Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 310-325).


CHAPITRE XXVI.

LA CONSULTATION.


Voulez-vous écouter l’histoire d’une Espagnole qui épousa un Anglais ? Ses vêtements, aussi riches que possible, étaient couverts de diamants. Elle était jolie et pleine de grâce ; elle avait une haute naissance et d’illustres parents.
Ancienne ballade.


Nous avons quitté Alexis Comnène après qu’il eut déchargé sa conscience dans l’oreille du patriarche, et reçu de lui l’assurance positive du pardon et du soutien de l’Église. Il prit congé du prélat avec certaines exclamations de triomphe, mais si obscures qu’il n’était nullement aisé de comprendre ce qu’il disait. Son premier soin en arrivant au palais de Blaquernal fut de demander sa fille. On lui répondit qu’elle était dans la chambre incrustée de marbre magnifiquement sculpté, d’où Anne elle-même, ainsi que plusieurs membres de la même famille, tirèrent le noble surnom de Porphyrogénète, c’est-à-dire né dans la pourpre. Anne avait le front obscurci par l’inquiétude, et à la vue de son père, elle se livra sans retenue à une douleur inexprimable,

« Ma fille, » dit l’empereur avec une dureté qui lui était peu ordinaire et un ton sérieux qu’il garda sévèrement au lieu de sympathiser avec l’affliction de la princesse, « si vous voulez empêcher le fou stupide auquel vous êtes unie de se montrer en public ingrat et traître, vous l’exhorterez à demander pardon avec la soumission convenable en faisant l’aveu complet de ses fautes, ou sinon, par mon sceptre et ma couronne ! il mourra de mort violente, et je n’épargnerai aucun de ceux qui ne craignent pas de me défier ouvertement sous cet étendard de rébellion que mon gendre ingrat a déployé. — Qu’exigez-vous donc de moi, mon père ? dit la princesse. Pouvez-vous espérer que je trempe mes mains dans le sang de ce malheureux ; ou voulez-vous une vengeance encore plus sanglante que celle qu’exerçaient les dieux de l’antiquité sur les criminels qui offensaient leur pouvoir divin ? — Ne pensez pas ainsi, ma fille, mais croyez plutôt que mon affection paternelle vous offre une dernière occasion de sauver, peut-être de la mort, cet insensé, votre mari, qui l’a si parfaitement méritée. — Mon père, Dieu sait que je ne voudrais pas vous exposer au moindre péril pour racheter la vie de Nicéphore ; mais il a été le père de mes enfants, quoiqu’ils n’existent plus, et jamais femme n’a oublié un tel lien, lors même qu’il avait été rompu par le destin. Permettez-moi seulement d’espérer que ce malheureux coupable trouvera l’occasion de réparer ses erreurs ; et, croyez-moi, ce ne sera point ma faute s’il recommence les manœuvres dénaturées qui mettent en ce moment sa vie en danger. — Suivez-moi donc, ma fille, et sachez que c’est à vous seule que je vais confier un secret dont dépend la sûreté de ma vie et de ma couronne, et dont peut dépendre aussi le pardon qui soustraira mon gendre à la mort. »

Il prit alors en toute hâte le costume d’un esclave du sérail, et ordonna à sa fille de serrer sa robe autour d’elle, et de prendre en main une lampe allumée,

« Où allons-nous donc, mon père ? demanda Anne Comnène. — Qu’importe, puisque mon destin m’appelle et que le vôtre vous commande d’éclairer mes pas. Croyez, et mentionnez dans votre histoire, si vous l’osez, qu’Alexis Comnène ne descend pas sans crainte dans ces terribles cachots construits par ses prédécesseurs pour renfermer des coupables, même quand ses intentions sont innocentes et dégagées de haine. Gardez le silence, et si nous rencontrions quelque habitant de ces régions souterraines, ne prononcez pas un mot, ne faites aucune observation sur sa présence. »

Traversant les nombreux appartements du palais, ils arrivèrent dans ce vaste vestibule par où avait passé Hereward le soir de sa première introduction dans la salle où Anne faisait ses lectures. Il était, comme nous l’avons dit, construit en marbre noir et faiblement éclairé. À l’extrémité de la pièce était un petit autel où brûlait quelque encens, et au dessus de la fumée qu’il produisait, étaient suspendues, comme sortant du mur, deux imitations de mains et de bras d’homme qu’on ne voyait qu’indistinctement.

À l’autre bout de ce vestibule, une petite porte en fer ouvrait sur un escalier étroit et tournant, qui ressemblait à un puits pour la forme et le diamètre, et dont les marches étaient extrêmement roides. L’empereur, après un geste solennel pour commander à sa fille de le suivre, se mit à descendre à l’aide de la faible lumière les degrés difficiles sur lesquels ceux qui visitaient les cachots du palais de Blaquernal disaient adieu à la lueur du jour. En descendant, ils passèrent devant un nombre infini de portes qui conduisaient probablement à divers étages de cachots, d’où partait ce bruit étouffé de soupirs et de sanglots qui attira l’attention d’Hereward dans une première occasion. L’empereur ne remarquait nullement ces signes de misères humaines, et trois étages de prisons avaient été déjà passés, lorsque le père et la fille arrivèrent au bas de l’escalier, qui était de niveau avec les fondations de l’édifice, dont la base était un roc immense, grossièrement taillé, sur lequel s’élevaient les cloisons et les voûtes en marbre brut.

