Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 243-251).


CHAPITRE XIX.

LE PARTI À PRENDRE.


Le Varangien et le comte Robert de Paris, au risque d’être découverts, étaient restés assez près du pavillon pour bien comprendre, quoique sans pouvoir entendre très distinctement, la conclusion de l’entretien.

« A-t-il accepté le défi ? dit le comte Robert de Paris. — Oui, et très volontiers en apparence, répliqua Hereward. — Oh ! sans doute, sans doute ; mais il ne connaît pas l’adresse que peut acquérir une femme dans le maniement des armes : pour ma part, Dieu sait combien m’intéresse l’issue de ce combat ; cependant telle est ma confiance que je voudrais y être encore plus intéressé. Je prends à témoin Notre-Dame des Lances rompues que je voudrais que chaque sillon de mon domaine chaque honneur que je puis appeler mien, depuis le comté de Paris jusqu’à la courroie de mon éperon, dépendissent de l’événement de ce combat entre votre césar et Brenhilda d’Aspremont. — C’est une noble confiance, et je n’ose dire qu’elle soit téméraire ; seulement je dois vous rappeler que le césar est un homme aussi vigoureux que bien fait, habile dans le maniement des armes, et surtout moins strictement attaché aux règles de l’honneur que vous le pensez peut-être. Il y a mille moyens de gagner un avantage, qui dans l’opinion du césar ne détruiraient pas l’égalité du combat, quoiqu’il n’en soit pas ainsi aux yeux du noble comte de Paris, ni même à ceux du pauvre Varangien. Mais d’abord permettez-moi de vous conduire en quelque lieu sûr, car votre évasion sera bientôt découverte, si elle ne l’est déjà. Les sons que nous avons entendus indiquent que des complices de la conspiration viennent visiter ce jardin pour tout autre motif que pour des affaires d’amour. Je vais vous emmener par une avenue différente de celle par où nous sommes arrivés. Je crains seulement que vous ne vous décidiez pas aisément à prendre le parti le plus sage ! — Et quel est-il ? — Donnez votre bourse, fût-ce tout votre bien, à quelque pauvre batelier, qui vous transportera de l’autre côté de l’Hellespont ; puis allez en toute hâte porter plainte à Godefroy de Bouillon et aux amis que vous pouvez avoir parmi les croisés ; vous en déterminerez aisément un grand nombre à revenir ici et à menacer la ville d’une attaque immédiate, à moins que l’empereur ne mette en liberté votre épouse, faite prisonnière contre tous les droits de la guerre, et n’empêche par son autorité ce combat absurde et contre nature. — Voudrais-tu donc que j’excitasse les croisés à s’opposer à un combat proposé suivant toutes les règles ? Crois-tu que Godefroy de Bouillon interromprait son pèlerinage dans un aussi indigne dessein, ou que la comtesse de Paris accepterait comme un bon service un moyen de salut qui tacherait son honneur à tout jamais, en manquant à son propre défi ?… jamais ! — Alors, mon jugement est en défaut, car je vois que je ne puis fabriquer d’expédient qui ne soit d’une façon ou d’une autre follement contrecarré par vos idées extravagantes. Voici un homme qu’un infâme stratagème a jeté entre les mains de ses ennemis ; par un stratagème, la liberté, l’honneur et la vie de sa femme se trouvent également en danger, et cependant il croit nécessaire d’agir envers les empoisonneurs nocturnes qui ont machiné ces noirceurs avec autant de bonne foi que s’il avait affaire aux hommes les plus honorables. — Tu dis là une triste vérité, mais ma parole est l’emblème de ma foi ; si je l’engage à un ami sans honneur, c’est une imprudence que je commets ; mais néanmoins je ne puis me croire dégagé sans commettre une action déshonorante, et sans souiller mon écu d’une tache ineffaçable. — Ainsi vous souffrirez que l’honneur de votre femme soit exposé aux chances d’un combat inégal. — Que Dieu et les saints te pardonnent une pareille pensée ! J’assisterais à ce combat avec un cœur aussi ferme, sinon aussi léger, que je l’ai eu jamais pour voir rompre une lance. Si, par suite d’un accident ou par trahison, Brenhilda d’Aspremont est vaincue (et certes à armes égales elle ne peut être vaincue par un tel adversaire) ; si pourtant elle est vaincue, je descends dans la lice, je proclame césar ce qu’il est, un coquin !… je démontre l’ignominie de sa conduite depuis le commencement jusqu’à la fin, j’en appelle à tous les nobles cœurs qui m’entendent, et alors… que Dieu protège la bonne cause ! »

