Le Comte Robert de Paris/Introduction

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24p. 5-20).
Chapitre I  ►


INTRODUCTION.




JEDEDIAH CLEISHBOTHAM,
MAÎTRE ÈS ARTS,
AU LECTEUR BIENVEILLANT
SALUT ET PROSPÉRITÉ.


Il me siérait fort mal, maintenant que les premières collections, publiées sous le titre de Contes de mon hôte, ont acquis à mon nom quelque célébrité, maintenant que les suffrages d’une foule de lecteurs m’ont appris à me croire digne, non seulement d’une vaine gloire, mais encore des avantages plus solides du métier d’auteur, il me siérait, dis-je, fort mal de laisser entrer dans le monde ce nouveau-né littéraire, le plus jeune et probablement le dernier enfant de ma vieillesse, sans l’accompagner d’une apologie modeste au sujet de ses défauts, ainsi que je l’ai toujours fait en pareille circonstance. Le monde a été suffisamment instruit de ce fait, que je ne suis point individuellement la personne à qui l’on doit attribuer l’invention ou le dessin du plan d’après lequel ces contes, qui ont été trouvés agréables, furent originairement construits ; je le suis pas non plus l’ouvrier qui, ayant reçu d’un architecte habile un devis exact des dimensions du bâtiment, et ses instructions définitives, tant sur l’ensemble que sur les détails, a mis ensuite la main à l’œuvre, et s’est appliqué à exécuter et compléter chaque partie de l’édifice. Néanmoins je suis, sans contredit, l’homme qui, en plaçant son nom à la tête de l’entreprise, s’est rendu particulièrement responsable du succès général. Lorsqu’un vaisseau de guerre livre un combat avec son équipage composé d’un grand nombre de marins et de divers officiers, ce n’est pas à ces subordonnés que l’on attribue le gain ou la perte du vaisseau qu’ils montaient ou qu’ils attaquaient (quoique chacun se soit bravement comporté au poste qui lui était assigné), mais le bruit court et se répand aussitôt, sans autre explication, que le capitaine Jedediah Cleishbotham a perdu tel vaisseau de 74, ou bien qu’il s’est rendu maître de celui qui, par les efforts réunis de l’équipage, a été enlevé à l’ennemi. Pour la même raison, il serait triste et honteux que moi, capitaine volontaire et armateur de ces entreprises, après avoir accumulé, en trois occasions différentes, les profits et la réputation de l’affaire je déclinasse aujourd’hui les risques qui peuvent résulter du non succès de ce quatrième et dernier voyage. Non ! j’adresserai plutôt à mes associés à bord du navire commun ce langage qui peint la constance de l’héroïne de Mathew Prior :

Quoi ! n’ai-je donc promis de voguer avec toi
Que sur le sein d’azur d’une mer sans nuage ?
Dois-je quitter la nef et gagner le rivage
Quand les vents déchaînés soufflent partout l’effroi.

Il conviendrait néanmoins aussi peu à mon âge et à mon état de ne pas reconnaître franchement certains défauts que l’on peut justement relever dans ce complément des Contes de mon hôte, dernière production que laissa, évidemment sans l’avoir jamais revue ou corrigée avec soin, feu M. Pierre Pattison ; je veux parler ici de ce même digne jeune homme dont il est si souvent fait mention dans ces essais sous forme d’introduction, et jamais sans payer à son bon sens et à ses talents, je dirai même à son génie, le tribut d’éloges qu’il devait attendre de son collaborateur, de son patron et de son ami. Ces pages, ai-je dit, furent le ultimus labor de mon ingénieux collaborateur ; mais je ne dirai pas, comme le célèbre docteur Pitcairn l’a dit de son héros, ultimus atque optimus. Hélas ! les vertiges même que l’on éprouve en parcourant le chemin de fer de Manchester ne sont pas si dangereux pour les nerfs que l’habitude trop fréquente de se laisser emporter dans ce riant tourbillon du monde idéal ! La propriété qu’a cette atmosphère de rendre l’imagination confuse et le jugement inerte a été remarquée dans tous les siècles, non seulement par les érudits de la terre, mais par l’esprit borné de plusieurs des Ofellus[1] eux-mêmes. La rapidité avec laquelle l’imagination est emportée dans ce travail, lorsque la volonté de l’écrivain devient semblable au tapis du prince Hussein[2] dans le conte oriental, est-elle la source principale du danger ? ou, indépendamment de cette fatigante vélocité, un séjour habituel dans ces domaines de l’imagination est-il aussi peu approprié à l’intelligence de l’homme que la respiration de l’air raréfié du sommet des montagnes l’est à la constitution physique de son enveloppe mortelle ?… C’est une question que je ne suis pas appelé à décider ; mais il est certain que nous découvrons souvent dans les ouvrages des plus distingués de cette classe d’hommes des signes d’égarement qui ne se présentent pas aussi souvent dans ceux des personnes à qui la nature a donné une imagination moins rapide ou moins ambitieuse dans son vol.

