Le Petit Roi/Texte entier

Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. C-228).

Couverture cartonnée en rouge, noir et or.
Couverture cartonnée en rouge, noir et or.
Texte par S. Blandy
Dessins par E. Bayard
Le Petit Roi.
Collection J. Hetzel

Frontispice. Un enfant dans son berceau avec une bouillotte sur la tête figurant une couronne et un bâton pour le sceptre, entouré par des gens agenouillés… de même qu’une perruche sur son perchoir penchée comme les autres.
Frontispice. Un enfant dans son berceau avec une bouillotte sur la tête figurant une couronne et un bâton pour le sceptre, entouré par des gens agenouillés… de même qu’une perruche sur son perchoir penchée comme les autres.
LE PETIT ROI

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En arrière plan une colline surmontée de sapin. Au milieu une foule prosternée face à un personnage portant tiare et chasuble. Personnage suivi de deux bannières et autres personnes. Au premier plus une hache à terre.
En arrière plan une colline surmontée de sapin. Au milieu une foule prosternée face à un personnage portant tiare et chasuble. Personnage suivi de deux bannières et autres personnes. Au premier plus une hache à terre.
TOUS LES ASSISTANTS ÉLEVÈRENT DES CIERGES ALLUMÉS

LE PETIT ROI

CHAPITRE PREMIER

JOUR DE FÊTE, JOUR DE DEUIL. — LES PROPOS DES MOUGIKS.

Le jour de l’Épiphanie est une belle fête dans tous les pays chrétiens ; mais nulle part on ne le célèbre d’une façon aussi pittoresque qu’en Russie ou le climat et les rites de l’Église orthodoxe donnent une grande originalité aux cérémonies religieuses.

Dans les grandes villes, les pompes du culte s’accroissent du prestige de l’immense cortége de toutes les autorités civiles et militaires en costumes de cérémonie ; mais pour être plus simple dans les petits villages, la célébration de cette solennité n’y est peut-être que plus poétique. Il y a bientôt vingt ans, le petit village de la Mouldaïa, situé dans le gouvernement de Moscou, s’apprêtait dès le grand matin pour cette fête, si aimée des mougiks (paysans russes). Pendant que le pope entrait à l’église pour y commencer l’office du jour et réunir la procession, la foule des jeunes hommes descendait vers l’étang glacé.

Ils étaient tous en habits de fête ; mais leurs vêtements étaient couverts d’un manteau de peau de mouton d’un blanc éclatant, car le froid était aigre : vingt-cinq degrés environ au-dessous de zéro ; aussi gardaient-ils, enfoncés jusqu’aux yeux, leurs bonnets de fourrure au côté droit duquel pendait le ruban rouge des jours de fête. La plupart portaient un fusil chargé en bandoulière, et contre l’habitude des Russes qui dépensent en beaucoup de paroles la gaieté que leur causent les réunions nombreuses, ils causaient entre eux paisiblement comme des gens auxquels leur piété religieuse avait ordonné de rester à jeun jusqu’après la cérémonie.

« Notre père Pavel Stepanowitch viendra-t-il à la fête ? J’ai vu son traîneau à l’entrée de la maison seigneuriale, demanda l’un d’eux à un surveillant isolé qu’à son manteau à collet de peau de loup, il était facile de reconnaître pour un valet.

— Oui, frère Semmenek, le seigneur viendra assister à la bénédiction de l’eau, et pourtant la maison seigneuriale est tout en rumeur. La jeune maîtresse est malade ; il y a là deux, trois médecins de Moscou.

— Raison de plus pour que Pavel Stepanowitch vienne recevoir sa part de bénédiction, dit un vieillard à grande barbe blanclhe et à joues rosées. C’est un digne seigneur qui nous traite tous comme ses enfants. Que Dieu le protége et lui donne bientôt un fils qui lui ressemble. Mais… est-ce que mes yeux me trompent, frères ? N’est-ce pas déjà la procession qui descend de la colline ?

Ce sont les jeunes filles, dit Semmenek. Le fait est qu’on pourrait s’y tromper, soit dit sans irrévérence, car elles sont habillées d’autant de couleurs que les bannières de la procession. Voilà Loubova avec une jupe de cachemire bleu de ciel et des galons d’argent dessus, Dieu me pardonne ! Havdocha en robe rouge toute neuve, et des rubans plein leurs tresses tombantes, et des fleurs artificielles sur la tête. On dirait un bouquet du mois de juin. Allons plus vite qu’elles, frères, si nous voulons être des premiers à l’étang. »

La troupe hâta le pas, s’acheminant vers l’étang au milieu duquel, sur la glace épaisse d’un mètre et demi, s’élevait un autel de glace orné de croix grecques dessinées avec goût par les mougiks.

Le temps était clair ; de petits nuages orangés par un soleil oblique et cardés menu par un vent du nord qui faisait trembler les aiguilles de givre pendues aux branches des sapins, pommelaient le bleu pâle du ciel ; la campagne, toute blanche, s’irisait de teintes azurées dans les plis de terrain ouatés de neige immaculée ; on n’y entendait aucun bruit que celui des pas des mougiks qui criaient sur le sentier en foulant la poussière solide, presque métallique de la neige déjà battue. – Aussi, dès que la procession sortit de l’église, avant même de voir la première des bannières brodées, avant d’apercevoir le pope revêtu de sa longue robe vert-d’eau des cérémo- nies, les mougiks entendirent la psalmodie des officiants.

La procession se déroula lente et majestueuse, et l’assertion du valet de la maison seigneuriale fut justifiée, car à peine le pope était-il arrivé devant l’autel de glace que le grincement d’un traîneau se fit entendre, et le comte Pavel Stepanowitch Alénitsine vint s’agenouiller au dernier rang de la foule des mougiks sans vouloir souffrir qu’un seul d’entre eux se dérangeât pour lui faire une place plus digne de son rang.

Après la prière, le pope se tourna vers l’assistance, et, élevant la main, il fit un signe attendu par une dizaine de mougiks des plus robustes ; — armés de haches, ceux-ci fendirent la glace aux places désignées autour de l’autel par les dessins déjà un peu creusés des croix. Sous le fer des instruments, la glace criait, s’effritait ; en quelques minutes, le rideau cristallin fut rompu, et par l’ouverture faite, l’on put apercevoir l’eau limpide de l’étang.

Le pope s’avança alors, le crucifix en main, et le plongea trois fois dans le trou béant pour bénir l’élément liquide. À la troisième, tous les assistants élevèrent des cierges allumés ; une décharge de coups de fusil se fit entendre et arracha quelques petits cris à la partie féminine de l’assistance.

La cérémonie religieuse était terminée, car le pope reprenait le chemin de l’église avec son cortége ; mais au lieu de se quereller comme d’habitude à qui plongerait des premiers ses mains et son visage dans l’eau des trous consacrés afin de s’assurer une bonne santé pour le reste de l’année, les mougiks, hommes et femmes, restèrent quelque temps préoccupés d’un événement qui s’était passé à la fin de la cérémonie. Un second traîneau lancé à fond de train était venu chercher le comte Alénitsine qui était reparti aussi rapidement, conduisant lui-même, et laissant sur l’étang le valet qui était venu le trouver. En un instant, celui-ci fut entouré.

Qu’y a-t il donc ? lui demanda-t-on de toutes parts.

— Joie et tristesse ! répondit-il en secouant la tête. Notre jeune maîtresse se meurt et il nous est né un beau garçon ! Quand je pense que le pope va trouver un Alénitsine nouveau-né à bénir quand il viendra tout à l’heure faire les prières dans toutes les chambres de la maison seigneuriale, j’ai le cœur tout joyeux ; quand je me dis qu’il y viendra peut-être à temps pour dire les prières des agonisants sur ma jeune maîtresse, j’ai peine à me retenir de pleurer.

— Elle était malade depuis longtemps, la chère âme ! dit une vieille femme ; oui, depuis la perte de ses autres enfants. Ces petits êtres, quand ils meurent, nous attirent après eux dans la terre. Mais qui donc va nourrir le nouveau-né ?

— Oh ! dit le valet, ne savez-vous pas ? Prascovia Stepanovna a déjà fait appeler à la maison seigneuriale toutes les jeunes mères dont les enfants ont cinq ou six mois. Il y a Marva, Hulana, Vera et Martochka et d’autres encore que les médecins choisiront ; celle que l’enfant trouvera à son gré sera la nourrice et quand elle l’aura élevé, on donnera la liberté en récompense à elle et à son mari.

— Et l’on n’a pas pensé à moi ! dit une jeune femme piquée. J’aurais porté aussi bien que Marva et les autres le diadème byzantin et les belles robes de nourrice, et personne mieux (que moi ne sait endormir les enfants par de belles chansons.

— Il est encore temps, dit le valet ; cours à la maison seigneuriale, ma sœur. Tu as autant de chances que les autres, et si tu plais à l’enfant, je ne sais ce qu’on ne te donnera pas, car sa grand’mère Praskovia Stepanovna céderait, je crois, sa fortune entière pour le conserver, l’innocent.

— Ah ! c’est un triste jour de fête, et les saints rois ne seront pas honorés aussi gaiement que de coutume, » reprit la vieille paysanne, tandis que l’ambitieuse, qui convoitait les honneurs et les profits dont avait parlé le valet, s’acheminait à grands pas vers la maison seigneuriale.

Un groupe de vieillards aux joues rosées, à la longue barbe blanche, vint aux informations près d’eux, et toutes ces figures naïves, auxquelles l’âge n’avait pas enlevé cette expression de candeur qui reste dans d’autres pays l’attribut de l’enfance, se voilèrent de tristesse. Plusieurs mêmes ne retinrent pas leurs larmes.

Que Dieu protége notre père Pavel Stepanowitch, car je ne sais pas s’il s’en consolera jamais, dit l’un d’eux.

— Pourvu qu’il ne prenne pas son bien seigneurial en haine, dit l’autre. S’il allait nous livrer à quelque intendant ?…

— Oh ! Semmenek pense toujours à lui, répartit un troisième scandalisé de l’égoïsme de cette crainte. Il est vrai que les bons seigneurs sont rares, et quand on appartient à un mauvais maître, « Dieu est si haut, et le czar si loin[1] ! »

— Je sais un proverbe plus beau que celui que tu répètes là, frère Serge, dit un maréchal-ferrant qui avait gagné à ses fréquents voyages à Moscou des idées plus étendues que celles des autres mougiks. Nous sommes heureux ici ; nous ne manquons de rien ; « l’oiseau est bien dans une cage d’or ; il est mieux sur une branche verte. » Et je sais que si notre seigneur ne nous donne pas à tous la liberté, c’est afin de ne pas mettre contre lui tous ceux de son rang. C’est à cause de ces bons sentiments que je compatis avec vous à sa douleur. »

Une femme assise, un bébé sur les genoux qui tire la barbe d'un homme au second plan.
Une femme assise, un bébé sur les genoux qui tire la barbe d'un homme au second plan.
Cela promet pour l’avenir.

CHAPITRE II

TYRAN DES LE BERCEAU. — LA PRÉDICTION DU GÉNÉRAL.


L’assertion du valet n’était pas exagérée. Cet enfant dont la vie coutait si cher à sa famille devint, même des le maillot, la préoccupation constante de son père et de la mère de celui-ci, la comtesse Praskovia Alénitsine, qui soignait en son petit-fils l’unique héritier de son nom.

Il avait à peine quelques heures que tout et tous, dans la maison seigneuriale, étaient subordonnes à ses cris, à ses besoins, à ses caprices, car même dans ces premiers moments où l’être physique se connaît à peine et où l’être moral gît encore dans les limbes de l’ignorance, il est facile d’observer les caprices, les fantaisies de l’instinct.

Ainsi prévenu dans tous ses désirs, le petit Stéphane — on lui donna ce nom qui avait été celui de son grand-père — devint le tyran de la maison seigneuriale. Dès qu’il put articuler quelques paroles, on ne laissa auprès de lui que les gens qui lui agréaient, renvoyant impitoyablement ceux qui lui étaient désagréables. L’obéissance la plus absolue était la loi de la maison entière à son égard. — Cette prescription venait de la comtesse Praskovia, et non du comte Alénitsine qui, absorbé par la douleur à lui causée par la perte de sa femme, ne cherchait que de rares moments de consolation auprès de l’enfant qui lui restait d’elle. Encore la vue de Stéphane lui était-elle pénible parfois, car elle lui rappelait la plus grande peine de sa vie. Aussi après une année passée à la Mouldaïa, résolut-il de laisser son fils à la comtesse Praskovia et de voyager afin de se distraire de son chagrin. Il ne se sentait plus le courage de reprendre la carrière militaire dans laquelle il avait eu, jusque-là, de brillants succès.

Il prit justement cette résolution dans le temps où son ancien général vint lui rendre visite, au moment des chasses d’automne, comptant ramener avec lui à son régiment son ancien aide de camp.

Le général combattit longtemps la résolution du comte Alénitsine ; puis quand il eut vu tous ses efforts échouer contre le découragement du comte, qui disait n’avoir aucun autre intérêt dans la vie que l’éducation de son fils, qui pouvait se passer de lui pendant quelques années encore, et l’amour des travaux scientifiques qui l’engageait à voyager, il dit à son ancien officier :

« Si ce n’est pas pour votre avenir militaire, que ce soit du moins dans l’intérêt de votre fils : restez en Russie. Je le dis devant Praskovia Stepanovna an risque de la blesser, mais elle ne saura pas du tout élever Stéphane. Je n’ai jamais vu un marmot de cet âge si colère, si entêté et déjà si tyran. — Tenez, l’entendez vous qui crie ?

— Eh ! on le contrarie sans doute, dit la comtesse. J’y vais voir.

— Et la baronne Praskovia Stepanovna va gronder, je parie, le malavisé qui aura fait couler une larme de son petit-fils, poursuivit le général.

— Que voulez-vous ! répondit le comte. Je ne puis vraiment pas me mêler de ces premiers soins. Les hommes n’y entendent rien, et je n’ai jamais ouï dire que la tendresse ait gâté le bon naturel d’un enfant.

— Bah ! bah ! dit le général, l’éducation commence dès la première l’heure de la naissance, et votre Stéphane… Savez-vous qu’il a déjà sa réputation faite et qu’on lui donne dans ce pays un surnom qui lui va très-bien ?

— À mon fils ? dit le comte.

— À lui-même. Il est né le jour de l’Épiphanie, n’est-ce pas ? et vous le traitez comme je crois que le czarewitz n’est pas traité dans le palais de Tzarkoé-Selo. Eh bien, on l’appelle le Petit roi. Ce sobriquet est bien trouvé. N’est-il pas votre seigneur et maître à tous ? Cela promet pour l’avenir.

— Général, dit la comtesse Praskovia qui rentrait, vous savez comment il faut mener les soldats et non pas comment on doit élever les enfants. Mon fils peut partir tranquille. Je lui rendrai bon compte de Stéphane, et puisqu’il parle de rester absent de Russie plusieurs années, il saura m’envoyer de l’étranger des précepteurs dont la sévérité compensera ce que ma tendresse pour ce pauvre orphelin peut avoir d’excessif. »

Une jeune femme assise, les yeux légèrement levés. Derrière, difficilement visible dans un fond sombre, un homme en haut de forme la regarde, l’air goguenard.
Une jeune femme assise, les yeux légèrement levés. Derrière, difficilement visible dans un fond sombre, un homme en haut de forme la regarde, l’air goguenard.
Elle se laissa tomber sur un banc.


CHAPITRE III

ARRIVÉE DE SUZANNE À MOSCOU. — LES GRIEFS DE M. CARLSTONE. UNE TÂCHE DIFFICILE.


Si les touristes considèrent comme une fête leur arrivée dans une ville étrangère, il n’en saurait être ainsi de ceux qui se sont expatriés par devoir ou nécessité de position. Cet inconnu dont ils sont entourés les oppresse et renouvelle pour eux les douleurs du départ.

C’est ce qu’éprouvait une jeune Française, Mlle Suzanne Mertaud, en descendant, à Moscou, du train dont l’arrêt marquait le terme de son long voyage.

Une foule bigarrée et bruyante sortait en même temps qu’elle des wagons : officiers en uniformes brodés, dames élégamment parées, marchands à profil israélite, mougiks (paysans) à longue barbe, encore vêtus de leurs louloupes en peau de mouton, bien qu’on fût aux derniers jours de mai, ce qui est le printemps, même en Russie.

Tous ces gens-là, à quelque classe de la société qu’ils appartinssent, étaient attendus à la sortie, et pendant que les équipages, dont les chevaux piaffaient près de gare, étaient appelés par les valets en livrée à mesure qu’apparaissaient leurs maîtres, les parents des voyageurs moins fortunés se précipitaient vers la porte d’arrivée, et le pêle-mêle des reconnaissances, des embrassements, heurtait et repoussait l’étrangère dans tous les la sens. Nul ne faisait attention à son embarras et ne prenait en pitié les regards anxieux qu’elle jetait à droite et à gauche, comme si elle se fût attendue à une bienvenue qui lui manquait.

