Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 252-268).


CHAPITRE XX.

LA RENCONTRE.


Elle vient ! elle vient ! dans tous les charmes de la jeunesse, d’un amour sans égal, et d’une foi qu’on ne peut soupçonner !
Anonyme.


Hereward n’avait pas couru long-temps à travers les bosquets, qu’une femme se précipita dans ses bras, effrayée par Sylvain, qui la poursuivait de fort près. La vue d’Hereward avec sa hache levée, arrêta brusquement la course de l’homme des bois, et, poussant de frayeur un de ces cris sauvages qui lui étaient propres, il s’enfuit dans le plus épais de la forêt.

Débarrassé de sa présence, Hereward eut le temps de jeter un coup d’œil sur la femme qu’il avait secourue. Elle portait un costume de différentes couleurs, parmi lesquelles dominait le jaune pâle ; sa tunique, de cette couleur, lui serrait la taille comme une robe moderne. L’étrangère était grande, mais bien faite ; une mante de drap fin l’enveloppait tout entière ; et l’espèce de capuchon qui y était attaché, tombé en arrière par l’effet de la rapidité de sa fuite, laissait voir des cheveux soigneusement tressés qui formaient une parure de tête naturelle. Sous ce costume simple, ressortait un visage que la frayeur avait rendu aussi pâle que la mort, mais qui conservait, malgré cette pâleur, une beauté exquise.

Hereward, à cette apparition, fut comme frappé de la foudre. Le costume n’était ni grec, ni italien, ni franc ; il était saxon ! et se rattachait par mille tendres souvenirs à l’enfance et à la jeunesse d’Hereward. Cette circonstance était des plus extraordinaires. Il y avait bien à Constantinople des femmes saxonnes qui avaient uni leur fortune à celle des Varangiens ; et plusieurs de ces femmes préféraient porter dans cette ville leur costume national, parce que le caractère et la conduite de leurs maris leur assuraient un degré de respect qu’elles n’auraient pas obtenu, soit comme Grecques, soit comme étrangères. Mais presque toutes étaient personnellement connues d’Hereward. Ce n’était cependant pas le moment de se livrer à des rêveries ; il était lui-même en danger, et la situation de la jeune femme pouvait n’être pas sans péril. En tout cas, il était prudent de ne pas rester dans la partie publique du jardin. Il ne perdit donc pas de temps et transporta la Saxonne évanouie dans une retraite qu’il connaissait, fort heureusement. Une allée couverte et dérobée aux regards par une végétation vigoureuse conduisait à travers une espèce de labyrinthe dans une grotte artificielle, ornée de coquillages, de mousse et de spath, au fond de laquelle était couchée la statue gigantesque d’une déesse des eaux, avec les attributs accoutumés… c’est-à-dire le front couvert de nénuphar et de glaïeul, et sa large main appuyée sur une urne vide. L’attitude de cette statue justifiait l’inscription : « Je dors : ne m’éveille pas. »

« Maudit reste du paganisme, » dit Hereward, qui était, en proportion de ses connaissances, un chrétien zélé ; « bloc imbécile de bois ou de pierre, je vais t’éveiller d’importance. » À ces mots, il frappa avec sa hache sur la tête de la divinité endormie, et dérangea tellement le jeu de la fontaine, que l’eau commença à tomber dans l’urne.

« Tu es cependant un bon diable de bloc, reprit le Varangien, d’envoyer un secours si nécessaire à ma pauvre concitoyenne. Tu lui donneras aussi, avec ta permission, une partie de ta couche. » En parlant ainsi, il déposa son précieux fardeau, qui n’avait pas encore recouvré l’usage de ses sens, sur le piédestal où la déesse était couchée. Pendant qu’il l’arrangeait de son mieux, son attention se porta sur la figure de la Saxonne ; de temps à autre il éprouvait une sensation d’espérance presque mêlée de crainte, à tel point qu’on n’aurait pu la comparer qu’à la lumière incertaine d’une torche, lorsqu’on ne saurait dire si elle va se rallumer ou s’éteindre. Avec une espèce d’attention mécanique, il continua de faire tous les efforts possibles pour rendre l’usage de ses sens à la belle créature qui se trouvait devant lui. Ses émotions étaient celles du sage astronome à qui le lever de la lune vient rendre la contemplation du ciel, qui est à la fois, comme chrétien, son espérance de félicité, et comme philosophe, l’objet de toute sa science. Le sang revint animer les joues de la jeune fille, et la vie, le souvenir même parurent se réveiller en elle plus tôt que dans le Varangien stupéfait.

« Sainte Marie, dit-elle, ai je donc vraiment vidé la dernière coupe d’amertume, et est-ce ici que tu rassembles après leur mort celles qui se sont vouées à toi durant leur vie !… Parle, Hereward ! si tu es autre chose qu’un vain fantôme créé par mon imagination !… Parle, et dis-moi si j’ai seulement rêvé de cet ogre monstrueux ? — Remets-toi, ma bien-aimée Bertha, » répondit l’Anglo-Saxon, rappelé à lui par le son de cette voix, « et prépare-toi à endurer, toi ce que tu vis pour témoigner, et ton Hereward pour te raconter… Cet être hideux, il existe… mais ne tressaille pas, ne cherche pas un lieu où te cacher… Ta jolie main, armée d’une houssine, suffirait pour abattre son courage. Et ne suis-je pas ici, Bertha ? voudrais-tu un autre protecteur ? — Non, non, » s’écria-t-elle en saisissant le bras de l’amant qu’elle retrouvait. « Ne te reconnais-je pas à présent ? — Et n’est-ce que d’à-présent que tu me reconnais, Bertha ? — Je le soupçonnais auparavant, » dit-elle en baissant les yeux ; « mais je reconnais avec certitude cette marque des défenses du sanglier. »