Il est pénible de voir le grand Michel Cervantès lui-même se défendre, comme les enfans des hommes vulgaires, contre les critiques qui le poursuivaient touchant ces petites incorrections qui sont sujettes à obscurcir la marche même d’un esprit comme le sien, lorsqu’il arrive à la fin de sa journée. « Fort souvent, fait-il dire à don Quichotte, il arrive aux hommes qui se sont acquis une très grande réputation par des œuvres manuscrites, de la perdre ensuite entièrement, ou du moins en grande partie, lorsqu’ils ont subi l’épreuve de la publication. — La raison en est simple, répond le bachelier Carrasco ; on découvre plus aisément des fautes dans un ouvrage imprimé, car alors on le lit davantage, et on l’examine de plus près ; la sévérité est d’autant plus grande que l’auteur a été plus prôné. Ceux qui se sont fait un nom par leur génie, les grands poètes et les historiens illustres, sont presque toujours l’objet de l’envie d’une classe d’hommes qui se plaisent à censurer les écrits des autres, bien qu’eux-mêmes ils n’aient jamais pu en produire aucun. — Cela n’est pas étonnant, dit don Quichotte ; il y a beaucoup de théologiens qui ne ferraient que de très lourds prédicateurs et qui cependant ont l’esprit très vif lorsqu’il s’agit de découvrir des fautes et des longueurs dans les sermons des autres. — Vous avez raison, il serait à désirer que de tels censeurs voulussent bien être un peu plus indulgents et moins scrupuleux, et ne s’attachassent pas avec aussi peu de générosité à de faibles taches qui ne sont, pour ainsi dire, que des grains de poussière sur la surface d’un astre éclatant. Si quandoque bonus dormitat Homerus qu’ils considèrent combien de nuits il a veillé pour rendre son ouvrage aussi parfait que possible. Il peut même arriver en beaucoup de cas que ce que l’on censure comme une faute soit plutôt une beauté, de même que les signes ajoutent souvent à l’agrément du visage. En résumé celui qui publie un livre court de grands risques ; Il n’est pas probable que les différentes parties de son œuvre forment un ensemble qui puisse satisfaire tous les lecteurs. — Bien certainement, mes aventures ne peuvent avoir plu qu’à un bien petit nombre. — Tout au contraire, répond Carrasco, car, comme infinitus est numerus slultorum, un nombre infini de personnes ont admiré votre histoire. Seulement il y en a quelques unes qui ont accusé l’auteur d’un défaut de mémoire ou de sincérité : premièrement il a oublié de dire quel était l’individu qui vola le grison de Sancho, seulement l’histoire nous apprend qu’il fut volé ; et nous retrouvons bientôt Sancho monté sur le même âne, sans que nous ayons préalablement reçu aucun éclaircissement à ce sujet. Ensuite l’auteur ne dit pas au lecteur ce que Sancho fit des cent pièces d’or qu’il trouva dans le porte-manteau sur la Sierra Morena ; il n’en dit plus un mot par la suite ; or beaucoup de gens désireraient fort savoir comment Sancho les dépensa : et c’est un point défectueux de l’ouvrage. »

Aucun lecteur n’a oublié la manière amusante dont Sancho éclaircit les passages obscurs désignés par le bachelier Carrasco ; mais il resta encore assez de semblables lacunœ, inadvertances et erreurs, pour exercer la verve des critiques espagnols qui avaient trop bonne opinion d’eux-mêmes pour profiter de la leçon qui leur était offerte dans la simple et modeste apologie de l’immortel auteur.

On ne peut douter que, si Cervantès n’eût pas jugé au dessous de lui de faire valoir un semblable moyen, il eût pu aussi alléguer le mauvais état de santé dont il fut affligé pendant qu’il finissait la seconde partie de son Don Quichotte. Il est évident du reste que les intervalles de la maladie qui tourmentait alors Cervantès n’étaient pas les plus favorables du monde pour revoir des compositions légères, et corriger au moins les imperfections et les fautes les plus grossières que chaque auteur devrait, ne fût-ce que par pudeur, faire disparaître de son ouvrage avant de le produire au grand jour, car elles ne peuvent manquer d’être aperçues, ni de trouver des personnes éclairées qui seront trop heureuses de se charger du rôle de les faire connaître.

Il est plus que temps d’expliquer dans quelle intention nous avons rappelé longuement au souvenir du lecteur le grand nombre de fautes légères de l’inimitable Cervantès, et les passages dans lesquels il a plutôt défié ses ennemis que plaidé pour sa justification ; car je suppose que l’on reconnaîtra aisément qu’il existe trop de distance entre nous et ce grand génie de l’Espagne, pour qu’il nous soit permis de nous couvrir d’un bouclier qui n’était formidable que par le bras puissant auquel il était attaché.

