Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 109-123).


CHAPITRE VII.

LE CONSEIL.


On ne vit point réunies des forces suffisantes, ni un si vaste camp, lorsque Agrican, avec toutes les puissances du Nord, assiégea Albraca, comme nous le voyons dans les romans, la ville de Gallaphron, pour en ramener la plus belle de son sexe, Angélique, sa fille, recherchée par plusieurs preux chevaliers païens ou pairs de Charlemagne.
Le Paradis regagné.


De grand matin, le jour qui suivit celui dont nous avons rappelé le souvenir, le conseil impérial fut assemblé. Là le grand nombre d’officiers généraux, revêtus de titres ambitieux, déguisait, sous un voile bien transparent, la faiblesse de l’empire grec. Les chefs étaient nombreux et les distinctions de leur rang minutieuses, mais les soldats étaient rares.

Les charges, autrefois remplies par des préfets, des préteurs et des questeurs, étaient alors occupées par des personnes graduellement élevées jusque-là, et qui, devant leurs titres aux services domestiques rendus à l’empereur, malgré cette circonstance, ou plutôt à cause même de cette circonstance, possédaient la véritable source du crédit dans cette cour despotique. Une longue suite d’officiers entra dans la grande salle du château de Blaquernal, et chacun d’eux avança aussi loin que son grade le lui permettait ; à chaque antichambre que ces dignitaires traversaient, ils laissaient en arrière ceux à qui le rang ne donnait pas le privilège d’aller plus avant. De cette sorte, quand ils atteignirent la salle d’audience (ce qu’ils ne tirent qu’après avoir traversé dix antichambres), ils ne se trouvèrent que cinq en présence de l’empereur, dans cette profonde et très sacrée retraite de la royauté, retraite décorée avec toute la splendeur de l’époque.

L’empereur Alexis était assis sur un trône de bronze, enrichi de pierres précieuses, et flanqué des deux côtés, probablement en imitation de la magnificence de Salomon, d’un lion couché, de ce même métal précieux. Pour ne pas décrire toutes les richesses de ce lieu, nous nous bornerons à mentionner un arbre, dont le tronc d’or s’élevait derrière le trône, qu’il ombrageait de ses branches. Parmi le feuillage étaient des oiseaux de diverses espèces, soigneusement travaillés et émaillés, et des fruits composés de pierres précieuses brillaient entre les feuilles. Cinq officiers seuls, occupant les premières places de l’État, jouissaient du privilège de pénétrer dans cette retraite sacrée lorsque l’empereur tenait conseil. C’étaient le Grand Domestique, que l’on pourrait comparer à un premier ministre de nos jours ; le Logothète, ou chancelier ; le Protospathaire, ou général en chef dont nous avons déjà parlé ; l’Acolouthos, chef des Varangiens, et le Patriarche.

Les portes de cet appartement retiré et l’antichambre adjacente étaient gardées par six esclaves nubiens difformes, dont les figures ridées et flétries formaient un hideux contraste avec leurs vêtements blancs comme la neige, et leur costume splendide. Ils étaient muets comme les misérables agents du despotisme de l’Orient, afin qu’ils fussent dans l’impossibilité de divulguer les actes de tyrannie dont ils étaient les instruments passifs. On les regardait généralement plutôt avec horreur qu’avec compassion ; car tout le monde pensait que ces esclaves éprouvaient un malin plaisir à venger sur les autres les irréparables outrages qui les avaient séparés de l’humanité.

C’était la coutume alors (quoique, de même que plusieurs autres usages des Grecs, elle serait jugée puérile de nos jours) que, par un effet de mécanique dont on se rend aisément compte, les lions, à l’entrée d’un étranger, se levaient et rugissaient, le vent sifflait dans le feuillage de l’arbre ; les oiseaux sautaient de branche en branche, béquetaient les fruits et remplissaient l’appartement du bruit de leurs chants. Cet appareil avait presque alarmé plus d’un ambassadeur ; et il était d’usage que les conseillers grecs témoignassent les mêmes sensations de crainte et de surprise lorsqu’ils entendaient le rugissement des lions et le concert des oiseaux, quoique ce fût, peut-être, pour la cinquantième fois… En cette occasion, en raison de l’urgence des affaires qui réunissaient le conseil, ces cérémonies furent entièrement omises.

Le discours de l’empereur, dans sa première partie, sembla vouloir suppléer au rugissement des lions, et il se termina sur un ton qui ressemblait assez bien au gazouillement des oiseaux.