Hereward laissa son imagination se remettre du choc qu’elle avait si soudainement reçu avant d’en venir à parler des événements présents qui semblaient devoir enfanter tant de doutes et de craintes. Il la laissa donc rappeler à sa mémoire toutes les circonstances de la chasse d’un sanglier par les tribus réunies de leurs pères. Elle peignit en mots entrecoupés le vol des flèches lancées contre l’animal par les jeunes gens et les vieillards, par les hommes et les femmes, et la blessure qu’elle lui porta elle-même par un trait bien ajusté, mais décoché d’une main trop faible ; elle n’oublia point comment l’animal, irrité par la douleur, s’était précipité sur elle, avait étendu son palefroi mort sur place, et l’aurait bientôt tuée elle-même, si Hereward, voyant qu’il ne pouvait réussir à faire avancer son cheval contre le monstre, n’avait mis pied à terre, et fait de son corps un bouclier pour Bertha. La victoire ne se décida qu’après une lutte terrible ; le sanglier périt, mais Hereward reçut au front un coup de ses défenses, fait dont se souvenait bien celle qu’il venait de sauver. « Hélas ! dit-elle, qu’avons-nous été l’un à l’autre depuis cette époque, et que sommes-nous encore dans cette terre étrangère ? — Réponds pour toi-même, ma Bertha, si tu le peux, dit le Varangien et si tu es encore la même Bertha qui a promis de chérir Hereward, crois-moi, il y aurait péché à penser que les saints ne nous ont réunis que pour nous séparer encore. — Hereward, répondit Bertha, tu n’as point conservé l’oiseau dans ton sein plus soigneusement que moi. Dans ma patrie ou sur le sol étranger, dans l’abondance ou dans la privation, j’ai toujours fidèlement songé à la foi jurée par moi à Hereward, près de la pierre d’Odin. — Ne parle pas de cela ; c’était un rite impie, et il n’en pouvait rien résulter de bon. — Était-il donc si impie ? » dit-elle, tandis qu’une larme mouillait malgré elle son grand œil bleu… Hélas ! c’était un bonheur de songer qu’Hereward m’appartenait par cet engagement solennel ! — Écoute-moi, ma Bertha, » dit Hereward en lui serrant la main : « nous étions alors presque enfants, et quoique notre vœu fût innocent en lui-même, il avait néanmoins cela de coupable qu’il était prononcé devant une muette idole représentant un homme qui de son vivant avait été un sanguinaire et cruel magicien. Mais dès l’instant que l’occasion s’en présentera, nous renouvellerons notre vœu devant un autel véritablement saint ; nous promettrons de faire pénitence pour avoir dans notre ignorance adoré Odin, et pour nous rendre propice le vrai Dieu qui peut nous soutenir au milieu de ces tempêtes d’adversité auxquelles nous pouvons être en butte. »

Les laissant pour le moment à leur entretien d’amour si simple et si pur, nous raconterons en peu de mots tout ce que le lecteur a besoin de savoir de leur histoire séparée, entre la chasse du sanglier et le moment de leur rencontre dans les jardins d’Agelastès.

Dans cet état d’incertitude où se trouvent des proscrits, Waltheolf, père d’Hereward, et Engelred, père de Bertha, avaient coutume de réunir leurs tribus indomptées, tantôt dans les fertiles régions du Devonshire, tantôt dans les forêts sombres et désertes du Hampshire, mais toujours, autant que possible, à portée d’entendre l’appel du fameux Éderic le forestier, si long-temps le chef des Saxons insurgés. Les chefs que nous venons de citer étaient au nombre de ces derniers braves qui maintinrent l’indépendance de la race saxonne en Angleterre, et comme leur capitaine Éderic, ils étaient généralement connus sous le nom de forestiers, parce qu’ils vivaient de leur chasse lorsqu’ils étaient arrêtés ou repoussés dans leurs excursions. Cette vie leur fit faire un pas rétrograde dans la civilisation, et ils devinrent plus semblables à leurs vieux ancêtres d’origine germanique qu’à la génération qui les avait immédiatement précédés, et qui, avant la bataille d’Hastings, avait déjà fait de grands progrès dans les arts.

De vieilles superstitions avaient commencé à revivre parmi eux ; et, entre autres l’habitude des jeunes gens et des jeunes filles d’échanger leur foi dans ces cercles de pierres consacrées à Odin, en qui néanmoins ils n’avaient plus depuis long-temps une croyance aussi sincère que leurs ancêtres païens.

Ces proscrits le prirent aussi une autre coutume particulière aux anciens Germains. Les circonstances où ils se trouvaient amenaient naturellement les jeunes gens des deux sexes à se trouver souvent ensemble, et par des mariages précoces ou des liaisons moins durables, la population se serait accrue bien au delà des moyens qu’avaient les proscrits de pourvoir à leur subsistance, ou même à leur défense. Les lois des forestiers prohibaient donc sévèrement le mariage avant que les parties eussent atteint l’âge de vingt-un ans accomplis. Des alliances futures étaient, il est vrai, souvent convenues entre les jeunes gens, et même leurs parents ne s’y opposaient pas, pourvu que les amants attendissent que leur majorité vint leur permettre de se marier. Ceux qui osaient enfreindre cette règle encouraient l’épithète déshonorante de niddering, ou indigne… épithète si déshonorante que des hommes s’étaient tués plutôt que d’endurer une vie souillée d’un tel opprobre. Mais les infracteurs n’étaient qu’en petit nombre au milieu d’une race habituée à modérer et à réprimer ses passions ; enfin de là résultait que la femme, adorée pendant tant d’années comme quelque chose de sacré, était reçue avec un bonheur profond dans les bras d’un époux qui l’avait long-temps attendue ; cette femme, traitée comme quelque chose de plus noble que la simple idole du moment, sentait le prix qu’on attachait à elle, et s’efforçait par ses actions d’y faire correspondre sa vie.