L’historique de mes premières publications est suffisamment connu, et je n’ai point renoncé au projet de terminer ces Contes de mon hôte, qui avaient eu un succès si remarquable ; mais la mort, qui vient à la dérobée saisir chacun de nous, trancha les jours de l’intéressant jeune homme à la mémoire duquel je composai une inscription et fis élever, à mes frais, le monument qui protège ses restes au bord de la rivière Gander, rivière qu’il a si grandement contribué à rendre immortelle, et dans un lieu de son choix, à peu de distance de l’école confiée à mes soins. En un mot, l’ingénieux M. Pattison a été retiré de ce monde.

Je ne me bornai point à m’occuper de sa renommée posthume, mais j’inventoriai et conservai soigneusement les effets qu’il avait laissés après lui, c’est-à-dire une garde-robe, et plusieurs livres de quelque valeur, auxquels étaient joints certains manuscrits horriblement raturés. En les parcourant, je m’aperçus qu’ils contenaient deux contes ayant pour titre : Le comte Robert de Paris et le Château dangereux ; mais je fus sérieusement désappointé lorsque je reconnus qu’ils étaient loin de cet état de correction qui fait dire à une personne entendue qu’un écrit, dans le langage technique de la librairie, est prêt à mettre sous presse. Il s’y trouvait non seulement des hiatus valdè deflendi, mais même de fâcheuses contradictions et d’autres fautes que l’écrivain, s’il eût assez vécu pour cela, eût sans aucun doute fait disparaître. Après une lecture attentive, je me flattai néanmoins que ces manuscrits, avec tous leurs défauts, contenaient çà et là des passages desquels il ressortait clairement que les rigueurs de la maladie n’avaient pu complètement éteindre cette imagination brillante qu’on s’était plu à reconnaître dans les créations du Vieillard des Tombeaux, de la Fiancée de Lammermoor, et autres récits de cette collection. Je n’en serrai pas moins les manuscrits dans mon tiroir, prenant la résolution de ne point les soumettre à l’épreuve de Ballantyne[3] jusqu’à ce que je pusse me procurer l’aide de quelque personne capable de remplir les lacunes et de faire disparaître les incorrections, de manière à les faire paraître avec avantage aux yeux du public, ou enfin jusqu’à ce que de nombreuses et plus sérieuses occupations me permissent de consacrer moi-même mon temps et mon travail à cette tâche.

Dans cette incertitude, on m’annonça la visite d’un étranger, désirant me parler pour affaires particulières. J’augurai d’abord qu’il s’agissait d’un nouveau pensionnaire ; mais je fus, au premier coup d’œil, arrêté court dans mes conjectures, en observant que l’extérieur de l’étrarger était, à un degré remarquable, ce que, dans la langue de mon hôte de Sir William Wallace, on appelle râpé[4]. Son habit noir avait vu du service ; sur son gilet de serge grise étaient encore mieux constatés les états de présence de plus d’une campagne ; la troisième partie de son accoutrement était tout-à-fait un vétéran, comparée aux deux autres ; ses souliers couverts de boue indiquaient qu’il devait avoir voyagé pédestrement ; et un mawd gris[5] flottant autour de ses membres décharnés complétait l’équipage qui, depuis le temps de Juvénal, a toujours été la livrée de l’homme de lettres dans la misère. J’en conclus donc que j’avais devant les yeux un candidat à la place vacante de sous-maître, et je me préparai à écouter son offre avec la dignité convenable à ma position. Mais quelle fut ma surprise quand j’appris que je voyais devant moi, dans ce savant malpropre, la personne même de Paul, frère de Pierre Pattison, venu pour recueillir la succession de son frère, et n’ayant pas, à ce qu’il paraissait, une petite idée de la valeur de cette partie de l’héritage qui consistait dans les productions de sa plume.

D’après l’examen rapide que je pus en faire, ce Paul Pattison me parut un fin matois, possédant une certaine teinture des lettres, comme le frère dont la perle m’affligeait, mais totalement dépourvu de ces aimables qualités qui m’avaient souvent porté à dire en moi-même que Pierre était comme le fameux John Gay…


Homme par ses talents, enfant par sa candeur.


Paul fit peu de cas du legs de la garde-robe de mon défunt collaborateur ; les livres ne parurent pas non plus avoir beaucoup plus de prix à ses yeux ; mais il demanda d’un ton absolu à être mis en possession des manuscrits, alléguant avec opiniâtreté qu’aucun marché précis n’avait été passé entre feu son frère et moi, et il finit par produire l’opinion conforme d’un écrivain ou homme d’affaires, classe d’hommes avec laquelle j’ai toujours désiré avoir aussi peu à démêler que possible.