C’était cependant une personne de grand courage que Suzanne Mertaud ; elle n’avait pas hésité, pour donner un peu de bien-être à sa mère et pour parfaire l’éducation de sa jeune sœur, à venir remplir à Moscou les fonctions de maîtresse de français dans la famille du comte Alénitsine. Mais après avoir supporté presque gaiement la fatigue de son long voyage, elle fut saisie d’un accès de frayeur en se trouvant ballottée entre tous ces groupes étrangers, à costumes bizarres, sans qu’il sortît de cette cohue personne qui la saluât au nom de la famille de ses élèves, et lui rendit ainsi son arrivée facile. Elle avait pourtant relevé son voile, et sa photographie, qu’elle avait jointe prudemment à la mention du train qu’elle prendrait à Saint-Pétersbourg, devait guider les envoyés de la comtesse. D’ailleurs, un vieil ami de la famille Mertaud, M. James Carlstone, était depuis dix mois dans la maison Alénitsine comme professeur d’anglais. Suzanne avait pensé qu’il appartenait à M. Carlstone plus qu’à tout autre de venir à sa rencontre, et elle avait compté serrer sa main amie au sortir du train. Comment n’était-il pas là ?

Quand la foule se fut à demi écoulée, Mlle Mertaud se trouva portée sans s’en douter à une des extrémités de la salle d’arrivée et là, encore plus lassée par son découragement que par la lutte machinale qu’elle avait opposée au tournoiement des allants et venants, elle se laissa tomber sur un banc ; quelques larmes qu’elle ne sut pas retenir mouillèrent ses paupières et elle serait restée peut-être longtemps perdue dans l’inertie de ses angoisses, si une voix enfin connue n’eût fait tout à coup entendre à ses côtés cette exclamation :

« Ah ! chère enfant !… miss Suzan !… pleurant déjà ! C’est une triste arrivée. Je vous cherchais partout, et je me reproche de n’avoir pas su vous voir plus tôt. Je suis bien maladroit et très-coupable de l’être, miss. »

Les excuses de Suzanne, au sujet de sa faiblesse puérile se croisèrent avec celles de M. Carlstone, et tous les deux échangèrent des protestations amicales, pleines de cordialité, pendant qu’ils prenaient place dans un droski de louage.

Quand la voiture roula par la ville, avec la rapidité des véhicules russes, Suzanne, désormais rassurée, adressa quelques questions à M. Carlstone au sujet de ses futurs élèves. Jusque-là très-ouvert de physionomie et de langage, le professeur d’anglais donna subitement à ses traits une sorte de roideur qui ne laissa pas d’inquiéter Mlle Mertaud.

« Vous verrez… vous verrez vous-même assez tốt, répondit-il enfin en soupirant : Ah ! pourquoi Mme Mertaud ne m’a-t-elle pas consulté avant de vous envoyer ici ?… Mais c’est fait, et je me réjouis du moins d’être près de vous, puisque je pourrai vous rendre le service de vous ramener en France si, après épreuve faite, vous désirez quitter Moscou, comme je le crains.

— J’aurai du courage, j’en ai fait provision, dit Mlle Mertaud. Qu’ai-je à redouter ? des enfants indociles, sans doute gâtés ? Cela n’est pas sans remède.

— Vous verrez… vous verrez vous-même, insista mélancoliquement M. Carlstone. Vous regretterez, nous regretterons ensemble notre pauvre France et les meurs si douces de ses habitants. »

Il ne paraissait pas en humeur d’en dire davantage, aussi Suzanne se prit-elle à regarder les rues inondées de gaz, car c’était le soir ; les unes splendides et toutes neuves, les autres tortueuses et en pente, et comme le droski entrait enfin dans une vaste cour entourée de bâtiments très-éclairés, elle dit à son compagnon de route.

« Nous voici arrivés chez la comtesse Alénitsine ?

— Non… non, balbutia M. Carlstone, nous sommes dans le meilleur hôtel de Moscou, à l’hôtel Chevallier, où vous devez passer la nuit. Ce n’est que demain que vous serez établie à la maison Alénitsine. Du reste, je suis venu dans la journée vous recommander ici et choisir votre appartement. On parle français à l’hôtel et un thé servi vous attend chez vous.

— Mais expliquez-moi, dit Suzanne, ce bizarre procédé, cet internement dans un hôtel ! Ne m’attendait-on pas ? Ce manque d’égards a lieu de m’étonner. Vous m’en voyez confus moi-même, reprit M. Carlstone. Mais rassurez-vous, et, en attendant, prenez patience ; croyez que je vous laisse ici chez d’honnêtes gens. Je serai chez vous demain de bonne heure pour vous expliquer tout ceci, car vous êtes en vérité trop fatiguée pour supporter une longue conversation, et s’il faut tout dire, je suis forcé de rentrer sans retard, je l’ai promis.

— À huit heures donc, si vous voulez bien », dit Suzanne en se séparant de M. Carlstone, et malgré les inquiétudes que lui avaient laissées les propos embarrassés de son vieil ami, malgré le juste désappointement qu’elle ressentait de passer sa première nuit à Moscou sous le toit banal d’un hôtel, elle s’endormit d’un sommeil réparateur, renvoyant au lendemain d’apprendre le mot de l’énigme qui lui avait été posée par M. Carlstone.

En s’éveillant de bonne heure aux bruits de Gasetni-Péréoulok, qui est la rue dans laquelle est situé l’hôtel Chevallier, Suzanne médita, tout en se préparant à recevoir M. Carlstone, sur l’étrangeté de la réception qui lui avait été faite la veille. Aussi, bien qu’elle fût discrète de sa nature, dès que son vieil ami lui eut été annoncé, à l’heure convenue, elle lui fit des questions auxquelles le digne homme eut peine à répondre, tant elles étaient pressécs et délicates.

« Procédons par ordre, dit-il enfin. Vous me demandez d’abord si la comtesse vous voit venir à regret ? N’en doutez pas ; elle a pour le petit comte Stéphane l’idolâtrie d’une grand’mère russe, riche et noble, qui élève l’unique héritier de son nom. Stéphane déteste l’étude et se lamente depuis un mois déjà devant la perspective du surcroît de besogne que votre arrivée dans la maison va lui imposer. J’ai entendu dix fois la comtesse regretter que son fils, le comte Pavel, ait gagné dans ses voyages en Occident la manie d’apprécier les connaissances cosmopolites. Néanmoins, vous serez honorablement traitée dans la maison, car à part sa faiblesse pour son petit-fils et quelques travers moscovites, c’est une femme d’esprit et une véritable grande dame que la comtesse Praskovia.

— Êtes-vous donc assez familier avec elle pour la désigner par son nom de baptême ? demanda Mlle Mertaud.

— C’est la coutume russe ; les mougiks de ses terres l’appellent eux-mêmes par ce nom sans même le faire précéder par son titre, et lui disent tout uniment : « Praskovia Stepanovna. » Ce dernier nom est celui de son père et notre jeune élève est appelé, même par ses serviteurs qui cependant le craignent comme le feu : Stéphane Paulowitch. Vous savez que le comte, dont vous avez dû apprécier l’urbanité à Paris quand il est allé vous engager à venir ici, se nomme Paul, ou Pavel, comme on dit en Russie.

— Je me ferai facilement à ces coutumes, dit Suzanne. Mais ce n’est qu’une faible préface à tout ce que vous avez à m’apprendre….

— Procédons régulièrement, répéta M. Carlstone qui, ayant satisfait à travers cette parenthèse à la première question de sa jeune amie, passa son index droit du petit doigt de la main gauche sur l’annulaire, afin de coordonner ses réponses.

— Pourquoi la vie vous sera difficile ici ?… Parce que le comte Pavel vous a assigné comme à moi, une tâche impossible. Il a quitté la Russie depuis trop longtemps pour savoir ce que la faiblesse de sa mère a fait de Stéphane. Ne me prenez pas pour un critique malveillant à l’égard de la comtesse, ma chère. Si je n’approuve pas son adoration aveugle pour son petit-fils, je me l’explique. Elle a vu mourir quatre enfants du comte Pavel et leur mère dans le courant d’une seule année. Elle s’est d’autant plus attachée à Stéphane, le seul rejeton de la famille, que le comte Pavel a déserté la maison désolée par tant de deuils, et s’est mis à voyager, demandant à des études scientifiques une distraction à ses chagrins. Vous pouvez essayer d’imaginer, mais vous ne concevez pas sûr combien l’habitude de maîtriser tout ce qui à coup l’entoure a rendu Stéphane intraitable. Votre existence sera comme la mienne, une série de luttes inutiles contre le mauvais vouloir et la morgue de celui qu’on désigne ici sous un nom qui vous résumera tout ce que j’avais à vous dire : le petit Roi.

— Le petit Roi ! cela promet en effet, mais je dirai comme vous hier au soir : nous verrons bien ! » s s’écria Suzanne avec une énergie souriante.

L’index de M. Carlstone sauta sur le médium de sa main gauche pendant qu’il hochait la tête d’un air de doute.

« Troisième question, reprit-il : Pourquoi vous n’avez pas été conduite hier, comme il eût été convenable que cela se fit, à la maison Alénitsine ?… La réponse, ma chère, va à l’encontre de votre confiance, car elle est d’un mauvais pronostic pour l’influence qu’il vous est permis d’espérer. C’est bel et bien un affront que Stéphane a voulu vous ménager, afin qu’il vous fût prouvé dès votre arrivée que son caprice seul, ici, fait la loi. Il s’est basé pour ne pas vous recevoir hier, sur cette ancienne superstition russe qui veut qu’on ne se mette pas en voyage et qu’on n’arrive pas dans un lieu qu’on doit habiter, le lundi. Ce jour-là, je ne sais pourquoi, est déclaré funeste à toutes les inaugurations. La comtesse a cédé, tout en déplorant de manquer à ses devoirs envers vous. Mais Stéphane avait parlé, et son objection au sujet du lundi marquait des dispositions si favorables à ses futures études de français !… Ceci, d’après la comtesse qui interprète toujours dans un sens bienveillant les malices de son petit-fils. Or, c’était bien une malice que cette décision, car il a dit, une heure après, que ces distinctions de bons et de mauvais jours étaient des superstitions ridicules, bonnes pour les cerveaux étroits des mougiks. Il est vrai que sa grand’mère n’était plus là et qu’il a cru devoir à sa dignité de mettre fin par cette déclaration aux railleries dont le poursuivait Arkadi.

— Arkadi ? C’est là, si je ne me trompe, mon second élève ! » demanda Suzanne avec intérêt.

Un nouveau voyage du doigt de M. Carlstone fit se joindre ses deux index ; mais il les sépara aussitôt et élevant ses deux mains par un geste pathétique, il s’écria :

« Le plus moqueur, le plus espiègle des jeunes garçons de treize ans ! le caractère le plus mobile et le plus insaisissable ! C’est le cousin de Stéphane et il serait son souffre-douleur si son indépendance naturelle ne le soustrayait à toutes les influences. Celui-là, non plus, bien qu’il soit cent fois meilleur que son riche cousin, ne subira point votre domination, chère miss, et quelque patience dont vous vous armiez… »

Deux coups très-vifs, frappés à la porte, interrompirent les prédictions décourageantes de M. Carlstone.

Une cloche, à terre, trois fois plus grande que les personnages devant est fendue, évidée sur une hauteur d’humain. Trois personnages la regarde. En arrière plan le kremlin, une charrette avance vers le devant de l’illustration.
Une cloche, à terre, trois fois plus grande que les personnages devant est fendue, évidée sur une hauteur d’humain. Trois personnages la regarde. En arrière plan le kremlin, une charrette avance vers le devant de l’illustration.
LA GRANDE CLOCHE DU KREMLIN.


CHAPITRE IV

PRÉSENTATION D’ARKADI. — MOSCOU VU DU KREMLIN. BONNES RÉSOLUTIONS D’UN ÉTOURDI.


De M. Carlstone et de Mlle Mertaud, le plus surpris fut à coup sûr le digne professeur, lorsqu’au mot « Entrez » prononcé par eux simultanément, un jeune garçon de treize ans environ pénétra dans le petit salon de l’hôtel, salua Suzanne d’un air gracieux et fit une moue familière à M. Carlstone.

Il était charmant dans son costume à l’anglaise tout de velours noir, avec ses cheveux d’un blond vif frisottant en boucles courtes et serrées sur son front carré, avec ses yeux grands ouverts par une curiosité enjouée, son nez d’un retroussis spirituel, et les fossettes que creusait dans ses joues le sourire de sa bouche mutine.

Suzanne devina tout de suite que c’était un de ses élèves, et elle lui eût adressé la parole la première si elle eût été sûre d’être comprise par lui. Pendant qu’elle hésitait, l’enfant dit en excellent anglais à M. Carlstone.

« Pourquoi ne serait-ce pas moi, monsieur Carlstone ? Puisque vous aimez la régularité, je vous saurais gré de me présenter à mademoiselle. »

Après ces mots dont le ton plaisant atténuait le sans-façon, il reprit plus sérieusement :

« Je vous en prie, M. Carlstone, présentez-moi. Venir ici le premier, était le seul moyen que j’eusse de réparer un peu pour mon compte la sottise d’hier.

— Monsieur, j’entends l’anglais, dit vivement Suzannie dans cette même langue.

— Alors, lui répondit le jeune garçon en s’avançant vers elle la main ouverte, amis ?…

— De tout mon cœur, répliqua-t-elle, et touchée de l’aveu de l’enfant au sujet de l’incident de la veille, elle ajouta en lui serrant la main : « Le comte Stéphane ? »

Il éclata de rire : « Voilà, s’écria-t-il, l’effet des présentations incorrectes. C’est votre faute, monsieur Carlstone. Laisser prendre pour son Omnipotence, Stéphane Paulowitch, le pauvre Arkadi Alénitsine ! Quelle irrévérence envers le premier ! quel honneur immérité pour le second !

— Allons, petit démon, gronda doucement M. Carlstone, il vous tardait donc bien de donner un échantillon de votre caractère à mademoiselle ? Vous l’entendez, chère miss, eh bien ! vous le trouverez à chaque instant du jour, prêt à rire de tout et de tous.

— Et de moi-même, convenez-en, monsieur Carlstone, quand pour quelque sottise avérée je m’en suis donné l’occasion. Mais ma visite a un but moins personnel que vous ne le pensez.

— Et comment avez-vous pu sortir ? Mme la comtesse ne doit rentrer qu’assez tard, je le sais, et elle était partie avant moi de la maison Alénitsine. Personne ne s’est donc opposé à….

— Je vous entends. Ce n’est pas ma grand’mère que vous soupçonneriez, eût-elle été chez elle, de m’avoir interdit un devoir de déférence. C’est… mais je n’ai pu être retenu par aucun oukase souverain. Depuis le grand matin, le maison Alénitsine est vouée à l’anarchie, mon cher monsieur Carlstone. Le petit Roi est parti faire une chevauchée du côté de la montagne des Moineaux, et comme en prenant les rênes de son cheval, il a été forcé d’abandonner celles de son gouvernement, je me suis senti la bride sur le cou. J’ai profité de ma liberté pour venir saluer mademoiselle et lui proposer de lui faire les honneurs de Moscou. La journée est à nous ; ma grand’mère ne rentrera qu’à trois heures pour le dîner, et l’américaine nous attend en bas tout attelée.

— Que dira Stéphane ! s’écria M. Carlstone d’un air véritablement alarmé. Il tenait à étrenner cette voiture.

— D’abord, répliqua le jeune garçon, mon oncle Pavel nous l’a envoyée à tous les deux ; ensuite le cheval est à moi, puisqu’il vient de ma propriété de Nervitsa. Oh ! je suis un riche seigneur terrien, dit-il avec une comique emphase à Mlle Mertaud qu’amusait sa vivacité. Mes revenus d’un an payeraient bien pendant… quinze jours les caprices du petit Roi. Mademoiselle, acceptez — vous ma proposition ? Le meilleur moyen de faire connaissance est de causer ensemble avant de conjuguer des verbes. Si vous voulez bien m’inviter à déjeuner avec vous à l’hôtel, je remplirai ensuite de mon mieux mon office de cicerone. »

En dépit des sourcils froncés de M. Carlstone, Suzanne accepta l’offre d’Arkadi. Outre qu’il lui répugnait de répondre à un bon mouvement de l’enfant par un refus qui l’eût indisposé contre elle dès le premier abord, elle trouvait plus séant de rentrer à la maison Alénitsine avec son élève que de l’y renvoyer tout seul, et après s’être assurée auprès de M. Carlstone que la comtesse, livrée à sa seule inspiration, ne serait point choquée de cette promenade, elle s’inquiéta peu du mécontentement de Stéphane.