Hereward réfléchit un instant et secoua la tête… « Tout cela, dit-il, serait assez faisable, si le combat devait avoir lieu en présence de vos compatriotes, ou même, par la messe ! si les Varangiens devaient être gardiens de la lice ; mais les trahisons de tout genre sont si familières aux Grecs, que je doute fort qu’ils considérassent la conduite de leur césar autrement que comme un stratagème d’amour très pardonnable et qui mérite qu’on en rie plutôt que d’encourir honte ou châtiment. — Puisse le ciel refuser sa compassion, dans le besoin le plus terrible, à la nation capable de rire d’une pareille plaisanterie : oui, qu’il la lui refuse, quand l’épée sera brisée dans la main de ses guerriers, et que les femmes et les filles crieront merci, entraînées par de barbares et impitoyables ennemis ! »

Hereward regarda son compagnon dont les joues enflammées et les yeux étincelants témoignaient l’enthousiasme. — Je vois, dit-il, que vous êtes résolu. Je sais bien que votre résolution ne peut être appelée qu’un acte d’héroïque folie ; mais encore ? Il y a long-temps que la vie n’est qu’amertume pour l’exilé Varangien. Le matin le voit sortir plein de tristesse du lit où il s’est couché le soir, las de porter une arme mercenaire au service de l’étranger. Il a souvent désiré perdre la vie pour une cause honorable, et celle-ci touche à l’honneur dans ce qu’il y a de plus saint. En outre ceci s’accorde avec mon projet de sauver l’empereur, projet que facilitera grandement la chute de son gendre ingrat. Puis s’adressant au comte il continua : « Eh bien ! sire comte ; comme vous êtes le plus intéressé dans cette affaire, je consens à me conduire d’après vos raisonnements ; seulement j’espère que vous me permettrez de modifier vos résolutions par des avis d’une nature plus simple et moins fantastique. Votre évasion hors des cachots de Blaquernal sera bientôt généralement connue. Par prudence même, je dois être le premier à la faire connaître, puisque autrement le soupçon tombera sur moi… Où songez-vous à vous cacher ? car les recherches seront assurément minutieuses et sévères.

« Quant à cela, il faut que je m’en remette à ton génie inventif, je te remercie d’avance pour chaque mensonge que tu te trouveras obligé d’imaginer et de débiter pour moi ; seulement je te supplie de les rendre aussi peu nombreux que possible, car c’est une monnaie que je ne fabrique jamais moi-même. — Sire chevalier, permettez-moi de vous dire d’abord que, de tous les chevaliers qui jamais ceignirent l’épée, nul n’est plus esclave de la vérité, quand la vérité est observée à son égard, que le pauvre soldat qui vous parle ; mais lorsque, pour gagner la partie, il faut endormir la prudence des gens à force d’adresse, et leur ôter tout sentiment par des narcotiques, ceux qui ne se font point scrupule de me tromper ne peuvent s’attendre que je leur donnerai de bon or en échange de leur fausse monnaie. Pour le présent, il faut que vous restiez caché dans mon pauvre appartement, au quartier des Varangiens, qui est le dernier endroit où ils songeront à venir vous chercher. Prenez mon manteau, et venez avec moi ; maintenant que nous allons sortir de ces jardins, vous pouvez me suivre sans exciter de soupçon, comme un soldat accompagnant son officier ; car, je vous le dis en passant, noble comte, nous autres Varangiens, nous sommes une sorte de gens que les Grecs n’osent regarder ni longtemps ni fixement.