« Ici, dit Alexis Comnène, tout espoir, toute attente finissent, lorsqu’un verrou se ferme et qu’une serrure crie. Mais il y aura une exception à la règle générale : les morts revivront et reprendront leurs droits, et les gens déshérités qui habitent ces lieux retourneront dans le monde faire valoir leurs prétentions. Si je ne puis obtenir l’assistance du ciel, soyez convaincue, ma fille, que plutôt que de consentir à demeurer la pauvre bête pour lequel j’ai eu la bassesse de passer, et même de me laisser peindre dans votre histoire, je braverai tous les dangers dont la multitude menace en ce moment mes jours. Rien n’est résolu, sinon que je vivrai et mourrai empereur ; et vous, Anne, soyez sûre que, s’ils ont quelque pouvoir, ces talents et cette beauté qui ont tant reçu d’éloges, leur pouvoir sera exercé ce soir pour l’avantage de votre père de qui vous les tenez. — Que voulez-vous dire, mon père ? Sainte Vierge ! est-ce la promesse que vous m’avez faite de sauver la vie de l’infortuné Nicéphore ? — Je la lui sauverai, et je songe maintenant à cet acte de bienveillance. Mais ne pensez pas que je réchauffe encore dans mon sein ce serpent domestique qui a failli me donner la mort. Non, ma fille, je vous ai trouvé un époux convenable dans un homme qui peut maintenir et défendre les droits de l’empereur votre père… et gardez-vous d’opposer le moindre obstacle à ce qui est mon bon plaisir ! Voyez ces murs de marbre, et rappelez-vous qu’il est aussi possible de mourir dans le marbre que d’y naître. »

La princesse Anne Comnène fut effrayée en voyant son père dans une disposition d’esprit entièrement différente de toutes celles où elle l’avait jamais vu. « Ô ciel ! que ma mère n’est-elle ici ! » s’écria-t-elle, saisie de terreur sans savoir positivement pourquoi.

« Anne, reprit l’empereur, vos craintes et vos cris sont également inutiles. Je suis un de ces hommes qui, dans les occasions ordinaires, forment à peine un désir par eux-mêmes, et je suis bien obligé envers ceux qui, comme ma femme et ma fille, prennent soin de m’épargner toute la peine du libre arbitre. Mais quand le vaisseau est au milieu des récifs, et que le maître est appelé au gouvernail, croyez qu’il ne souffrira point que des mains indignes y touchent ; il ne souffrira point que sa femme et sa fille, pour lesquelles il fut indulgent dans la prospérité, contrarient sa volonté tant qu’il en aura une. Il n’est guère possible que vous n’ayez pas compris que j’étais presque décidé à vous donner, comme marque de ma reconnaissance, à cet obscur Varangien, sans lui adresser la moindre question sur sa naissance ou son rang. Vous pourrez tout-à-l’heure m’entendre vous promettre à un homme qui a trois ans habité ces voûtes, et qui deviendra césar en place de Brienne, si je puis le décider à prendre une princesse pour épouse, et une couronne impériale pour héritage, au lieu de mourir lentement dans un cachot. — Je tremble à chacune de vos paroles, mon père, répondit Anne Comnène. Comment pourriez-vous jamais vous fier à un homme qui a éprouvé votre cruauté ?… Comment vous imagineriez-vous que rien puisse jamais vous concilier sincèrement l’amitié d’un homme que vous avez privé de la vue ? — Ne vous en inquiétez pas ; il deviendra mien où il ne saura plus ce que c’est d’être à soi… Quant à vous, ma fille, soyez certaine que, si je le veux, vous serez demain l’épouse de l’homme qui est actuellement mon prisonnier, ou que vous entrerez dans le couvent le plus austère pour ne jamais revoir le monde. Gardez donc le silence, et attendez votre destin quel qu’il soit ; mais n’espérez pas que tous vos efforts puissent en détourner le cours. »

Après avoir fini ce singulier dialogue, dans lequel il avait pris un ton auquel sa fille n’était nullement habituée, et qui l’avait glacée de frayeur, il passa par plus d’une porte solidement fermée, tandis que la pauvre princesse, d’un pas chancelant, éclairait la route obscure. Enfin, il pénétra par un autre passage dans le cachot où était enfermé Ursel, et le trouva couché à terre dans une misère sans espoir… car elles s’étaient évanouies de son âme, toutes les espérances qu’il avait fondées sur l’indomptable valeur du comte de Paris. Il tourna ses yeux privés de lumière vers l’endroit d’où il entendit approcher des pas et tirer des verroux.