Après le déjeuner, qui fut égayé par les saillies d’Arkadi, ils montèrent dans l’américaine dont le cheval était tenu par un cocher à longue barbe, vêtu d’un costume de fantaisie, sorte de livrée agrémentée de broderies fantastiques. Quand la voiture roula sur le pavé de briques et de cailloux, Arkadi, qui s’était modestement placé sur le strapontin de devant, dit à Suzanne :

« Si j’osais vous prier de fermer les yeux, vous verriez beaucoup mieux notre ville de Moscou. En imagination, alors ? répondit-elle. Ce serait le moyen de la trouver sans défaut.

— Arkadi a raison, chère miss, dit à son tour M. Carlstone. Ah ! si cet enfant voulait ! Il a l’étoffe d’un artiste, d’un poëte.

Et sa pauvreté constitue déjà une des conditions de l’emploi, répliqua le jeune garçon. De grâce, mademoiselle, puisque la sagesse et la folie s’unissent pour vous prier de ne rien regarder autour de vous, écoutez-les pour un quart d’heure.

— J’obéis, » répondit Suzanne. « Quel singulier petit homme ! se disait-elle pendant cette épreuve. Aucun enfant de cet âge n’aurait en France cette aisance et cet aplomb. Si mon autre élève n’est pas pire que le premier, j’aurai eu plus de peur que de mal. »

Elle se rendit complaisamment au désir d’Arkadi, et elle n’ouvrit les yeux que lorsqu’il s’écria :

Que les aveugles voient, et qu’ils saluent le Kremlin ! »

La voiture était arrêtée à l’entrée du pont de la Moskova, et de l’autre côté de la rivière se développait la masse énorme du Kremlin, cette ville-citadelle dont les remparts dominent Moscou, et qui s’élève au-dessus du niveau de la cité comme une cépée de grands chênes au milieu d’une prairie. De cet endroit surtout, le Kremlin surplombe d’une hauteur effrayante la Moskova aux eaux bleu-saphir.

Quand Mlle Mertaud eut embrassé d’un long regard cette montagne de pierres amoncelées, quand elle eut été écrasée physiquement par les proportions gigantesques de cette enceinte séculaire, elle voulut compléter son impression en détaillant l’ensemble du tableau, et, se levant à demi, elle se tourna vers le fond de l’américaine pour regarder la place à l’extrémité de laquelle la voiture s’était arrêtée.

Arkadi lui prit vivement les deux mains et la fit se rasseoir d’autorité : « Ne gâtez pas votre impression, lui dit-il, il n’y a derrière vous qu’un vulgaire plat d’épinards que vous verrez tout à votre aise de là-haut, ajouta-t-il en lui désignant le clocher de l’église du Kremlin. » Puis, sur un signe fait par lui au cocher, la voiture traversa le pont au petit pas.

« Vous avez au palais du Louvre, m’a-t-on dit, continua Arkadi, une fenêtre par laquelle un de vos rois, je ne sais lequel, passe pour avoir tiré sur les huguenots. Voici là-haut, sur la face du Kremlin, une fenêtre dont la célébrité est plus authentique. Vous la voyez, ouverte là !… C’est à cette fenêtre qu’on exposait les suppliciés, et après le massacre des strélitz, les cadavres de plusieurs d’entre eux y ont séjourné pour l’édification du peuple de Moscou.

— Ah ! s’écria Suzanne pendant qu’ils pénétraient sous l’imposante voûte d’entrée, ce séjour est effrayant. »

Quand ils eurent visité une partie des remparts intérieurs et que Mlle Mertaud se fut fait une idée de l’immensité du Kremlin, Arkadi lui dit :

« Êtes vous curieuse de pierreries ?

— Pas trop ; et pourquoi ?

— Je pourrais vous montrer dans le trésor de l’église des chasubles portant quarante livres de perles, puis des colliers de rubis, d’émeraudes, et enfin d’autres perles non employées que l’on conserve par boisseaux, triées suivant leur grosseur. Il y en a… il y en a comme des grains de blé dans un moulin.

— Passons, passons ; ce n’est pas là ce que vous m’avez promis.

— Voulez-vous voir le palais, les couronnes, les selles antiques brodées, lourdes de turquoises et d’améthystes, tout l’attirail du couronnement enfin.

— Toutes ces grandeurs-là n’intéressent pas ma petitesse.

— Bon ! je vais vous mener tout droit au grand canon et à la grande cloche. C’est ce qu’on montre tout d’abord. Vous devez les connaître au moins par ouï-dire. Ni l’un ni l’autre n’ont jamais pu servir.

— Et pourquoi donc ? demanda l’institutrice.

— Eh ! on n’ose pas monter la cloche là-haut de peur qu’elle n’effondre le clocher. Mais on l’admire parce qu’elle est énorme et aussi parce que toutes les femmes de Moscou ont jeté par piété, il y a deux cents ans, tous leurs bijoux dans sa fonte.

— Monsieur Arkadi, on dit que vous êtes un railleur, et je commence à le croire, dit Suzanne. Vous m’enfermez dans une citadelle dont les remparts me cachent la ville, et vous m’offrez toutes sortes d’amusettes dont je ne me soucie pas.

— Ah ! c’est la ville que vous préféreriez voir ?

— Assurément :

— Eh bien ! je vais vous la montrer. Soyez tranquille, mademoiselle. Je sais tenir une promesse. Montons au clocher. »

Quand ils furent sur la plate-forme, la première impression de Mlle Mertaud fut un éblouissement. Le panorama qui se déroulait devant ses yeux offrait un de ces aspects fantastiques que les rêves présentent seuls.

Au lieu d’avoir à ses pieds la masse monotone des toits des habitations occidentales, elle dominait une vaste mosaïque multicolore, car les toits de Moscou sont bigarés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Elle en voyait de toutes les nuances de rouge, depuis le rose jusqu’au pourpre, d’autres bleus, du turquoise au gros bleu de Prusse ; d’autres jaunes, orangés, lie de vin, violets ; quelques-uns, complétement dorés, brillaient au soleil du printemps comme des bijoux sortis de leur écrin. Puis, saillant çà et là sur le fond fleuri de cette mosaïque, les coupoles orientales des trois cent soixante églises de la ville, portant comme une anomalie au-dessus de leur turban colorié la croix grecque à la place du croissant.

Quand Suzanne fut assez remise de son émotion pour s’en entretenir, Arkadi revint à son naturel enjoué et l’entraînant vers le côté de la plate-forme qui regarde l’entrée principale du Kremlin, il lui dit :

« Quoique ce doive être un mince régal pour vos yeux j’ai l’honneur de vous présenter le « plat d’épinards. » C’est cette énorme église que l’on affuble de ce nom grotesque à cause de la multitude de ses coupoles vertes. Elle est laide, n’est-ce pas ? Elle n’en a pas moins coûté la vue à l’architecte qui l’a construite. Le czar l’a fait aveugler pour qu’il ne pût pas élever pour d’autres souverains un autre chef-d’œuvre de ce genre. »

Suzanne remarqua qu’Arkadi paraissait inquiet depuis quelque temps et qu’il demandait souvent à M. Carlstone quelle heure il était.

« Est-il temps de rentrer ? dit-elle.

— Hélas oui, » répondit Arkadi.

Quand ils furent remontés dans l’américaine, le jeune garçon dit à son institutrice :

« Vous paraissez inquiète, Mademoiselle ; je voudrais vous rassurer. Après tout, le Petit roi n’est pas Ivan le Terrible, et si nous sommes ses sujets, vous allez être sa régente. Il sera temps de penser à lui quand vous le verrez. Maintenant que nous vous permettons de garder vos yeux ouverts, voyez ces beaux magasins du Pont des Maréchaux, et là-bas, ces façades peintes comme des jouets d’enfant. N’est-ce pas joli ? Oh ! que je désire que la Russie vous plaise et que vous demeuriez avec nous !… Oui, monsieur Carlstone, malgré votre air de doute, je sais que je ferai l’impossible, que je me corrigerai même de mes défauts pour que mademoiselle Mertaud nous reste. »

Une jeune femme assise, attrape le bras d’un jeune homme qui la regarde. À la main du jeune homme une cravache dont on devine qu’il devait frapper un home barbu plus pauvre. Le chapeau haut de forme du jeune homme est à terre.
Une jeune femme assise, attrape le bras d’un jeune homme qui la regarde. À la main du jeune homme une cravache dont on devine qu’il devait frapper un home barbu plus pauvre. Le chapeau haut de forme du jeune homme est à terre.
Elle saisit le bras de Stéphane.


CHAPITRE V

LE PREMIER EXPLOIT DE STÉPHANE.


C’est près de la rue des Jardins, grand boulevard qui entoure Moscou, qu’est située la maison Alénitsine. Bâtie il y a plus de cent ans dans ce quartier, alors éloigné du centre de la ville, cette maison seigneuriale avait dû à son isolement d’échapper au patriotique incendie de 1821.

Elle était construite dans ce style rococo qui, avec les idées françaises, fit le tour de l’Europe au dix-huitième siècle. Un Alénitsine en avait rapporte de Versailles les dessins et le plan qu’il avait fait exécuter par un architecte saxon, au grand scandale des Moscovites, qui haïssaient alors, plus encore qu’aujourd’hui, toute innovation étrangère.

Malgré la fidélité d’imitation que son engouement pour les modes françaises lui prescrivait d’observer, cet Alénitsine avait dû faire des concessions au climat de son pays, et si les fenêtres s’ornaient de moulures roulées en coquilles et s’élevaient en hauteur, elles présentaient un double rang de vitrages ; si le perron ouvrait majestueusement l’éventail de ses douze marches de marbre sur une grande cour entourée de communs, il était encastré dans une large vérandah de verre, couverte en zinc colorié, dans laquelle les voitures pénétraient afin que lés visiteurs ne fussent pas obligés de mettre pied à terre en plein air.

Pendant que l’américaine qui amenait les promeneurs à la maison Alénitsine décrivait dans la cour le vaste demi-cercle qui devait l’introduire dans la vérandah, Mlle Mertaud devina que Stéphane guettait leur arrivée, car le portier venait d’échanger avec Arkadi quelques mots en russe, et si elle n’avait rien compris à ce court conciliabule, elle avait saisi le sens du geste par lequel le portier avait désigné la vérandah.

Stephane était là, en effet, et elle l’aperçut dès le moment où le bruit des roues fit tressaillir la coque cristalline de la vérandah. Debout sur la plus haute marche du perron, les bras croisés sur sa veste de velours par un geste qui ramenait presque au niveau de son épaule gauche sa cravache qu’il tenait de la main droite, sa barrette d’astrakan gris enfoncée de travers, les lèvres avancées par une moue arrogante, les yeux clignotants, Stéphane essayait de prendre l’air terrible d’un souverain bravé ; cet air eût été odieux si un âge plus avancé lui eût donné des droits de commandement ; mais, ainsi affecté par un jeune garçon de treize ans, il ne parut que ridicule au bon sens de Mlle Mertaud.

Telle n’était pas l’impression de quatre ou cinq personnages subalternes qui se tenaient à distance respectueuse derrière Stéphane. C’étaient les valets de pied, hôtes paresseux des antichambres russes ; ils étaient groupés curieusement autour de la porte entr’ouverte dans une attitude qui avertit Suzanne « qu’il allait se passer quelque chose. »

Elle regarda ses compagnons de route. M. Carlstone — et c’était chez lui un sûr indice d’émotion — tirait ses favoris grisonnants et toussait entre ses dents serrées ; quant à Arkadi, s’il y avait péril, il se montrait plus brave, car ce fut avec une grâce dégagée qu’il offrit sa main à Mlle Mertaud pour descendre de voiture et qu’il lui aida à monter les marches du perron.

Un choc brusque les sépara dès la troisième marche. Stéphane passa entre eux comme un tourbillon cn faisant pirouetter son cousin. Ce dernier s’arc-bouta contre la balustrade de marbre, s’apprêtant à répondre à ce qu’il crut être une attaque de Stéphane.

Mais ce n’était point à Arkadi qu’en avait celui-ci, ou plutôt, suivant l’injuste instinct des tyrans, il ne voulait pas s’en prendre à qui aurait pu lui résister, et c’était sur le pauvre cocher que devaient tomber les éclats de sa colère.

Un sifflement de la cravache se fit entendre ; puis les coups jaillirent dru sur la casaque bariolée et ce qui saisit Suzanne d’étonnement, c’est que cet homme de quarante ans, fort comme un chêne, qu’aucune loi divine ni humaine n’eût condamné s’il eût mis ce misérable petit despote à la raison, se laissa cingler par cet enfant sans mot dire et avec une sorte de contrition.

Un tel spectacle était insoutenable pour la vivacité chaleureuse de Mlle Mertaud. Elle trouva que l’indignation muette de M. Carlstone et l’ironie dédaigneuse d’Arkadi étaient des protestations trop peu actives ; au risque de se faire blesser, elle descendit le perron et saisit le bras droit de Stéphane au moment où son dernier coup de cravache, lancé à faux, faisait s’emporter hors de la vérandah le cheval de l’américaine.

Il se retourna furieux, et son geste contre la hardiesse de cette intervention fut menaçant ; mais Suzanne était animée de cette émotion généreuse qui centuple l’énergie. Tout en maintenant le poignet de Stéphane, elle regarda le cocher qui avait relevé sa tête, courbée jusque-là par la frayeur au niveau de sa poitrine, et lui fit signe de s’éloigner. Le cocher courut après ses chevaux et Mlle Mertaud se demandait ce qu’elle allait dire à Stéphane lorsqu’il se prit à l’invectiver en russe avec une fougue dont l’emportement fut salué par Arkadi d’un éclat de rire moqueur.

« Je n’entends pas le russe, M. Stéphane, dit Suzanne en anglais ; mais… »

Arkadi l’interrompit aussitôt : Mademoiselle, Stéphane vous dit que vous lui serrez trop fort le poignet.

— Ma main, répondit Suzanne en lâchant le bras de Stéphane, fait cependant moins de mal qu’une cravache. »

Elle se repentit d’avoir prononcé ces paroles quand elle vit Stéphane pâlir et trembler de tous ses membres.

— De telles colères sont véritablement des maladies. Vous êtes souffrant, monsieur, lui dit-elle.

— Stéphane souffre toujours, répondit Arkedi, quand ses colères ne suivent pas leur cours habituel. »

Stéphane se redressa sous cette attaque directe et adressa à son cousin une kyrielle de reproches qu’il ponctuait de coups de poing frappés contre la balustrade du perron.

« C’était bien la peine de crier comme un aigle quand mademoiselle te tenait la main tout à l’heure, répondit en anglais Arkadi à cette violente apostrophe. Tu vas te casser le poing sur le marbre et tu iras ensuite te plaindre d’avoir été brutalisé par ta maîtresse de français.

Mlle Mertaud trouva bon d’arrêter là le débat : « Pourquoi, dit-elle à Arkadi, soupçonner votre cousin de duplicité ? J’ai déjà pu m’apercevoir qu’il est trop vif ; mais de là à s’abaisser jusqu’au mensonge, il y a loin, et je ne le crois pas capable de ce manque de dignité. »

Stéphane la regarda d’un oeil moins courroucé, tout en continuant à mordre ses lèvres pâles.

Elle continua : « Si vous avez excédé votre liberté d’action, en venant au devant de moi dans un équipage de la maison Alénitsine, je prierai Mme la comtesse d’excuser cette faute, et je lui exprimerai mes regrets d’entrer chez elle dans des circonstances aussi pénibles……

— Qui ne vous donnent sans doute pas le désir d’y rester longtemps ? demanda Arkadi d’un air aussi soucieux que son naturel le lui permettait.

— Qu’en pense Stéphane ? » dit M. Carlstone avec beaucoup de dignité.

Stéphane remonta les dernières marches du perron et dominant de là les autres personnages de cette scène, diversement groupés sur les plans inférieurs, il leur répondit, en anglais cette fois :

« Est-ce que Stéphane vous doit compte de ce qu’il pense ?… »

Et il leur tourna le dos.

Une demi-heure après, M. Carlstone introduisait Mlle Mertaud dans l’oratoire de la comtesse Praskovia. Ce n’était pas sans appréhensions que la maîtresse de français avait attendu cette entrevue ; déjà elle avait pu constater le droit de tout faire qu’exerçait Stéphane dans la maison Alénitsine et elle craignait que la comtesse n’autorisât par une approbation absolue les frasques de son petit-fils et ne l’empêchât, quant à elle, de donner à Stéphane d’autres leçons que des leçons de français. Or, sa conscience lui défendait de s’en tenir à ce programme borné.