Ils regagnèrent alors la porte par laquelle la négresse les avait introduits, et Hereward, à qui l’on avait confié le moyen de sortir des jardins du philosophe, bien qu’il ne pût y entrer sans le secours de la portière, prit une clef qui ouvrit la serrure intérieurement, de sorte qu’ils se trouvèrent en liberté. Ils traversèrent la ville par des rues détournées, Hereward marchant le premier, et le comte suivant sans faire d’observation, jusqu’à ce qu’ils arrivassent devant le portail de la caserne des Varangiens.

« Dépêchez-vous, dit la sentinelle, le dîner est déjà commencé. » Cette nouvelle sonna joyeusement à l’oreille d’Hereward, qui avait grand’peur que son compagnon ne fût arrêté et examiné. Il se rendit à son propre appartement par un passage dérobé, et introduisit le comte dans une petite chambre où couchait son écuyer ; il s’excusa de le laisser seul pour quelque temps ; et en s’en allant, il ferma la porte à clef de crainte, dit-il, des intrus.

Le démon de la méfiance n’avait guère de pouvoir sur un esprit aussi franchement constitué que celui du comte Robert, et cependant la dernière action d’Hereward ne laissa pas de lui suggérer quelques réflexions pénibles.

« Il faut, pensa-t-il, que cet homme me soit fidèle, car j’ai mis en lui une grande confiance, et peu de mercenaires à sa place en useraient honorablement. Qui l’empêcherait d’aller dire au principal officier du poste que le prisonnier Franc, le comte Robert de Paris, dont la femme a promis de se battre en combat singulier contre le césar, après s’être échappé ce matin des prisons de Blaquernal, s’est laissé reprendre à midi, et qu’il est de nouveau captif dans la caserne de la garde varangienne ? Quels sont mes moyens de défense si ces mercenaires viennent à me découvrir ?… Ce qu’un homme peut faite par la faveur de Notre-Dame des Lances rompues, je n’ai jamais manqué de l’accomplir. J’ai tué un tigre en combat singulier… j’ai assommé un de mes gardiens, et triomphé de la créature furieuse et gigantesque qui venait le secourir. J’ai trouvé moyen d’exciter en ma faveur, du moins en apparence, l’intérêt de ce Varangien ; cependant tout cela ne peut me faire espérer que je pourrais résister long-temps à dix ou douze drôles, tels que ces mangeurs de bœuf, amenés contre moi par un gaillard dont les nerfs et les muscles sont aussi solides que ceux de mon ex-compagnon. Honte à toi, Robert, de telles pensées sont indignes d’un descendant de Charlemagne. Quand as-tu jamais compté si soigneusement tes ennemis ? depuis quand es-tu devenu soupçonneux ? celui qui porte un cœur incapable de tromper doit par honneur être le dernier à suspecter la bonne foi d’autrui ? La physionomie du Varangien est ouverte, son calme dans le danger est remarquable, ses paroles sont plus franches et plus libres que ne le furent jamais celles d’un traître. S’il n’est pas sincère, il ne faut pas en croire la main de la nature, car elle a écrit sur son front vérité, fidélité, courage. »

Tandis que le comte Robert réfléchissait ainsi sur sa condition et combattait les doutes et les soupçons qui naissaient de l’incertitude de sa position, il commença à sentir qu’il n’avait pas mangé depuis long-temps ; et, entre d’autres craintes d’une nature plus héroïque, il en vint à penser qu’on avait dessein de l’affaiblir par la faim avant de venir dans l’appartement lui porter le coup mortel.

