Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 89-103).


CHAPITRE V.

ENTRETIENS AU PALAIS.


L’orage augmente… ce n’est point une averse suivie d’un rayon de soleil, et nourrie dans l’humide sein de mars et d’avril ; ou telle que celle dont l’été rafraîchit ses lèvres brûlantes. Les cataractes des cieux sont ouvertes, leurs profondeurs les plus reculées s’appellent entre elles d’une voix rauque et retentissante ; les flots écumants s’avancent menaçants d’horreur ; et où est la digue qui les arrêtera ?
Le Déluge, poème.


Le personnage remarquable qui entra était un noble grec, d’une taille imposante, dont le costume était orné des marques de toutes les dignités, excepté celles qu’Alexis avait consacrées exclusivement à la personne même de l’empereur, et à celle du Sebastocrator, dont il avait fait le premier dignitaire de la cour grecque après le monarque lui-même. Nicéphore Brienne était dans la fleur de la jeunesse, il possédait encore dans tout son éclat cette mâle beauté qui avait rendu son alliance agréable à Anne Comnène ; tandis que des considérations politiques et le désir de trouver dans les membres d’une famille puissante des adhérents dévoués au trône recommandaient cette union à l’empereur.

Nous avons déjà donné à entendre que la royale épouse avait sur son époux, quoiqu’à un faible degré, l’avantage très douteux des années. Nous avons eu un échantillon des talents littéraires de cette princesse ; néanmoins les mieux informés ne pensaient pas qu’à l’aide de ces droits à son respect Anne Comnène eût réussi à s’assurer l’attachement illimité de son noble mari. La traiter avec une négligence visible, c’est ce que la proximité du trône rendait impossible ; d’un autre côté la famille de Brienne était trop puissante pour souffrir que personne, pas même l’empereur, dictât des lois à Nicéphore. Il était doué, disait-on, de talents propres à la paix et à la guerre : on écoutait ses avis et on avait recours à son assistance, de sorte qu’il prétendait à une liberté complète en ce qui concernait l’emploi de son temps ; il venait avec un peu moins d’assiduité dans le temple des Muses que la déesse du lieu ne l’aurait désiré, ou que l’impératrice Irène n’était disposée à l’exiger au nom de sa fille. L’humeur facile d’Alexis observait une espèce de neutralité dans ces mésintelligences, et cherchait autant que possible à empêcher qu’elles ne parussent aux yeux du public, sentant qu’il fallait toute la force réunie de sa famille pour se maintenir dans un empire si agité.

Il pressa la main de son gendre au moment où Nicéphore, passant devant le siège impérial, fléchit le genou en signe d’hommage. L’air contraint de l’impératrice indiqua plus de froideur dans la réception de son gendre, et la belle Muse elle-même daigna à peine paraître s’apercevoir de l’arrivée de son bel époux, lorsque celui-ci prit à ses côtés le siège vacant dont nous avons déjà fait mention.

Il y eut une pause désagréable pendant laquelle le gendre de l’empereur, reçu froidement lorsqu’il s’attendait à se voir bien accueilli, essaya d’entamer quelque conversation futile avec la belle esclave Astarté, qui était à genoux derrière sa maîtresse. Mais cet entretien fut interrompu par la princesse, qui ordonna à sa suivante de renfermer le manuscrit dans la petite cassette destinée à cet usage, et de le porter dans le cabinet d’Apollon, théâtre habituel des études de la princesse, comme le temple des Muses était ordinairement consacré à ses lectures.

L’empereur fut le premier à rompre ce silence désagréable. « Beau gendre, dit-il, quoiqu’il se fasse un peu tard, vous perdrez beaucoup si vous permettez à notre fille Anne de renvoyer ce volume ; cette société a trouvé tant de charmes dans cette lecture, qu’elle peut très bien dire que le désert a produit des roses, et que le roc nu a fourni du lait et du miel, tant est agréable le récit d’une campagne fatigante et dangereuse, dans le langage de notre fille !

— Le césar, dit l’impératrice, paraît avoir peu de goût pour les choses exquises que produit notre famille. Il s’est depuis quelque temps absenté à plusieurs reprises du temple des Muses ; et sans doute il a trouvé ailleurs une société et des plaisirs plus agréables.