Dès ses premières phrases, il parla de l’audace et de l’insolence inouïe des millions de Francs, qui, sous le prétexte d’arracher la Palestine aux mains des infidèles, avaient osé envahir le territoire sacré de l’empire. Il les menaça de châtiments, que ses troupes innombrables et ses officiers leur infligeraient fort aisément, prétendit-il. Les auditeurs, et particulièrement les militaires, répondirent à tout cela par un assentiment complet.

Alexis cependant ne persista pas long-temps dans les intentions belliqueuses qu’il avait d’abord manifestées. Les Francs, comme il parut à la fin en faire la réflexion, professaient le christianisme. Peut-être étaient-ils sérieux dans leur prétexte d’une croisade, dans lequel cas leurs motifs, quoique erronés, réclamaient un certain degré d’indulgence et même de respect. Leur nombre aussi était grand, et leur valeur ne pouvait être méprisée de ceux qui les avaient vu combattre à Durazzo et ailleurs. Ils pouvaient aussi devenir à la longue, par la permission de la suprême Providence, la cause de grands avantages pour l’empire très sacré, quoiqu’ils s’en approchassent avec si peu de cérémonie. Il avait, en conséquence, unissant les vertus de la prudence, de l’humanité et de la générosité, à cette valeur qui doit toujours enflammer le cœur d’un empereur, formé un plan qu’il allait soumettre à leur considération, afin de le mettre à exécution. Et d’abord, il demandait au grand domestique de faire connaître sur quelles forces on pouvait compter dans la partie occidentale du Bosphore.

« Les forces de l’empire sont innombrables comme les étoiles du ciel et le sable du rivage de la mer, répondit le grand domestique. — Ce serait un belle réponse, dit l’empereur, s’il y avait des étrangers présents à cette conférence ; mais puisque nous tenons un conseil particulier, il est nécessaire que je sache exactement à quel nombre d’hommes se monte l’armée sur laquelle je dois compter. Réservez votre éloquence pour une occasion plus convenable, et faites-moi connaître ce que vous entendez dans le moment actuel par le mot innombrable. »

Le grand domestique hésita quelque temps ; mais comme il sentit que c’était un moment dans lequel il ne serait pas bon de plaisanter (car Alexis Comnène était quelquefois à redouter), enfin il répondit avec quelque trouble : « Mon maître et seigneur impérial, personne ne sait mieux que vous qu’une telle réponse ne peut être faite à la hâte, si on veut en même temps qu’elle soit correcte dans ses résultats. Le nombre d’hommes de l’armée impériale entre cette capitale et la frontière occidentale de l’empire, en déduisant les absents par congé, ne peut compter pour plus de vingt-cinq mille ou trente mille au plus. »

Alexis se frappa le front avec la main ; et les conseillers, le voyant s’abandonner à d’aussi violentes expressions de douleur et de surprise, entrèrent dans des discussions qu’ils auraient autrement réservées pour un lieu et une occasion plus convenables.

« Par la confiance que Votre Altesse place en moi, dit le logothète, il a été tiré des coffres de Votre Altesse, dans le cours de l’année dernière, assez d’or pour payer un nombre de guerriers armés double de celui que le grand domestique vient de mentionner. — Votre Altesse impériale, » répliqua le ministre accusé, avec une forte dose de chaleur, « se rappellera aisément que les garnisons sédentaires doivent être ajoutées aux troupes mobiles, desquelles ce griffonneur de chiffres ne tient aucun compte. — Paix, tous les deux ! » dit Alexis en reprenant son sang-froid. « Le nombre réel de nos troupes est, à dire le vrai, moindre que nous ne le pensions ; mais n’allons pas, en nous querellant, augmenter les difficultés de notre position. Dispersez ces troupes entre cette ville et la frontière occidentale de l’empire, dans les vallées, dans les défilés, derrière des chaînes de montagnes, et dans des terrains difficiles, où un peu d’art peut faire que peu d’hommes offrent l’apparence d’une grande quantité. Pendant qu’on fera ces dispositions, nous continuerons à traiter avec ces croisés, comme ils s’appellent, des conditions auxquelles nous consentirons à les laisser passer par nos États ; et nous ne sommes pas sans espoir de négocier de manière à gagner de grands avantages pour notre royaume. Nous insisterons pour qu’ils ne traversent nos provinces que par cinquante mille hommes, que nous transporterons successivement en Asie, de sorte qu’un trop grand nombre ne mettra jamais en danger, en s’assemblant sous nos murs, la sûreté de la métropole du monde.