La comtesse, à demi couchée sur un divan de cuir, se souleva sur ses coussins en voyant entrer Suzanne que lui présenta, fort régulièrement cette fois, M. Carlstone. Elle fit signe à l’institutrice de s’asseoir, et celle-ci reprit quelque assurance en trouvant dans les traits de la comtesse quelque chose de la physionomie sympathique du comte Pavel.

Ces traits étaient creusés par le chagrin plus encore que par l’âge, et il n’était pas besoin des vêtements noirs que la comtesse portait pour rappeler le deuil éternel dont la trace était visible autour de ses yeux attendris par les larmes, et dans son attitude brisée.

Mlle Mertaud, qui la regardait avec un respectueux embarras, fut surprise de rencontrer dans les yeux de la comtesse une expression presque analogue, et son étonnement s’accrut lorsque la comtesse lui dit après les premiers compliments :

« Je suis guérie d’une crainte bien cruelle depuis que vous êtes là, mademoiselle ; votre air de douceur me fait espérer que vous ne serez pas une gouvernante trop sévère pour mon cher Stéphane… Ce titre de gouvernante vous surprend, je le vois ; il me reste à vous apprendre en effet, qu’il ne s’agit plus seulement des leçons de français. De nouvelles instructions que j’ai reçues de mon fils vous donnent la direction absolue de l’éducation de Stéphane. J’ai donc à abdiquer entre vos mains et je m’en effrayais avant de vous connaître. Je ne vous le cache pas : vous m’étiez presque ennemie, car je pensais que Pavel Paulowitch m’envoyait une gouvernante gourmée, pleine de son importance, en un mot, le futur tyran de mon pauvre Stéphane. Je prévoyais entre votre maîtrise et la vivacité de cet enfant une lutte dont Pavel m’aurait rendu comptable, car jusqu’ici les maîtres étrangers ont manqué de patience à l’égard de mon petit-fils ; plusieurs d’entr’eux sont partis d’eux-mèmes, et M. Carlstone, auquel j’aurais cru plus de patience, a signifié au comte Pavel son désir de nous quitter… Oui, monsieur Carlstone, je suis persuadée que votre décision motive le parti pris par mon fils de déléguer son autorité sur Stéphane à une autre qu’à sa propre mère. Vous avez manqué d’égards envers moi en ne me faisant pas connaître votre découragement. J’attendais mieux de la ténacité anglaise. Fuir devant des caprices si excusables dans un enfant de treize ans, ce n’est certes pas une preuve de ténacité de caractère. »

M. Carlstone s’inclina, en faisant un geste indécis qui pouvait aussi bien être une protestation contre ces derniers mots de la comtesse qu’une expression de regret.

« Je ne vous cache pas, mademoiselle, continua celle-ci, que j’ai tout intérêt à ce que vous ayez plus de persévérance, car mon fils m’annonce que si vous nous quittez, il viendra prendre Stéphane pour se charger complétement de son éducation. M’enlever Stéphane ! je n’ai plus que lui ! Jugeż de ce que cet enfant doit être pour moi : J’ai perdu trois filles, mon mari, un fils grand et beau, le père d’Arkadi, enfin les trois enfants et la femme de Pavel. Pavel lui-même m’a quittée pour courir le monde, et je serais morte dans mon isolement si je n’avais eu Stéphane. Que de nuits j’ai passées près de son petit lit ! Il a été très-délicat de santé et il l’est encore. Je tremblerais de le savoir livré à son père. Son père l’aime assurément ; mais est-ce que les hommes savent soigner ces chères jeunes créatures ? Mon Stéphane a beau grandir, il me semble toujours que je le porte dans mes bras. Je crois voir revivre en lui tous ceux que j’ai perdus. Oh ! dites-moi, mademoiselle, que vous ne le rendrez pas trop malheureux ! »

Et la comtesse, essuyant d’une main les larmes qui tremblaient au bord de ses paupières, tendit l’autre à Suzanne qui la baisa, tant elle fut émue par cette explosion de sensibilité.

« Madame, lui répondit-elle, je ferai tout ce qu’il me sera possible pour que votre petit-fils ne vous quitte pas.

— Et quelle est votre méthode d’éducation ? demanda la comtesse ; lui infligerez-vous des punitions bien sévères ? Il a déjà de la fierté…

— Les fautes qu’il commettra le puniront assez d’elles-mêmes ; j’aurai pour seule mission de les lui faire apercevoir.

— Voilà que vous parlez comme mon fils Pavel ; je ne m’étonne pas qu’il vous ait choisie, quoique ce soit une idée singulière que de donner une gouvernante et non un précepteur à un adolescent.

— Il y a des précédents, dit M. Carlstone ; certaines femmes unissent les qualités d’un homme : la fermeté, la décision, à la douceur et à la patience plus habituelles à leur sexe ; Mlle Suzanne Mertaud est de celles-là, et puisque vous m’avez fait l’honneur, madame la comtesse, de regretter ma démission, je vous dirai que si cela vous agrée, je la reprendrai volontiers sous le contrôle de Mlle Mertaud. Je ne doute pas que les professeurs des matières classiques ne suivent mon exemple, quand ils auront pu apprécier nmiss Suzanne.

— Ils sont Russes…, dit la comtesse en hochant la tête ; néanmoins, puisque telle est la volonté de mon fils… Ils obéiront. Ainsi, mademoiselle, je puis compter sur vous. Vous me délivrez d’un souci bien pénible. J’ai passé ma matinée à prier Dieu de me faire la grâce de dénouer toutes ces difficultés, mais à mon retour, toutes mes inquiétudes me sont revenues en trouvant Stéphane irrité contre Arkadi, et plus tard en entendant cette scène ! Comment vous en êtes-vous tirée ? » ajouta-t-elle avec un sourire qui demandait grâce pour la faiblesse qui l’avait empêchée d’interposer son autorité dans cette circonstance.

Suzanne raconta les incidents de son arrivée et pria la comtesse d’excuser la liberté prise par Arkadi au sujet de la voiture.

« Il ne s’agit pas de cela, répondit la comtesse ; Arkadi pouvait prendre une voiture pour aller à votre rencontre ; mais il a obéi à un fâcheux instinct de taquinerie en étrennant celle de Stéphane. Il l’irrite souvent et c’est lui qui a causé celle algarade.

— Madame, répliqua résolûment Suzanne, permettez-moi de ne pas vous donner mon opinion sur ces faits avant de vous avoir demandé si M. le comte ne vous a pas envoyé des instructions pour moi. Il m’importe de connaître la limite de mes droits de critique.

— Voici sa lettre, qui vous est destinée tout autant qu’à moi ; mais aurais-je tremblé si le pouvoir qu’il vous assigne n’était absolu ?

— Dans ce cas, madame, permettez-moi de vous demander où est le comte Stéphane. Après son accès de colère, il doit avoir un mouvement de fièvre ; j’en ai vu chez lui tous les symptômes. Il importe de le soigner.

— Quoi ! vous pensez… s’écria la comtesse. Vous avez donc des connaissances en médecine ?

— En hygiène et cela suffit bien. Je vous disais tout à l’heure que la punition d’une faute réside dans la faute même. En nous donnant la conscience de nos actes, Dieu a mis en nous le plus sûr et le plus inexorable des maîtres. C’est en éveillant cette conscience dans le cour d’un enfant qu’on le rend apte à se juger lui-même. Le comte Stéphane doit éprouver un malaise moral qui réagit sur sa santé physique ; mais peut-être ne s’explique-t-il pas bien cette conséquence inévitable de toute faute.

— Dites simplement Stéphane, chère mademoiselle. Je vais le faire appeler… Mais voici l’heure du dîner. Oui, on l’annonce. Nous le trouverons à la salle à manger. »

Un jeune homme, qui semble mal, allongé sur un sopha, tenu dans les bras d’une femme penchée sur lui.
Un jeune homme, qui semble mal, allongé sur un sopha, tenu dans les bras d’une femme penchée sur lui.
Mademoiselle Mertaud fit auprès de lui l’offre d’une maman dévoué.


CHAPITRE VI

L’INCIDENT DES AGOUSKI. — PUISSANCE N’IMPLIQUE PAS SCIENCE. UN BON PROCÉDÉ POUR UNE INJURE.


Après avoir traversé, sur les pas de la comtesse Alénitsine, une enfilade de salons richement meublés, Mlle Mertaud entra dans une salle à manger, haute et voûtée comme une église, dans laquelle s’agitaient, autour de deux lourds buffets chargés d’argenterie et de cristaux, quatre ou cinq valets russes auxquels un maître d’hôtel allemand avait bien de la peine à imposer une certaine correction de service.

Dans le cercle de lumières produit par trois lampes monumentales, deux tables étaient dressées : l’une grande, l’autre petite, et avant d’avoir remarqué leur aménagement disparate, Suzanne se figura que la seconde était destinée à son couvert et à celui de M. Carlstone.

Comme elle n’avait pas de sot orgueil, il lui était assez indifférent, quant à elle, de n’être pas admise à la table de la comtesse, mais elle était sur le point d’en être piquée à cause du relief d’infériorité que cette mesure lui donnait à l’égard de ses élèves, quand un regard plus attentif lui démontra qu’elle se trompait.

Il n’y avait point de siéges disposés autour de la petite table sur laquelle étaient servis ce qu’on nomme en Russie les agouski, c’est-à-dire les hors-d’œuvre. On devait goûter debout à ces apéritifs disposés sans symétrie apparente. Les poissons fumés y côtoyaient les tranches roses de jambon d’ours ; les fromages crémeux avoisinaient les dernières provisions d’hiver de caviar (œufs d’esturgeon noir) et pour aider à la digestion de ces mets, les grandes fioles de kümel se dressaient autour des flacons d’eau-de-vie de Dantzik dans le fond desquels flottaient de minces débris de feuilles d’or.

Arkadi était déjà là, troublant par ses plaisanteries les domestiques occupés aux derniers apprêts ; il vint baiser la main de sa grand’mère qui, debout près de la table des agouski, regardait alternativement toutes les portes d’entrée afin de guetter l’arrivée de Stéphane. Comme il ne paraissait pas, elle lui envoya successivement deux des valets et Mlle Mertaud se promit bien que la comtesse n’attendrait plus ainsi son petit-fils.

Enfin Stéphane parut et malgré sa mine rechignée, la bonne comtesse salua son entrée du plus aimable sourire ; elle dit elle-même le Benedicite et pendant que les convives faisaient honneur aux agouski, la conversation s’engagea ainsi :

« Tu m’as inquiétée, Stéphane, lui dit sa grand’mère, en ne descendant pas tout de suite. Mademoiselle craignait que tu ne fusses malade.

— Je lui rends grâce, répondit maussadement Stéphane en grignotant du bout des dents une tranche de saumon fumé ; je n’avais pas faim, et je ne me souciais pas de diner.

— En ce cas, je vous conseille d’être fort sobre, répliqua Suzanne ; puis voyant avec surprise qu’il se versait un plein verre de kümel, elle dit à la comtesse :

— Je vous demande pardon, madame, si je me permets de vous dire que les liqueurs fortes empêchent la croissance des adolescents et nuisent à la solidité du système osseux.

— Bah ! » s’écria Stéphane, et saluant Mlle Mertaud du verre qu’il tenait à la main, il en avala d’un trait le contenu. Aussitôt sa figure pâle se marbra de taches pourpres et il repoussa son assiette par un mouvement de dégoût.

Mais la comtesse, alarmée par les observations de Mlle Mertaud, insista dans le sens des conseils de celle-ci, et Stéphane obéissant au méchant instinct qui le portait à braver sa maîtresse de français, déclara que l’appétit lui venait, de sorte qu’en quittant la table des agouski pour aller s’asseoir à la droite de sa grand-mère à l’autre table, il avait déjà mangé quatre fois plus qu’il ne faisait d’habitude.

Cependant il fêta singulièrement la batvinia, soupe au saumon, au lait et aux herbes qui se sert froide, régal russe auquel Suzanne ne put goûter, et il dévora les mets variés qui se succédèrent pendant une grande heure que dura le dîner.

La comtesse s’émerveillait de trouver pour la première fois son petit-fils en si bon appétit, et elle conta même à Suzanne quelle peine on avait d’habitude à composer un repas qui fût à son goût. Arkadi fut réprimandé pour avoir osé dire tout haut le mot de l’énigme en affirmant que c était une gageure que Stéphane soutenait à ses dépens pour convaincre de fausseté les pronostics de Mlle Mertaud sur l’abus des liqueurs, et ce fut là-dessus que les convives quittèrent la table pour aller tous dans le petit salon de la comtesse qui avait choisi ce moment pour annoncer à ses petits-fils qu’ils allaient être sous la direction directe de leur maîtresse de français. Cette communication, que la comtesse fit avec une grande dignité, fut suivie d’un charmant mouvement d’Arkadi. Assis sur un tabouret aux pieds de sa grand’mère pendant qu’elle exposait aux deux enfants les volontés du comte Pavel, il se leva tout à coup, et allant prendre les deux mains de Suzanne, il lui dit :

« Vous voulez donc bien être ma petite maman ? Je vous en remercie. Vous aurez en moi un fils bien étourdi, bien léger, mais d’un bon coeur… un vrai Russe. Quand vous ne serez pas contente de lui, rappelez-vous qu’il tâchera de mieux agir dès qu’il s’apercevra qu’il vous a affligée.

— J’accepte ce pacte avec plaisir, répondit Suzanne en posant la main sur la tête frisée d’Arkadi, car si j’avais posé mes conditions moi-même, je ne les aurais pas faites autres que les vôtres.

— Et toi, Stéphane, dit la comtesse, ne diras-tu rien à mademoiselle ? »

Stéphane, lourd de nourriture, s’était jeté en entrant sur un divan, et il pouvait d’autant moins parler que le discours de sa grand’mère l’avait stupéfié. Son humiliation de se voir soumis à Mlle Mertaud était d’autant plus forte que son orgueil lui défendait de la manifester ; il se contenait donc en silence, mais avec de tels efforts pour ne pas se révolter ouvertement, que le travail pénible de sa digestion en fut arrêté. Tout ce qu’il put faire, ce fut de murmurer entre ses dents :

Puisque mon père le veut !… » et d’adresser à Suzanne un petit signe de tête bien sec.

L’arrivée de quelques visites rompit heureusement cette petite scène, et Mlle Mertaud, que la comtesse avait priée de rester au salon, l’aida avec une aisance modeste à en faire les honneurs. Elle constata avec plaisir l’affabilité avec laquelle les hôtes de la maison Alénitsine traitaient M. Carlstone et elle ; elle trouva en eux ce tact de la véritable bonne éducation qui devine au premier coup d’œil comment doivent être traités les étrangers admis dans une maison pour y remplir d’utiles et honorables fonctions.

Comme Suzanne arrivait de Paris et avait vu le comte Pavel depuis peu, il lui fut adressé cent questions à son sujet. Un vieux général qui faisait le quatrième au whist de la comtesse avec M. Carlstone et une jeune dame fort brillante, s’intéressait plus que tout autre au comte qu’il avait eu sous ses ordres à l’armée.

« Mademoiselle, dit-il à Suzanne, ce chevalier errant vous a-t-il dit où il allait en quittant Paris ?

— Le comte Alénitsine devait aller à Londres faire un rapport à la Société géographique sur son dernier voyage en Islande, et de là, il se propose d’aller à Sitka et à Alaska, dans l’ancienne Russie américaine.

— Oui, reprit le général, il y a là bas des mines d’or et de houille fort curieuses, et un pays tout neuf que nous avons vendu à nos bons amis les Yankees pour un morceau de pain… Bah ! ce n’est pas la terre qui manque à la Russie… Ah ! il va visiter nos anciennes possessions !… et se tournant vers Stéphane, toujours blotti dans son coin, le général lui dit :

— As-tu la moindre idée de la situation du pays où s’en va ton père, toi qui, l’an dernier, prétendais que l’Islande était une île de la Méditerranée ?…

— Eh ! dit Stéphane avec beaucoup d’aplomb, la Russie américaine… Sitka… attendez… c’est près d’Arkhangel, dans la mer Glaciale.

— Il y a de l’Arkhangel dans la Russie américaine, mais c’est la nouvelle et non pas la vieille, mon garçon. Et s’adressant à Mlle Mertaud, le général ajouta : « Voilà un gaillard auquel vous aurez besoin de seriner sa géo- graphie, s’il veut que Pavel Paulowitch le trouve un homme à son retour.

— Bon, s’écria Stéphane, mon père ne s’en soucie guère puisqu’il m’envoie un précepteur en jupons qui pourra plutôt m’apprendre la danse et la tapisserie. »

Puis, sur cette grossièreté qui laissa muets un instant tous les visiteurs, Stéphane sortit du salon en bousculant le domestique qui installait le samowar pour le thé.