« Voici du nouveau, dit-il ; j’entends venir un homme d’un pas pesant et déterminé, et une femme ou un enfant dont le pied effleure à peine la terre !… Est-ce la mort que vous m’apportez ?… Croyez-moi, j’ai vécu assez long-temps dans ces cachots pour me soumettre avec joie à ma destinée. — Ce n’est point la mort, noble Ursel, » répliqua l’empereur en déguisant un peu sa voix ; « c’est la vue, la liberté, tout ce que peut donner le monde, que l’empereur Alexis vient mettre aux pieds de son noble ennemi ; et il espère que plusieurs années de bonheur et de puissance, ainsi que le commandement d’une vaste partie de cet empire, effaceront bientôt de votre mémoire le souvenir des cachots de Blaquernal. — Impossible ! » répondit Ursel avec un soupir « celui aux yeux duquel le soleil est caché même au milieu du jour, ne peut rien espérer même du changement de fortune le plus heureux. — Vous n’en êtes pas tout-à-fait sûr, reprit l’empereur. Permettez-nous de vous convaincre qu’on a envers vous des intentions vraiment favorables et généreuses, et j’espère que vous serez récompensé de vos malheurs en reconnaissant qu’il sera plus facile d’y remédier que vous ne semblez le croire. Faites un effort, et voyez si vos yeux n’aperçoivent pas la clarté d’une lampe. — Faites de moi ce que bon vous semblera, dit Ursel ; je n’ai ni assez de vigueur pour m’y opposer, ni une force d’esprit suffisante pour braver votre cruauté. Il me semble que je vois comme de la lumière ; mais est-ce illusion ou réalité, je ne saurais le dire. Si vous venez me délivrer de ce sépulcre vivant, je prie Dieu qu’il vous en récompense ; et si, sous ce prétexte trompeur, votre dessein est de m’arracher la vie, je ne puis que recommander mon âme au ciel, et léguer le soin de venger ma mort à celui qui pénètre les plus épaisses ténèbres dont l’injustice s’entoure pour commettre ses crimes. »

À ces mots, et l’émotion le rendant incapable de donner aucun autre signe de vie, Ursel retomba sur son lit de misère, et ne prononça plus un seul mot, tandis qu’Alexis le débarrassait des chaînes que l’infortuné avait portées si long-temps qu’elles semblaient presque faire partie de son corps.

« C’est une opération dans laquelle votre aide peut à peine me suffire, Anne, dit l’empereur ; il aurait mieux valu que vous et moi, réunissant nos forces, nous l’eussions porté en plein air, car il est peu sage de montrer les secrets de cette prison à ceux qui ne les connaissent pas encore : cependant allez, mon enfant, à peu de distance du haut de l’escalier, vous trouverez Édouard, le brave et fidèle Varangien, qui, dès que vous lui communiquerez mes ordres, viendra ici me prêter secours ; voyez aussi à m’envoyer le savant médecin Douban. »

Épouvantée, à demi morte d’horreur, la princesse se sentit du moins soulagée par le ton un peu plus doux dont son père lui avait parlé. D’un pas chancelant, mais puisant un peu de courage dans la teneur de ses instructions, elle remonta l’escalier qui conduisait dans ces infernales prisons. Comme elle approchait du faîte, une grande et opaque figure jeta son ombre entre la lampe et la porte du vestibule. Saisie d’une horrible frayeur à l’idée de devenir l’épouse d’un malheureux tel qu’Ursel, un moment de faiblesse s’empara de l’esprit de la princesse ; en considérant le triste choix que son père lui avait proposé, elle ne put s’empêcher de penser que le brave et beau Varangien qui avait déjà sauvé la famille royale d’un danger si imminent, lui conviendrait mieux pour époux, si elle était forcée de se marier une seconde fois, que l’être singulier et dégoûtant que la politique de son père voulait tirer du fond des cachots de Blaquernal.

Je ne dirai pas que la pauvre Anne Comnène, qui était une femme timide, mais sensible, aurait embrassé une telle proposition, si la vie de son époux actuel, Nicéphore Brienne, n’eût été dans un extrême danger ; mais c’était évidemment la détermination de l’empereur que, s’il épargnait la vie du césar, ce serait à la seule condition de redevenir maître de la main de sa fille, afin de la donner à quelqu’un de meilleure foi, et plus désireux de se montrer gendre affectueux. Le plan d’accepter le Varangien pour second mari n’entrait pas non plus précisément dans l’esprit de la princesse : elle se trouvait dans un moment critique, et pour se soustraire au péril, il fallait une décision prompte ; peut-être ensuite, le péril une fois éloigné, trouverait-elle moyen de se débarrasser et d’Ursel et du Varangien, sans priver son père du secours de l’un ou de l’autre, et sans se donner elle-même. En tout cas, la plus grande probabilité de salut était de s’assurer le jeune soldat dont les traits et la tournure étaient propres à ne point rendre cette tâche désagréable à une belle femme. Les projets de conquête sont si naturels au beau sexe, et cette idée, qui se présentait pour la première fois à l’esprit d’Anne Comnène, se développa si vite, qu’elle occupait entièrement la vive imagination de la princesse, lorsque le Varangien, fort étonné de la voir tout-à-coup sortir de ce gouffre, s’avança avec un profond respect, s’agenouilla, et présenta son bras à la princesse pour l’aider à sortir de l’affreux escalier.