Ce fut par toute la population de ces tribus, aussi bien que par leurs parents, qu’après l’aventure de la chasse au sanglier, Hereward et Bertha furent considérés comme des amants dont l’alliance était marquée par le ciel, et ils furent encouragés à se rapprocher l’un de l’autre autant que leur mutuelle inclination les y portait. Les jeunes gens de la tribu évitaient de demander la main de Bertha à la danse, et les jeunes filles n’avaient recours à aucun de leurs artifices pour retenir Hereward près d’elles, si Bertha était présente à la fête. Ils se frappèrent dans la main l’un de l’autre à travers la pierre percée qu’on appelait l’autel d’Odin (quoique les siècles postérieurs l’aient attribuée aux Druides), et ils demandèrent que, s’ils venaient à se manquer jamais de foi, leur faute fût punie par les douze glaives qui étaient tenus autour d’eux durant la cérémonie par autant de jeunes gens, et que leurs infortunes fussent telles que les douze jeunes filles qui les entouraient avec leurs cheveux flottants ne pussent les raconter en prose ni en vers.

Le flambeau de l’amour saxon brûla pendant quelques années aussi brillant que lorsqu’il avait été allumé ; mais vint un temps où les amants devaient être éprouvés par le malheur, quoiqu’ils ne l’eussent mérité ni l’un ni l’autre par un manque de foi. Des années s’étaient écoulées, et Hereward comptait avec impatience combien de mois et de semaines devaient encore le séparer de sa maîtresse, et celle-ci commençait peu à peu à écouter avec moins de réserve les tendres paroles d’un homme qui devait bientôt être son époux. Mais Guillaume-le-Roux avait formé le plan d’extirper entièrement les forestiers, qui méprisaient ses lois sur les forêts, et dont la haine implacable et l’indomptable amour de la liberté avaient si souvent troublé la paix du royaume. Il rassembla ses troupes normandes et y joignit un corps de Saxons qui s’étaient soumis à sa loi. Il put ainsi conduire une force fort supérieure contre les bandes de Waltheof et d’Engelred, qui n’eurent d’autre ressource que d’enfermer les femmes de leurs tribus et ceux qui étaient incapables de porter les armes dans un couvent dédié à saint Augustin, dont Kenelm leur parent était prieur ; puis marchant à la rencontre de leurs ennemis, ils prouvèrent qu’ils n’avaient point dégénéré de leur ancienne valeur en combattant jusqu’à l’extrémité. Les deux malheureux chefs restèrent morts sur le champ de bataille, et Hereward ainsi que son frère faillirent partager leur sort ; mais quelques habitants saxons du voisinage qui s’aventurèrent sur la plaine du combat que les vainqueurs avaient laissée entièrement nue, sauf ce qui pouvait servir de proie aux éperviers et aux corbeaux, trouvèrent les corps des deux jeunes gens respirant encore. Comme ils étaient généralement bien connus et aimés de tous, Hereward et son frère furent soignés jusqu’à ce que leurs blessures commençassent à se fermer, et leurs forces à revenir. Hereward apprit alors la triste nouvelle de la mort de son père et d’Engelred. Il s’informa ensuite de sa fiancée et de sa mère. Les pauvres habitans ne purent lui donner que peu de détails. Les chevaliers et les nobles normands avaient emmené comme esclaves quelques unes des femmes qui s’étaient réfugiées dans le couvent, et les autres, avec les moines qui leur avaient donné asile, furent chassées du monastère qui fut pillé et livré aux flammes.

À demi mort en apprenant ces nouvelles, Hereward partit, et, au risque de sa vie (car on traitait comme proscrits les forestiers saxons), il commença à chercher celles qui lui étaient si chères. Il s’informa particulièrement du sort de Bertha et de sa mère auprès de quelques misérables qui erraient encore autour du couvent, comme des abeilles à demi grillées voltigent encore autour de leur ruche enfumée ; mais, au milieu de la frayeur, personne n’avait eu d’yeux pour ses voisins, et tout ce qu’on put lui dire, c’était que la femme et la fille d’Engelred avaient certainement péri. L’imagination de ceux qui parlaient de la sorte appuya cette conclusion de tant de détails déchirants qu’Hereward se décida à ne pas continuer des recherches qui semblaient ne devoir amener que de tragiques résultats.

Le jeune Saxon avait été toute sa vie élevé dans une haine patriotique des Normands, et ses dispositions à leur égard ne devinrent pas plus favorables, comme on doit bien le penser, par suite de cet événement. Il songea d’abord à passer le détroit pour faire la guerre à ces ennemis abhorrés dans leur propre pays ; mais une idée si extravagante sortit bientôt de sa tête. Son destin fut décidé par la rencontre d’un vieux pèlerin qui connaissait ou prétendait avoir connu son père, et qui était né en Angleterre. Cet homme était un Varangien déguisé, choisi tout exprès, plein d’adresse et de dextérité, et bien muni d’argent. Il eut peu de peine à persuader à Hereward, dans la situation-désespérée où il se trouvait, d’entrer dans la garde varangienne, qui, disait le pèlerin, faisait alors la guerre aux Normands ; car c’était flatter les préventions d’Hereward que de représenter ainsi les guerres de l’empereur des Grecs contre Robert Guiscard, son fils Bohémond, et d’autres aventuriers, en Italie, en Grèce et en Sicile. Un voyage en Orient était aussi un pèlerinage, et présentait à l’infortuné Hereward la chance d’obtenir la rémission de ses péchés en visitant la terre sainte. En gagnant Hereward, le recruteur s’assura aussi les services de son frère aîné, qui avait fait vœu de ne pas se séparer de lui.