— Je pense, madame, répondit Nicéphore, que mon bon goût doit me mettre à l’abri d’une telle accusation. Mais il est naturel que notre père très sacré soit le plus satisfait du lait et du miel que l’on produit pour son usage particulier. »

La princesse prit la parole du ton d’une jolie femme offensée par son amant, ressentant l’offense sans être éloignée d’une réconciliation. « Si, dit-elle, les hauts faits de Nicéphore Brienne sont moins fréquemment célébrés dans cet insignifiant rouleau de parchemin que ceux de mon illustre père, il doit me rendre la justice de se rappeler que telle a été l’invitation spéciale qu’il m’en a faite, provenant ou de cette modestie qui lui est échue à juste titre, comme servant à adoucir et orner ses autres qualités, ou de ce qu’avec raison il se méfie du talent de sa femme pour en faire l’éloge. — Nous allons donc faire rappeler Astarté, reprit l’impératrice ; elle ne peut encore avoir porté son offrande au cabinet d’Apollon. — Sous le bon plaisir de Votre Majesté impériale, répliqua Nicéphore, le dieu pythien pourrait s’irriter si l’on reprenait un dépôt dont lui seul peut convenablement estimer la valeur. Je suis venu ici pour communiquer à l’empereur des affaires d’état pressantes, et non pas pour tenir une conversation littéraire avec une compagnie qui, je suis forcé de le dire, est d’une nature un peu mélangée, puisque j’aperçois un simple garde du corps dans le cercle impérial. — Par la croix, mon gendre ! s’écria Alexis, vous faites tort à ce brave jeune homme : c’est le frère de ce brave Anglo-Danois qui nous assura la victoire à Laodicée, par sa valeureuse conduite et sa mort ; lui-même est cet Edmond… ou Édouard… ou Hereward, auquel nous sommes à jamais redevables d’avoir assuré le succès de cette victorieuse journée. Il a été appelé en notre présence, mon gendre, puisqu’il importe que vous le sachiez, pour rafraîchir la mémoire de mon Acolouthos, Achille Tatius, ainsi que la mienne, au sujet de quelques événements de la journée que nous avions un peu oubliés. — En vérité, sire, répondit Brienne, je suis au désespoir ! Je crains, en venant vous interrompre dans d’aussi importantes recherches, d’avoir en quelque sorte intercepté une portion de cette lumière qui doit éclairer les siècles futurs. Il me semble toutefois que, dans le récit d’une bataille livrée sous les ordres de Votre Majesté impériale et ceux de vos grands capitaines, votre témoignage pourrait fort bien rendre superflu celui d’un homme comme celui-ci… Dis-moi, » ajouta-t-il, se retournant avec hauteur du côté du Varangien, « quelle particularité peux-tu ajouter dont il ne soit pas fait mention dans la relation de la princesse. »

Le Varangien répliqua sur-le-champ : « Une seule, et la voilà ; lorsque nous fîmes halte à la fontaine, la musique que faisaient les dames de la maison de l’empereur, et particulièrement les deux que j’aperçois maintenant, était la plus délicieuse qui ait jamais frappé mes oreilles ! — Quoi ! oses-tu émettre une opinion si audacieuse ? s’écria Nicéphore. Appartient-il à un homme comme toi de supposer que la musique exécutée par la condescendance de la femme et de la fille de l’empereur était destinée à fournir matière à l’admiration ou à la critique de chaque barbare plébéien qui pouvait les entendre ? Sors d’ici ! et n’ose jamais sous aucun prétexte reparaître à mes yeux… sous la réserve toujours du bon plaisir de l’empereur notre père. »

Le Varangien fixa les yeux sur Achille Tatius, comme étant la personne de qui il devait recevoir l’ordre de rester ou de se retirer. Mais l’empereur lui-même évoqua l’affaire devant lui avec beaucoup de dignité.