« Mon cher Hereward, « dit Anne avec une familiarité assez extraordinaire, « combien je me réjouis, après cette effrayante soirée, de me trouver sous votre protection ! Je sors de lieux que les mauvais esprits semblent avoir construits pour la race humaine. » Les alarmes de la princesse, la familiarité naturelle à une jolie femme qui, dans sa frayeur mortelle, cherche un refuge, comme la colombe effrayée, dans le sein d’un être fort et brave, doivent faire excuser l’épithète un peu tendre dont Anne Comnène salua Hereward ; et s’il avait plu au Varangien de répondre sur le même ton (ce qui, tout fidèle qu’il était, aurait bien pu arriver si l’entretien avait eu lieu avant qu’il eût revu sa fiancée Bertha), la fille d’Alexis, à vrai dire, n’en aurait pas été mortellement offensée. Épuisée qu’elle était, elle laissa reposer sa tête sur la large poitrine et sur l’épaule de l’Anglo-Saxon, et elle ne fit aucun effort pour se relever, quoique la réserve de son sexe et de son rang semblât lui commander un tel effort. Hereward fut lui-même obligé de demander à Anne, avec le ton froid et respectueux d’un simple soldat s’adressant à une princesse, s’il ne fallait pas appeler ses femmes. À quoi elle répondit négativement d’une voix faible : « Non, non ! mon père m’a chargée d’une mission, et il faut que je la remplisse sans témoin… il sait que je suis en sûreté, Hereward, puisqu’il sait que je suis avec vous ; et si je vous suis un fardeau dans mon état de faiblesse, je vais bientôt revenir à moi, et vous n’avez qu’à me déposer sur ces marches de marbre. — À Dieu ne plaise, madame, dit Hereward, que je sois si négligent de la précieuse santé de Votre Altesse. Je vois vos deux jeunes dames, Astarté et Violante, qui vous cherchent… Permettez-moi de les appeler ici, et je vous veillerai si vous n’êtes pas en état de gagner votre chambre, où il me semble que vous recevriez plus efficacement les soins qu’exige l’irritation actuelle de vos nerfs. — Fais ce que tu voudras, barbare, » dit la princesse en se retirant, avec un certain air de dépit provenant peut-être de ce qu’elle pensait que pour cette scène il ne fallait pas d’autres dramatis personœ[1] que les deux acteurs qui occupaient déjà le théâtre. Semblant alors, comme pour la première fois, se rappeler le message dont elle était chargée, elle engagea le Varangien à se rendre immédiatement auprès d’Alexis.

En de pareilles occasions, les moindres circonstances produisent de l’effet sur les acteurs. L’Anglo-Saxon s’aperçut que la princesse était un peu offensée ; mais était-ce parce qu’elle se trouvait littéralement dans les bras d’Hereward, ou parce qu’elle était découverte dans cette position par les deux jeunes filles ? Le soldat n’eut pas la présomption de le décider ; il alla rejoindre Alexis sous les sombres voûtes, avec sa hache à double tranchant, la terreur de l’infidèle, qui brillait sur son épaule.

Astarté et sa compagne avaient été dépêchées par l’impératrice Irène à la recherche d’Anne Comnène dans les appartements du palais qu’elle avait coutume d’habiter. La fille d’Alexis ne se trouvait nulle part, quoique le motif pour lequel on la cherchait fut, au dire de l’impératrice, de la nature la plus urgente. Cependant rien ne passe inaperçu dans un palais, de sorte que les messagères de l’impératrice apprirent enfin que leur maîtresse et l’empereur avaient été vus descendant le sombre escalier qui menait aux cachots, que, par allusion aux régions infernales classiques, on appelait le Puits de l’Achéron. Elles se dirigèrent donc de ce côté, et nous avons raconté les résultats de cette exploration. Hereward jugea nécessaire de dire que Son Altesse impériale s’était évanouie en se retrouvant tout-à-coup exposée au grand air. De son côté, la princesse esquiva adroitement les questions des jeunes suivantes, et déclara être prête à se rendre dans la chambre de sa mère. Le salut qu’elle fit à Hereward en le quittant avait bien quelque chose de hautain, mais il était évidemment adouci par un air d’amitié et d’estime. En traversant une pièce où se tenaient plusieurs esclaves attendant des ordres, elle donna à l’un d’eux, vieillard respectable et médecin habile, un ordre secret pour aller prêter secours à l’empereur, qu’il devait trouver au fond du Puits de l’Achéron, et l’engagea à prendre son cimeterre avec lui. Comme de coutume, entendre fut obéir, et Douban (car tel était son nom) répondit seulement par un signe significatif. Cependant Anne Comnène se hâta de gagner les appartements de sa mère, où elle trouva l’impératrice seule.