« Dans leur marche vers les rives du Bosphore, nous leur fournirons des provisions, s’ils s’avancent paisiblement et avec ordre ; et si quelques uns s’écartent de leurs étendards, ou insultent le pays par leur maraudage, nous supposons que nos valeureux paysans n’hésiteront pas à réprimer leurs excès, et cela, sans que nous donnions d’ordres positifs, car nous ne nous mettrions pas volontiers dans le cas d’être accusé de manquer à nos engagements. Nous supposons aussi que les Scythes, les Arabes, les Syriens, et les autres troupes mercenaires à notre service, ne souffriront pas que nos sujets succombent dans une juste défense. Et comme il n’y aurait pas de justice à affamer notre propre pays pour nourrir des étrangers, nous ne serons jamais surpris ni irrité d’apprendre que, dans une certaine quantité de farine, il se trouve quelques sacs remplis de craie ou de chaux, ou autre substance semblable. En effet, il est impossible de se figurer ce que l’estomac d’un Franc peut digérer sans inconvénient. Leurs guides aussi, que vous choisirez en conséquence, auront soin de conduire les croisés par des routes détournées et difficiles : ce qui sera leur rendre un service réel, en les accoutumant aux fatigues du pays et aux rigueurs du climat, qu’ils seraient autrement obligés de supporter sans y être préparés.

« En attendant, dans vos entrevues avec leurs chefs, qu’ils appellent comtes, et dont chacun se croit aussi grand qu’un empereur, vous aurez soin de ne point offenser leur présomption naturelle, et de ne manquer aucune occasion de les informer de la richesse et de la magnificence de notre gouvernement. On pourra même donner des sommes d’argent à des personnages importants, et faire des largesses moins considérables à ceux d’un rang inférieur. Vous, notre logothète, vous prendrez des mesures en conséquence ; et vous, notre grand domestique, vous aurez soin que les soldats qui couperont les partis détachés de Francs se présentent dans le costume sauvage et sous l’apparence d’infidèles. En vous recommandant ces précautions, j’ai l’intention de faire que les croisés ayant senti le prix de notre amitié, et, en quelque sorte le danger de notre inimitié, ceux que nous transporterons en Asie soient réduits, quelque peu maniables qu’ils soient, à un corps plus petit et plus compacte, dont nous puissions faire ce que nous voudrons dans notre prudence chrétienne. Ainsi, en employant de belles paroles avec l’un, des menaces avec l’autre ; en offrant de l’or aux avares, du pouvoir aux ambitieux, et des raisons à ceux qui sont en état de les entendre, nous ne doutons point que nous n’amenions ces Francs, rassemblés de mille points divers, à nous reconnaître comme leur supérieur commun. Ils n’iront point choisir un chef parmi eux, lorsqu’ils viendront à connaître ce fait important que chaque village de la Palestine, depuis Dan jusqu’à Beersheba, est par droit d’origine la propriété du saint empire romain et que tout chrétien qui veut recouvrer ce pays doit faire la guerre comme notre sujet, et tenir en fief, comme notre vassal, toute conquête qu’il pourrait faire. Le vice et la vertu, le bon sens et la folie, l’ambition et la religion désintéressée, recommanderont également à ceux de ces hommes singuliers qui survivront, de devenir les feudataires de l’empire, non ses ennemis, et le bouclier, non les assaillants de votre paternel empereur. »

Il se fit une inclination de tête générale parmi les courtisans, accompagnée de l’exclamation : « Longue vie à l’empereur ! »

Quand les acclamations se furent calmées, Alexis continua : « Je répète encore que mon fidèle grand domestique et ceux qui agissent sous ses ordres auront soin de confier l’exécution de la partie de nos ordres qui pourraient avoir l’air d’une agression, à des troupes d’un extérieur et d’un langage étrangers ; et ceux-ci, je le dis avec douleur, sont plus nombreux dans notre armée impériale que nos sujets naturels et orthodoxes. »