« Mon fils, dit-il, nous ne pouvons permettre cela. En raison de quelque différend matrimonial entre vous et notre fille, vous oubliez étrangement notre rang impérial, et vous ordonnez de sortir à ceux qu’il nous a plu de faire venir en notre présence. Ceci n’est ni juste ni convenable, et notre bon plaisir n’est point que ce même Hereward… ou Édouard… peu importe son nom, nous laisse en ce moment, ou qu’il se dirige à l’avenir par aucun autre ordre que les nôtres ou ceux de notre Acolouthos, Achille Tatius. Et maintenant laissons cette folle affaire, qu’un mauvais coup de vent a, je crois, soufflée parmi nous, passer comme elle est venue, sans nous en occuper davantage. Nous vous prions de nous faire connaître les graves affaires d’état qui vous ont amené en notre présence à une heure si avancée… Vous regardez ce Varangien… que sa présence ne vous empêche point de parler, je vous prie, car il est aussi avant dans notre confiance, et, nous en sommes convaincus, à aussi juste titre qu’aucun conseiller qui nous ait prêté serment comme attaché à notre personne. — Entendre, c’est obéir, » répondit le gendre de l’empereur, qui s’aperçut qu’Alexis était un peu ému, et qui savait qu’il n’était ni prudent ni avantageux de le pousser à bout. « Ce que j’ai à dire, ajouta-t-il, deviendra dans si peu de temps une nouvelle publique, que peu importe qui l’entende ; et néanmoins l’Occident, si rempli d’étranges changements, n’a jamais envoyé à la partie orientale du globe des nouvelles aussi alarmantes que celles que je viens maintenant annoncer à Votre Altesse impériale. L’Europe, pour emprunter une expression de celle qui m’honore en me donnant le titre d’époux, semble arrachée de ses fondements et prête à se précipiter sur l’Asie. — C’est ainsi que je m’exprimais, dit la princesse Anne Comnène, et non sans quelque force, je pense, lorsque nous apprîmes pour la première fois qu’un enthousiasme sans frein avait saisi tous ces barbares turbulents d’Europe et les avait amenés comme une tempête de mille nations sur nos frontières de l’Ouest, dans le dessein extravagant de se rendre maîtres de la Syrie et des lieux saints, où sont les sépulcres des prophètes, où souffrirent les saints martyrs et où se passèrent les grands événements détaillés dans le saint Évangile. Mais cet orage, à n’en point douter, avait éclaté et s’était dissipé, et nous espérions bien que le danger avait disparu pour toujours. Ce serait avec une religieuse douleur que nous apprendrions le contraire. — Et c’est cependant ce à quoi il faut nous attendre, reprit le césar. Il est certain, comme on nous l’a rapporté, qu’une masse d’hommes de basse condition et d’une intelligence bornée avaient pris les armes à l’instigation d’un ermite forcené et se dirigeaient sur la route d’Allemagne en Hongrie, s’attendant à voir opérer des miracles en leur faveur, comme lorsque Israël était guidé dans le désert par une colonne de feu ou un nuage. Mais aucune pluie de manne ou de cailles ne vint pourvoir à leurs besoins et les proclamer le peuple choisi de Dieu. Les eaux ne s’élancèrent point du rocher pour les rafraîchir. Ils étaient furieux des souffrances qu’ils enduraient et entreprirent de se procurer des provisions en pillant le pays. Les Hongrois, et d’autres nations sur nos frontières chrétiennes de l’Ouest, bien qu’étant de la même religion, n’hésitèrent point à tomber sur cette canaille désordonnée ; et des tas immenses d’ossements, dans des défilés sauvages et dans les déserts, attestent les rudes défaites qui extirpèrent ces profanes pèlerins. — Nous savions tout cela, répliqua l’empereur ; mais quel nouveau fléau nous menace, depuis que nous en avons évité un si terrible ? — Nous savions tout cela ? répéta le prince Nicéphore. Nous ne connaissions aucun danger réel auparavant, si ce n’est qu’un troupeau d’animaux sauvages, aussi brutes et aussi furieux que des taureaux indomptés, avaient menacé de se diriger vers des pâturages qui leur faisaient envie, et inondaient l’empire grec et son voisinage dans leur marche, comptant que la Palestine avec ses ruisseaux de miel et de lait les attendait de nouveau, comme le peuple prédestiné de Dieu. Mais une invasion si désordonnée ne pouvait inspirer de craintes à une nation civilisée comme les Romains. Ce vil bétail a été épouvanté par notre feu grégeois ; il est tombé dans les pièges et sous les flèches des nations barbares qui, en prétendant à l’indépendance, couvrent notre frontière comme d’une ceinture de fortifications. Cette multitude effrénée a été anéantie par les provisions même qui furent placées sur son passage : sages moyens de résistance, suggérés tout d’abord par les soins paternels de l’empereur, et par sa politique infaillible. Ainsi la sagesse a rempli sa tâche, et la barque sur laquelle l’orage avait lancé sa foudre a échappé au danger malgré toute la violence de la tempête. Mais le second ouragan, qui suit de si près le premier, apporte une nouvelle irruption de ces nations occidentales, plus formidable qu’aucune de celles que nous ou nos pères ayons jamais vue. Elle n’est point faite par les ignorants et les fanatiques… ni par les classes nécessiteuses et imprévoyantes. Aujourd’hui… tout ce que la vaste Europe renferme de sage et d’estimable, de brave et de noble, est lié par les vœux les plus sacrés à l’exécution de ce même dessein. — Et quel est ce dessein ? parlez clairement, » dit vivement Alexis. « La destruction de tout notre empire romain, et la disparition du nom de son chef de la liste des princes de la terre, sur lesquels il a long-temps dominé, peut seule offrir un motif suffisant pour la formation d’une ligue telle que vos discours la font supposer. — On ne fait point l’aveu d’un tel projet, reprit Nicéphore ; et tous ces princes, ces sages et ces grands hommes d’état n’ont point d’autre vue que ce dessein extravagant annoncé par la multitude grossière qui a paru la première dans ces contrées. Voici, très gracieux empereur, un rouleau de parchemin sur lequel vous trouverez couchée la liste des diverses armées qui, par différentes routes, approchent du voisinage de l’empire. Voyez, Hugues de Vermandois, appelé pour son mérite Hugues le Grand, a fait voile des côtes d’Italie. Vingt chevaliers ont déjà annoncé son arrivée ; couverts d’une armure d’acier, incrustée d’or, ils apportent cet orgueilleux message : Que l’empereur des Grecs et ses lieutenants aient pour entendu que Hugues, comte de Vermandois, approche de ses territoires. Il est frère du roi des rois, c’est-à-dire du roi de France, et il est accompagné de la fleur de la noblesse française. Il porte la bannière sacrée de saint Pierre, confiée à ses mains victorieuses par le vénérable successeur de l’apôtre, et te prévient de tout cela, afin que tu lui prépares une réception digne de lui. — Voilà des phrases bien ronflantes, dit l’empereur ; mais le vent qui siffle le plus fort n’est pas toujours le plus dangereux pour le navire. Nous connaissons quelque chose de cette nation française, et nous en avons entendu dire davantage. Ils sont au moins aussi fanfarons qu’ils sont vaillants ; nous flatterons leur vanité jusqu’à ce que nous trouvions le temps et l’opportunité d’une défense plus efficace. Certes, si les paroles peuvent payer les dettes, il n’y a point à craindre que notre échiquier devienne insolvable. Qu’est-ce qui vient après, Nicéphore ? une liste, je suppose, des guerriers de cet illustre comte ? — Non, mon souverain ; autant Votre Altesse impériale voit de chefs indépendants sur cette liste, autant d’armées européennes s’avancent par différentes routes vers l’Est : mais tous annoncent que la conquête de la Palestine sur les infidèles est le but commun de leur marche. — Voilà une terrible énumération, » dit l’empereur en parcourant l’écrit, « et fort heureuse dans ce sens que sa longueur même nous assure de l’impossibilité que tant de princes soient sérieusement et fermement unis pour un si odieux projet. Ainsi, mes yeux tombent d’abord sur le nom bien connu d’un ancien ami, maintenant notre ennemi… car telles sont les chances alternatives de la paix et de la guerre… Bohémond d’Antioche. N’est-il pas fils du célèbre Robert d’Apulie, si renommé parmi ses compatriotes, qui l’élevèrent au rang de grand-duc, de simple cavalier qu’il était, et qui devint chef de cette nation belliqueuse en Sicile et en Italie ? Les étendards de l’empereur d’Allemagne, ceux du pontife romain, et même nos bannières impériales ne reculèrent-ils pas devant lui ? Enfin, devenu aussi adroit homme d’État que brave guerrier, il remplit l’Europe de terreur, après avoir été un simple chevalier dont le château normand eût à peine contenu une garnison de six archers et d’autant de lances ! C’est une redoutable famille, une race rusée autant que puissante. Mais Bohémond, le fils du vieux Robert, suivra la politique de son père. Il peut bien parler de la Palestine et des intérêts de la chrétienté ; mais si je puis faire que ses intérêts soient les mêmes que les miens, il n’est pas probable qu’il se laisse guider par aucun autre objet. Avec la connaissance que je possède déjà de son caractère, il peut se faire que le ciel nous envoie un allié sous la forme d’un ennemi. Qui avons-nous ensuite ? Godefroy, duc de Bouillon, amenant, je vois, une bande très formidable des bords d’une grande rivière appelée le Rhin. Quel est le caractère de ce personnage ? — D’après ce que j’en jais, répliqua Nicéphore, ce Godefroy est un des plus sages, des plus nobles et des plus braves chefs qui se sont aussi singulièrement mis en mouvement ; et dans cette liste des princes indépendants, aussi nombreux que ceux qui s’assemblèrent pour le siège de Troie, et suivis chacun par des sujets dix fois plus nombreux, ce Godefroy peut être regardé comme l’Agamemnon. Les princes et les comtes l’estiment, parce qu’il est au premier rang de ceux auxquels ils donnent le nom fantasque de chevaliers, et aussi pour la bonne foi et la générosité qui dirigent toutes ses actions. Le clergé chante ses louanges, à cause de son zèle extraordinaire pour les doctrines religieuses, et de son respect pour l’Église et ses dignitaires. Sa justice, sa libéralité et sa franchise ont également attaché à Godefroy les classes inférieures. Son exactitude à remplir généralement toutes les obligations morales leur est un gage que sa conduite religieuse est sincère ; et, doué de tant d’excellentes qualités, quoique inférieur par le rang, par la naissance et par le pouvoir à plusieurs chefs de la croisade, il en est déjà justement regardé comme l’un des principaux soutiens. — Quelle pitié, reprit l’empereur, qu’un homme comme celui-là soit sous l’empire d’un fanatisme à peine digne de Pierre l’Ermite, ou de la multitude grossière qui le suivait, ou même de l’âne que montait ce ridicule prophète, et que je suis assez disposé à regarder comme le plus sage des premières bandes que nous avons vues, car il s’enfuit à toutes jambes vers l’Europe, aussitôt qu’il s’aperçut que l’eau et l’orge devenaient rares ! — S’il m’était permis de parler et de vivre, dit Agelastès, je ferais observer que le patriarche lui-même fit une semblable retraite dès que les coups devinrent abondants, et la nourriture rare. — Tu as mis le doigt dessus, Agelastès, répliqua l’empereur ; mais la question maintenant est de savoir si l’on ne pourrait pas former d’une partie de l’Asie mineure dévastée par les Turcs une principauté honorable et importante. Cette principauté, avec ses divers avantages du sol, du climat, de l’industrie des habitants et de la salubrité de l’atmosphère, vaudrait bien, ce me semble, le marais de Bouillon. Elle pourrait être tenue comme une dépendance du saint empire romain, et occupée par Godefroy et ses Francs ; elle servirait sur ce point de boulevard à notre personne sacrée. Ha, ha ! très saint patriarche, une telle perspective n’ébranlerait-elle pas l’amour du plus pieux croisé pour les sables brûlants de la Palestine ? — Surtout, ajouta le patriarche, si le prince, pour qui un si riche thème[1] serait changé en un apanage feudataire, était d’abord converti à la seule vraie foi, comme l’entend probablement Votre Altesse impériale. — Certainement… sans aucun doute… » répondit l’empereur en affectant une gravité convenable, quoiqu’il se souvînt combien de fois il avait été forcé, par des nécessités d’État, d’admettre au nombre de ses sujets non seulement des chrétiens latins, mais même des manichéens et autres hérétiques, voire des barbares mahométans, et cela sans trouver la moindre opposition dans les scrupules du patriarche. « Je trouve ici, continua l’empereur, une si nombreuse liste de princes et de principautés en marche vers nos frontières, qu’elles pourraient rivaliser avec les anciennes armées que l’on disait avoir bu des rivières jusqu’à la dernière goutte, épuisé des royaumes et foulé aux pieds des forêts dans leur marche dévastatrice. » En prononçant ces mots, une teinte de pâleur, semblable à celle qui couvrait déjà le visage de plusieurs courtisans, vint en obcurcir le front impérial.