« Sortez, mesdames, dit Irène, et que personne n’entre ici, quand même l’empereur le commanderait… Anne Comnène, continua-t-elle, fermez la porte ; et si la jalousie du sexe le plus fort ne nous accorde pas le privilège des verroux et des barres de fer pour nous enfermer dans l’intérieur de nos appartements, hâtons-nous de profiter des occasions que nous pouvons trouver. Rappelez-vous, ma fille, que, si impérieux que soient vos devoirs envers votre père, ils le sont encore plus envers moi, qui suis du même sexe que vous, et qui peux vous appeler en toute vérité le sang de mon sang et les os de mes os… Soyez convaincue qu’en ce moment votre père ne connaît pas les sentiments d’une femme. Ni lui, ni homme au monde, ne peut concevoir les angoisses du cœur qui bat sous une robe de femme. Les hommes, ma fille, briseraient sans scrupule les plus tendres liens de l’affection, et détruiraient de même l’édifice du bonheur domestique où se concentre toute l’âme d’une femme, sa joie, sa peine, son amour et son désespoir. Ayez donc confiance en moi, ma fille, et croyez-moi, je sauverai en même temps et la couronne de votre père et votre bonheur. Votre mari a été coupable, très cruellement coupable ; mais, Anne, il est homme… et en lui donnant ce nom, je lui impute comme défauts naturels une trahison irréfléchie, une folle infidélité, et toute espèce de sottises et d’inconséquences auxquelles sa race est sujette. Vous ne devez donc songer à ses fautes que pour les lui pardonner. — Madame, répondit Anne Comnène, excusez-moi si je vous rappelle que vous conseillez à une princesse, née dans la pourpre, un plan de conduite qui conviendrait à peine à la femme qui porte la cruche pour aller faire à la fontaine du village la provision d’eau dont elle a besoin. Tous ceux qui m’entourent ont été instruits à me rendre les honneurs dus à ma naissance ; et lorsque ce Nicéphore Brienne rampait sur ses genoux pour atteindre la main de votre fille, que vous lui présentiez, il recevait plutôt le joug d’une maîtresse qu’il ne formait une alliance domestique avec une épouse. Il s’est exposé à son destin, sans avoir l’ombre de cette tentation que des coupables moins illustres pourraient alléguer comme excuse ; et si la volonté de mon père est qu’il meure, qu’il soit banni ou renfermé dans une prison pour le crime qu’il a commis, il n’appartient pas à Anne Comnène de s’y opposer, attendu qu’elle est la plus injuriée de toute la famille impériale, et qu’elle a droit de se plaindre de sa fausseté sous tant de rapports. — Ma fille, répliqua l’impératrice, je vous accorde que la trahison de Nicéphore envers votre père et moi est à un haut degré impardonnable ; et je ne vois guère d’après quel principe, sinon d’après celui de la générosité, on pourrait épargner sa vie. Mais vous êtes, vous, dans une situation différente de la mienne, et vous pouvez, comme tendre et affectueuse épouse, comparer l’intimité de vos premières relations avec le changement sanglant qui doit être sitôt la conséquence et la conclusion de ses crimes. Il possède cet air et ces traits dont les femmes conservent long-temps le souvenir ; que l’objet aimé soit vivant ou mort, songez ce qu’il vous en coûtera pour vous rappeler qu’un infâme bourreau a reçu son dernier adieu… que sa tête si belle n’a trouvé pour tout lieu de repos que le bloc de l’exécuteur… que sa langue, dont vous aviez l’habitude de préférer le son aux plus doux instruments de musique, est à jamais muette dans la poussière. »

Anne, qui n’était pas insensible aux grâces personnelles de son mari, fut très émue de cet appel pathétique. « Pourquoi me chagriner ainsi, ma mère ? » répliqua-t-elle d’une voix entrecoupée de sanglots. « Si je ne sentais pas aussi vivement que vous le désirez, ce moment, si cruel qu’il soit, serait encore facile à supporter. Je n’aurais qu’à songer à ce qu’il est, à comparer la beauté de son extérieur avec les défauts de son esprit, qui l’emportent de beaucoup dans la balance, et à me résigner au sort qu’il a mérité, avec une parfaite soumission à la volonté de mon père. — Et vous seriez par ce seul fait unie à quelque misérable que l’habitude de tramer des complots et de conduire des intrigues aurait mis à même, par un malheureux hasard, de se rendre important aux yeux de l’empereur, et qui devrait en conséquence être récompensé par la main d’Anne Comnène. — N’ayez pas si mauvaise opinion de moi, madame. Je sais, aussi bien qu’une Grecque le sut jamais, comment je devrais me soustraire au déshonneur ; et vous pouvez vous fier à moi : vous n’aurez jamais à rougir de votre fille. — Ne parlez pas ainsi, puisque je rougirai également de l’impitoyable cruauté qui abandonne un époux jadis aimé à une mort ignominieuse, et de la passion, que je ne saurais nommer, qui le remplacerait par un obscur barbare, ou par quelque misérable échappé des cachots de Blaquernal. »

La princesse fut extrêmement surprise en s’apercevant que sa mère connaissait les desseins les plus secrets que son père avait formés pour sa conduite au milieu de cette crise. Elle ignorait qu’Alexis et sa royale compagne, vivant ensemble sous d’autres rapports avec la décence exemplaire des personnes de leur rang, avaient parfois, en de grandes occasions, des querelles intérieures où l’époux, provoqué par l’incrédulité apparente de l’épouse, laissait deviner une plus grande partie de ses véritables projets qu’il n’aurait voulu le faire s’il eût gardé son sang-froid.