Nous verrons mieux jusqu’à quel point ces soupçons étaient mérités par Hereward, ou plutôt combien ils étaient injustes, en suivant le Varangien dans ses courses après qu’il fut sorti de son appartement. Il se hâta de dîner, affectant de manger avec un grand appétit, afin que l’ardeur qu’il mettait à satisfaire ce besoin naturel ôtât tout prétexte de lui adresser des questions désagréables, ou de l’obliger à soutenir une conversation. Immédiatement après il allégua des devoirs à remplir, quitta ses camarades, et se dirigea vers le logement d’Achille Tatius, qui faisait partie du même bâtiment. Un esclave syrien vint ouvrir la porte et salua profondément le favori de l’Acolouthos : Hereward apprit ensuite qu’Achille Tatius n’était point chez lui, mais qu’il avait donné ordre de dire à Hereward que si celui-ci désirait le voir il le trouverait dans les jardins d’Agelastès.

Hereward s’y rendit sur-le-champ, et comme il connaissait parfaitement toutes les rues de Constantinople, il lui fut facile de prendre la route la plus courte : il se trouva donc bientôt seul devant la même porte, par où lui et le comte de Paris étaient déjà entrés une fois dans la matinée. La même négresse parut au même signal, et quand il demanda Achille Tatius, elle répondit avec quelque aigreur : « Puisque vous étiez ici ce matin, je m’étonne que vous ne l’ayez pas rencontré, ou qu’ayant affaire avec lui, vous ne l’ayez pas attendu : je suis certaine que peu de temps après votre arrivée l’Acolouthos vous cherchait. — Peu t’importe, vieille femme, dit le Varangien ; je rends compte de mes actions à mon commandant, mais non à toi. » Après cette réplique, il entra dans le jardin, et évitant l’allée obscure qui conduisait au Bosquet d’amour (c’était ainsi que se nommait le pavillon dans lequel avait eu lieu la conversation du césar et de la comtesse de Paris), il arriva devant un édifice simple, dont la façade humble et modeste semblait annoncer le séjour de la philosophie et du savoir. Là, passant sous les fenêtres, il fit un peu de bruit dans l’espoir d’attirer l’attention d’Achille Tatius ou de son complice Agelastès, suivant que le hasard le voudrait. Ce fut le premier qui l’entendit et qui répondit. La porte s’ouvrit : un haut panache s’inclina pour sortir de l’appartement, et la taille majestueuse d’Achille Tatius apparut dans le jardin. « Eh quoi ! dit-il, notre fidèle sentinelle, qu’as-tu donc à nous dire à l’heure qu’il est ? Tu es notre bon ami, et fort estimé entre tous nos soldats, et nous savons qu’il faut que ton message soit important, puisque tu l’apportes toi-même, et à une heure si extraordinaire. — Veuille le ciel, dit Hereward, que la nouvelle que j’apporte mérite des remercîments ! — Apprends-la-moi donc tout de suite, bonne ou mauvaise ; tu parles à un homme à qui la crainte est inconnue. » Mais ses yeux qui se troublaient en regardant le soldat, ses joues qui changeaient sans cesse de couleur, ses mains qui s’occupaient d’une manière incertaine à rajuster le ceinturon de son sabre… tout trahissait un état d’esprit bien différent de celui que son ton de bravoure semblait indiquer. « Courage, mon fidèle soldat ! dis-moi ta nouvelle ; je suis en état de supporter la pire que tu puisses m’apprendre. — En un mot donc, dit le Varangien, Votre Valeur m’avait chargé ce matin de remplir les fonctions de maître des rondes dans les cachots du palais Blaquernal, où est détenu le vieux traître aveugle Ursel, et où le violent comte Robert de Paris avait été incarcéré la nuit dernière. — Je me le rappelle bien : après ? — Comme je me reposais dans une chambre au dessus des cachots, j’ai entendu en dessous un bruit qui a excité mon attention. Je me suis hâté d’aller voir, et ma surprise fut extrême lorsqu’en approchant du cachot, quoique je ne pusse rien voir distinctement, certains gémissements douloureux me firent penser que l’homme des bois nommé Sylvain, à qui nos soldats sont parvenus à faire assez comprendre le saxon, pour le rendre utile à la garde des prisons, avait reçu quelque grave blessure. Je descendis avec une torche ; je trouvai le lit du prisonnier réduit en cendres ; le tigre qu’on avait enchaîné dans le cachot était assommé ; enfin l’être appelé Sylvain criait de douleur et de crainte ; il n’y avait plus de prisonnier dans la prison. Il m’a été facile de reconnaître que les verroux avaient été tirés par un soldat de Mitylène, qui était de garde avec moi, lorsqu’il avait visité le cachot à l’heure ordinaire, et comme à force de recherches je l’ai enfin trouvé mort d’un coup de poignard dans la gorge, il m’a fallu penser que, tandis que