Mais il me restait un moyen de défense qui vint à mon aide, tanquam deus ex machina. Ce Paul Pattison, dans sa rapacité, ne pouvait me ravir la possession des manuscrits en litige qu’en me remboursant une forte somme d’argent que j’avais avancée en diverses occasions à feu Pierre Pattison, et entre autres pour acheter une petite rente viagère à sa vieille mère. Ces avances, avec les frais des funérailles et d’autres dépenses, se montaient à une somme considérable, que ma partie adverse, plus chargée de science que d’écus, pouvait difficilement rembourser. Ledit Paul Pattison prêta donc l’oreille à une suggestion que je laissai tomber comme sans intention au milieu de ce débat. C’était que, s’il se croyait capable de remplir la place de son frère en mettant l’ouvrage en état d’être livré à l’impression, je lui offrirais avec plaisir la table et le logement chez moi tant que durerait cette besogne, lui demandant seulement de m’aider quelquefois à faire la classe aux élèves les plus avancés. Cette proposition parut devoir terminer notre différend d’une manière satisfaisante pour toutes les parties ; et le premier acte de Paul fut de tirer sur moi pour une somme ronde, sous prétexte que sa garde-robe avait besoin d’être complètement renouvelée. Je ne fis aucune objection à cette exigence, quoique je visse une grande vanité à vouloir acheter des vêtements dans la dernière mode, lorsque non seulement une grande partie de ceux du défunt pouvaient encore fort bien lui servir pendant une année, mais encore lorsque je pouvais mettre à la disposition de M. Pattison ceux d’entre mes vieux habits qui seraient à sa convenance, ainsi que je l’avais toujours fait avec feu son frère ; car je venais justement de me donner un habillement complet de drap noir.

L’école, il faut le dire, allait assez bien. Mon jeune homme était très entendu, et déployait tant d’activité dans ses fonctions de sous-maître, si je puis le nommer ainsi, qu’il outrepassait la tâche dans laquelle il eût dû se renfermer, et que je commençai à sentir que je n’étais qu’un zéro dans mon établissement. Je me consolai en pensant que la publication avançait aussi rapidement que je pusse le désirer. Sur ce sujet, Paul Pattison, comme le vieux Pistol, « tenait des discours hardis sur le pont, » et cela non seulement à la maison, mais même dans la société de nos voisins qu’il visitait en homme de plaisir, au lieu d’imiter la vie retirée et presque monastique de feu son frère, et avec lesquels il faisait une telle bombance, que bientôt on l’entendit rabaisser le modeste ordinaire que son estomac affamé avait d’abord regardé comme un banquet somptueux ; par là il déplut beaucoup à ma femme qui se vante avec justice de l’abondance, de la propreté et de la salubrité des mets qu’elle offre à ses sous-maîtres et à ses pensionnaires.

En somme, j’entretenais plutôt l’espoir qu’une conviction réelle que tout se passerait bien, et je me trouvais dans cette situation d’esprit désagréable qui précède une rupture ouverte entre deux associés qui depuis long-temps ont conçu de l’ombrage l’un contre l’autre, mais qui redoutent d’en venir à cette extrémité par le sentiment de leur intérêt mutuel.

La première chose qui m’alarma fut le bruit qui courut dans le village que Paul Pattison avait l’intention d’entreprendre sous peu un voyage sur le continent… pour des raisons de santé, disait-il ; mais comme j’en croyais plutôt la rumeur publique, c’était plutôt pour satisfaire la soif d’instruction que lui avait donnée la lecture des classiques. Je fus, dis-je, un peu alarmé de ce susurrus, en réfléchissant que la retraite de M. Pattison, à moins qu’on ne pût réparer sa perte à temps, porterait probablement un coup fatal à l’établissement ; car, à vrai dire, ce Paul savait gagner l’esprit des élèves, surtout de ceux qui étaient d’un naturel doux : de sorte que, je suis forcé de l’avouer, je doutais si moi-même, avec toute mon autorité et mon expérience, je pourrais le remplacer dans l’école. Ma femme, comme cela était naturel, concevant de l’ombrage des intentions de M. Pattison, me conseilla d’aller droit au but, et d’approfondir sur-le-champ cette affaire. Et, à dire vrai, j’avais toujours trouvé que cette manière d’agir me réussissait fort bien avec mes élèves.