La comtesse tâcha d’excuser l’impolitesse de son petit-fils, mais le général qui avait son franc-parler, lui dit :

« Praskovia Stépanovna, vous êtes bonne et douce comme une tourterelle ; mais vous élevez dans votre nid un petit faucon qui donne de bien sots coups de bec et qui a besoin d’être chaperonné. Si mademoiselle en vient à bout, je la déclarerai capable de commander un régiment de Cosaques. En tout cas, ayez la raison de la laisser agir, c’est urgent. Je vous le dis dans l’intérêt de votre repos et de votre conscience, et aussi par amitié pour Pavel. »

Arkadi ayant quitté le salon une demi-heure après la disparition de Stéphane, et M. Carlstone ayant opéré sa retraite peu d’instants après, Suzanne comprit qu’elle était libre de rentrer chez elle et s’esquiva discrètement.

Elle occupait au premier étage deux jolies chambres avoisinant la salle d’études et donnant sur une cour intérieure. En face et séparée par une large galerie, sur laquelle s’ouvraient tous les appartements de cet étage, était la porte qui conduisait chez Stéphane. Quant à Arkadi, il était un peu plus loin.

Au moment de s’enfermer chez elle, Mlle Mertaud aperçut sur le seuil entre-bâillé du petit salon de Stéphane (quatre femmes de service parlementant à grand bruit avec le valet de chambre. L’une tenait un flacon de sels, la seconde, une tasse où fumait un liquide bouillant ; les deux autres écoutaient, les bras ballants et la bouche béante, le récit que leur faisait d’un air effaré le grand personnage d’antichambre qui avait l’honneur de servir le petit roi.

« Qu’y a-t-il ? » leur demanda Suzanne, oubliant que selon toute probabilité ils ne sauraient ni l’entendre ni lui répondre.

Le groupe s’ouvrit devant elle, avec une déférence silencieuse, mêlée de cette antipathie que les Russes des classes inférieures témoignent aux étrangers.

« Ah ! c’est vous, mademoiselle, dit Arkadi en accourant du fond de l’appartement de Stéphane. — Voilà Ermolaï — il désignait le valet de chambre — et ces femmes qui perdent la tête et qui veulent avertir grand’mère de l’accident, pas du tout imprévu, qui arrive à mon cousin.

— Un accident ?

— Eh ! son dîner… Vous entendez ?… son dîner prend sa revanche. »

Un gémissement de Stéphane interrompit Arkadi qui pâlit tout de bon et cessa de plaisanter.

« Dites à ces bonnes gens de ne pas déranger Mme la comtesse, recommanda Suzanne à l’enfant, qu’elle s’étonna de voir transmettre cet ordre d’un air cassant et impératif.

— Pourquoi les rudoyer ainsi ? lui demanda-t-elle.

— C’est pour leur faire sentir que le commandement est sérieux. Si vous voulez être obéie en Russie, il ne faut parler que sur ce ton aux gens de service.

— Voilà qui ne fait pas précisément l’éloge des gens qui leur commandent, mon enfant, mais allons voir Stéphane. »

Stéphane, échoué comme un paquet sur un divan, se tordait sous l’influence de spasmes qui le secouaient. Il n’était certes pas dans un état physique qui lui permît de faire l’arrogant, car à peine pouvait-il soutenir sa tête vacillante. Il essaya bien d’éloigner Mlle Mertaud par un geste faible, car il avait honte de subir ses secours, si peu de temps après l’avoir offensée ; mais elle n’en tint pas compte et fit auprès de lui l’office d’une maman dévouée sans qu’aucun soin répugnant coûtât à sa délicatesse.

Par l’entremise d’Arkadi qui se fit son interprète auprès des gens de service, elle obtint tout ce qu’exigeait l’état du patient qu’elle ne quitta que lorsque la crise eut été conjurée et en emportant un « merci » articulé d’une voix presque contrite par le petit Roi.

Un jeune homme tient, au bout de son bras levé, un petit chien. En arrière plan, deux hommes parlent à une femme.
Un jeune homme tient, au bout de son bras levé, un petit chien. En arrière plan, deux hommes parlent à une femme.
Le nouvel hôte de la Mouldaïa.


CHAPITRE VII

PREMIÈRE RÉVOLTE D’UN MONARQUE EN TUTELLE. — UN BALLET SANS MUSIQUE.


Pour avoir su s’imposer ainsi dès le premier soir, Suzanne n’avait cependant pas partie gagnée, mais elle s’autorisa de cet accident, dès le lendemain, pour prendre l’autorité la plus stricte sur le régime de son élève qu’elle mit sans façon à la diète.

Le premier coup d’autorité de la gouvernante fut le signal de la guerre ouverte.

« Vous voulez me prendre par la famine ? lui dit Stéphane. Si vous croyez venir à bout de moi comme d’un petit enfant à qui l’on promet des confitures et des dragées pour qu’il soit sage, vous vous trompez. Je ne vous aimais pas hier, je vous déteste aujourd’hui. Voilà ce que vous y aurez gagné. »

Il continua assez longtemps sur ce ton. Suzanne le laissa épuiser sa colère. Quant il eut épuisé la kyrielle de son âcre complainte, elle lui dit paisiblement :

« Je vous ai empêché de déjeuner pour vous épargner un retour de la crise de cette nuit. Si vous tenez à me prouver que vous n’êtes pas un enfant, vous ne crierez plus ainsi sans raison. Je ne demande pas mieux que d’être assurée de votre bon jugement. Quand il me sera démontré, ma besogne auprès de vous sera très-facile.

— Ah ! je vous réponds qu’elle ne le sera pas, si vous prétendez toujours me faire suivre votre fantaisie !

— Je souhaite que votre conduite soit toujours digne de ce que vous devez aux soins que votre père donne à votre éducation et à l’exemple de sa vie laborieuse.

— … L’exemple de mon père ! murmura-t-il d’un ton moins rude, et il réfléchit un moment ; puis tout en combattant une confusion mal dissimulée, il vint s’asseoir en face de sa gouvernante et il ajouta : « Que vous a-t-il dit de moi, mon père ?

— Oh ! bien des choses que j’aimerai à vous répéter quand nous serons devenus grands amis. »

Il secoua la tête : « D’ici là… » grommela-t-il entre ses dents.

« Je puis vous apprendre dès aujourd’hui, continua-t-elle, qu’il se fait une fête de vous revoir dans deux ans ; il espère vous trouver instruit, doux, aimable, humain, modeste, bien élevé, et il compte alors finir lui-même votre éducation en vous faisant voyager. Or pour que vous puissiez le suivre dans ses excursions d’une manière agréable pour lui, il faut que vos connaissances historiques et scientifiques vous permettent à cette époque de comprendre ses travaux et d’y prendre goût.

— Bah ! à quoi bon devenir savant ! je n’ai pas besoin de gagner ma vie. Passe pour mon cousin à qui son père n’a guère laissé que des dettes.

— Si vous ne vous souciez que de rester un grand seigneur inutile au reste du monde, c’est Arkadi que le comte Alénitsine prendra en amitié et fera voyager avec lui, répondit froidement miss Suzanne.

— Cela, je ne le veux pas, s’écria Stéphane en frappant du pied avec colère. Arkadi n’est que le neveu de mon père. Mon père doit me préférer à lui.

— Un père ne doit à son fils que ce qu’il mérite, » répondit Mlle Mertaud qui ne put s’empêcher cependant de sourire, car cette émulation d’affection que Stéphane montrait lui révélait le secret à l’aide duquel elle pourrait dompter cette nature jusqu’alors si rebelle.

La tâche de l’institutrice restait pourtant bien compliquée. L’autorité la moins contestée ne peut rompre en quelques jours les habitudes de plusieurs années et Mlle Mertaud trouva cent obstacles difficiles à combattre, dans la faiblesse de la comtesse Praskovia, dans l’inertie respectueuse de la domesticité, et surtout dans le luxe de la maison Alénitsine qui permettait à Stéphane de disposer des gens et des choses selon son caprice.

Tout enfant qu’il fût, Stéphane jouissait des priviléges que les familles opulentes de l’Occident accordent à peine à des jeunes gens déjà entrés dans le monde. Mlle Mertaud comprenait que les leçons fussent fastidieuses pour cet enfant qui entendait piétiner dans la cour les chevaux attelés pour sa promenade pendant qu’il expliquait des Géorgiques ou conjuguait des verbes français. Puis les soirées étaient perdues pour le travail, car Stéphane ne manquait pas d’aller trôner au salon. Enfin le programme que Suzanne s’était tracé était contrarié de jour en jour par le mode d’existence de la famille qu’il eût fallu modifier dans l’intérêt de ses élèves.

À bout de méditations sur ce sujet, elle recourut à la comtesse et lui exposa son embarras. Aux premiers mots, la comtesse entra dans ses vues et lui annonça qu’elle aussi, de son côté, projetait de se retirer pour quelques mois du bruit de Moscou dans son bien de la Mouldaïa.

« Peut-être même, si vous ne vous ennuyez pas trop à la campagne, ajouta-t-elle, pourrons-nous y passer l’hiver prochain. Voilà qui est entendu : nous partirons dans trois jours, et là-bas rien ne vous contrariera dans vos vues de simplicité, mademoiselle ; mais dites-moi, n’êtes-vous pas plus satisfaite de Stéphane depuis quelque temps ?

— Un peu ; il a gagné en politesse, il désespère néanmoins M. Carlstone par son inattention et ses brusqueries, et moi-même je n’obtiens rien de lui que par boutades. Une heure d’application sur six jours de paresse, madame, ce n’est pas assez.

— Mais enfin il travaille un peu, vous en con venez vous-même. Pas autant qu’Arkadi, à beaucoup près, et seulement quand je loue celui-ci.

— Oh ! Arkadi ! s’écria Stéphane en faisant irruption dans le salon où causaient la comtesse et Mlle Mertaud, Arkadi est le préféré de mademoiselle. Il peut faire des bateaux en papier, il peut atteler des tarakanes[2] à ses boîtes à plumes ; il a le droit de trouer les cartes géographiques sous prétexte d’épingler les stations navales de mon père. Tout ce que fait Arkadiest parfait, car chacune de ses sottises est accompagnée d’une bouffonnerie qui amuse mademoiselle. Qu’il singe Polichinelle, si ça l’amuse et puisque ça lui réussit, moi je trouve ce rôle plat et ridicule.

— Je n’approuve aucune des facéties d’Arkadi, répliqua Mlle Mertaud, mais je ne saurais traiter avec rigueur de légères fautes qu’il sait réparer. Arkadi, tout étourdi qu’il soit, écoute mes conseils et est sensible à mes reproches.

— N’importe ! s’écria Stéphane, vous ne pouvez nier qu’il soit votre préféré ?

— Je préfère ses qualités à vos défauts, et c’est justice. Puisque vous avez sur votre cousin l’avantage d’être sérieux, il ne tient qu’à vous d’être son égal dans l’estime de tous. Tournez vers l’étude les facultés que vous employez à nous résister à tous ; devenez plus courtois, et comme vous serez alors plus parfait qu’Arkadi, je rendrai justice à votre supériorité. »

Stéphane reprit avec humeur : « Ce n’est pas que je m’en soucie tant… mais enfin ce n’est jamais à moi que vous conteriez de si longues histoires. Vous l’avez tenu hier toute la soirée et il m’a dit qu’il s’était beaucoup amusé.

— Vous aviez préféré descendre au salon…

— Oui, interrompit la comtesse, et il s’y est querellé tout le temps avec le général qui a fini par le remettre à sa place.

— Et quand je suis remonté, mademoiselle n’a pas voulu recommencer pour moi son histoire.

— Vous m’en avez priée d’un ton peu poli ; d’ailleurs, il n’eût tenu qu’à vous de l’entendre. N’aviez-vous pas dit en nous quittant que rien ne vous semblait insipide comme mes contes ?

— Oh ! Stéphane, s’écria la comtesse en embrassant son petit-fils, et, par une subite inconséquence, elle ajouta : – Tiens, mon enfant, puisque nous partons pour trois jours, je prie mademoiselle de vous donner congé dès aujourd’hui. Vous sortirez avec elle et ferez les emplettes qui vous sont nécessaires pour votre temps d’études à la Mouldaïa. »

Une heure après, les deux enfants accompagnés de Mlle Mertaud, sortaient en voiture, munis de la note des objets qu’ils devaient emporter à la campagne. Ces notes étaient de nature bien différente ; Arkadi, s’il avait inscrit en tête de son agenda des lignes anglaises pour pêcher dans l’étang, un jeu de crokett et des filets à papillons, avait su joindre l’utile à l’agréable, car il avait mentionné au dessous une nouvelle boîte de compas, quelques bons ouvrages anglais et français, un paquet de fusains et une collection de papier à dessiner.

La liste de Stéphane n’était pas si longue : elle ne contenait que trois articles : une cravache, un chien et un fouet.

« La cravache, passe, dit Arkadi à son cousin pendant que la voiture roulait sur le pavé de la ville, tu as cassé la tienne sur le dos du cocher le jour de l’arrivée de mademoiselle. Mais un chien, à quoi bon, puisque les animaux que tu achètes finissent toujours par te détester ? Tu me diras à cela que tu élèveras mieux celui-ci. Cependant l’achat du fouet n’indique pas un changement de programme dans ton système d’éducation. Gare aux coups de dents de ton élève !

— Bah ! dit Stéphane, une bonne cinglée lui apprendra à me respecter.

— Vous avez des principes d’éducation exécrables, répartit Suzanne. Si on vous les appliquait, que diriez-vous ?… Vous avez battu un valet parce qu’il n’était qu’un valet ; si un prince vous battait à votre tour parce que vous n’êtes que comte ?… »

Stéphane fit un sursaut à cette proposition inouïe, et l’institutrice continua comme si de rien n’était :

« Vous oubliez, vous ignorez peut-être que les brutes seules cèdent à la force. Le chien est un animal intelligent qu’on s’attache par d’autres moyens.

— « Plus fait douceur que violence. » Cet axiome de la Fontaine mérite que tu l’étudies, Stéphane, dit à son tour Arkadi. À la place du fouet, achète, si cela se vend quelque part, une bonne dose de patience et d’aménité.

— Bon pour les inférieurs ! s’écria superbement le petit roi.

— On est toujours inférieur à quelqu’un, reprit doucement Mlle Mertaud. Si la supériorité ne se manifestait jamais que par la rudesse des procédés, vous-même seriez à plaindre quelque jour. — Tout noble et riche que vous êtes, vous serez soumis, soit à un général, si vous adoptez l’étal militaire, soit à un ministre, si vous entrez dans la diplomatie, et enfin, moralement et intellectuellement, vous serez partout inférieur à qui vaudra mieux que vous. »

Stéphane, hors de lui, répliqua : « Sachez, mademoiselle, que je ne me soumettrai jamais à personne et que j’entends ne rien faire du tout.

— Vous serez toujours forcé de subir l’autorité des lois du pays dans lequel vous vivrez. La subordination est la loi sociale et nul n’y échappe.

— Je ne ferai jamais que ce qui me plaira.

— Or bien, Stéphane, dit Arkadi, puisque tu ne reconnais aucune autorité, nous voici à propos sur la place de la Tverskoi. Veux-tu que nous nous arrêtions au palais du gouvernement et que j’aille dire au factionnaire. Voyez, mademoiselle, c’est justement un soldat d’un régiment circassien :

— Moi, chargé des pouvoirs de Stéphane Paulowitch, je t’ordonne d’aller déclarer à Son Excellence le gouverneur, que le dit Stéphane, n’admettant pas que nul au monde aie le droit de lui commander, entend que notre père le czar, lui cède à l’instant le trône de toutes les Russies.

— Assez, Arkadi, lui dit Suzanne, vos railleries exaspèrent Stéphane sans l’instruire ; l’ironie est une arme dont vous abusez, mon enfant. C’est de toutes les formes de la raison celle qui lui nuit le plus, car elle la rend déplaisante. »

Ce fut au tour d’Arkadi de baisser le nez.

Après une station chez le marchand juif qui tenait dans une basse-cour retentissante d’aboiements, une collection de chiens russes et étrangers, le nouvel hôte de la Mouldaïa fut acheté et porté dans la voiture.

C’était une bête de race chinoise, à poil ras, de face fort laide, car son nez épaté et fendu semblait s’enfoncer dans son museau grotesque, et ses gros yeux saillaient hors de leur orbite en globes jaunâtres où nageait une prunelle d’un gris brun. Malgré la bizarrerie de cette figure, le chien qu’Arkadi baptisa Mandarin séance tenante, avait une mine intelligente et douce. Il se laissa caresser par Mlle Mertaud, et accueillit ses politesses par une sorte de rire qui retroussait ses babines pendantes. Le fouet, que Stéphane avait acheté après avoir étudié en connaisseur les variétés de ces instruments de correction, fut déposé près de l’animal, qui se coucha en rond tout à côté avec l’heureuse ignorance de son jeune âge.