La princesse était émue par l’idée de la mort si prochaine de son mari, et l’on n’aurait pas pu raisonnablement supposer qu’il en eût été autrement ; mais elle fut encore plus piquée et plus humiliée que sa mère prît pour un fait qu’elle voulût remplacer sur-le-champ le césar par un successeur quelconque, et, dans tous les cas, indigne. Quelles que fussent les considérations qui l’avaient portée à jeter les yeux sur Hereward, elles n’eurent plus d’effet quand ce mariage fut placé sous ce point de vue odieux et dégradant. D’ailleurs il faut se rappeler que les femmes nient presque instinctivement leurs premières pensées en faveur d’un amant, et que rarement elles les révèlent volontiers, à moins que le temps et les circonstances ne concourent à les favoriser. Elle prit donc avec force le ciel à témoin pour repousser cette accusation.

« Soyez-moi témoin, dit-elle, Notre-Dame, reine des cieux ! soyez-moi témoins, saints et martyrs, vous tous bienheureux, qui êtes, plus que nous-mêmes, les gardiens de la pureté de notre cœur, que je ne me connais point de passion que je n’ose avouer, et que, si la vie de Nicéphore dépendait de mes prières à Dieu ou aux hommes, j’oublierais et mépriserais toutes ses injures à mon égard, et qu’elle serait aussi longue que celle que le ciel a accordée à ceux de ses serviteurs qu’il a enlevés de la terre sans leur donner à souffrir les angoisses de la mort. — Vous avez fait là un serment hardi, dit l’impératrice. Tâchez, Anne Comnène, de tenir votre parole ; car, croyez-moi, vous serez mise à l’épreuve. — À quelle épreuve, ma mère ? comment aurais-je à prononcer sur le sort du césar, qui n’est pas en mon pouvoir ? — Je vais vous le montrer, » répondit gravement l’impératrice, et la conduisant vers une espèce de garde-robe qui formait un cabinet dans le mur, elle tira un rideau qui en fermait l’entrée, et Anne Comnène aperçut son infortuné mari, Nicéphore Brienne, à demi vêtu, avec un sabre nu à la main. Le regardant comme son ennemi, et un peu honteuse de certains projets qu’elle avait formés contre lui dans le cours de cette journée, la princesse poussa un faible cri en l’apercevant si près d’elle une arme en main.

« Soyez plus calme, dit l’impératrice, car si cet infortuné est découvert, il ne manquera point d’être victime de vos sottes frayeurs aussi bien que de votre barbare vengeance. »

Nicéphore parut comprendre par ce discours ce qu’il avait à faire ; baissant la pointe de son sabre, et tombant à genoux aux pieds de la princesse, il joignit les mains en implorant son pardon.

« Qu’as-tu à me demander ? » dit l’épouse, assurée, par l’humiliation de son mari, que la force était tout entière de son côté… « Qu’as-tu à me demander, que la reconnaissance outragée, l’affection trahie, les vœux les plus solennels violés, et les plus tendres liens de la nature rompus comme les fils d’une araignée, puissent permettre à ta bouche d’exprimer sans honte ? — Ne suppose pas, Anne, répondit le suppliant, que je veuille en ce moment critique faire l’hypocrite pour sauver le misérable reste d’une existence déshonorée ; je désire seulement me séparer de toi sans emporter ta haine, faire ma paix avec le ciel et nourrir le dernier espoir de me rendre, quoique chargé de crimes nombreux, dans ces régions qui sont les seules où se puisse trouver quelque chose d’égal à ta beauté et à tes talents. — Vous l’entendez, ma fille, dit Irène ; tout ce qu’il demande, c’est votre pardon. Votre situation ressemble à celle de la Divinité, puisque vous pouvez réunir la sûreté de sa vie au pardon de ses offenses. — Vous êtes dans l’erreur, ma mère, répondit Anne ; ce n’est pas à moi de pardonner son crime, et moins encore d’en remettre la peine. Vous m’avez instruite à songer au jugement de la postérité : que diront de moi les siècles futurs, quand on me représentera comme la fille insensible qui aura pardonné à celui qui voulait assassiner son père, parce qu’elle avait en lui un fidèle époux ? — Voyez ! s’écria le césar, n’est-ce pas le comble du malheur, sérénissime impératrice ; et n’ai-je pas vainement offert mon sang pour effacer la tache de parricide et d’ingratitude ? Ne me suis-je pas disculpé de la partie la plus impardonnable de l’accusation, celle qui m’imputait d’avoir voulu tuer le divin empereur ? N’ai-je pas juré par tout ce qui est sacré pour l’homme que mon dessein n’allait que jusqu’à délivrer, pour quelque temps, Alexis des fatigues de l’empire, et à le placer dans un lieu où il aurait pu se livrer au repos et à la tranquillité, où même il aurait continué implicitement à gouverner ses propres états, ses sacrés commandements étant transmis par moi, comme ils l’ont toujours été à toutes les époques et à tous les égards. — Pauvre insensé ! dit la princesse, as-tu approché de si près le marchepied du trône d’Alexis Comnène, et oses-tu concevoir de lui une idée si fausse que de croire possible qu’il consentît à n’être qu’une simple marionnette par laquelle tu réduirais son empire à la soumission ? Sache que le sang des Comnène n’est pas si vil. Mon père eût résisté par les armes à la trahison, et ç’aurait été par la mort seule de ton bienfaiteur que tu eusses satisfait ton ambition criminelle. — Croyez ce qu’il vous plaît de croire, répliqua le césar ; j’en ai dit assez pour une vie qui ne m’est pas et qui ne peut m’être chère. Appelez vos gardes, et dites-leur d’arracher la vie à l’infortuné Brienne, parce qu’il est devenu odieux à son Anne Comnène qu’il a tant chérie. Ne craignez pas qu’aucune résistance de ma part rende la scène de mon arrestation douteuse, ou fatale à personne. Nicéphore Brienne n’est plus césar, et il jette ainsi aux pieds de sa princesse et de son épouse le seul et pauvre moyen qui lui reste de résister à l’exécution de la juste sentence qu’il peut lui plaire de prononcer. »