La haute réputation de courage dont jouissaient les deux frères fit que cet agent rusé les considéra comme une précieuse acquisition, et comme le frère aîné avait été fort communicatif, c’était dans les notes qu’on prenait d’ordinaire sur l’histoire et le caractère des recrues, qu’Agelastès avait puisé sur la famille et la position d’Hereward ces renseignements dont il s’était servi dans leur première entrevue pour faire croire au Varangien qu’il avait des connaissances surnaturelles. Plusieurs de ses compagnons d’armes avaient été gagnés de même, car on devinera sans peine que ces notes étaient confiées à la garde d’Achille Tatius, et que celui-ci, pour atteindre leur but commun, les communiquait à Agelastès, qui obtenait ainsi aux yeux de ces hommes ignorants la réputation d’une science plus qu’humaine ; mais la foi ferme et l’honnêteté d’Hereward le mirent à même d’éviter le piège.

Telles étaient les aventures d’Hereward ; celles de Bertha firent le sujet d’une conversation passionnée entre les deux amants, aussi souvent interrompue par les larmes qu’une journée d’avril l’est par la pluie, et mêlée de toutes les tendres caresses que la chasteté permet à des amants qui se retrouvent soudain après une séparation qui menaçait d’être éternelle. Mais cette histoire peut se réduire à peu de mots. Pendant le sac général du monastère, un vieux chevalier normand s’empara de Bertha. Frappé de sa beauté, il voulut la donner pour suivante à sa fille, qui venait de sortir de l’enfance, qui était la prunelle des yeux de son père, unique enfant d’une épouse chérie, enfant qui n’était venue que bien tard bénir leur couche nuptiale. Il était dans l’ordre naturel des choses que la dame d’Aspremont, qui était beaucoup plus jeune que le chevalier, gouvernât son mari ; il était encore naturel que la jeune Brenhilda gouvernât de son côté son père et sa mère.

On doit faire observer néanmoins que le chevalier d’Aspremont désirait procurer à sa jeune fille des amusements plus féminins que ceux qui avaient souvent mis sa vie en péril. Il ne fallait pas songer à contrarier ses goûts, comme le bon chevalier le savait par expérience ; l’influence et l’exemple d’une compagne un peu plus âgée qu’elle pouvaient ne pas être inutiles ; ce fut dans ce dessein que, dans la confusion du sac, Aspremont prit la jeune Bertha. Effrayée au plus haut degré, elle s’attacha à sa mère, et le chevalier d’Aspremont, qui avait le cœur moins dur qu’on n’en trouvait d’ordinaire sous une cuirasse d’acier, touché de l’affliction de la mère et de la fille, et pensant que la première pourrait aussi se rendre utile à son épouse, étendit sa protection sur toutes deux. Il les fit donc sortir de la foule, et paya les soldats qui osaient lui disputer sa part du butin avec quelques pièces de monnaie, et avec de bons coups du revers de sa lance.

Le digne chevalier retourna peu après dans son château, et comme c’était un homme vertueux, la séduisante beauté de la vierge saxonne et les charmes plus mûrs de la mère ne les empêchèrent pas de voyager en tout honneur et sûreté jusqu’au manoir héréditaire, le château d’Aspremont. Là, tous les maîtres qu’on put se procurer furent réunis et chargés d’apprendre à la jeune Bertha tous les talents propres aux femmes, dans l’espérance que sa maîtresse Brenhilda concevrait le désir de participer à son éducation ; mais quoiqu’on réussît à rendre la jeune captive saxonne très habile en musique, en ouvrages d’aiguille et dans tous les talents qu’on donnait alors aux femmes, néanmoins Brenhilda conserva son goût pour les amusements plus guerriers, goût qui affectait sensiblement son père, mais auquel sa mère, qui dans sa jeunesse avait eu elle-même de semblables caprices, donnait aisément sa sanction.

Cependant les captives furent traitées avec bienveillance, et Brenhilda devint fort attachée à la jeune Anglo-Saxonne, qu’elle aimait moins pour sa supériorité dans les arts d’agrément que pour son activité dans les jeux d’exercice auxquels son premier état d’indépendance l’avait habituée.

La dame d’Aspremont était aussi bonne pour les deux prisonnières ; en une seule occasion elle se permit à leur égard un petit acte de tyrannie. Elle s’était imaginé (et un vieux confesseur qui radotait l’avait confirmée dans cette idée) que les Saxons étaient encore païens ou du moins hérétiques ; elle exigea donc péremptoirement de son mari que la mère et la fille, qui devaient être à son service et à celui de leur enfant, pour être dignes de remplir ces fonctions, fussent de nouveau admises par le baptême dans le sein de l’église chrétienne.

Quoique sentant la fausseté et l’injustice de cette accusation, la mère eut assez de raison pour se soumettre à la nécessité, et reçut dans toutes les formes, à l’autel, le nom de Martha, auquel elle répondit tout le reste de sa vie.