« Cette guerre, dit Nicéphore, offre des circonstances particulières qui la distinguent de toutes les autres, excepté celle que Son Altesse impériale fit anciennement à ceux que nous avons coutume d’appeler Francs. Nous allons avoir affaire à un peuple à qui le bruit des combats est aussi nécessaire que l’air qu’il respire, à des hommes qui, plutôt que de vivre sans guerre, assiégeraient leurs plus proches voisins, ou s’appelleraient en combat singulier, d’un ton aussi allègre que nous délierions un camarade à une course de chars. Ils sont couverts d’une armure d’acier impénétrable, qui les protège contre la lance et l’épée ; la force extraordinaire de leurs chevaux leur permet de supporter un tel poids, quoique les nôtres seraient aussi capables de porter le mont Olympe sur leurs reins. Leurs fantassins portent une arme propre à lancer des flèches qu’ils appellent une arbalète. On ne les bande point avec la main droite comme les arcs des autres nations, mais en plaçant le pied sur l’arbalète même, et tirant la corde de toute la force du corps ; cette arme lance des flèches longues comme des javelots, faites de bois dur avec une pointe de fer, et ces hommes les décochent avec tant de force, qu’elles traversent les plus forts plastrons, et même des murailles de pierre d’une épaisseur ordinaire. — Il suffit, interrompit l’empereur ; nous avons vu de nos propres yeux les lances des chevaliers francs et les arbalètes de leur infanterie. Si le ciel leur a accordé un degré de bravoure qui paraît presque surnaturel aux autres nations, la divine Providence a donné au conseil des Grecs la sagesse qu’elle a refusée aux barbares… Nous connaissons l’art de faire des conquêtes par l’habileté, plutôt que par la force brute… et nous avons l’adresse d’obtenir dans les traités des avantages que la victoire elle-même n’eût pu donner. Si nous ne connaissons pas l’usage de cette arme terrible que notre gendre appelle l’arbalète, le ciel, dans sa bonté, a soustrait à la connaissance des Francs la composition et l’emploi du feu grégeois… parfaitement nommé, puisqu’il n’est préparé que par des mains grecques, et que des Grecs seuls peuvent en lancer les éclairs sur l’ennemi étonné. » L’empereur fit une pause, et regarda autour de lui ; et quoique ses conseillers parussent encore décontenancés, il continua avec fermeté. Mais pour en revenir encore à cet écrit contenant les noms des nations qui approchent de notre frontière, il s’en présente plus d’un que notre vieille mémoire devrait nous rendre familiers, quoique nos souvenirs soient éloignés et confus. Il nous convient de savoir quels sont ces hommes, pour pouvoir profiter des dissensions et des querelles qui, étant alimentées et excitées parmi eux, peuvent les détourner heureusement de la poursuite de cette entreprise extraordinaire pour laquelle ils se trouvent maintenant unis. Voici, par exemple, un Robert à qui l’on donne le titre de duc de Normandie, qui commande une brave troupe de comtes, qualification que nous ne connaissons que trop ; de earls[2], mot qui nous est totalement inconnu, mais qui est probablement quelque titre d’honneur chez ces barbares… et de knights, dont les noms sont tirés, nous pensons, de la langue française, et aussi d’un autre jargon que nous ne sommes pas nous-même en état de comprendre. C’est à vous, très révérend et très savant patriarche, que nous pouvons le plus convenablement nous adresser pour avoir des renseignements à ce sujet. — Les devoirs de mon ministère, répondit le patriarche Zozime, m’ont empêché, depuis l’âge mûr, de me livrer à l’étude de l’histoire des royaumes éloignés ; mais le sage Agelastès, qui a lu autant de volumes qu’il, en faudrait pour remplir les rayons de la fameuse bibliothèque d’Alexandrie, est sans aucun doute à même de répondre aux questions de Votre Majesté impériale. »