Le patriarche interposa ici son opinion. « Il y a une consolation, dit-il, dans la pensée que les naturels romains sont peu nombreux dans l’armée, puisqu’un métier tel que la guerre est plus convenablement rempli par ceux dont les doctrines, aussi bien que les actions, méritent la condamnation éternelle dans l’autre monde. — Révérend patriarche, répliqua l’empereur, nous ne soutiendrions pas volontiers, avec les barbares infidèles, que le paradis doit se gagner par le sabre ; néanmoins nous espérerions qu’un Romain mourant en combattant pour sa religion et son empereur peut avoir tout aussi bonne chance d’être admis dans le ciel, qu’un homme qui meurt en paix et les mains pures de sang. — Il me suffira de dire, reprit le patriarche, que les doctrines de l’Église sont moins indulgentes. Elle est elle-même pacifique, et la promesse de ses grâces est pour ceux qui ont été des hommes de paix. Cependant ne croyez pas que je ferme les portes du ciel à un soldat à cause de cette qualité, s’il croit à toutes les doctrines de notre Église, et se conforme à toutes nos observances ; encore moins condamnerais-je les sages précautions de Votre Majesté pour diminuer le pouvoir et éclaircir les rangs de ces hérétiques latins ; ces hommes qui viennent ici nous dépouiller, et piller peut-être l’Église et le temple, sous le vain prétexte que le ciel leur permettra, à eux souillés de tant d’hérésies, de reconquérir la terre sainte, que de vrais chrétiens orthodoxes, les prédécesseurs sacrés de Votre Majesté, n’ont pas pu défendre contre les infidèles. J’espère bien que Votre Majesté ne permettra pas aux Latins de former un seul établissement, sans qu’on y érige une croix dont les quatre branches soient d’égale longueur, au lieu de cette damnable erreur qui prolonge, dans les églises d’Occident, la partie inférieure de ce très saint emblème. — Révérend patriarche, répondit l’empereur, ne croyez pas que nous pensions légèrement de vos importans scrupules ; mais la question maintenant n’est pas de savoir de quelle manière nous pourrons convertir ces hérétiques latins à la vraie foi, mais comment nous pourrons éviter d’être envahis par leur nombre qui est semblable aux myriades de sauterelles qui parurent avant eux et qui nous annonçaient leur approche. — Votre Majesté, dit le patriarche, agira avec sa prudence ordinaire ; pour ma part, j’ai seulement exposé mes doutes, afin de sauver mon âme. — Nous ne faisons point de tort à vos sentiments en les interprétant, très révérend patriarche, répliqua l’empereur ; et quant à vous (s’adressant aux autres conseillers), vous suivrez ces instructions séparées délivrées pour diriger l’exécution des ordres que je vous ai donnés d’une manière générale. Elles sont écrites avec l’encre sacrée, et notre signature sacrée est convenablement nuancée de vert et de pourpre : qu’on les suive donc à la lettre. Nous-même nous prendrons le commandement des bandes d’immortels qui restent dans la ville, et nous y joindrons les cohortes de nos fidèles Varangiens. À la tête de ces troupes, nous attendrons l’arrivée de ces étrangers sous les murs de la ville ; et tout en évitant le combat aussi long-temps que notre politique pourra le différer, nous nous tiendrons prêt, en cas que les choses tournent mal, à embrasser les chances qu’il plaira à la Divinité de nous envoyer. »

À ces mots, le conseil se sépara, et les différents chefs commencèrent à se mettre en mouvement pour l’exécution de leurs instructions civiles et militaires, secrètes ou publiques, favorables ou hostiles aux croisés. Le caractère particulier du peuple grec se montra à découvert dans cette occasion : leurs discours bruyants et fanfarons étaient en harmonie avec les idées que l’empereur désirait inculquer aux croisés sur l’étendue de son pouvoir et de ses ressources ; et l’on ne doit pas chercher à dissimuler que l’astucieux égoïsme de plusieurs de ceux qui se trouvaient au service d’Alexis, ait cherché quelque voie indirecte pour mettre à exécution les instructions de l’empereur de la manière la plus convenable à leurs desseins particuliers.

Sur ces entrefaites, la nouvelle qu’une armée immense formée de peuples de l’Occident arrivait sur les limites de l’empire grec avec le projet de passer en Palestine, s’était répandue dans Constantinople. Mille rapports divers grossissaient encore un événement si étonnant. Les uns disaient que le but des croisés était la conquête de l’Arabie, la destruction du tombeau du prophète, et la conversion de sa bannière verte en une housse de cheval pour le frère du roi de France ; d’autres supposaient que la ruine et le sac de Constantinople était l’objet réel de la guerre. Une troisième classe pensait que c’était pour forcer le patriarche à se soumettre au pape, et pour mettre fin au schisme grec en lui imposant la forme latine de la croix.