Mais Bertha montra en cette occasion un caractère qui ne s’accordait nullement avec sa docilité et sa douceur ordinaires. Elle refusa hardiment d’être admise une seconde fois dans le giron de l’église, dont sa conscience lui disait qu’elle était déjà membre, et d’échanger contre un autre le nom qui lui avait été autrefois donné sur les fonts baptismaux. Ce fut vainement que le vieux chevalier commanda, que la dame menaça et que sa mère conseilla et supplia. Pressée plus instamment en particulier par sa mère, elle finit par avouer un motif qu’on n’avait pas encore soupçonné. « Je sais, » dit-elle avec un torrent de larmes, « que mon père serait mort avant que je fusse exposée à une pareille insulte, et puis… qui m’assurera que les serments faits à la saxonne Bertha seront tenus si une Agathe française est substituée en sa place ? Ils peuvent me bannir, ajouta-t-elle, ou me tuer s’ils veulent ; mais si le fils de Waltheolf doit jamais revoir la fille d’Engelred, il reverra la même Bertha qu’il a connue dans les forêts d’Hampton. »

Tout raisonnement fut inutile : la vierge saxonne s’obstina ; et pour essayer d’ébranler sa résolution, la dame d’Aspremont parla enfin de la congédier et de la chasser du château. Elle s’y était résignée d’avance, et répondit d’un ton ferme quoique respectueux : « Qu’elle pleurerait amèrement de quitter sa maîtresse, mais que du reste elle aimerait mieux mendier sous son propre nom que de renier la foi de ses pères et de la condamner comme une hérésie en prenant un nom d’origine française. » Au même instant, Brenhilda entrait dans l’appartement où la mère allait prononcer la sentence de bannissement. « Que ma présence ne vous retienne pas, madame, » dit l’intrépide jeune fille ; « je suis aussi intéressée que Bertha elle-même à la sentence que vous allez rendre ; si elle traverse, comme exilée, le pont-levis d’Aspremont, je le traverserai aussi comme telle quand elle aura essuyé des larmes que ma pétulance même n’a jamais fait couler de ses yeux. Elle me servira d’écuyer et de garde du corps, et Lancelot le barde m’accompagnera avec ma lance et mon écu. — Et vous reviendrez de cette folle expédition, mistress, avant que le soleil se couche, lui répondit sa mère. — Si le ciel me favorise dans mon projet ! répondit la jeune héritière, madame, le soleil qui nous verra revenir ne se lèvera point avant que le nom de Bertha et celui de Brenhilda sa maîtresse soient portés aussi loin que l’on entend la trompette de la Renommée… Du courage ! ma chère Bertha, » dit-elle en prenant la main de sa compagne ; « si le ciel t’a arrachée à ton pays et à la foi de ton amant, il t’a donné une sœur et une amie, et ta renommée sera bénie à jamais avec la sienne. »

La dame d’Aspremont resta confondue ; elle savait que sa fille était très capable de faire ce qu’elle venait d’annoncer, et que ni son autorité de mère ni le pouvoir de père lui-même ne pourraient réussir à la détourner de ce dessein. Elle écouta donc passivement, tandis que la matrone saxonne, autrefois Ulrica et maintenant Marthe, adressait la parole à sa fille : « Maintenant, lui dit-elle, si vous faites le moindre cas de l’honneur, de la vertu, de votre propre sûreté et de la reconnaissance, adoucissez votre cœur envers votre maître et votre maîtresse, et suivez le conseil d’une mère qui a plus d’années et d’expérience que vous. Et vous, ma chère jeune dame, ne laissez pas croire à madame votre mère que votre attachement aux exercices dans lesquels vous excellez a détruit dans votre cœur toute affection filiale, tout sentiment de délicatesse propre à votre sexe. — Comme elles semblent s’obstiner toutes deux, madame, » continua la matrone après avoir attendu quelques minutes pour voir si ces remontrances n’auraient pas de pouvoir sur les deux jeunes filles, « sans doute si vous vouliez me le permettre, je pourrais vous proposer une alternative qui en même temps comblerait vos désirs, ne serait point contraire à la volonté de ma fille opiniâtre, et répondrait aux intentions bienveillantes de sa noble maîtresse. » La dame d’Aspremont fit signe à la matrone saxonne de continuedeux jeunes filles, « sans doute si vous vouliez me le permettre, je pourrais vous proposer une alternative qui en même temps comblerait vos désirs, ne serait point contraire à la volonté de ma fille opiniâtre, et répondrait aux intentions bienveillantes de sa noble maîtresse. » La dame d’Aspremont fit signe à la matrone saxonne de continuer ; elle poursuivit en ces termes : « Les Saxons d’aujourd’hui, ma chère dame, ne sont ni païens ni hérétiques ; ils obéissent humblement au pape de Rome, quant à l’époque de la Pâque et à tous les autres points de doctrine contestables ; et notre bon évêque le sait bien, puisqu’il a reproché à certains domestiques de m’appeler une vieille païenne. Cependant nos noms déplaisent aux oreilles des Francs, et ont peut-être un air païen. Si l’on n’exige pas que ma fille se soumette à la cérémonie d’un nouveau baptême, elle quittera son nom de Bertha tant qu’elle demeurera à votre honorable service. C’est une manière de terminer un débat qui, pardonnez-le-moi, ne me semble pas assez important pour troubler la paix du château. Je vous promets qu’en reconnaissance de cette indulgence pour un vain scrupule, ma fille redoublera de zèle et d’activité pour sa jeune maîtresse. »

La dame d’Aspremont s’estima heureuse d’employer le moyen qu’on lui offrait pour se tirer d’embarras, sans compromettre sa dignité. « Si monseigneur l’évêque approuvait un pareil arrangement, dit-elle, elle ne s’y opposerait aucunement. » Le prélat approuva d’autant plus volontiers, qu’il sut que la jeune héritière désirait ardemment voir les choses se terminer ainsi. La paix fut rétablie au château, et Bertha prit le nom d’Agathe comme un nom de service, mais non de baptême.