Quand les achats d’Arkadi et de Mlle Mertaud furent terminés, Stéphane se fit conduire pont des Maréchaux, chez Darzens. C’est le plus grand magasin de bronzes, d’objets d’art et de fantaisie de Moscou.

Suzanne se plut à y admirer de beaux bronzes et quelques tableaux remarquables, pendant que Stéphane faisait entasser sur un comptoir tout un fagot de cravaches. La comtesse l’ayant prévenue que Stéphane pouvait disposer de sa bourse à son gré, elle se dispensait ainsi de présider à son achat, tout en blâmant à part elle cette trop large liberté donnée à un enfant aussi peu raisonnable.

Un bruit de vaisselle cassée et d’exclamations confuses la fit retourner tout à coup au comptoir des cravaches, et, en arrivant, elle vit Stéphane piétinant sur les débris d’un superbe plat de porcelaine japonaise, que ses talons achevaient de mettre en miettes.

« Qu’est-il donc arrivé ? demanda Mlle Mertaud, aux commis qui regardaient Stéphane et le plat de Chine en murmurant :

— Une si belle pièce ! une pièce unique !

— Il y a, dit Arkadi, que Stéphane choisissait une cravache à pommeau très-lourd, capable d’assommer quelqu’un. Je l’ai taquiné là-dessus ; alors il a voulu me frapper. J’ai esquivé le coup qui est allé fendre ce plat, et mon aimable cousin, qui n’aime pas les choses à moitié faites, danse, comme vous le voyez, sur les débris qu’il a faits, et donne aux messieurs Darzens une représentation de ballet qu’il aura l’obligeance de leur payer. »

Stéphane s’arrêta tout à coup en tirant son porte- monnaie de sa poche. « Combien vous dois-je ? demanda-t-il au commis.

— Pour la cravache, vingt-cinq roubles, et, j’en suis désolé, monsieur le comte, cinquante roubles pour le plat. »

Stéphane jeta des billets sur le comptoir : « Je n’ai que cinquante roubles sur moi ; vous enverrez prendre le prix de la cravache à la maison Alénitsine.

Non pas, dit gravement Mlle Mertaud, je trouve inutile pour la campagne l’achat de cette cravache à pommeau de lapis-lazzuli cerclé d’or et qui d’ailleurs a été dangereuse dans vos mains. Vous avez dépensé tout votre argent en payant le plat. Vous vous passerez donc de cravache à moins que votre cousin ne vous avance le prix de celle-ci, qui est beaucoup plus simple ; elle vaut trois roubles… C’est parfait, nous la prenons.

— Je ne m’en servirai point, s’écria Stéphane.

— Vous vous raviserez à la Mouldaïa. »

Deux hommes se battent au premier plan, l’un tient une bouteille en l’air quand un second est à terre. Une table renversée et des personnes qui approchent en arrière plan.
Deux hommes se battent au premier plan, l’un tient une bouteille en l’air quand un second est à terre. Une table renversée et des personnes qui approchent en arrière plan.
Dorothei a un cœur d’or, mais il est un peu vif.


CHAPITRE VIII

LA DÉTRESSE D’AXINIA. — LE CŒUR DE LOUP. CLAUSTRATION MYSTÉRIEUSE.


Si Stéphane n’avait pas eu trop d’orgueil pour se compromettre dans une discussion, devant des êtres aussi inférieurs que l’étaient pour lui d’honnêtes négociants, il aurait lutté contre la décision de sa gouvernante ; mais il trouva plus digne de lui de ne pas laisser éclater son dépit en public et il sortit le premier de chez Darzens, son bonnet enfoncé sur ses yeux et la tête aussi haut que possible.

Restée en arrière avec Arkadi, Mlle Mertaud profita de cette occasion pour lui dire :

« Ne reprenez plus votre cousin, je vous en prie, mon enfant. Vous ne savez pas le faire avec mesure, et alors même que dans le fond vous avez raison, vous finissez par vous donner tort dans la forme. Vous feriez croire que chaque sottise qu’il commet vous réjouit, parce qu’elle vous donne un sujet de critique. À la longue, un tel penchant pourrait donner une mauvaise idée de votre cœur.

— C’est étonnant comme vous avez raison, mademoiselle, répondit spontanément Arkadi. Je suis au fond aussi coupable du plat cassé que Stéphane. Soyez sûre que je tâcherai de me corriger. »

Le cocher Grigori était descendu de son siége et causait avec une femme couverte de pauvres vêtements, rapiécés en vingt endroits, qui tenait un petit enfant dans ses bras et, près de sa jupe, une petite fille d’aspect souffreteux. Quand ses maîtres sortirent du magasin, il fit un signe à son interlocutrice qui, au lieu de leur demander l’aumône comme Suzanne s’y attendait, tenta de s’éloigner à grands pas en entraînant la petite fille qu’elle avait prise par la main. Mais l’enfant, qui marchait encore mal, tomba sur une brique mal jointe du trottoir. La femme se tourna pour la relever, et Arkadi qui aidait Suzanne à monter en voiture, s’écria : « Axinia ! »

La pauvre femme vint à lui en baissant la tête pour cacher le flot de larmes qui, à ce mot, coula de ses yeux jusque sur les langes du marmot qu’elle serrait dans ses bras.

« Axinia ! dit-elle, oui, mon jeune père Arkadi Petrowitch, Axinia qui traîne ses pauvres petits de porte en porte, en implorant pour eux la pitié des orthodoxes !

— Mais ce que tu fais là est injurieux pour la maison Alénitsine, s’écria Arkadi. Pourquoi n’es-tu pas venue conter tes peines à Praskovia Stépanovna ? Et où est donc ton mari qu’il ne puisse nourrir ses enfants ?

— En prison, mon jeune père, pour s’être battu avec un soldat de la garnison. Le soldat l’avait fait boire et il l’avait ensuite injurié. Dorothéi a un cœur d’or, mais il est vif, il est fort ; le soldat a été blessé et il n’est pas encore guéri. Alors j’ai vendu tout ce que j’avais, jusqu’à ma pelisse, pour que la justice me rende mon mari. La police a eu tout cela de moi… mais c’était si peu, si peu… On a gardé tout de même mon Dorothéi. On m’a mise hors de ma chambre, que je ne pouvais payer ; mon lait a tari, et ce pauvre cher pigeon que j’ai là dans mes bras, crie à me fendre le cœur. Je voudrais le nourrir de mon sang, mais il l’empoisonnerait… J’ai tant souffert ! Et cette autre petite, voyez comme elle tremble la fièvre !… Et mon Dorothéi sous les verrous, lui qui est doux comme un enfant quand il est dans son bon sens ! Un travailleur d’un si grand courage !… Ils l’enverront en Sibérie, peut-être ! Oh ! que le Seigneur ait pitié de nous et nous prenne vite tous les quatre. L’agonie du pauvre monde est souvent trop longue, mon jeune père ! »

Arkadi pleurait sans le savoir en écoutant cet attendrissant récit.

« Pauvre Axinia, tu es si changée que je m’étonne de t’avoir reconnue. Mais tu as été trop orgueilleuse en ne venant pas nous trouver. Ce n’est pas bien à toi ; je t’en blâme. »

Il se tourna vers la voiture dans laquelle Stéphane s’était rencogné : « Et cet autre qui ne dit rien ! » murmura-t-il entre ses dents.

— Ah ! dit en soupirant Axinia, la faim chasse la fierté, mon jeune père. Je suis allée hier à la maison Alénitsine ; je voulais me jeter aux pieds de Praskovia Stépanovna et lui demander pitié, non pas pour moi qui l’ai offensée en la quittant, mais pour ces petits affamés. Elle a le cœur d’une orthodoxe ; elle ne les aurait pas repoussés. Mais… elle hésita… mon jeune père Stéphane Paulowitch m’a aperçue dans la cour ; il m’a fait chasser par Ermolaï… »

Arkadi poussa une exclamation indignée et montra ses deux poings à Stéphane qui s’était composé une figure impassible ; puis tout en essuyant ses joues sur lesquelles ruisselaient deux sillons de larmes, il dit à la pauvre femme :

« Il ne me reste que quelques roubles ; tiens, prends-les et fais manger tes enfants. Puis, je ne te dis pas de venir demain à la maison Alénitsine, je te l’ordonne, tu entends ? J’aurai parlé d’ici-là à grand’mère, tu verras que tout le monde chez nous n’a pas un cœur de loup. »

Suzanne n’entendait rien à ce dialogue, fait en mais les larmes d’Arkadi lui prouvant qu’il ne s’agissait pas d’une infortune banale, elle tira quelque argent et le donna à son élève en lui disant :

« Permettez-moi de m’associer à vos charités. »

Axinia prit l’argent, fit un signe de croix à la mode grecque, et baisa la main d’Arkadi qui remonta dans la voiture en lui répétant : « À demain ! »

Quelle est cette pauvre femme ? demanda Mlle Mertaud à Arkadi quand le cocher eut lancé ses chevaux dans la direction de la maison Alénitsine.

— L’intérêt que mon cousin prend à son malheur ne vous le ferait pas deviner, lui répondit-il. C’est Axinia qui l’a élevé ; elle était femme de chambre de sa mère, et à la mort de celle-ci, elle s’est absolument dévouée à Stéphane. Elle ne le quittait pas plus qu’une poule son poussin, et cela a duré huit ans. Mais alors elle s’est mariée à un charpentier de Moscou, bon ouvrier de son état, mais un peu buveur. Elle a quitté la maison au grand regret de grand’mère et à la grande colère de sire Stéphane, qui n’admettait pas, alors plus qu’aujourd’hui, qu’on pût aimer qui que ce soit au monde en même temps que son attrayante personne. Il lui déplut tant d’avoir une esclave de moins qu’il fut malade de cette séparation, et…

— Prenez garde, Arkadi, interrompit Mlle Mertaud, votre habitude de raillerie tourne à l’amertume et finirait par verser dans la méchanceté. Si Stéphane a été malade de cette séparation, c’est qu’il aimait cette Axinia. Ne cherchez pas des sentiments bas là où il peut y en avoir de touchants, mais mal entendus, mal compris, je l’avoue. »

La main de Stéphane, glacée et tremblante, vint se poser sur celle de Suzanne qui était dégantée ; mais il ne protesta pas autrement contre l’appréciation de son cousin, et ne rendit pas grâce même par un seul mot à sa gouvernante pour les généreuses paroles qui atténuaient ses torts.

« De l’affection ! reprit Arkadi. En quoi consiste l’affection, mademoiselle, si ce n’est à obliger quand on le peut les gens qui vous ont comblé de soins et de caresses ? Depuis ce mariage d’Axinia, Stéphane s’est refusé à la revoir, et hier lorsqu’elle a osé, poussée par le désespoir et la faim, venir tendre la main à l’enfant qu’elle a élevé, Stéphane l’a fait chasser par Ermolaï. Est-ce de l’affection, mademoiselle, est-ce même de l’humanité ? »

Stéphane se dressa debout dans la voiture ; des sons incohérents se pressèrent sur ses lèvres convulsives ; mais il ne put articuler un seul mot, et il se laissa retomber sur les coussins.

Ni Arkadi ni Mlle Mertaud ne purent définir l’émotion qui l’agitait, car la voiture pénétrait dans la vérandah, et Stéphane, sautant rapidement par-dessus le marche-pied baissé par Ermolaï, dédaigna de s’expliquer davantage et courut s’enfermer chez lui.

Lorsque Arkadi l’eut mise tout à fait au courant de la situation d’Axinia, Mlle Mertaud lui promit son concours pour la bonne œuvre à faire, et se proposa d’en entretenir la comtesse. Mais pour la première fois depuis son séjour à Moscou, elle ne put la voir ce soir-là. La comtesse dîna en tête-à-tête avec Stéphane dans son appartement après avoir donné ordre de ne laisser entrer chez elle que le général et la femme d’un sénateur influent qu’elle avait fait mander.

La gouvernante se défendit d’ajouter foi à l’interprétation qu’Arkadi donnait de la retraite de la comtesse. D’après lui, Stéphane la circonvenait afin de déjouer les bons offices qu’ils voulaient rendre à Axinia. Mlle Suzanne ne pouvait croire à cette froide méchanceté, et elle défendit son élève contre M. Carlstone et Arkadi, qui refusaient de croire aux bons sentiments du petit roi.

L’attitude de Stéphane le lendemain ébranla sa conviction. Il ne paraissait pas se souvenir de l’incident de la veille. Plus gai que d’habitude, il faisait ses préparatifs de voyage, chantonnait entre ses dents, et regardait son cousin d’un certain air triomphant qui faisait que celui-ci se mordait les doigts pour ne pas lancer à Stéphane une nouvelle bordée de reproches ; car il regrettait de l’avoir bravé la veille, non par couardise personnelle, mais dans la crainte d’avoir gâté ainsi les affaires de sa protégée.

La comtesse disparut immédiatement après le déjeuner pendant lequel personne n’osa parler d’Axinia ; elle avait d’ailleurs ce matin-là une attitude tant soit peu solennelle, et elle adressait fréquemment à Stéphane des regards qui attestaient entre eux une parfaite entente.

Une femme à la fenêtre un carrosse sort son bras. Une femme portant un enfant sur son dos baise la main. Un autre enfant se tient à son côté. Deux enfants sont dans le carrosse.
Une femme à la fenêtre un carrosse sort son bras. Une femme portant un enfant sur son dos baise la main. Un autre enfant se tient à son côté. Deux enfants sont dans le carrosse.
Axinia vint baiser en pleurant les mains de la comtesse.


CHAPITRE IX

LE DÉPART POUR LA MOULDAIA. — AXINIA ET SES DEUX PETITS PIGEONS. UNE REVANCHE ROYALE.


Le lendemain, malgré sa promesse, Axinia ne se présenta point à la maison Alénitsine. Ce fut en vain qu’Arkadi alla s informer d’elle jusque dans la loge du dvornik (portier). Le soir, comme la veille, la comtesse s’enferma chez elle, nais Stéphane ne l’y suivit pas et gratifia M. Carlstone et Suzanne de sa présence au dîner et au thé, qui fut servi dans le petit salon de Mlle Mertaud.

Celle-ci, quoique fort perplexe, ne désespérait pas du cœur de son élève, et, à sa demande, elle fit les frais de la soirée en contant des traits d’histoire qu’elle eut soin d : choisir parmi ceux qui exaltent la générosité d’âme et la noblesse des procédés. Il montra du goût pour ces récits et lorsque Arkadi, dont la verve avait été fort éteinte, prit congé de Mlle Mertaud en lui baisant la main, Stéphane prit à son tour la main de sa gouvernante, l’éleva à la hauteur de sa poitrine par un geste spontané, puis la laissa retomber après l’avoir serrée en lui disant :

« Bonsoir, mademoiselle ; si vous rêvez cette nuit, que ce ne soit pas à mon cœur de loup ; cela vous donnerait des cauchemars. »

Le lendemain matin, dès sept heures, six voitures attelées attendaient dans la cour, et l’on entassait les bagages dans les fourgons. À huit heures, après un déjeuner sommaire, la comtesse montait dans sa calèche, où elle invitait Suzanne à prendre place avec ses deux élèves et M. Carlstone.

C’était une de ces vastes voitures, antiques de forme, dont les nobles ne se servent plus à Moscou, mais dont ils usent encore pour se rendre dans leurs biens seigneuriaux. On y peut loger assez de voyageurs pour qu’une famille tout entière y tienne et que ce voyage en commun rende le trajet moins long.

Quand tous les hôtes de la calèche y eurent pris place, le cocher rangea la voiture hors de la vérandah, et la comtesse nomma à haute voix ceux de ses gens qui devaient prendre place dans la seconde. C’étaient les plus qualifiés de la domesticité : la dame de compagnie, le maître d’hôtel, les deux premiers valets de chambre. Quand vint le tour de la troisième voiture, le premier appel de la comtesse fit tressaillir Suzanne et Arkadi. La bonne comtesse toussa avant de parler, et les regarda tous les deux en accentuant presque gaiement deux on trois de ces exclamations qui émaillent les discours de tous les vrais Russes ; puis elle dit avec un accent à la fois attendri et malin :

« Axinia et ses deux petits pigeons ! »

Axinia, qui s’était dérobée jusqu’alors derrière les battants d’une porte des communs, s’avança vers la calèche et vint baiser en pleurant les mains de la comtesse. Mais c’étaient cette fois des larmes de joie.

Stéphane triomphait gravement, sans mot dire ; il tenait ses yeux brillants fixés sur Suzanne et leur regard la remerciait d’avoir eu un peu de confiance en son cœur.

« Quoi ! te voilà !  ! dit Arkadi, et pourquoi as-tu donc manqué à ta parole ?