Mistress Cleishbotham ne tarda pas à ramener ce sujet sur le tapis ; car, comme la plus grande partie de la race de Xantippe (quoique mon épouse soit une femme dont il y a beaucoup de bien à dire), elle aime à emporter par la violence ce qu’elle ne peut obtenir par la persuasion. « Vous êtes un homme d’un esprit fin, monsieur Cleishbotham, observait-elle, et un homme d’un grand savoir, monsieur Cleishbotham… et le maître d’école de Gandercleugh, monsieur Cleishbotham, ce qui est tout dire ; mais plus d’un homme presque aussi grand que vous a perdu selle pour avoir souffert qu’un inférieur montât en croupe derrière lui. Et quoique dans le monde, monsieur Cleishbotham, vous ayez la réputation de tout faire, soit dans la direction de l’école, soit dans cette nouvelle et avantageuse spéculation de librairie que vous avez entreprise, cependant on commence à dire partout à Gandercleugh, dans le haut et le bas de la rivière, que le sous-maître écrit les livres et instruit les élèves du maître d’école. Oui, oui, adressez-vous à la première fille, femme ou veuve, et elle vous dira que le moindre marmot va trouver Paul Pattison pour lui répéter sa leçon aussi naturellement qu’ils viennent à moi pour leur goûter, les pauvres petits, et qu’il n’y en a pas un qui songe jamais à s’adresser à vous pour un passage difficile ou pour un mot qui l’embarrasse, ou pour toute autre chose, si ce n’est pour des licet exire, ou pour tailler quelque vieille plume. »

Il est bon de savoir que cette virulente apostrophe vint fondre sur moi par une soirée d’été, tandis que je laissais tranquillement couler mes heures de loisir en achevant ma pipe, plongé dans les douces rêveries qu’a coutume de produire l’herbe nicotiane, plus particulièrement chez les personnes studieuses adonnées musis severioribus. Il me coûtait naturellement de quitter le sanctuaire ; je me trouvais entouré d’un nuage de fumée, et j’essayai de réduire au silence la voix bruyante de mistress Cleishbotham, qui a en elle quelque chose de singulièrement aigu et pénétrant.

« Femme, » dis-je d’un ton d’autorité domestique approprié à l’occasion, « res tuas agas… Occupez-vous de laver et de tordre votre linge, occupez-vous de vos ragoûts et de vos tisanes, ou de tout ce qui concerne les soins extérieurs à donner à la personne des élèves, et laissez le soin de leur éducation à mon sous-maître, Paul Pattison, et à moi. — Je suis du moins bien aise de voir, » ajouta la maudite femme (faut-il que je sois forcé de me servir de cette expression !) « que vous ayez le bon esprit de le nommer le premier, car il n’y a guère de doute qu’il marche le premier de la bande, si vous voulez vous donner la peine d’entendre ce que les voisins disent ou murmurent. — Que murmurent-ils ? Parle, sœur des Euménides, » m’écriai-je ; car l’œstrum irritant de la mercuriale contrebalançait totalement les vertus sédatives de la pipe et du pot de bière.

« Ce qu’ils murmurent ! » reprit-elle en montant aux tons les plus aigus de son diapason… « Mais ils murmurent, assez haut du moins pour que je puisse l’entendre, que le maître d’école de Gandercleugh n’est qu’une vieille femme hébétée, qui passe tout son temps à s’enivrer avec le cabaretier du village, et abandonne son école, le travail de ses livres et tout le reste aux soins de son sous-maître ; et de plus, les femmes de Gandercleugh disent que vous avez pris Paul Pattison pour écrire un nouveau livre, qui doit éclipser tout le reste de ce que vous nous avez donné jusqu’aujourd’hui ; et pour montrer quelle pauvre part vous avez à la besogne, elles ajoutent que vous n’en savez seulement pas le titre, et que vous ignorez si on y parlera des païens grecs ou de Douglas le Noir. »

Ces sarcasmes me furent adressés d’un ton si mordant, que j’en fus piqué jusqu’au vif, et lançai ma pauvre vieille pipe comme un des javelots d’Homère, non pas à la figure de ma provocante moitié, quoique j’en éprouvasse une violente tentation, mais dans la rivière Gander, qui, comme le savent parfaitement aujourd’hui les personnes qui voyagent pour leur agrément jusque dans les parties les plus reculées de la terre, poursuit en serpentant son cours au dessous du rivage où mon école se trouve agréablement située. Je me levai brusquement, enfonçant sur mes yeux le chapeau retapé qui fait honneur aux magasins de MM. Grieve et Scott, je me jetai dans la vallée, je remontai le cours du ruisseau, poursuivi dans ma retraite par la voix de mistress Cleishbotham, qui avait quelque chose de l’aigre cri de triomphe dont l’oie menace dans leur fuite le chien importun ou l’écolier désœuvré qui sont venus la troubler dans l’enceinte où elle couvait. À dire vrai, ce fracas d’expressions de rage et de mépris dont je me sentais poursuivi me fit une telle impression que je retroussai par un mouvement machinal les pans de mon habit noir sous mon bras, comme si j’eusse été en danger réel d’être saisi par la main d’un ennemi. Ce ne fut que sur le point d’arriver au fameux cimetière, où Pierre Pattison eut la bonne fortune de rencontrer le personnage connu sous le nom de Vieillard des Tombeaux, que je fis halte, dans le dessein de remettre mes esprits troublés, et de considérer ce qu’il y avait à faire ; car jusqu’alors mon âme était agitée par un chaos de passions où la colère dominait, et il ne m’était pas aisé de décider pour quelle raison et contre qui j’éprouvais une si violenté indignation.