Cette dispute produisit certainement un effet : ce fut de porter jusqu’à l’enthousiasme l’amour de Bertha pour sa jeune maîtresse. Avec cette attention délicate de domestique attachée et d’humble amie, elle s’efforçait de la servir comme on savait qu’elle aimait à être servie, et se prêtait de bonne grâce à toutes ces fantaisies chevaleresques qui la rendaient singulière même dans son siècle, et qui, dans le nôtre, en eussent fait un don Quichotte femelle. Bertha, il est vrai, ne prit jamais la frénésie de sa maîtresse ; mais, vigoureuse, pleine de bonne volonté, et fortement membrée, elle se mit bientôt en état de remplir les fonctions d’écuyer auprès d’une dame aventurière. Accoutumée dès son enfance à voir porter des coups, du sang couler et des hommes mourir, elle pouvait considérer d’un œil intrépide les périls auxquels s’exposait sa  ; elle poursuivit en ces termes : « Les Saxons d’aujourd’hui, ma chère dame, ne sont ni païens ni hérétiques ; ils obéissent humblement au pape de Rome, quant à l’époque de la Pâque et à tous les autres points de doctrine contestables ; et notre bon évêque le sait bien, puisqu’il a reproché à certains domestiques de m’appeler une vieille païenne. Cependant nos noms déplaisent aux oreilles des Francs, et ont peut-être un air païen. Si l’on n’exige pas que ma fille se soumette à la cérémonie d’un nouveau baptême, elle quittera son nom de Bertha tant qu’elle demeurera à votre honorable service. C’est une manière de terminer un débat qui, pardonnez-le-moi, ne me semble pas assez important pour troubler la paix du château. Je vous promets qu’en reconnaissance de cette indulgence pour un vain scrupule, ma fille redoublera de zèle et d’activité pour sa jeune maîtresse. »

La dame d’Aspremont s’estima heureuse d’employer le moyen qu’on lui offrait pour se tirer d’embarras, sans compromettre sa dignité. « Si monseigneur l’évêque approuvait un pareil arrangement, dit-elle, elle ne s’y opposerait aucunement. » Le prélat approuva d’autant plus volontiers, qu’il sut que la jeune héritière désirait ardemment voir les choses se terminer ainsi. La paix fut rétablie au château, et Bertha prit le nom d’Agathe comme un nom de service, mais non de baptême.

Cette dispute produisit certainement un effet : ce fut de porter jusqu’à l’enthousiasme l’amour de Bertha pour sa jeune maîtresse. Avec cette attention délicate de domestique attachée et d’humble amie, elle s’efforçait de la servir comme on savait qu’elle aimait à être servie, et se prêtait de bonne grâce à toutes ces fantaisies chevaleresques qui la rendaient singulière même dans son siècle, et qui, dans le nôtre, en eussent fait un don Quichotte femelle. Bertha, il est vrai, ne prit jamais la frénésie de sa maîtresse ; mais, vigoureuse, pleine de bonne volonté, et fortement membrée, elle se mit bientôt en état de remplir les fonctions d’écuyer auprès d’une dame aventurière. Accoutumée dès son enfance à voir porter des coups, du sang couler et des hommes mourir, elle pouvait considérer d’un œil intrépide les périls auxquels s’exposait sa maîtresse, et rarement elle l’ennuyait de remontrances, à moins qu’ils ne fussent réellement extraordinaires. Cette indulgence de presque tous les instants donnait à Bertha le droit d’énoncer son avis quelquefois ; et comme elle l’émettait toujours avec la meilleure intention et fort à propos, elle augmentait ainsi son influence sur sa maîtresse, influence qu’elle aurait certainement détruite en suivant un plan d’opposition directe.

Quelques mots suffirent pour apprendre à Hereward la mort du chevalier d’Aspremont, le romanesque mariage de la jeune héritière avec le comte de Paris, leur départ pour la croisade, et le détail des autres événements que le lecteur connaît déjà.