Les Varangiens se donnaient le plaisir de faire une variante à ces étranges nouvelles, assaisonnée de quelques particularités appropriées aux préjugés des auditeurs. Cette version s’était formée d’abord de ce que notre ami Hereward, qui était un de leurs officiers subalternes appelés sergents ou constables, avait laissé transpirer des choses qu’il avait entendues la nuit précédente. Considérant que le fait serait bientôt de notoriété publique, il avait révélé à ses camarades qu’une armée normande s’approchait sous les ordres du duc Robert, fils du fameux Guillaume le Conquérant, et avec des intentions hostiles, dirigées contre eux en particulier, à ce que pensait Hereward. Les Varangiens, comme tous les autres, adoptèrent l’explication qui s’appliquait à leur position. Ces Normands, qui haïssaient les Saxons et qui avaient tout fait pour les déshonorer et les opprimer, les poursuivaient maintenant jusque dans la capitale étrangère où ils avaient trouvé un refuge, dans le dessein de faire la guerre au prince généreux qui protégeait leurs tristes restes. Ainsi pensaient les Varangiens ; dans cette croyance, plus d’un terrible serment fut prononcé en norse et en anglo-saxon, « que leurs haches d’armes affilées vengeraient le carnage d’Hastings ; » et plus d’un toast fut porté avec le vin et avec l’ale à celui « qui ressentirait le plus profondément et vengerait le plus efficacement les mauvais traitements que les Anglo-Saxons avaient reçus de la main de leurs oppresseurs. »

Hereward commença bientôt à se repentir d’avoir laissé échapper cette nouvelle, tant il était poursuivi par les questions multipliées que lui faisaient ses camarades au sujet de son authenticité ; car il se croyait obligé de cacher les aventures de la nuit précédente, et le lieu où il avait été informé de ce fait.

Vers midi, au moment où il se sentait on ne peut plus fatigué de faire les mêmes réponses aux mêmes questions, et d’en éluder d’autres semblables qu’on lui renouvelait à chaque instant, le son des trompettes annonça la présence de l’Acolouthos Achille Tatius qui, se disait-on tout bas, arrivait à l’instant de l’intérieur sacré, avec la nouvelle de l’approche immédiate de la guerre.

L’Acolouthos leur apprit que les Varangiens et les cohortes romaines appelées les immortels, devaient former un camp sous les murs de la ville afin d’être prêts à la défendre au premier signal. Cette nouvelle mit toutes les casernes en mouvement, chacun faisant les préparatifs nécessaires pour la campagne. Le contentement et la joie dominaient dans tout ce tumulte et ces cris ; et le fracas était si général, qu’Hereward, à qui son grade permettait de confier à un page ou écuyer le soin de préparer son équipement, saisit cette occasion de quitter la caserne pour chercher quelque lieu éloigné, où, séparé de ses camarades, il pût réfléchir sur la singulière conjoncture dans laquelle il avait été placé, et sur son entrevue avec la famille impériale.

Traversant les rues étroites, en ce moment désertes à cause de la chaleur, il atteignit enfin une de ces vastes terrasses qui, formant comme les larges degrés d’une rampe, descendaient sur le rivage du Bosphore, offrant une des plus magnifiques promenades de l’univers ; nous pensons que ces terrasses existent encore de nos jours, et que les Turcs viennent s’y délasser comme le faisaient autrefois les chrétiens. Les gradins étaient couverts d’arbres parmi lesquels les cyprès se distinguaient plus généralement. Il y avait là des réunions d’habitants : les uns allant et venant avec un visage affairé et soucieux, les autres s’arrêtant en groupes, comme s’ils eussent discuté l’étrange et importante nouvelle du jour ; d’autres enfin, avec l’indolente insouciance d’un climat brûlant, prenant à l’ombre leurs rafraîchissements, et passant le temps comme si leur objet eût été de profiter de la journée qui leur était offerte, et d’abandonner à eux-mêmes les soucis du lendemain.

Tandis que le Varangien, craignant de rencontrer dans ce concours de monde quelques personnes de connaissance qui eussent contrarié son désir d’être seul, descendait d’une terrasse à l’autre, chacun le considérait avec un œil curieux et interrogateur, comme un homme qui, par sa profession et ses relations avec la cour, devait nécessairement en savoir plus long que les autres au sujet de cette singulière invasion par de nombreux ennemis venus de divers pays. Nul cependant n’eut le courage de s’adresser au soldat des gardes, quoique tous le regardassent avec un intérêt extraordinaire. Il passa des allées les mieux éclairées dans les allées les plus sombres, des terrasses les plus fréquentées dans les terrasses les plus solitaires, sans être dérangé par personne ; il sentait cependant qu’il ne devait pas se considérer comme seul.