Il jeta son épée aux pieds de la princesse, tandis qu’Irène, pleurant ou feignant de pleurer amèrement, s’écriait : « J’ai bien lu de pareilles scènes, mais je n’aurais jamais pensé que ma propre fille dût être la principale actrice d’une scène semblable. Aurais-je jamais pu croire que son esprit, admiré par tout le monde comme un palais digne d’être habité par Apollon et par les Muses, n’aurait pas de place pour les vertus plus humbles mais plus aimables d’une femme, la charité et la compassion, vertus qui trouvent un refuge dans le sein de la dernière paysanne ! Ton savoir, tes perfections, tes talents ont-ils répandu autant de dureté que de poli sur ton cœur ? S’il en est ainsi, mieux vaudrait cent fois y renoncer et conserver ces vertus domestiques qui font le plus grand attrait d’un cœur de femme. Une femme sans pitié est un monstre pire que celle à qui toute autre passion fait méconnaître son sexe. — Que voudriez-vous que je fisse ? dit Anne. Ma mère, vous devez savoir mieux que moi que la vie de mon père n’est guère en sûreté avec cet homme audacieux et cruel. Oh ! je suis sûre qu’il médite encore son projet de conspiration ! L’homme qui a pu tromper une femme comme il m’a trompée n’abandonnera jamais un plan fondé sur la mort de son bienfaiteur. — Vous ne me rendez pas justice, Anne, » dit Brienne en se relevant et en lui imprimant un baiser sur les lèvres avant qu’elle pût s’apercevoir de son intention. « Par cette caresse, la dernière que nous aurons échangée, je jure que si j’ai jamais cédé à la folie, du moins je ne me suis pas rendu coupable d’une trahison de cœur envers une femme supérieure à tout son sexe autant par ses talents et ses perfections que par sa beauté. »

La princesse fut adoucie, secoua la tête et répliqua : « Ah ! Nicéphore !… telles étaient jadis vos paroles ! telles peut-être étaient alors vos pensées ! mais qui me garantira aujourd’hui la sincérité des unes et des autres ? — Ces perfections et cette beauté même, répondit Nicéphore. — Et si ce n’est pas assez, dit Irène, votre mère lui servira de caution. Ne regardez pas cette garantie comme insuffisante dans cette affaire. C’est celle de l’impératrice, de l’épouse d’Alexis Comnène qui est intéressée plus que personne au monde à l’augmentation et à l’agrandissement du pouvoir et de la dignité tant de son mari que de sa fille ; c’est l’assurance d’une personne qui veut voir dans cet événement une occasion de clémence, un moyen de fermer les plaies de la maison impériale, et de reconstruire l’édifice du gouvernement sur une base qui ne sera plus ébranlée, s’il existe dans l’homme quelques lueurs de fidélité et de reconnaissance. — Quant à la réalité de cette bonne foi et de cette reconnaissance, il faut donc que nous ayons une confiance implicite, puisque telle est votre volonté, ma mère, quoique les connaissances que j’ai acquises à ce sujet par l’étude et par l’expérience du monde me portent avons dire que cette confiance est bien téméraire ; mais quoique nous puissions toutes deux pardonner à Nicéphore ses erreurs, encore est-il que de l’empereur seul dépendent définitivement le pardon et la grâce. — Ne redoutez pas Alexis, répliqua l’impératrice ; il parlera d’un ton ferme et décidé ; mais s’il n’agit pas au moment même où il prend sa résolution, il ne faut point compter sur lui plus que sur un glaçon à l’instant du dégel. Apprenez-moi, si vous le pouvez, ce que fait actuellement l’empereur, et soyez convaincue que je trouverai moyen de le ramener à notre opinion. — Dois-je donc trahir les secrets de mon père, dit la princesse, pour servir un homme qui agissait si récemment encore comme on ennemi déclaré ? — Ne dis pas trahir, reprit Irène, puisqu’il est écrit : « Tu ne trahiras personne, moins encore ton père et le père de l’empire. » Pourtant, il est encore écrit par saint Luc que les hommes seront trahis par leurs pères et leurs frères, par leurs parents et leurs amis, et par conséquent sans doute aussi par leurs filles ; mais je veux seulement dire, en parlant ainsi, que tu ne nous découvriras des secrets de ton père que ce qui doit nous mettre à même de sauver la vie de ton époux. La nécessité de la circonstance excuse ce qui pourrait autrement être regardé comme irrégulier. — Qu’il en soit ainsi, ma mère ; puisque j’ai consenti, peut-être trop aisément, à soustraire ce coupable à la justice de mon père, je sens que je dois pourvoir à sa sûreté par tous les moyens qui sont en mon pouvoir. J’ai laissé mon père au bas de l’escalier qu’on appelle le Puits de l’Achéron, dans le cachot d’un vieillard aveugle qu’il a nommé Ursel. — Sainte Marie ! s’écria l’impératrice, tu viens de prononcer un nom qui n’a pas été depuis long-temps prononcé en public. — Les dangers qu’il redoute de la part des vivants, dit le césar, l’ont-ils poussé à évoquer les morts ?… car Ursel ne vit plus depuis trois ans. — N’importe, répliqua Anne Comnène, Je vous dis la vérité ; mon père était tout à l’heure en conférence avec un misérable prisonnier qu’il nommait ainsi. — C’est un nouveau danger, continua le césar. Ursel ne peut avoir oublié avec combien de zèle j’ai embrassé la cause de l’empereur contre la sienne ; et dès qu’il sera en liberté, il ne songera qu’à la vengeance. Il faut tâcher de nous mettre en mesure, bien que ce fait augmente notre embarras… Asseyez-vous donc ma douce, ma bienfaisante mère. Et toi, ma chère femme, qui as préféré ton amour pour un indigne mari aux suggestions de la jalousie et d’une implacable vengeance, assieds-toi, et voyons de quelle manière nous pourrions, sans manquer à notre devoir envers l’empereur, faire arriver au port notre malheureux vaisseau. »