Hereward ne comprit pas exactement quelques uns des derniers incidents de cette histoire, par suite d’une légère altercation qui s’éleva entre Bertha et lui pendant le cours de son récit. Quand elle avoua la simplicité enfantine avec laquelle elle avait obstinément refusé de changer de nom, parce qu’elle avait craint de porter ainsi atteinte au serment d’amour qu’ils avaient prêté elle et son amant, il fut impossible à Hereward de ne pas reconnaître sa tendresse en la pressant sur son sein, et en lui imprimant sur les lèvres des marques de sa reconnaissance. Mais elle s’arracha aussitôt des bras de son amant, les joues plus rouges de pudeur que de colère, et lui parla ainsi d’un ton solennel : « Assez, assez, Hereward ! ceci peut se pardonner après une rencontre inattendue ; mais nous devons désormais nous souvenir que nous sommes les derniers de notre race, et qu’il ne faut pas qu’on puisse dire que les coutumes de leurs ancêtres ont été oubliées par Hereward et Bertha. Songe que, si nous sommes seuls, les ombres de nos pères ne sont pas loin, et nous épient pour voir quel usage nous ferons d’une entrevue que peut-être leur intercession nous a procurée. — Vous me faites injure, Bertha, si vous me supposez capable d’oublier mon devoir et le vôtre dans un moment où nous devons rendre grâce au ciel d’une tout autre manière qu’en manquant à ses préceptes et aux commandements de nos parents. La question est maintenant de savoir comment nous pourrons nous retrouver lorsque nous serons séparés, car je crains qu’il ne faille nous séparer encore. — Oh ! ne parle pas ainsi ! s’écria l’infortunée Bertha. — Notre séparation est indispensable, répliqua Hereward, pour un temps du moins, car je te jure par la garde de mon épée et par le manche de ma hache, que jamais lame ne sera aussi fidèle à sa poignée que je te le serai, moi ! — Mais pourquoi donc me quitter, Hereward ? pourquoi ne pas m’aider à délivrer ma maîtresse ? — Ta maîtresse ? Fi ! comment peux-tu donner ce nom à une femme mortelle ? — Mais elle est ma maîtresse, et je lui suis attachée par mille liens d’affection qui ne pourront être rompus tant que la reconnaissance récompensera la bonté. — Et quel péril court-elle ? de quoi a-t-elle besoin, cette dame accomplie que tu appelles ta maîtresse ? — Son honneur et sa vie sont également en danger ; elle a consenti à se mesurer en combat singulier avec le césar, et il n’hésitera point, le vil mécréant qu’il est, à profiter de tous les avantages possibles dans cette rencontre, qui, je le dis à regret, doit être infailliblement fatale à ma maîtresse. — Eh ! pourquoi dis-tu cela ? cette dame a remporté de nombreuses victoires, s’il en faut croire la renommée, sur des adversaires plus formidables que le césar. — C’est la vérité ; mais tu parles de choses qui se sont passées dans un pays bien différent, où la bonne foi et l’honneur ne sont pas de vains mots, comme, hélas ! ils ne semblent que trop l’être ici. Crois-moi, ce n’est pas une puérile frayeur qui me fait sortir déguisée sous le costume de mon pays natal, qui, dit-on, est respecté à Constantinople. Je vais avertir les chefs de la croisade du péril que court cette noble dame, et faire appel à leur humanité, à leur religion, à leur amour de l’honneur et à leur crainte de la honte, pour qu’ils la secourent en ce pressant besoin ; et maintenant que j’ai eu le bonheur de te rencontrer, tout le reste ira bien… tout ira bien… et je vais retourner auprès de ma maîtresse lui annoncer qui j’ai vu. — Attends encore un moment, trésor qui m’es rendu, s’écria Hereward ; et permets que je considère attentivement cette affaire. La dame française ne fait pas plus de cas des Saxons que de la poussière que tu secoues des plis de ton vêtement ; elle traite… elle regarde… les Saxons comme des païens et des hérétiques. Elle a osé t’imposer des travaux serviles, à toi, née dans la liberté. L’épée de son père s’est plongée jusqu’à la garde dans le sang des Anglo-Saxons… peut-être dans celui de Waltheolf et d’Engelred ! En outre, c’est une folle présomptueuse qui ose usurper les trophées de la réputation militaire qui n’appartiennent qu’à nous. Enfin, il sera difficile de trouver un champion qui combatte à sa place, puisque tous les croisés sont passés en Asie, à ce qu’ils disent, où ils sont venus pour faire la guerre ; et, par ordre de l’empereur, aucun moyen ne leur sera laissé de revenir sur cette rive. — Hélas ! hélas ! combien le monde nous change ! j’ai autrefois connu le fils de Waltheolf ; il était brave, hardi, généreux, toujours prêt à soulager l’infortune ; voilà comme je me le représentais pendant son absence : je l’ai revu, et je le retrouve réfléchi, froid et égoïste ! — Silence, jeune fille, et apprends à me connaître avant de me juger. La comtesse de Paris est telle que je l’ai dit ; cependant qu’elle descende hardiment dans la lice ; et quand la trompette aura trois fois sonné, une autre lui répondra, qui annoncera l’arrivée de son noble époux ; ou s’il ne paraissait pas, en reconnaissance de ses bontés pour toi, je paraîtrai moi-même pour la remplacer. — Le feras-tu ? veux-tu réellement le faire ? s’écria Bertha. C’est parler comme le fils de Waltheolf… comme un rejeton du vieil arbre ! Je vais retourner auprès de ma maîtresse et la consoler ; car assurément, si le jugement de Dieu décida jamais d’un combat judiciaire, son influence se fera sentir en cette occasion. Mais tu as dit que le comte était ici… qu’il était en liberté… elle me questionnera sur ce sujet. — Qu’il lui suffise de savoir que son époux est sous la conduite d’un ami qui s’efforcera de le défendre contre ses propres folies et ses extravagances ; ou, en tout cas, d’un homme qui, s’il ne peut être proprement appelé un ami, n’a certainement pas joué et ne jouera jamais à son égard le rôle d’un ennemi… Et maintenant, adieu, ô toi si long-temps perdue, si long-temps aimée ! » Avant qu’il pût en dire davantage, la vierge saxonne se jeta dans les bras de son amant, et en dépit de la réserve qu’elle avait montrée un instant auparavant, elle lui imprima sur les lèvres les remercîments qu’elle ne pouvait prononcer.

Ils se séparèrent, Bertha revenant auprès de sa maîtresse dans le pavillon qu’elle n’avait quitté ni sans peine ni sans péril, et Hereward se dirigeant vers la porte que gardait la négresse ; celle-ci commença de complimenter le beau Varangien de ses succès auprès des belles, et lui donna à entendre qu’elle avait été en quelque sorte témoin de son entrevue avec la jeune Saxonne. Une pièce d’or, venant d’une gratification récente, lui lia la langue aussi bien que possible ; et le soldat, une fois hors des jardins du philosophe, retourna en toute hâte à la caserne… pensant qu’il était bien temps de porter quelques provisions au comte Robert, qui était resté tout le jour sans manger.

C’est un dicton populaire que la sensation de la faim ne se rattache à aucune émotion douce ni agréable, et qu’au contraire elle est particulièrement remarquable pour faire naître la colère et le découragement. Il n’est donc pas bien étonnant que le comte Robert, qui avait été pendant un espace de temps si long sans prendre de nourriture, reçût Hereward avec plus d’impatience que la chose ne le méritait en elle-même, impatience injurieuse pour l’honnête Varangien qui avait plus d’une fois exposé sa vie dans la journée pour servir la comtesse et le comte lui-même.