Le désir qu’il avait de se trouver dans la solitude le rendit un peu attentif à ce qui se passait autour de lui, et il s’aperçut qu’il était suivi par un esclave noir, personnage que l’on rencontrait trop fréquemment dans les rues de Constantinople, pour qu’il excitât un intérêt particulier. L’attention d’Hereward se portant à la fin sur cet individu, il souhaita d’échapper à ses observations ; et il employa le soin qu’il avait pris d’abord pour éviter la compagnie en général, à se débarrasser de ce témoin qui, quoique à distance, semblait épier ses démarches. Néanmoins, quoique, en gagnant un autre point, il eût, pendant quelques minutes, perdu le nègre de vue, il ne tarda pas à l’apercevoir de nouveau à une distance trop grande pour un compagnon de promenade, mais assez rapprochée pour remplir le rôle d’un espion. Irrité de cette obstination, le Varangien changea subitement de direction, et choisissant un lieu où l’on n’apercevait personne que l’objet de son ressentiment, il marcha tout-à-coup droit à l’esclave et lui demanda pourquoi et par l’ordre de qui il avait l’audace de suivre ses pas. Le nègre répondit dans un aussi mauvais jargon que celui dans lequel on lui adressait la parole, quoique d’une espèce différente, « qu’il avait l’ordre de remarquer où irait le Varangien. — L’ordre de qui ? demanda Hereward. — De mon maître et du vôtre, » répondit hardiment le nègre.

— Que dis-tu, misérable infidèle ! » s’écria le soldat courroucé ; « depuis quand sommes-nous camarades de servitude, et quel est celui que tu oses appeler mon maître ? — Un homme qui est maître du monde, puisqu’il commande à ses passions. — J’aurai peine à commander aux miennes, si tu réponds à mes pressantes questions par des subtilités philosophiques. Encore un coup, que me veux-tu, et pourquoi as-tu la hardiesse d’épier mes démarches ? — Je t’ai déjà dit que je suis les ordres de mon maître. — Mais je veux savoir quel est ton maître. — Il te le dira lui-même ; il ne confie point à un pauvre esclave comme moi le but des commissions qu’il me donne. — Il t’a laissé une langue cependant, que quelques uns de tes compatriotes seraient, je pense, ravis de posséder. Ne me force point à te l’arracher en me refusant les éclaircissements que j’ai droit d’exiger. »

La figure du nègre semblait annoncer qu’il cherchait quelque nouvelle tournure évasive, lorsque Hereward y coupa court en levant sa hache d’armes. « Ne me mets pas dans la nécessité, dit-il, de me déshonorer en te frappant avec cette arme, destinée à un usage plus noble. — Cela m’est impossible, valeureux guerrier, » dit le nègre, mettant de côté le ton impudent et goguenard qu’il avait pris jusqu’alors, et laissant percer quelque crainte personnelle. « Si vous faites mourir le pauvre esclave sous les coups, vous ne saurez pas davantage ce que son maître lui a défendu de dire. Une courte marche peut préserver votre honneur de cette tache, vous épargner à vous la peine de battre ce qui ne peut résister, et à moi le désagrément d’endurer ce que je ne puis ni rendre ni éviter. — Guide-moi donc, reprit le Varangien ; sois certain que tu ne te joueras pas de moi par tes belles paroles, et qu’il faut que je connaisse la personne qui a l’impudence de contrôler mes actions. »

Le nègre marcha devant en lançant un coup d’œil particulier à sa physionomie, que l’on pouvait attribuer ou à de la malice, ou simplement à un mouvement de bonne humeur. Le Varangien le suivit, en concevant quelques soupçons, car il avait eu peu de rapports avec la race infortunée des Africains, et n’avait pas entièrement surmonté le sentiment de surprise avec lequel il les avait d’abord considérés, lorsqu’il était arrivé du Nord. L’esclave se retourna si souvent pour le regarder, et d’un air si pénétrant et si scrutateur, que Hereward sentit renaître irrésistiblement en lui les préjugés qui attribuaient aux démons la couleur noire et les traits contrefaits de son conducteur. Le lieu vers lequel on le dirigeait fortifiait une idée qu’il n’était pas étonnant de voir s’offrir à l’esprit de l’ignorant et belliqueux insulaire.

