante et ses camarades se mettront donc à la disposition de la cour impériale, et seront spectateurs de ce combat avec la plus parfaite confiance que les règles de la justice seront ponctuellement observées. »

Les deux officiers grecs transmirent cette réponse à l’empereur, qui l’écouta avec plaisir, et agissant aussitôt d’après le principe qu’il s’était proposé, de maintenir la paix avec les croisés, il nomma le prince Tancrède et le protospathaire maréchaux de la lice, leur confiant plein pouvoir, sous l’empereur, d’établir toutes les conditions du combat, et d’en référer à Alexis lui-même quand ils ne se trouveraient pas d’accord. On fit connaître cet arrangement au public, qui fut ainsi préparé à voir l’officier grec et le prince italien entrer armés de pied en cap dans la lice, tandis qu’une proclamation solennelle annonçait à tous les spectateurs leurs solennelles fonctions. Ordre fut en même temps donné aux assistants de toute espèce d’évacuer une partie des gradins qui entouraient la lice d’un côté, afin de faire place aux compagnons du prince Tancrède.

Achille Tatius, observateur attentif de tout ce qui se passait, vit avec alarme que, par cette dernière disposition, les Latins armés se trouvaient placés entre les immortels et les citoyens mécontents : ce qui rendait fort probable que la conspiration était découverte et qu’Alexis pensait avoir bonne raison de compter sur l’assistance de Tancrède pour la réprimer. Ce fait, joint à la manière froide et caustique dont l’empereur lui avait donné ses ordres, fit penser à l’Acolouthos que la meilleure chance de sortir du danger dans lequel il se trouvait était que toute la conspiration en restât là et que la journée se passât sans la moindre tentative contre le trône d’Alexis Comnène ; et même alors il était fort douteux qu’un despote si rusé et si soupçonneux que l’empereur voulût bien se contenter de connaître le complot, car vraisemblablement il le connaissait, et de le voir échouer sans donner de la besogne aux fers à aveugler et aux cordes d’arcs des muets du palais. Cependant il n’y avait guère possibilité ni de fuir ni de faire résistance. La moindre tentative pour s’éloigner du voisinage des fidèles serviteurs de l’empereur, qui graduellement le pressaient et l’entouraient de plus en plus, devenait à chaque instant plus périlleuse et aurait infailliblement provoqué une explosion que l’intérêt du parti le plus faible était de retarder, quelle que pût en être la difficulté. Et tandis que les soldats sous l’autorité immédiate d’Achille semblaient encore le traiter comme leur officier supérieur et s’adresser à lui pour prendre ses ordres, il devenait de plus en plus évident que le moindre soupçon qui serait excité serait aussitôt le signal de son arrestation. L’Acolouthos se vit donc, le cœur tremblant et les yeux obscurcis par l’effrayante idée de bientôt dire adieu à la lumière du jour, condamné à surveiller la tournure que prendraient les choses qu’il ne pouvait influencer en aucune manière, et à se contenter d’attendre le dénoûment d’un drame d’où dépendait sa vie, quoique la pièce fût jouée par d’autres. De fait il semblait que toute l’assemblée attendît un signal que personne n’était prêt à donner.

Les citoyens mécontents et les soldats cherchaient vainement des yeux Agelastès et le césar ; et quand ils remarquèrent la situation d’Achille Tatius, elle leur parut de nature plutôt à exprimer le doute et la consternation qu’à encourager les espérances qu’ils avaient conçues. Cependant les gens des classes inférieures se sentaient trop en sûreté, à l’abri de leur insignifiance sociale, pour craindre personnellement les suites d’un tumulte, et désiraient en conséquence exciter le trouble qui semblait disposé à s’endormir.

Un sourd murmure, qui s’éleva presque à l’importance d’un cri se fit entendre « Justice ! justice ! Ursel ! Ursel ! les droits des cohortes immortelles ! » etc. Alors retendit la trompette des Varangiens, et ses sons terribles se répandirent dans toute l’assemblée comme la voix d’une divinité ; puis un morne silence régna parmi la foule, et la voix d’un héraut annonça, au nom d’Alexis Comnène, son bon plaisir et sa volonté souveraine.