j’examinais les lieux, le comte Robert, dont l’audace rend fort possible une pareille aventure, s’est échappé au moyen de l’échelle qui m’avait aidé à descendre. — Et pourquoi n’as-tu pas aussitôt crié à la trahison, appelé au secours ? — Je n’ai pas osé le faire avant d’avoir reçu les instructions de Votre Valeur. Le cri alarmant de trahison et les divers bruits qu’il ferait probablement naître en ce moment auraient pu occasionner des recherches si sévères qu’on aurait pu découvrir des choses qui eussent compromis l’Acolouthos lui-même. — Tu as raison, » dit Achille Tatius à voix basse : « et pourtant il est nécessaire que nous ne cachions pas plus long-temps la fuite de cet important prisonnier, si nous ne voulons point passer pour être ses complices. Où penses-tu que ce malheureux fugitif puisse avoir trouvé un asile ? — C’est ce que j’espérais apprendre de la sagesse de Votre Valeur, plus grande que la mienne. — Ne penses-tu pas qu’il peut avoir traversé l’Hellespont, afin de rejoindre ses propres compatriotes et ses soldats ? — C’est, en effet, fort à craindre. Si le comte écoutait l’avis de quelqu’un qui connût bien la nature du pays, ce serait bien là le conseil qu’il recevrait. — Alors le danger de son retour à la tête d’un corps de Francs n’est pas aussi immédiat que je le craignais d’abord ; car l’empereur a expressément recommandé que les barques et les galères qui ont transporté hier les croisés sur les rivages de l’Asie repassassent le détroit, et n’en ramenassent pas un seul. D’ailleurs, tous… c’est-à-dire leurs chefs… ont fait vœu, avant de traverser, de ne plus faire un seul pas en arrière, à présent qu’ils se sont réellement mis en route pour la Palestine. — Ainsi, une de ces deux propositions est incontestable : ou le comte Robert est du côté oriental du détroit, sans possibilité de revenir avec ses frères d’armes venger les traitements qu’il a reçus ici, et peut, en conséquence, être impunément bravé… ou bien, il est caché quelque part dans Constantinople, sans ami, sans allié qui prenne son parti, et qui l’encourage à proclamer ses prétendus griefs. Dans l’un ou l’autre de ces cas, il ne serait pas, je pense, prudent de porter au palais la nouvelle de son évasion, puisqu’elle ne servirait qu’à alarmer la cour, et pourrait fournir à l’empereur des motifs de soupçon… Mais ce n’est pas à un ignorant barbare comme moi de prescrire à Votre Valeur la conduite qu’elle doit tenir, et il me semble que le sage Agelastès serait un meilleur conseiller que moi. — Non, non, non, » répliqua l’Acolouthos avec chaleur, mais à voix basse ; « le philosophe et moi, nous sommes très bons amis, des amis liés ensemble d’une façon toute particulière ; mais si les circonstances exigeaient que l’un de nous deux dût jeter au pied du trône de l’empereur la tête de l’autre, je pense que tu ne me conseillerais pas, à moi qui n’ai encore aucun cheveu blanc, d’être le dernier à faire cette offrande. En conséquence, nous ne dirons rien de ce malheur ; mais nous te donnons plein pouvoir et ordre spécial de chercher le comte Robert de Paris, de t’en emparer mort ou vif, de l’enfermer dans le cachot militaire destiné aux gens de notre corps, et quand tu l’auras fait, tu nous en donneras avis. Je peux gagner son amitié par bien des moyens en arrachant sa femme au danger à l’aide des haches des Varangiens. Qu’y a-t-il dans la capitale qu’on leur puisse opposer ? — Rien, lorsqu’elles sont levées pour une juste cause. — Hein !… que dis-tu ? que veux-tu dire ?… Je comprends : tu es scrupuleux, comme il convient à un soldat prudent de l’être ; tu veux avoir l’ordre précis et spécial de ton officier pour chaque service dont tu es chargé, et, comme ton supérieur, mon devoir est de lever tes scrupules. Un mandat te sera remis avec plein pouvoir de poursuivre et d’emprisonner le comte étranger dont nous parlions… Écoute encore, mon excellent ami, » ajouta Achille Tatius avec quelque hésitation, « je crois que tu ferais mieux de t’éloigner, et de commencer ou plutôt de continuer tes recherches. Il n’est pas nécessaire d’informer notre ami Agelastès de ce qui est arrivé, jusqu’à ce que ses avis nous deviennent plus utiles qu’ils ne le seraient à présent. Retourne… retourne aux casernes. Je lui ferai un conte, s’il est curieux de connaître le motif qui t’a amené ici ; car il est probable qu’il le demandera, le soupçonneux vieillard. Retourne donc promptement aux casernes, use de tous les moyens et agis comme si tu avais entre les mains un mandat qui te conférât une puissance illimitée. J’aurai soin de t’en donner un quand je serai de retour au quartier. »