« Eh bien ! monsieur, » dit le comte avec cet accent de contrainte affectée par lequel un supérieur modifie son mécontentement envers un inférieur au moyen d’une expression froide, « vous nous traitez en hôte vraiment libéral ! Non pas que cela soit de la moindre importance ; mais il me semble qu’un comte du royaume très chrétien ne dîne pas tous les jours avec un soldat mercenaire, et pouvait s’attendre, sinon au luxe, du moins au nécessaire de l’hospitalité. — Et il me semble à moi, comte très chrétien, répliqua le Varangien, que les hommes de votre haut rang, lorsque par choix ou par hasard ils deviennent les hôtes de gens comme moi, peuvent se trouver satisfaits, et s’en prendre non à l’avarice de ceux qui leur donnent l’hospitalité, mais à la difficulté des circonstances, si le dîner n’est pas servi plus d’une fois en vingt-quatre heures. » À ces mots, il frappa des mains, et son domestique Éric entra. Le comte parut surpris de l’arrivée d’un tiers dans sa retraite. « Je réponds de cet homme, » dit Hereward, et il lui parla ainsi : « Qu’as-tu, Éric, à servir à l’honorable comte ? — Rien que le pâté froid, répondit le domestique, terriblement endommagé par l’attaque que Votre Honneur y a fait à déjeuner. »

Le serviteur militaire, comme il venait de le dire, apporta un énorme pâté, mais qui avait déjà subi le matin une attaque si furieuse, que le comte de Paris, qui, comme tous les nobles normands, était difficile sur l’article des vivres, douta un instant si sa délicatesse ne l’emporterait pas sur sa faim ; mais, en y regardant de près, la vue, l’odeur et un jeûne de vingt heures le réunirent pour le convaincre que le pâté était excellent, et que le plat sur lequel il était servi présentait des côtés encore intacts. Enfin, imposant silence à ses scrupules, il attaqua rudement les restes du pâté, et ne s’arrêta que pour faire honneur à un flacon d’un vin généreux qui était placé devant lui ; un grand coup de ce vin augmenta les bonnes dispositions qu’il commençait à reprendre en faveur d’Hereward, au lieu du mécontentement qu’il lui avait d’abord témoigné.

« Maintenant, par le ciel, dit-il, je devrais être honteux de manquer moi-même à la politesse que je recommande aux autres ! Me voici, comme un rustre flamand, dévorant les provisions de mon digne hôte, sans même le prier de s’asseoir à sa propre table, et de prendre part à sa bonne chère. — Je ne ferai point de cérémonies, » répliqua Hereward ; et, plongeant sa main dans le pâté, il en retira un mélange de viandes et d’ingrédients, qu’il se mit à dévorer avec autant de vitesse que de dextérité. Le comte s’éloigna de la table un peu dégoûté des façons grossières d’Hereward ; néanmoins, celui-ci ayant appelé Eric pour lui aider à démolir le pâté, montra que, de fait, il s’était d’abord imposé, à sa manière, quelque contrainte par respect pour son hôte ; grâce à l’assistance du domestique, le plat fut bientôt entièrement débarrassé. Le comte Robert recueillit enfin assez de courage pour faire une question qui était sur ses lèvres depuis qu’Hereward était de retour.

« Tes informations, mon brave ami, t’ont-elles appris quelque chose de plus relativement à ma malheureuse femme, ma fidèle Brenhilda ? — J’apporte des nouvelles, mais vous seront-elles agréables ? C’est à vous-même d’en juger. Voici ce que j’ai appris : la comtesse s’est engagée, comme vous le savez, à combattre le césar en champ clos, mais à des conditions que vous pourrez trouver étranges ; cependant elle les a acceptées sans manifester aucun scrupule. — Fais-les-moi donc connaître : elles paraîtront sans doute moins étranges à mes yeux qu’aux tiens. »

Mais tandis qu’il affectait de parler avec le plus grand calme, l’œil enflammé et la joue écarlate de l’époux trahissaient le changement qui s’était opéré dans son esprit. « La dame et le césar, reprit Hereward, comme vous l’avez vous-même entendu en partie, doivent se battre en combat singulier ; si la comtesse est victorieuse, elle reste la femme du noble comte de Paris ; si elle est vaincue, elle devient la maîtresse de césar Nicéphore Brienne. — Les saints et les anges fassent qu’il en soit autrement ! S’ils permettaient qu’une telle trahison triomphât, il nous serait pardonnable de douter de leur puissance. — Néanmoins, il me semble que ce ne serait pas une précaution déshonorante, si vous et moi, avec d’autres amis, en supposant que nous puissions en trouver, nous apparaissions dans la lice le matin du combat. La victoire et la défaite dépendent du destin ; mais ce que nous ne pouvons manquer de voir, c’est si la comtesse est ou n’est pas traitée avec cette impartialité due à tout honorable combattant et à laquelle, comme vous l’avez vu vous-même, on peut quelquefois bassement déroger dans cet empire grec. — À cette condition, et en protestant que pas même l’extrême danger de mon épouse ne me fera violer les règles d’un combat, je me rendrai certainement dans la lice, brave Saxon, si tu peux me mettre à même de le faire. Mais attends, » ajouta-t-il après avoir réfléchi un moment, « tu me promettras de ne pas l’informer que le comte est présent au combat, et surtout de ne point me désigner à elle dans la foule des guerriers. Oh ! tu ne sais pas que la vue d’un objet aimé nous dérobe quelquefois notre sang-froid, alors même que nous en avons le plus grand besoin ! — Nous tâcherons d’arranger les choses au gré de votre désir, pourvu que vous ne nous suscitiez plus de difficultés romanesques ; car, sur mon honneur ! une affaire si compliquée en elle-même demande à ne pas être embarrassée davantage par les singuliers caprices de votre bravoure nationale. En attendant, j’ai bien de la besogne pour cette nuit, et pendant que je vais m’en occuper, vous, sire chevalier, vous ferez bien de rester ici déguisé sous ces vêtements, en vous contentant des vivres qu’Éric pourra vous procurer. Ne craignez pas l’importunité de vos voisins. Nous, Varangiens, nous respectons mutuellement nos secrets, de quelque nature qu’ils puissent être. »