Agelastès se redressa sur les jambes complaisantes qui lui avaient valu le surnom d’Éléphant, et commença une réponse aux demandes de l’empereur, plus remarquable par la facilité d’élocution que par l’exactitude. « J’ai lu, dit-il, dans ce brillant miroir qui réfléchit l’époque où vécurent nos pères, l’ouvrage du savant Procope, que le peuple des Normands et le peuple des Angles sont au fond une même race, et que le pays que l’on appelle Normandie est en réalité un district de la Gaule. Au delà, et presque en face, mais séparé par un bras de mer, est situé un affreux pays, sur lequel planent toujours les nuages sombres et les tempêtes, et qui est bien connu de ses voisins du continent pour être le séjour où les âmes des morts sont envoyées après cette vie. Sur un côté du détroit demeurent quelques pêcheurs, hommes qui possèdent une étrange charte et de singuliers privilèges, en considération de leur travail ; ce sont des bateliers vivants, remplissant les fonctions du païen Caron, qui transportent les âmes des morts dans l’île où elles font leur résidence après la mort. À la nuit close, ces pêcheurs sont à tour de rôle appelés à remplir le devoir qui parait leur valoir la permission d’habiter cette côte effrayante. On entend à la porte de la cabane de celui qui est de tour pour ce singulier service un coup qui n’est point frappé par une main mortelle. Un chuchotement, semblable au léger bruit de la brise mourante, appelle le batelier à son devoir. Il se hâte de gagner le point du rivage où se trouve sa barque, et ne l’a pas plus tôt lancée, qu’il la voit s’enfoncer sensiblement dans l’eau, par le poids des morts dont elle est remplie. On n’aperçoit aucune forme, et quoiqu’on entende des voix, les accents en sont aussi confus que ceux d’une personne qui parle dans le sommeil. Il traverse ainsi le détroit entre le continent et l’île, saisi de la terreur mystérieuse qui s’empare des vivants lorsqu’ils ont le sentiment de la présence des morts. Il arrive sur la côte opposée où les roches de craie blanche forment un vif contraste avec l’éternelle obscurité de l’atmosphère. Là, les bateliers s’arrêtent à un lieu de débarquement indiqué, mais ils ne descendent point, car cette terre n’est jamais foulée par les pieds des vivants. Le bateau se trouve allégé par degrés du poids des ombres qui ont fait la traversée, et qui suivent dans l’île la route qui leur est tracée, tandis que les mariniers retournent vers le côté du détroit qui leur est assigné, ayant achevé pour cette fois ce singulier service, en échange duquel ils jouissent de leurs cabanes de pêcheurs et de leurs autres possessions sur cette côte. » Ici il s’arrêta, et l’empereur répliqua.