Ayant donc replacé avec le soin convenable mon chapeau retapé sur ma perruque artistement poudrée, après l’avoir relevé un moment pour rafraîchir mon front échauffé par la course ; ayant secoué et rajusté les basques de mon habit noir, je me disposai à répondre à mes propres questions, ce que j’eusse vainement tenté de faire avant que ces arrangements eussent été tranquillement exécutés.

En premier lieu donc, pour me servir de la phrase de M. Docket, le scribe (c’est-à-dire l’avoué) de notre village de Gandercleugh, j’acquis la conviction que mon courroux était dirigé contre tous et divers, ou, d’après l’expression latine du droit, contra omnes mortales, et premièrement contre le voisinage de Gandercleugh, pour avoir fait circuler des bruits au détriment soit de mes talents littéraires, soit de mon mérite comme maître d’école, et transféré ma réputation à mon sous-maître. Secondement, contre mon épouse, Dorothée Cleishbotham, pour avoir transmis lesdits bruits calomnieux à mes oreilles d’une manière brusque et inconvenante, et sans avoir aucun égard soit au langage dont elle se servait, soit à la personne à qui elle s’adressait… traitant des affaires dans lesquelles j’étais si intimement intéressé, comme si elles eussent été des sujets convenables de plaisanterie parmi des commères réunies à une cérémonie de baptême, où l’espèce féminine réclame le privilège d’honorer la Bona Dea d’après les rites secrets. Troisièmement, il devint évident pour moi que j’étais autorisé à répondre à qui de droit que mon courroux s’était allumé contre Paul Pattison, mon sous-maître, pour avoir donné occasion d’un côté aux voisins de Gandercleugh d’entretenir de semblables opinions, et de l’autre à mistress Cleishbotham de me les répéter, sans respect, en face, puisque ni l’une ni l’autre de ces circonstances n’eût pu avoir lieu, s’il n’eût criminellement présenté sous un faux jour des transactions privées et confidentielles, dont je m’étais moi-même entièrement abstenu de laisser échapper le moindre mot qui pût les faire soupçonner.

Ce classement de mes idées ayant apaisé la tourmente qui les avait suscitées, donna à la raison le temps de prévaloir, et de me demander de sa voix calme, mais claire, si, d’après toutes ces circonstances, j’étais bien fondé à nourrir une indignation générale. Enfin, après un examen plus attentif, les diverses idées atrabilaires auxquelles je m’étais livré à l’égard des autres parties vinrent se confondre dans le ressentiment que j’éprouvais contre mon perfide sous-maître ; et, comme le serpent de Moïse qui absorba tous les sujets subalternes de mécontentement, me mettre en guerre ouverte avec la masse de mes voisins, à moins que je n’eusse été certain de quelque mode efficace de me venger d’eux, eût été une entreprise trop lourde pour mes épaules, et qui eût fort bien pu, si je m’y étais imprudemment embarqué, se terminer par ma ruine. En venir à un éclat contre ma femme, en raison de son opinion sur mes talents littéraires, eût paru ridicule, et, en outre, mistress Cleishbotham était sûre d’avoir pour elle toutes les femmes, qui l’eussent dite persécutée par son mari pour lui avoir donné de bons avis, et n’ayant d’autre tort que d’y avoir insisté avec une sincérité un peu trop exaltée.

Restait Paul Pattison, sans aucun doute, l’objet le plus naturel et le plus convenable de mon indignation, puisque l’on pouvait dire que je le tenais en mon pouvoir, et pouvais le punir en le renvoyant quand bon me semblerait. Néanmoins, des mesures de vengeance contre ledit Paul, quelque aisées qu’elles eussent été à effectuer, eussent pu avoir de sérieuses conséquences pour ma bourse ; et je commençai à réfléchir avec amertume que, dans ce monde, la route par laquelle nous arrivons à satisfaire notre ressentiment est rarement celle qui conduit à l’avancement de nos intérêts, et que l’homme sage, le verè sapiens, ne doit pas hésiter sur le choix de celle qu’il doit prendre.

Je fis aussi réflexion que j’ignorais complètement jusqu’à quel point mon sous-maître actuel s’était réellement rendu coupable des actes de vanterie dont il était accusé.