Ce fut avec une grâce exquise qu’il conduisit la mère et la fille à leurs sièges ; et, se plaçant avec confiance entre elles deux, ils furent bientôt occupés tous trois à concerter les mesures qu’il fallait prendre, sans oublier celles qui devaient avoir pour double effet de conserver la vie au césar, et de défendre l’empire grec contre la conspiration dont il avait été le principal instigateur. Brienne s’aventura à laisser entendre que peut-être le meilleur moyen serait de laisser la conspiration s’exécuter suivant le premier projet, s’engageant sur l’honneur à empêcher que les droits d’Alexis ne fussent violés durant la lutte ; mais son influence sur l’impératrice et sa fille n’alla point jusqu’à obtenir une si grande preuve de confiance. Elles déclarèrent positivement qu’elles ne lui permettraient pas de sortir du palais, ni de prendre la moindre part à la confusion dont le jour suivant devait infailliblement être témoin.

« Vous oubliez, noble dame, dit le césar, que mon honneur m’ordonne de combattre le comte de Paris. — Bah ! ne me parlez pas de votre honneur, Brienne, dit Anne Comnène ; ne sais-je pas bien que, quoique l’honneur des chevaliers de l’Occident soit une espèce de Moloch, un démon qui se repaît de chair humaine et s’abreuve de sang, celui des guerriers de l’Orient, quoique aussi tapageur et bruyant dans un salon, est beaucoup moins implacable sur un champ de bataille ? Ne croyez pas que j’aie pardonné de grandes injures et de sanglantes insultes, pour prendre ensuite en paiement une aussi fausse monnaie que l’honneur. Votre esprit est bien pauvre si vous ne pouvez inventer une excuse qui satisfasse des Grecs ; et de bonne foi, Brienne, vous n’irez point à ce combat, que ce soit ou non dans votre intérêt. Ne pensez pas que je consente à ce que vous ayez une rencontre avec comte ou comtesse, soit pour vous battre, soit pour causer d’amour. Bref, il faut vous résigner à demeurer ici prisonnier, jusqu’après l’heure fixée pour cette folie. »

Peut-être le césar n’était-il point fâché au fond du cœur que le bon plaisir de sa femme se prononçât d’une manière aussi ferme contre le combat projeté. « Si, dit-il, vous êtes décidée à prendre mon honneur sous votre garde, je suis votre prisonnier, et je n’ai pas les moyens de m’opposer à votre volonté. Une fois en liberté, le libre exercice de ma valeur et de ma lance m’appartiendra de nouveau. — Soit, sire paladin, répliqua la princesse d’un ton très calme ; j’ai bonne espérance que ni l’une ni l’autre ne vous attireront querelle avec ces défie-diables de Paris, soit mâle, soit femelle, et que nous estimerons le point culminant de votre courage d’après la philosophie grecque et le jugement de notre bienheureuse Dame de Merci, et non de celle des Lances rompues. »

En ce moment, un coup frappé à la porte avec autorité troubla la consultation du césar et des deux dames.



  1. Personnages de la pièce. a. m.