« Si cette légende est réellement rapportée par Procope, très savant Agelastès, elle montre que ce célèbre historien se rapprochait plus des croyances païennes que de celles des chrétiens sur la vie future. À vrai dire, ce n’est guère là que la vieille fable du Styx. Procope, nous pensons, vivait avant la décadence du paganisme, et comme nous serions très disposés à ne point ajouter foi à beaucoup de circonstances qu’il nous rapporte touchant notre aïeul et prédécesseur Justinien, de même nous n’aurons pas grande confiance en lui à l’avenir en fait de connaissances géographiques. En attendant qu’as-tu donc Achille Tatius, et pourquoi parles-tu tout bas à ce soldat ? — Ma tête, répondit Achille Tatius, est à la disposition de Votre Altesse impériale, prête à expier l’inconvenante offense que j’ai commise. Je demandais seulement à cet Hereward, ici présent, ce qu’il savait à ce sujet ; car j’ai entendu plusieurs fois mes Varangiens s’appeler Anglo-Danois, Normands, Bretons, ou s’assigner quelques autres épithètes barbares semblables, et je suis sûr que quelques uns de ces sons barbares, et peut-être tous, servent à désigner le lieu natal de ces exilés, trop heureux d’être bannis des ténèbres de la barbarie dans le voisinage lumineux de votre présence impériale. — Parle donc, Varangien, au nom du ciel, reprit l’empereur, et apprends-nous si nous devons voir des amis ou des ennemis dans ces hommes de Normandie qui approchent maintenant de nos frontières. Parle avec courage ; et si tu crains quelque danger, rappelle-toi que tu sers un prince capable de te protéger ! — Puisque j’ai la liberté de parler, répondit le garde du corps, et quoique je connaisse peu la langue grecque, que vous appelez romaine, je pense qu’il doit me suffire de demander à Son Altesse impériale, en place de toute indemnité, don ou gratification, puisque son bon plaisir a été de m’en destiner, la faveur d’être placé au premier rang dans la bataille qui sera livrée à ces mêmes Normands et à leur duc Robert ; et si l’empereur veut bien m’accorder l’appui des Varangiens qui, pour l’amour de moi, ou par haine pour leurs anciens tyrans, pourront être disposés à joindre leurs bras au mien, je ne doute guère que je ne termine les longs comptes que nous avons à régler avec ces hommes, de telle sorte que les aigles et les loups de la Grèce leur rendront les derniers devoirs en leur arrachant la chair de dessus les os. — Quelle est donc, mon brave soldat, la cause de cette haine terrible qui, après tant d’années, te met dans une telle fureur au nom seul de la Normandie ? — Votre Altesse impériale en sera juge. Mes ancêtres, et ceux de la plupart des gardes du corps, sont descendus d’une race valeureuse appelée les Anglo-Saxons, qui habitaient le nord de la Germanie. Personne, si ce n’est peut-être un prêtre versé dans l’art de consulter les anciennes chroniques, ne peut deviner combien il y a de temps qu’ils se rendirent dans l’Île de la Grande-Bretagne, alors ravagée par la guerre civile. Ils y passèrent néanmoins à la demande des insulaires, car les habitans du Sud avaient imploré le secours des Angles. Des provinces leur furent accordées en récompense de l’assistance qu’ils avaient libéralement fournie, et la plus grande partie de l’île devint par degrés la propriété des Anglo-Saxons, qui l’occupèrent d’abord divisée en plusieurs principautés, et en dernier lieu comme un seul royaume parlant la langue et observant les usages de la plupart de ceux qui forment aujourd’hui votre garde du corps de Varangiens ou exilés. Avec le temps, les Northmen[3] se firent connaître aux peuples des climats plus méridionaux. On les appelait ainsi parce qu’ils venaient des régions éloignées de la mer Baltique… immense océan, quelquefois couvert entièrement de glaces aussi dures que les rochers du mont Caucase. Ils allaient chercher des climats plus doux que celui que la nature leur avait assigné : or, celui de la France était délicieux, et les hommes qui l’habitaient n’aimaient pas la guerre : les Northmen leur arrachèrent la concession d’une grande province, qui fut, du nom de ceux qui venaient s’y établir, appelée Normandie, quoique j’aie entendu dire à mon père que ce n’était point son vrai nom. Ils s’y établirent sous l’autorité d’un duc qui reconnaissait la puissance supérieure du roi de France, c’est-à-dire qui obéissait à ce prince quand il lui convenait de le faire.