Le nègre le conduisit, des magnifiques promenades en forme de terrasses que nous avons décrites, par un sentier qui descendait sur le rivage de la mer. À leurs yeux s’offrit un emplacement qui, loin d’être orné comme les autres parties de la côte de quais ou de promenades, paraissait au contraire négligé et abandonné, et était couvert de ruines antiques là où elles n’avaient pas été cachées par la riche végétation du climat. Ces fragmens d’édifice, occupant une espèce de renfoncement de la baie, étaient cachés des deux côtés par l’escarpement du rivage, et quoique en réalité ils fissent partie de la ville, cependant on ne pouvait les apercevoir d’aucun point de Constantinople. Enfoncés comme nous les avons déjà dépeints, ces débris ne laissaient échapper aucune vue des églises, des palais, des tours et des fortifications, au milieu desquels ils étaient enfouis. Ce site solitaire et désolé, encombré de ruines et couvert de cyprès et d’autres arbres, placé au milieu d’une cité populeuse, avait en lui quelque chose d’imposant et de sinistre pour l’imagination. Ces ruines étaient d’une date ancienne, et rappelaient le style d’un peuple étranger. Les restes gigantesques d’un portique, les fragmens mutilés de statues colossales, exécutés dans des attitudes et avec un goût si étroits et si barbares, qu’ils formaient un contraste parfait avec la manière des Grecs ; d’ailleurs les hiéroglyphes à moitié effacés que l’on pouvait reconnaître sur une partie des sculptures dévastées, donnaient quelque poids à la croyance populaire sur leur origine ; nous rapporterons en peu de mots ce qu’on en disait.

D’après la tradition, cet édifice avait été un temple consacré à la déesse égyptienne Cybèle, au temps où l’empire romain était encore païen, et lorsque Constantinople portait le nom de Byzance. Tout le monde sait que les superstitions des Égyptiens, vulgairement grossières dans leur sens littéral comme dans leur interprétation mystique, et servant de fondement à une foule de doctrines extravagantes, furent exceptées par les principes de tolérance générale et le système de polythéisme adoptés par les Romains. Plusieurs lois exclurent la religion égyptienne du respect accordé par l’empire à presque toutes les autres religions, quelque absurdes qu’elles fussent. Toutefois ces rites égyptiens avaient des charmes pour les curieux et les superstitieux ; après une longue opposition, ils s’étaient établis dans l’empire.

Pourtant, quoique tolérés, les prêtres égyptiens étaient plutôt considérés comme sorciers que comme pontifes, et tout leur rite avait, dans l’esprit du peuple, plus de rapport avec la magie qu’avec aucun système régulier de dévotion.

Décrié par ces accusations, même chez les païens, le culte des Égyptiens était plus mortellement abhorré des chrétiens que les autres religions du paganisme, si toutefois aucune d’elles avait des droits à être appelée ainsi. Le culte abrutissant d’Apis et de Cybèle était regardé non seulement comme un prétexte pour se livrer à des plaisirs obscènes et à d’infâmes débauches, mais comme ayant une tendance directe à ouvrir et encourager un commerce dangereux avec des esprits malins, que l’on supposait prendre sur ces autels profanes le nom et le rôle de ces divinités impures. Non seulement donc le temple de Cybèle avec son portique gigantesque, ses statues colossales sans élégance et ses hiéroglyphes bizarres, fut abattu et détruit lorsque l’empire fut converti à la foi chrétienne, mais l’emplacement même qu’il occupait fut considéré comme souillé ; et, aucun empereur n’ayant encore élevé en ce lieu une église chrétienne, il demeurait dans l’état d’abandon où nous l’avons dépeint.

Le Varangien Hereward avait parfaitement connaissance de la mauvaise réputation du lieu ; et lorsque le nègre parut se disposer à entrer dans l’intérieur des ruines, le guerrier hésita et s’adressa en ces termes à son guide : « Écoute-moi, l’ami à la noire figure, ces grandes idoles fantasques, celles-ci avec des têtes de chiens, celles-là avec des têtes de vaches, les autres sans aucune tête, ne sont pas en grande vénération dans l’estime du peuple. Ta propre couleur aussi, mon camarade, approche beaucoup trop de celle de Satan lui-même pour faire de toi un compagnon avec lequel on puisse s’exposer au milieu de ces ruines où l’esprit malin fait, dit-on, chaque jour sa ronde. Minuit et midi sont les heures où il fait son apparition. Je n’irai pas plus loin avec toi, à moins que tu ne me donnes une bonne raison de le faire. — En me faisant une objection si puérile, dit le nègre, vous m’ôtez en effet tout désir de vous guider près de mon maître. Je croyais parler à un homme plein d’un courage indomptable, et de ce bon sens sur lequel le courage est le mieux fondé ; mais votre valeur vous enhardit seulement à battre un esclave noir qui n’a ni la force ni le droit de vous résister, et votre courage n’est pas assez grand pour vous donner la force de regarder sans trembler le côté sombre d’une muraille, même lorsque le soleil est au dessus de l’horizon. — Tu es insolent, « dit Hereward levant sa hache d’armes.