Mon jeune père Stéphane Paulowiteh l’avait voulu ; mais il a été bon pour moi comme le seigneur Dieu. Il a parlé à un général, à un sénateur, et en un jour, l’affaire de Dorothéi, qui n’avait pu s’arranger en trois mois, a été réglée. Mon mari fera deux mois de prison, mais à l’hôpital où il sera doucement traité, le pauvre ami. Et je l’ai embrassé hier, et Praskovia Stépanovna veut que j’aille à la Mouldaïa pour refaire la santé de ces deux chers petits. »

Ce fut sur cette émotion que la caravane quitta Moscou. Lorsque la voiture fila sur la grande route qui mène à la montagne des Moineaux, Arkadi tira son toquet en s’inclinant devant Stéphane, et lui dit :

« Je dois réparation d’honneur à Votre Majesté. Je désavoue le « cœur de loup » et j’atteste qu’elle sait prendre de ses erreurs des revanches vraiment royales.

Après quoi, il saisit la main de Stéphane et attirant son cousin dans ses bras, il l’embrassa cordialement sur les deux joues.

Le petit roi reçut ce brusque hommage avec une grâce un peu hautaine. Mais les rois ne sont peut-être pas tous parfaits.

Un jeune homme devant une maison en rondin semble parler. Un homme plus grand et imposant à son côté tient un fouet.
Un jeune homme devant une maison en rondin semble parler. Un homme plus grand et imposant à son côté tient un fouet.
Qu’on tue cette bête malfaisante ! criait Stéphane.


CHAPITRE X

L’APOLOGUE DU SAUVAGEON. LE PAUVRE M. GRATITUDE. LA VENGEANCE DE MANDARIN.


Le village et la maison seigneuriale de la Mouldaia sont situés de l’autre côté de cette montagne des Moineaux, du haut de laquelle Napoléon contempla, en 1812, l’incendie de Moscou. La maison seigneuriale, de vastes proportions, mais composée de bâtiments juxtaposés, tous bâtis en rondins de bois, s’élevait à mi-côte d’une de ces collines dont les croupes ondulées coupent la monotonie des vastes plaines russes.

On y arrivait par une longue allée de tilleuls, superbes de frondaison à cette époque de l’année, et quand les voitures s’arrêtèrent dans la cour, toute la population du village, qui y était réunie en habits de fête, salua l’arrivée de ses seigneurs par trois salves d’exclamations joyeuses.

C’est que les Alénitsine, depuis deux générations au moins, n’avaient pas fait peser sur leurs serfs un de ces rudes jougs dont le martyrologe du peuple russe garde le souvenir. Lors de l’émancipation des mougiks, les intérêts pendant entre le village et la maison seigneuriale, s’étaient traités loyalement, sans procès devant les tribunaux du district, et le comte Pavel avait aidé de ses conseils la liberté inexpérimentée de ses anciens serfs, devenus ses tenanciers.

Aussi la cour de la Mouldaïa était-elle pleine de vieillards à longues barbes blanches, à joues rosées, à petits yeux bleus souriants et naïfs comme des yeux d’enfants ; d’hommes faits, trapus et robustes, dont les cheveux plats, séparés par une raie presque médiane, tombaient en mèches irrégulières plus bas que leurs oreilles. Ils étaient tous vêtus de cette sorte de blouse longue à manches demi-larges qui est le vêtement d’été des mougiks, et du pantalon serré sous le genou par la tige de hautes bottes de cuir. Leurs ceintures violemment sanglées au dessus des reins, et le flot de rubans rouges attaché au côté droit des bonnets qu’ils agitaient en l’air, étaient destinés à fêter l’arrivée de leurs seigneurs.

Du côté des femmes, tresses brunes, rousses et blondes, diadèmes orientaux pailletés d’argent, chemises de toile à larges manches brodées de rouge, jupes de cachemire couleur bluet, coquelicot ou vert-pré, tout un assemblage de nuances gaies et tendres sur le fond duquel papillonnait l’essaim de nombreux enfants presque nus, jolis comme de petits Jésus en cire, et au cou desquels pendait uniformément une croix de bois.

La comtesse salua ce petit peuple, venu là pour lui faire honneur, commanda pour lui une distribution de vivres et de kwass, et n’entra dans la maison seigneuriale qu’après avoir adressé quelques paroles cordiales aux plus vieux de l’assistance.

Mlle Mertaud, qui s’était promis naïvement de faire le lendemain le tour du domaine, reconnut que ce lui serait chose impossible en découvrant, des fenêtres de la chambre qui lui était assignée, un passage d’une immense étendue, fermé à l’horizon par le sombre rideau d’une forêt de sapins dont les pyramides, échancrées d’aiguilles irrégulières, se dentelaient sur l’éther transparent d’un ciel de juin. Çà et là, dans la plaine, se dressaient les coupoles rustiques des églises de divers villages, autour desquelles se groupaient des isbas (maisons de paysans) à toit fleuri de mousses et de folles graminées. Les champs de blé et d’orge, les potagers, les prairies, présentaient comme sur une immense palette, toutes les nuances de vert, depuis le vert tendre jusqu’à celui qui se teint d’aurore et d’orange. Le miroir clair de plusieurs étangs reflétait l’ardent rayonnement du soleil, et plus près de la maison seigneuriale, au bas du coteau, sous un rideau de saules découronnés, dont le feuillage gris était entre-mêlé aux lances vigoureuses d’une haie de roseaux, la Moskova déroulait ses eaux, d’un bleu plus vif que l’azur du ciel moscovite.

Il est si bien admis parmi nous que la Russie est le pays des glaces et des neiges, qu’elle ne saurait être belle l’hiver sous son manteau de neige, sous sa lune éclatante, sous ses cieux profonds et piquetés d’étoiles brillantes, que la chaleur excessive de ses étés et sa superbe végétation étonnent toujours les Occidentaux. Ce paysage charma donc Suzanne et chacun jouit de sa surprise. D’ailleurs elle arrivait à la Mouldaïa dans les plus heureuses dispositions. L’aventure d’Axinia lui avait prouvé que Stéphane n’avait pas la nature foncièrement mauvaise qu’elle avait craint de trouver en lui. Cette âme orgueilleuse se montrant capable de retours généreux, Mlle Mertaud n’était pas loin d’accuser des travers de son élève le milieu qui l’entourait, plutôt que lui-même.

Rien, en effet, n’est si funeste aux enfants riches, dont l’inexpérience ignore les devoirs et les nécessités de la vie, que le droit de tout faire et de ne rien faire. Ce droit que leur laisse l’aveugle tendresse de leurs parents, développe en eux, avec cent travers, l’inévitable ennui de la toute-puissance. C’est ce que Mle Mertaud s’avisa de faire comprendre à Stéphane, sous une forme imagée, à propos d’un arbuste de sa serre.

C’était dans les premiers jours de leur installation. Stéphane lui montrait un pêcher qu’il avait rapporté de Moscou trois ans auparavant, et qui avait pous avec la rapidité des arbustes soumis à une chaleur factice. D’après les ordres de Stéphane, qui aurait trouvé au-dessous de lui d’écouter les avis experts du jardinier, on avait laissé croître l’arbrisseau en toute liberté sans lui adjoindre un tuteur et sans diriger la pousse de ses branches.

Jusque-là il n’avait rien produit que des feuilles, ce qui avait été attribué à sa jeunesse ; mais en arrivant à la Mouldaïa, Stéphane avait tenu à faire à Mlle Mertaud les honneurs de l’arbre fruitier français. Elle ne put s’empêcher de rire en arrivant devant ce pêcher qui lui rappelait si peu les espaliers trop symétriques, mais très-productifs de nos jardins. C’était une sorte de sauvageon assez fort de pied, très-fourni de branches et de feuilles, mais ébouriffé et tout tordu. Le tronc fléchissait, entraîné par la poussée surabondante des branches qui, à droite, retombaient et traînaient presque à terre.

Stéphane ayant défendu qu’on le dirigeât, qu’on le contrariât jamais, le pêcher se perdait au milieu d’un massif de fougères ; sur ses feuilles éparpillées, quatre ou cinq pétales de fleurs languissaient tristement.

« Quelles belles feuilles, n’est-ce pas ? dit Stéphane tout glorieux à Mlle Mertaud.

— Beaucoup trop, répondit-elle en souriant, et presque point de fleurs. Vous n’aurez de fruits ni cette année ni les suivantes, je le crains. Votre jardinier n’entend rien à l’éducation des plantes exotiques.

— Eh quoi ! demanda Stéphane, y aurait-il une éducation aussi pour les plantes ?

— Assurément ; si on ne les dressait pas à l’aide d’une discipline raisonnée, elles retourneraient toutes à l’état sauvage. C’est l’histoire universelle. Abandonnés à leur seul instinct, tous les êtres, plantes, animaux et… hommes poussent d’ordinaire, à tort et à travers, comme l’a fait votre pêcher. Aussi voyez ce qu’il est devenu : il ne vous donnera jamais un fruit mangeable. Vous l’avez, en le laissant à lui-même, condamné à être aussi peu utile qu’agréable. Vous avez voulu pour lui la liberté absolue : en voici les résultats. Si l’on avait émondé toutes ces branches parasites qui ont été les exubérances folles de la séve, si surtout on lui avait donné une direction, un directeur habile…

— Un directeur ! nous y voici, et je sens d’ici la leçon. C’est un apologue assez clair… Allons ! puisque ce pêcher n’est bon à rien, je vais le faire arracher tout à l’heure.

— Stéphane, dit Mlle Mertaud en souriant, remarquez que si j’ai fait un apologue, c’est vous qui l’avez complété en y ajoutant sa moralité. Est-ce qu’il n’est pas aussi honteux à un jeune homme qu’à un pêcher de n’être bon à rien ? que penseriez-vous d’un jardinier qui eût exécuté votre sentence s’il s’était agi d’un autre être que d’un arbuste ?… Que diriez-vous d’un gouverneur qui, à la place d’un homme civilisé, vous rendrait une brute ?

— Vous avez raison, quant au savoir, répondit vivement Stéphane après avoir réfléchi. Je travaillerai désormais, car j’aurais horreur d’être un sot ; mais me soumettre, obéir… cela me serait impossible ! Je saurai me diriger moi-même.

— Mon enfant, lui dit la gouvernante, l’avez-vous su jusqu’ici ? et d’où vous vient votre meilleure résolution si ce n’est dans la leçon que l’aspect de ce pêcher vous a donnée ?

— Je ne suis pas un pêcher, » répliqua Stéphane qui coupa court ainsi à la conversation.

Cependant Stéphane tint parole : de ce jour data pour lui l’adoption d’un nouveau genre de vie ; il s’appliqua à ses études, y prit goût par conséquent ; mais il resta tout aussi fidèle à la réserve qu’il avait faite dans son entretien avec sa gouvernante.

Les heures de travail passées, il commandait à tout le monde à la Mouldaïa aussi bien qu’à Moscou, s’irritait avec autant d’âpreté qu’auparavant de la résistance que lui opposait Mlle Mertaud, et entraînait parfois Arkadi dans des escapades que celui-ci regrettait ensuite, mais auxquelles son naturel prime-sautier le poussait. Mais s’il suivait son cousin lorsqu’il s’agissait d’une furtive promenade en bateau sur la Moskova, d’une course à cheval à travers bois et plantations, Arkadi cessait d’être son second dès que les caprices de Stéphane avaient pour but de blesser la dignité des gens de leur entourage. Ainsi, malgré sa propension à la raillerie, il ne s’associait jamais aux mystifications que son cousin faisait subir journellement à leur professeur de latin que sa timidité et sa déférence pour la famille Alénitsine empêchaient de se plaindre de ces inconvenances.

C’était un fils de pope élevé, à l’Académie de Moscou par les soins du comte Pavel ; il remplissait à la Mouldaïa les fonctions d’intendant, et faisait l’intérim des professeurs de Moscou pendant le séjour de la famille à la campagne.

Si Mlle Mertaud adressait à Stéphane des remontrances à ce sujet, il lui répondait que rien au monde ne saurait lui faire respecter M. Gratitude. C’était le sobriquet français qu’il avait donné au fils du pope, tournant ainsi en ridicule la touchante preuve de reconnaissance que celui-ci donnait en rappelant à tout propos les bienfaits dont l’avait comblé le comte Pavel. Ce brave garçon était si pénétré de ces bons sentiments qu’il faisait des prodiges d’activité pour que sa nouvelle tâche ne nuisît pas à ses fonctions d’intendant, et qu’il arrivait parfois du bout du domaine, haletant et poudreux, tout mouillé de sueur, par la hâte qu’il avait mise à courir afin de ne pas manquer l’heure de la leçon. Stéphane l’accueillait d’un air rogue et répandait de l’eau de Cologne autour de la table de travail pour annuler, disait-il, l’odeur de fumier et de poussière que, selon lui, le maître de latin apportait avec lui.

Le pauvre M. Gratitude — les Russes sont grands donneurs de surnoms et celui-ci avait été vite adopté à la Mouldaïa — rougissait, essuyait sa face ruisselante, et subissait humblement cette avanie. Une fois la leçon commencée, sa réelle instruction et la clarté avec laquelle il s’exprimait après quelques minutes d’embarras, finissaient par imposer le respect, un respect momentané, à Stéphane.

Ce n’était pas seulement à M. Gratitude que Stéphane faisait sentir la supériorité de sa naissance et de sa position ; il n’y avait pas jusqu’à Axinia qu’il ne rebutât souvent par pur esprit de domination, car il l’aimait sincèrement, et s’il avait refusé de la voir autrefois, c’était par jalousie d’affection ; lorsqu’il l’avait fait chasser par Ermolaï, il ignorait la cause qui amenait cette pauvre femme à la maison Alénitsine. C’était son affection rancunière et égoïste qui l’avait emporté.

« Les seigneurs sont les seigneurs, qu’y a-t-il à dire lorsqu’ils daignent se fâcher contre nous ? » dit Axinia à Mlle Mertaud qui la trouva un jour pleurant pour une bourrade de Stéphane.

Ce fut dans ce mot naïf que la gouvernante recueillit le secret de la tyrannie que son élève exerçait sur tout son entourage ; c’était à qui plierait devant lui sans réagir jamais contre son humeur impérieuse, et il s’y livrait, sans retour sur lui-même, avec une bonne foi inconsciente qui ne lui permettait pas de comprendre les leçons que lui donnaient parfois des êtres moins dressés que ses mougiks ou ses valets à l’obéissance passive.

Selon la prédiction d’Arkadi, le chien chinois, Mandarin, s’était pris peu à peu d’aversion pour Stéphane ; son refuge habituel était la jupe de Mlle Mertaud, derrière laquelle il se retranchait dès que son maître, faisant claquer son fouet, l’appelait pour lui apprendre à sauter au cerceau, à rapporter et à faire l’exercice.

D’aimable caractère d’abord, cette bête, tour à tour choyée et malmenée sans raison, était devenue grognon et irascible ; mais elle n’avait jamais manifesté la plus légère velléité de révolte, lorsqu’un jour Stéphane imagina de se donner le spectacle d’un combat de chiens.

Il y avait justement au village un chien de Crimée, au poil gris en broussailles, à l’œil sanglant et farouche ; il le fit amener, attacher dans la cour et l’y laissa jeûner toute une journée ; le lendemain matin, après avoir excité Mandarin en lui montrant la bête étrangère, il fit lâcher celle-ci.

L’événement ne répondit pas à son attente. Mandarin, en chien de bonne maison, regarda dédaigneusement l’intrus, qui, de son côté, se prit à contempler le chinois avec l’admiration rustique d’un villageois mal attifé pour un citadin. Ce n’était pas l’affaire de Stéphane qui ne rêvait que bataille. Il appela Ermolaï et lui commanda d’apporter un quartier de viande cuite.

Mlle Mertaud, occupée dans sa chambre, entendit cet ordre et se mit à sa fenêtre pour savoir ce qu’il signifiait ; elle eut d’autant moins de peine à le deviner qu’elle se rappela que Stéphane avait fait fête devant elle à son cousin de cette lutte, dont celui-ci avait refusé d’être spectateur.

La gouvernante fut sur le point d’interdire à Stéphane ce jeu cruel ; mais elle avait si peu réussi jusqu’alors à le convaincre de la déraison de ses amusements, qu’elle résolut de n’intervenir qu’à la dernière extrémité. Elle descendit néanmoins, et se mit en observation derrière la porte vitrée du vestibule.

Stéphane était trop occupé pour la remarquer. Ermolaï lui avait apporté un gros morceau de viande, et il venait de le jeter à Mandarin, comptant que le chien de Crimée viendrait le lui disputer. Mais Mandarin était trop bien nourri pour se soucier de cette grossière pitance : il flaira la viande en fronçant ses narines et se coucha tout à côté sans y porter la dent. L’autre chien, qui s’était borné jusque-là à la mimique sournoise d’un intrus hésitant entre une prise de possession brutale et des désirs envieux, s’élança sur la viande, la happa et l’emporta en trois bonds à l’autre bout de la cour où il se mit à l’engloutir. Mandarin le regarda faire. Il digérait un meilleur déjeuner.