« Il y a plusieurs années, tandis que ces deux nations de Normands et d’Anglo-Saxons résidaient tranquillement sur les bords opposés du bras de mer qui sépare la France de l’Angleterre, Guillaume, duc de Normandie, leva subitement une armée considérable, débarqua dans le pays de Kent, qui est de l’autre côté du détroit, et défit dans une grande bataille Harold, qui était alors roi des Anglo-Saxons. Le récit de ce qui s’ensuivit est une source de désespoir. Il s’est livré anciennement des batailles qui ont eu des résultats terribles, mais que le temps néanmoins pouvait effacer ; mais, ô douleur ! à Hastings… la bannière de mon pays tomba pour ne jamais se relever. Le char de l’oppression a passé sa route sur nous. Tout ce qu’il y avait de braves a quitté le pays, et de tous les Anglais… car tel est notre nom véritable… nul n’est resté en Angleterre, si ce n’est pour être esclave des conquérants. Plusieurs individus descendants des Danois, qui étaient venus s’établir en différentes occasions sur le sol de l’Angleterre, furent enveloppés dans le malheur commun. Tout fut dévasté par les vainqueurs. La maison de mon père n’est plus aujourd’hui qu’une ruine inaperçue au milieu d’une vaste forêt qui s’est étendue sur l’emplacement des champs fertiles et des gras pâturages, qui de leurs produits nourrissaient une race vigoureuse. Les flammes ont détruit l’église où dorment les ancêtres de ma famille ; et moi, le dernier de leurs descendants, j’erre en d’autres climats… versant mon sang pour les querelles des autres, servant un maître étranger, quoique bon ; en un mot, je suis un banni… un Varangien. — Plus heureux dans cette situation, ajouta Achille Tatius, que dans toute la simplicité barbare dont vos ancêtres faisaient un si grand cas, puisque vous vous trouvez maintenant sous la bienfaisante influence du sourire qui vivifie le monde. — Il est inutile de parler de cela, » dit le Varangien avec une contenance froide.