En un mot, je m’aperçus que ce serait agir à la légère que d’aller tout d’un coup, et sans avoir pesé mûrement les divers punctiuncula qui s’y rattachaient, rompre une entreprise à fonds communs ou société, comme l’appellent les jurisconsultes, qui, si elle était avantageuse à ma partie adverse, promettait du moins de ne l’être pas moins pour moi, son supérieur en âge, en savoir et en réputation. Mû par cette considération et autres semblables, je résolus de procéder avec la prudence convenable en cette occasion, et de ne pas établir trop brusquement mes griefs dès le premier abord, de peur d’aggraver le mal, et de transformer en une rupture ouverte ce qui pouvait ne se trouver au fond qu’un petit mal-entendu facile à expliquer ou à excuser ; c’était peut-être quelque chose de semblable à une voie d’eau dans un nouveau vaisseau qui, étant une fois découverte et soigneusement bouchée, ne fait que rendre le bâtiment plus en état de tenir la mer.

Au moment à peu près où je venais d’adopter cette conciliante résolution, j’atteignis l’endroit où un monticule escarpé semble terminer la vallée, et la partage en deux ravins, ayant chacun leur ruisseau, enfant de la montagne. L’un de ces ruisseaux est le Gruff-Quack, et sur la gauche coule le Gusedub, moins profond, mais plus bruyant que son voisin, auquel il s’unit pour former la Gander proprement dite. Dans chacune de ces petites vallées serpente un sentier rendu plus commode par le travail des pauvres pendant la saison rigoureuse de l’année qui vient de s’écouler. L’un porte le nom de sentier de Pattison, tandis que l’autre a été obligeamment consacré à ma mémoire sous celui de Dominie’s Dailding-bit. J’étais sûr de rencontrer dans ce lieu mon collaborateur Paul Pattison, car il avait coutume de retourner le soir chez moi par l’une ou l’autre de ces routes, après ses longues excursions.

Je ne fus pas long-temps avant de l’apercevoir descendant le cours du Gusedub, par ce sentier tortueux où l’on retrouve à un si haut degré tous les caractères des vallées d’Écosse. Il était en effet assez facile à reconnaître à une assez grande distance, par la tournure importante qu’il se donnait en marchant le jarret tendu, comme un matamore dans un club, l’air on ne peut plus satisfait non seulement de sa jambe et de ses bottes, mais de chaque partie de son extérieur, et de la coupe de ses habits ; on aurait même presque pensé qu’il était content du contenu de son gousset.

C’est avec ces allures du monde, qui lui étaient habituelles, qu’il s’avança vers le lieu où j’étais assis près du confluent des deux ruisseaux, et je m’aperçus clairement que son premier mouvement avait été de passer près de moi d’un ton assez leste et sans s’arrêter pour me saluer ; mais comme cette conduite eût été inconvenante aux termes où nous en étions, il parut adopter par réflexion une marche tout opposée : il se dirigea avec empressement de mon côté d’un air de contentement, je pourrais même ajouter d’impudence, et se hâta d’entrer tout d’abord en matière au sujet de l’importante affaire que j’avais eu l’intention de mettre en discussion d’une manière plus convenable à la gravité qu’elle comportait.

« Je suis bien aise de vous voir, monsieur Cleishbotham, » dit-il avec un inimitable mélange de confusion et d’effronterie ; « on raconte les plus étonnantes nouvelles dont il ait été fait mention de mon temps dans le monde littéraire… tout Gandercleugh en a les oreilles rebattues ; on n’y parle pas d’autres choses, depuis la plus jeune apprentie de miss Busk-Body jusqu’au ministre lui-même ; et ils se demandent les uns aux autres avec étonnement si ces rapports sont vrais ou faux… Assurément ces nouvelles sont très surprenantes, surtout pour vous et pour moi. — Monsieur Pattison, il m’est tout-à-fait impossible de deviner ce que vous voulez dire… Davus sum, non Œdipus… Je suis Jedediah Cleishbotham, maître d’école de la paroisse de Gandercleugh, et non pas un devin, ni un explicateur de charades, ni un interprète d’énigmes. — Eh bien, monsieur Jedediah Cleishbotham, maître d’école de la paroisse de Gandercleugh, etc., tout ce dont j’ai à vous informer est que toutes les espérances que nous avions conçues sont renversées. Les contes dont nous ne pensions pas que la publication pût nous échapper ont déjà été imprimés ; ils sont répandus dans toute l’Amérique, et les journaux anglais retentissent de cette nouvelle. »

Je reçus cette communication avec la même égalité d’âme que j’eusse supporté un coup dans l’estomac, appliqué par un gladiateur moderne de toute la vigueur de son poing.