« Et toi, tu es fou, reprit le nègre, de vouloir prouver ta bravoure et ton bon sens par une action qui doit faire douter de tous les deux. J’ai déjà dit qu’il y a peu de courage à battre un malheureux comme moi, et assurément aucun homme désirant trouver son chemin, ne commencerait par chasser son guide. — Je te suis, » dit Hereward, piqué au vif par cette insinuation de lâcheté ; « mais si tu me conduis dans un piège, tes discours hardis ne sauveront pas tes os, quand même un millier d’individus de ta couleur, venus de la terre ou de l’enfer, se présenteraient pour te défendre. — Tu me reproches durement la couleur de mon teint, répliqua le nègre ; comment sais-tu si c’est une chose que l’on puisse considérer comme une réalité ? Tes yeux t’apprennent tous les jours que la couleur des cieux passe pendant la nuit d’une teinte brillante à l’obscurité du noir, cependant tu sais que cela ne tient nullement à aucune couleur habituelle des cieux eux-mêmes. Un changement semblable à celui qui a lieu dans la teinte des cieux se manifeste dans les flots de la mer profonde. Comment peux-tu dire si la différence de ma couleur avec la tienne n’est pas due à quelque déception de la même nature, n’étant point réelle en elle-même, mais produisant une réalité apparente ? — Tu peux t’être peint sans aucun doute, » répondit le Varangien après un moment de réflexion, « et la noirceur de ton teint, en conséquence, peut n’être qu’apparente ; mais je pense que ton ami Satan lui-même aurait eu de la peine à imiter ces lèvres épaisses et relevées avec ces dents blanches et ce nez plat, si cet ensemble, qu’ils appellent une physionomie nubienne, n’existait réellement pas ; et pour t’épargner quelque peine, mon noir ami, je te dirai que, quoique je sois un Varangien sans éducation, je ne suis pas tout-à-fait ignorant dans l’art des Grecs, de faire passer auprès des auditeurs des paroles subtiles pour des raisons. — Vraiment ? » dit le nègre d’un air de doute et un peu surpris ; « et est-ce que l’esclave Diogène (car c’est ainsi que mon maître m’a baptisé) pourrait se permettre de vous demander les moyens par lesquels vous avez acquis une connaissance si étrange ? — Ce sera bientôt dit, répliqua Hereward. Mon compatriote Witikind, qui était constable dans notre corps, se retira du service, et passa le reste d’une longue vie dans cette ville de Constantinople. N’ayant plus les occupations de la vie militaire, ni les fatigues réelles, ni les embarras et la pompe des exercices et des parades, le pauvre vieillard, ne sachant à quoi passer son temps, suivit les leçons des philosophes. — Et qu’y apprit-il ? car un barbare blanchi sous le casque ne devait pas faire, je pense, un étudiant de grande espérance. — Autant cependant, je pense, qu’un vil esclave, ce qui me paraît être ta condition. Mais j’ai appris de lui que les maîtres de cette science futile font métier de substituer dans l’argumentation des mots à la place des idées, et que, comme ils ne s’entendent jamais sur le sens précis des mots, leurs disputes ne peuvent jamais arriver à une conclusion satisfaisante et définitive, puisqu’ils ne s’accordent pas sur le langage qu’ils emploient. Leurs théories, comme ils les appellent, sont bâties sur le sable, et le vent et la marée doivent les renverser. — Parle ainsi à mon maître, » répondit le noir d’un ton sérieux.

« C’est ce que je ferai, et il verra que si je suis un soldat ignorant, n’ayant que peu d’idées, lesquelles ne roulent que sur ma religion et mes devoirs militaires, malgré cela, on ne me débusquera pas de mes opinions par une batterie de sophismes ; jamais on ne me portera à y renoncer par les artifices et les terreurs mis en œuvre par les amis du paganisme, soit en ce monde, soit dans l’autre. — Vous pouvez lui dire vous-même ce que vous pensez, » dit Diogène. Il se rangea de côté comme pour faire place au Varangien, et lui fit signe d’avancer.

Hereward suivit en conséquence un sentier à moitié effacé et presque imperceptible, à travers de longues herbes sauvages, et, tournant autour d’un autel à moitié démoli, qui offrait les restes d’Apis, divinité bovine, il se trouva tout-à-coup en face du philosophe Agelastès qui, assis au milieu des ruines, reposait ses membres sur l’herbe.