« Ces Normands, demanda l’empereur, sont donc ceux par qui la célèbre île de la Grande-Bretagne est aujourd’hui conquise et gouvernée ? — Il n’est que trop vrai, répondit le Varangien. — C’est donc un peuple brave et belliqueux ? — Il serait bas et déloyal de parler mal d’un ennemi. Ils m’ont fait du tort, et un tort irréparable ; mais dire des faussetés sur leur compte ne serait que la vengeance d’une femme. Quoiqu’ils soient mes ennemis mortels, et qu’ils ne m’offrent que des souvenirs de haine et d’exécration, je ne puis m’empêcher de dire que, si toutes les troupes de l’Europe étaient rangées en ligne comme il paraît qu’elles le seront, aucune nation ou peuplade n’oserait, pour la bravoure, réclamer le pas sur les fiers Normands. — Et ce duc Robert, qu’est-il ? — C’est ce que je ne puis aussi bien expliquer. Il est fils, le fils aîné, dit-on, du tyran Guillaume, qui subjugua l’Angleterre, lorsque je n’étais encore qu’au berceau. Ce Guillaume, le vainqueur d’Hastings, est aujourd’hui mort, assure-t-on ; mais comme son fils aîné, le duc Robert, a hérité du duché de Normandie, il semblerait que quelque autre de ses enfants a été assez heureux pour acquérir le trône d’Angleterre… À moins que, comme la ferme de quelque paysan obscur, ce beau royaume n’ait été divisé entre tous les enfants du tyran. — Nous avons appris à ce sujet, dit l’empereur, quelque chose que nous essayerons de concilier à loisir avec le récit de ce brave soldat ; regardons les paroles de cet honnête Varangien comme des témoignages positifs dans tout ce qu’il affirme savoir par lui-même. Et maintenant, mes graves et dignes conseillers, il est temps de clore le service du soir dans le temple des Muses. Ces nouvelles affligeantes, apportées par notre très cher gendre le césar, nous ont fait prolonger la cérémonie de notre culte envers ces savantes déesses plus avant dans la nuit que ne le comporte la santé de notre épouse et de notre fille bien-aimées ; d’ailleurs cette communication nous offre à nous-mêmes un sujet de grave délibération. »

Les courtisans épuisèrent leur génie à faire au ciel les prières les plus ingénieuses, pour qu’il détournât toutes les conséquences funestes que pouvait entraîner cette vigilance excessive.

Nicéphore et sa belle épouse causèrent ensemble comme deux personnes également désireuses de mettre un terme à la mésintelligence accidentelle qui avait eu lieu entre elles. « En rendant compte de cette effrayante nouvelle, mon césar, disait la princesse, tu as dit des choses aussi élégamment tournées que si les neuf déesses auxquelles ce temple est dédié t’avaient chacune prêté leur secours pour les pensées et l’expression. — Je n’ai nullement besoin de leur assistance, répondit Nicéphore, puisque je possède une muse dont le génie embrasse tous les attributs que les païens ont vainement assignés aux neuf déités du Parnasse ! — Très bien, » reprit la belle historienne en s’appuyant pour sortir sur le bras de son mari ; « mais si vous chargez votre épouse de louanges bien au delà de ses mérites, il faut que vous lui prêtiez votre bras pour la soutenir sous le lourd fardeau qu’il vous plaît de lui imposer. » Les conseillers se séparèrent lorsque la famille impériale se fut retirée, et plusieurs d’entre eux cherchèrent à se dédommager, dans des cercles moins honorables mais plus dégagés de cérémonial, de la contrainte qu’ils s’étaient imposée dans le temple des Muses.



  1. Les Provinces se nommaient Thèmes. w. s.
  2. C’est le titre de comte anglais, a. m.
  3. Hommes du Nord. a. m.