« Si cette nouvelle est vraie, monsieur Pattison, dis-je, je dois nécessairement vous soupçonner d’être la personne qui a livré à la presse étrangère la copie dont les imprimeurs ont fait un usage peu délicat, sans égard aux droits incontestables des propriétaires du manuscrit original ; et je demande à savoir si cette publication américaine comprend les changements que vous aviez, ainsi que moi, jugé nécessaire d’apporter à l’ouvrage pour le mettre en état de paraître aux yeux du public. »

Mon homme vit qu’il était nécessaire de répondre directement à cette interpellation, car mes manières étaient imposantes et mon ton décisif ; son audace naturelle le mit néanmoins en état de faire contenance, et il répondit avec assurance :

« Ces manuscrits, sur lesquels vous élevez des prétentions peu fondées, monsieur Cleishbotham, n’ont jamais été livrés par moi à personne, et doivent avoir été envoyés en Amérique ou par vous ou par quelqu’une des différentes personnes à qui je sais positivement que vous avez accordé la faculté d’examiner les manuscrits que mon frère laissa en mourant. — Monsieur Pattison, je prendrai la liberté de vous rappeler qu’il n’a jamais pu entrer dans mes intentions de livrer, soit de mes propres mains, soit par celles d’un autre, les manuscrits à la presse, jusqu’à ce que, par les changements que j’avais médités et que vous vous étiez vous-même engagé à effectuer, ils pussent, sans inconvénient, être livrés au public. »

M. Pattison me répondit avec beaucoup de véhémence :

« Monsieur, je voudrais que vous sussiez que, si j’ai accepté vos offres mesquines, c’était moins pour les avantages que j’en pouvais retirer, que pour l’honneur et la renommée littéraire de feu mon frère. Je prévis que, si je vous refusais, vous n’hésiteriez pas à confier cette tâche à des mains incapables, ou peut-être à vous en charger vous-même, qui êtes de tous les hommes le moins propre à porter la main sur les œuvres de ce génie rendu à la tombe, et c’était ce qu’avec l’aide de Dieu j’étais résolu de prévenir… mais la justice du ciel est elle-même intervenue dans cette affaire. Les derniers travaux de Pierre Pattison passeront maintenant à la postérité sans avoir été mutilés par le scalpel de la critique dont se serait armée la main d’un faux ami. Honte à celui qui a pensé que cette arme perfide eût pu jamais être tenue par la main d’un frère ! »

J’entendis ce discours non sans une espèce de vertige, qui m’eût probablement étendu sans mouvement aux pieds de mon antagoniste, si une pensée semblable à celle de l’ancienne ballade,


Le comte Percy voit ma chute,


ne m’eût rappelé que ce serait lui fournir une nouvelle occasion de triomphe, car M. Paul Pattison, je ne pouvais en douter, devait être plus ou moins directement dans le secret de cette publication transatlantique, et avait d’une manière ou d’une autre trouvé son intérêt dans cette abominable transaction.

Pour me soustraire à son odieuse compagnie, je lui souhaitai sèchement le bonsoir, et je me mis à descendre la vallée non pas de l’air d’un homme qui vient de se séparer d’un ami, mais plutôt comme une personne qui fuit un importun. Pendant la route, je pesai toutes les circonstances de cette affaire avec une anxiété qui ne contribua nullement à me soulager. Si je m’étais senti en état de me livrer à un tel travail, j’eusse facilement supplanté cette contrefaçon (dont les journaux littéraires publiaient déjà de longues citations), en insérant, dans un nouveau manuscrit que j’eusse fait publier sur-le-champ à Édimbourg, les corrections convenables des diverses contradictions et imperfections auxquelles j’ai déjà fait allusion. Je me rappelais le triomphe facile de la seconde partie authentique des Contes de mon hôte, sur la publication faite par un interlope sous le même titre. Pourquoi, me disais je le même triomphe ne se répéterait-il pas aujourd’hui ? En un mot, il y eût eu dans cette manière de me venger une fierté de talent bien pardonnable dans la position d’un homme offensé ; mais l’état de ma santé a été tel depuis quelque temps qu’une tentative de cette nature eût été de toute manière imprudente.

Dans une telle conjoncture, ces dernières productions de Pierre Pattison doivent être acceptées du public en l’état même où elles furent laissées sur son bureau ; et je me réfugie humblement dans l’espoir que, telles qu’elles sont, elles pourront obtenir l’indulgence de ceux qui se sont toujours montrés bienveillants pour les productions de sa plume, ainsi que pour celui qui a l’honneur d’être, du lecteur bénévole, le très reconnaissant serviteur,

J. C.
Gandercleugh, 15 octobre 1831.



  1. Critique du moraliste grossier et sans goût, dont Horace parle dans la satire 2 du livre II : Quæ virtus et quanta, boni, etc.
  2. C’était un tapis magique qui transportait soudainement la personne assise dessus au lieu où elle désirait arriver. Voyez les Mille et une Nuits.
  3. Fameux imprimeur d’Édimbourg.a. m.
  4. Seedy, mot d’argot anglais. a. m.
  5. Espèce de manteau. a. m.