« Citoyens de l’empire romain, vos plaintes, excitées par des factieux, sont parvenues aux oreilles de votre empereur ; vous allez être témoins du pouvoir qu’il a de satisfaire son peuple. À votre requête et sous vos yeux, le rayon visuel qui a été éteint sera rallumé ; l’esprit dont les efforts se bornaient à pourvoir imparfaitement aux besoins du corps appliquera de nouveau ses facultés, si telle est la volonté de l’individu, au gouvernement d’un grand thème, ou d’une vaste division de l’empire. La jalousie politique, à laquelle il est plus difficile d’imposer silence que de rendre la vue à un aveugle, se laissera vaincre par l’amour paternel de l’empereur pour son peuple et par le désir de lui donner entière satisfaction ; Ursel, l’objet de tous vos désirs, que vous supposiez mort depuis longtemps, ou du moins que vous croyiez vivre aveugle dans une prison, vous est rendu bien portant, jouissant de la vue, et possédant toutes les facultés nécessaires pour recevoir les faveurs de l’empereur et mériter l’affection du peuple. »

Comme le héraut parlait ainsi, un homme qui s’était jusque-là tenu caché derrière quelques officiers du palais s’avança, et, jetant loin de lui un manteau sombre dont il était enveloppé, se montra couvert d’un splendide vêtement écarlate dont les manches, ainsi que les brodequins qu’il portait, étaient enrichis d’ornements qui indiquaient un rang qui ne le cédait qu’à celui de l’empereur lui-même. Il tenait à la main un bâton d’argent, emblème du commandement des cohortes immortelles qui lui était confié, et, s’agenouillant devant l’empereur, il le lui présenta, comme pour résigner entre ses mains le pouvoir dont il était le symbole. L’assemblée entière fut électrisée à la vue d’un personnage que l’on avait cru si long-temps mort, ou rendu, par de cruels moyens, incapable de remplir aucun emploi public. Quelques uns reconnurent l’homme dont l’extérieur et les traits n’étaient pas faciles à oublier, et le félicitèrent de rentrer si inopinément au service de son pays. D’autres restaient immobiles de surprise, ne sachant s’ils devaient en croire leurs yeux, tandis que quelques mécontents déterminés s’empressèrent de répandre que le prétendu Ursel qu’on leur présentait n’était qu’un imposteur, et que l’empereur leur jouait un tour de sa façon.

« Parle-leur, noble Ursel, dit l’empereur ; dis-leur que, si j’ai péché contre toi, c’est parce que j’ai été trompé, et que ma disposition à réparer mes torts est aussi grande que l’a jamais été mon intention de te nuire. — Amis et concitoyens, » dit Ursel en se tournant vers l’assemblée, « Sa Majesté impériale me permet de vous assurer que si, dans une partie antérieure de ma vie, j’ai souffert des injustices de sa part, elles sont plus que réparées par les sentiments que j’éprouve en ce moment glorieux. Je suis charmé de pouvoir, à partir de cet instant, passer le reste de mes jours au service du plus généreux et du meilleur des souverains, ou, avec sa permission, de l’employer à me préparer, par des exercices de dévotion, à une immortalité sans bornes qui doit s’écouler dans la société des saints et des anges. Quelque choix que je fasse, je compte que vous, mes chers concitoyens, qui vous êtes si obligeamment souvenus de moi pendant mes jours de ténèbres et de captivité, vous ne manquerez pas de vous souvenir de moi dans vos prières. »

Cette apparition soudaine d’Ursel, depuis si long-temps perdu, avait quelque chose de trop étrange et de trop surprenant pour ne pas captiver la multitude ; elle scella donc sa réconciliation avec l’empereur par trois acclamations si terribles, que l’air, dit-on, en fut ébranlé, et que des oiseaux, incapables de s’y soutenir, tombèrent dans la lice.