Le Varangien se hâta de retourner chez lui.

« N’est-ce pas une chose étrange, se disait-il, et n’est-ce pas assez pour rendre un homme coquin toute sa vie, que de voir comme le diable encourage un jeune commençant dans l’art de tromper ! Je viens de faire le plus grand mensonge que j’aie fait de toute ma vie… Et quelle en est la conséquence ? C’est que mon commandant me jette à la tête un mandat qui pourra me disculper de tout ce que j’ai fait et me propose de faire. Si le diable était toujours aussi exact à protéger ceux qui se donnent à lui, il me semble qu’on aurait peu raison de se plaindre de lui, et les honnêtes gens ne devraient pas s’étonner que le nombre en soit si grand. Mais un temps vient, dit-on, où le démon prend sa revanche. C’est pourquoi, arrière, Satan ! si j’ai paru être un moment ton serviteur, ce n’est que dans un but honnête et chrétien. »

Comme il s’abandonnait à ces pensées, il retourna la tête, et tressaillit en voyant apparaître derrière lui une créature ayant à peu près les formes de l’homme, mais d’une taille plus élevée : son corps était couvert de poils bruns et roussâtres, à l’exception du visage ; malgré sa laideur, son visage exprimait une profonde mélancolie. Une de ses mains était enveloppée de linge, et un air de peine et de souffrance indiquait qu’il était blessé. Hereward était tellement préoccupé de ses propres réflexions, qu’il crut d’abord une son imagination avait réellement évoqué le diable ; mais après la première surprise, il reconnut sa vieille connaissance Sylvain… « Ah ! mon vieil ami, lui dit-il, je suis charmé que ta fuite t’ait conduit dans un lieu où tu trouveras abondance de fruits pour te nourrir. Mais suis mon conseil, tâche de n’être pas découvert… suis le conseil de ton ami. »

L’homme des bois fit entendre des sons inarticulés en réponse à ces paroles : « Je te comprends, reprit Hereward, tu ne seras pas le rapporteur, dis-tu, et, en vérité, j’ai plus de confiance en toi qu’en la majeure partie de ma propre race bipède, où l’on ne songe éternellement qu’à se jouer et à se tromper l’un l’autre. »

Une minute après avoir perdu de vue l’orang-outang, Hereward entendit une voix de femme qui appelait au secours. Ces accents devaient avoir un intérêt bien vif pour le Varangien, puisque, oubliant le danger de sa propre situation, il rebroussa aussitôt chemin et courut prêter assistance à celle qui l’implorait.