« Prends le fouet, Ermolaï, cria Stéphane, et empêche cet animal de manger.

— Votre Honneur, ces chiens de Crimée sont rageurs et brutaux.

— Je ne souffrirai pas que tu me répondes-prends le fouet. »

Ermolaï obéit, en se garant du mieux possible, et au moment où le chien, furieux, allait s’en prendre à la veste brodée du valet, Stéphane lui lança Mandarin sur le dos.

Ce fut une mêlée indistincte, mais courte, et, ce qui prouve dans les animaux plus de justice distributive que certaines gens ne pensent, c’est qu’après un assaut, de surprise plutôt que de colère, les deux bêtes se séparèrent, le chien de Crimée pour courir à son déjeuner si disputé, Mandarin pour se lancer contre Stéphane qui l’avait lancé sur un ennemi dangereux. Ce grief n’était pas le premier que Mandarin eût gardé dans sa mémoire de chien contre son maître ; aussi, excité comme il l’était, il perdit ses habitudes de patience et mordit Stéphane à la main.

Après cet exploit vengeur, Mandarin, déjà honteux de sa colère, alla se cacher en gémissant derrière Mlle Mertaud qui accourait.

« Qu’on le tue ! criait Stéphane en agitant sa main ensanglantée. Qu’on tue cette bête malfaisante !

— On ne tuera pas Mandarin, dit la gouvernante d’une voix ferme ; il ne l’a pas mérité. Le coupable, ce n’est pas l’animal, c’est vous. » Et elle se borna à recommander à Ermolaï de consigner Mandarin dans sa niche sans lui faire aucun mal.

Stéphane était furieux : son sang, son précieux sang coulait ! mais il avait besoin d’être pansé : il tendit sa main à Mlle Mertaud, qui la lui baigna dans de l’eau fraîche et l’entoura avec beaucoup d’adresse d’un bandage sans adresser à son élève aucune remontrance. De quelle utilité eussent été des paroles là où le fait lui-même était une leçon ?

Cette leçon eut même pour Stéphane une morale qui fut de plus longue durée que les souffrances de sa blessure. Quand la comtesse, alarmée du caractère de la morsure que son petit-fils avait reçue, se fut bien assurée que Mandarin n’était pas enragé, les honneurs du salon furent rendus au chien chinois.

Celui-ci reprit son train de favori, aux priviléges duquel son naturel aimable et enjoué le prédestinait ; il se remit à sauter dans les cerceaux que lui tendait Arkadi ; il rapporta les pelotons de laine et les journaux que lui lançait miss Suzanne ; il fit le beau devant les assiettes de gâteaux du thé ; mais en quelque joviale disposition qu’il fût, il ne vit jamais Stéphane s’approcher de lui sans faire entendre un grognement et sans courir se cacher sous quelque meuble, pour se mettre à l’abri des fantaisies cruelles du Petit roi.

Ce fut en vain que celui-ci chercha à l’amadouer ; à toutes ses caresses, Mandarin ne répondait qu’en secouant sa tête sans oreilles, en roulant ses gros yeux saillants ; puis il reniflait en ayant l’air de dire :

« Pas si bête que de me fier à toi ! »

Quel moyen de faire entendre raison à un animal qui redoute le présent en souvenir du passé ?

Un homme sur la gauche, tire au pistolet sur un ours qui recule la tête. Une petite table renversée avec un bougeoir et des livres.
Un homme sur la gauche, tire au pistolet sur un ours qui recule la tête. Une petite table renversée avec un bougeoir et des livres.
Il y allait de la vie pour M. Carlstone.


CHAPITRE XI

LA COSAQUE. — UNE SUPERSTITION RUSSE. — CHASSE À L’OURS DANS UNE CHAMBRE À COUCHER. — LA QUESTION DES EXCUSES.


Depuis l’arrivée de Mlle Mertaud, M. Carlstone prenait beaucoup plus en patience qu’à Moscou les soucis de sa position ; il aimait d’ailleurs, en bon Anglais, les longues courses pédestres, et la Mouldaïa offrait un vaste champ à ses recherches botaniques et entomologiques. Il avait la passion des sciences naturelles et n’eut pas de peine à la communiquer à Arkadi, qui en prit les premières connaissances en se jouant, pour ainsi dire, et en les pratiquant, méthode qui offre plus d’intérêt que l’étude sèche de la théorie à l’imagination d’un enfant de treize ans.

Il ne se passait pas de jour qu’Arkadi ne revînt sa boîte d’herborisation pleine de plantes qu’il rangeait et classait dans un herbier, portant à sa première page le titre pompeux de Flore de Mouldaïa.

Stéphane méprisait ces études, et quand vint l’automne, il prédit aux promeneurs qu’ils se trouveraient un beau jour, dans leurs excursions, tête à museau avec quelque ours nomade ou quelque loup bien endenté contre lesquels l’ombrelle de M. Carlstone et la badine d’Arkadi seraient bien insuffisantes. M. Carlstone était timide, mais non poltron ; il ne fit que rire de ces menaces ; il savait que que le gibier abonde dans les bois et les rayons de mouches à miel sauvages dans le creux des arbres, ni ours ni loups ne sont dangereux ; mis sur ce tant sujet, il conta quelques-unes de ses aventures de chasse dans l’Indoustan.

« Puisque vous n’avez pas peur des bêtes fauves, lui dit Stéphane, je tâcherai de vous donner l’occasion de nous faire admirer votre héroïsme cet hiver. »

Le petit roi n’attendit pas jusque-là. Comme il se promenait un jour dans le village, sa cravache sous le bras, afin de pouvoir fouetter au passage les bêtes attelées aux télégas (charrettes) des mougiks, ou caresser du bout de la mèche, plus ou moins doucement, les enfants errants çà et là, il vit un grand attroupement devant la porte d’une isba. Il s’en approcha ; aussitôt le cercle, presque uniquement composé de femmes et d’enfants, s’ouvrit devant lui.

Dans l’espace libre, cinq bohémiens allaient donner à l’assistance le spectacle national de la danse des ours, qui est un des grands plaisirs des mougiks russes. De bonne humeur ce jour-là parce qu’il était libre, Mlle Mertaud étant en promenade avec M. Carlstone et Arkadi, Stéphane se décida à faire galerie, et il s’assit sur le banc extérieur de l’isba, couvert par l’hôtesse d’un linge bien blanc pour faire honneur à ce spectateur inattendu.

Il y avait là, tenus par deux bohémiens au bout d’une longue corde, deux ours bruns, l’un jeune et superbe de pelage, l’autre presque gris de vieillesse. Quand Stéphane se fut assis, deux bohémiens tenant une sorte de violon rustique se mirent à jouer un air, chacun le sien, en même temps. Noble indépendance en dehors des plates habitudes de nos orchestres, et qui permet de distinguer les aptitudes particulières de chaque artiste en même temps qu’elle offre au spectateur une mélodie variée pour chacune de ses oreilles.

Dès les premiers sons — car l’on ne saurait dire : accords — les ours saluèrent l’assemblée avec la politesse qu’on devine, et se mirent ensuite à danser la cosaque avec des contorsions, des piétinements, des tours de hanches et des airs de tête penchée fort burlesques. L’assemblée s’amusait bruyamment, et Stéphane lui-même daignait donner de temps en temps des signes de satisfaction.

Après cette danse nationale, qui avait mis en relief des mérites chorégraphiques inconnus à nos théâtres de ballets, les montreurs d’ours tournèrent les longues cordes attachées aux muselières de leurs bêtes, et voici celles-ci sautant à la corde aussi légèrement, sinon avec autant de grâce, que les petites filles des Tuileries.

Après une série d’exercices divers, l’on apporta de l’eau-de-vie aux bohémiens. Au cliquetis des verres, les ours, qui s’étaient accroupis pour se reposer, se levèrent d’un bond et accoururent pour avoir part à la distribution. Les montreurs les démuselèrent et leur offrirent une ration suffisante que les animaux gourmands savouraient avec une avidité visible.

Le bruit du passage des ours avait été porté sans doute par quelque passant à la maison seigneuriale, car au moment où les bohémiens, après avoir remercié l’assistance des kopecks et des tributs en nature qui avaient récompensé leur savoir-faire, se disposaient à rejoindre leur campement, Axinia vint tout à coup dans le cercle qui ne s’était pas encore rompu, et alla parler tout bas à l’un des joueurs de violon.

« C’est très-possible, dit celui-ci, mais il faut auparavant que je musèle Napoléon. Ce n’est pas qu’il soit méchant, mais quand on a un coup d’eau-de-vie dans la tête !… » Il musela l’animal et le fit tomber sur ses quatre pattes d’un coup de baguette. « Holà ! tout beau et attention ! La femme, vous pouvez m’apporter l’enfant. »

Axinia passa au bohémien sa petite fille encore pâlie par les fièvres intermittentes que le séjour de la Mouldaïa n’avait pas tout à fait guéries. Celui-ci hissa sur le dos de la bête l’enfant muette de frayeur, et pendant qu’il la maintenait assise sur cette singulière monture, Axinia faisait des signes de croix et murmurait les premiers versets des litanies russes.

C’était unir une prière chrétienne aux vieilles superstitions du pays qui prétendent qu’on guérit de la fièvre en s’asseyant dix minutes sur le dos d’un ours ; le bohémien fit bonne mesure, car l’enfant resta un grand quart d’heure sur le dos de Napoléon, cachant à la fin sa tête sous sa jupe retroussée pour ne pas voir la grosse bête dont la respiration donnait un mouvement de roulis à son petit corps. Enfin le bohémien la prit dans ses bras et dit à Axinia en la lui rapportant :

« La voilà bien guérie : le malin a pris sa fièvre pour lui-même.

— Grand merci à Dieu et à toi, frère, répondit la mère en lui glissant une petite offrande dans la main.

— Ne prends rien, dit Stéphane au montreur d’ours. Ceci est mon affaire et j’ai à te parler.

Stéphane commença par payer la prétendue guérison de l’enfant d’Axinia ; puis il dit au bohémien, bien disposé par cette générosité :

« Tes ours sont-ils très-doux ?

— Oui, Votre Honneur. La maligne est hargneuse, elle a plus couru le monde et plus reçu de coups de bâton ; mais Napoléon ne connaît pas sa force. C’est tout jeune et encore… bête. Puis l’eau-de-vie, qui excite la vieille, étourdit Napoléon. S’il en avait bu un verre de plus… Savez-vous quoi ? Il se serait mis à dormir, et il nous aurait fallu le traîner jusque chez nous comme un paquet. »

À ces explications, Stéphane se frotta les mains.

« Écoute, puisque ton ours est si docile, dit-il au bohémien, il faut que tu l’amènes là-haut, à la maison seigneuriale. Il s’agit d’un tour à jouer à l’un de mes amis, une gageure que j’ai faite avec lui. »

Alléché par la promesse d’une bonne récompense, le bohémien laissa ses camarades revenir avec l’autre ours au campement installé près du village, et il suivit Stéphane qui combinait en route la plaisanterie qui lui était venue à l’esprit pendant le spectacle.

Quand il eut expliqué à l’homme qu’il s’agissait d’enfermer l’ours dans une chambre du second étage pour que la personne qui l’habitait, sortie pour le moment, trouvât chez elle en rentrant cet hôte inattendu, la prudence du bohémien s’éveilla et il refusa tout net de se prêter à un projet qui avait bien son danger. Il voyait bien que Stéphane parlait en maître ; mais il voyait aussi que ce n’était qu’un enfant, et il savait qu’en cas d’accident ce serait au pauvre hère, complice de sa lubie, qu’on s’en prendrait tout d’abord.

Stéphane dut donc entrer en composition avec lui ; se faisant fort de ce que le maître de l’ours lui disait de l’abrutissement où l’eau-de-vie jetait Napoléon, il lui proposa de coucher l’animal tout muselé sur le lit de la chambre en question après lui avoir donné une nouvelle ration d’eau-de-vie. La corde fixée au pied du lit ne lui permettrait pas de s’éloigner de sa couche, s’il s’avisait de se lever.

Le bohémien n’hésita plus lorsque Ermolaï eut assuré, pour flatter son jeune maître, que la plaisanterie était excellente et que tout le monde en rirait.

La comtesse étant en visite dans les environs, et la domesticité étant encore retenue au village par la curiosité qui l’y avait conduite, nul autre qu’Ermolaï ne vit l’hôte étrange amené par Stéphane à la Mouldaïa.

Maître Napoléon grimpa d’assez bonne grâce dans la chambre de M. Carlstone. On l’affubla sans façon d’un macfarlane et d’un bonnet de fourrure appartenant au professeur d’anglais ; mais si le mac-farlane sans manclies s’ajusta passablement sur la poitrine velue de l’animal, le bonnet de fourrure qui lui tombait sur les yeux et qu’il fallut fixer à l’aide d’un ruban sur son crâne déprimé l’ennuya beau coup. Il l’arracha et le pétrit dans ses pattes avec une colère comique, puis il le lança en l’air comme un ballon.

Ce projectile rencontra dans sa chute une pile de livres peu solide, placée sur la table de travail de M. Carlstone, et la renversa sur un gros encrier de porcelaine qui fut brisé. L’encre jaillit de tous côtés, et ce désastre, qui arracha une série de blasphèmes au bohémien, causa une telle frayeur à l’ours qu’il se tapit dans un coin sans en vouloir bouger.

Quand le montreur eut épuisé pour l’en faire sortir menaces et coups de bâton, il eut recours au moyen suprême et se fit apporter un grand verre d’eau-de-vie, puis attirant Napoléon par cet appât, il le fit sauter sur le lit au pied duquel il attacha sa corde, et il lui octroya le somnifère qui devait le rendre inoffensif.

Au bout de quelques minutes, après avoir bâillé et s’être trémoussé de façon à endommager singulièrement la fraîcheur du mac-farlane et à faire un chenil du lit de M. Carlstone, Napoléon s’endormit.

Le bohémien n’était cependant pas rassuré, il se refusait à quitter sa bête ; mais outre qu’il n’y avait pas de place pour cacher un homme dans la chambre, il n’était pas prudent non plus d’y laisser ua compère habile de ses doigts et peu scrupulcux comme le sont tous les bohémiens ; aussi Ermolaï l’emmena-t-il à l’office qu’on nomme en Russie la pikarnia.

Stéphane, se délectant dans son œuvre, se mit en observation, et plus heureux que la sœur Anne du conte, il vit bientôt arriver les promeneurs. Il alla à leur rencontre, fut fort aimable pour M. Carlstone et se glissa sur ses pas pour ne rien perdre de la scène qui allait avoir lieu.

On était en automne et la nuit tombait avec la rapidité propre aux climats septentrionaux. La pénombre dans laquelle était la chambre de M. Carlstone ne lui aurait pas laissé remarquer tout de suite le désordre inaccoutumé qui y régnait, si Arkadi ne l’eût accompagné pour ranger les acquisitions de la journée, plantes et fleurs.

« Oh ! monsieur, s’écria l’enfant, l’encrier renversé sur votre beau Molière, vos lunettes en miettes et votre bonnet de fourrure, votre superbe bonnet tout en loques. » M. Carlstone, qui poussait le soin jusqu’à la minutie, constata le dégât, soupirant à chaque objet cassé ou maculé.

« Qui a pu faire toutes ces sottises ? se demanda-t-il tout haut. On dirait l’euvre d’un singe malfaisant, et il n’y a pas, Dieu merci ! d’animaux de cette sorte dans la maison.

— Je n’y comprends rien, dit Arkadi ; et si ce n’était pas si bête et si méchant, je croirais… » Il s’arrêta, tout honteux d’avoir pensé à Stéphane.

« C’est quelque pauvre diable de valet qui se sera enivré, reprit le bon M. Carlstone ; ou plutôt, attendez ! La comtesse a été absente aujourd’hui ; ses gens se seront relâchés de leur service, et l’on parle tant de ces bandes de voleurs qui courent la campagne… Plus de doute ; voyez comme mon lit est ravagé. » Et sans rien vérifier de plus près, l’excellent homme ajouta : « S’ils sont venus voler jusqu’ici, dans quel état auront-ils mis l’appartement de la comtesse ? J’y vais voir. »

Un ronflement sonore de Napoléon l’arrêta. À ce bruit, et comme précaution préliminaire de ce qui pouvait se passer, il prit Arkadi à l’épaule, le fit sortir de la chambre, et s’y enferma. L’idée lui était venue que son voleur, quel qu’il fût, s’était endormi chez lui par imprudence. Une fois son élève en sûreté, M. Carlstone prit sur la cheminée un revolver chargé à cinq coups, alluma fort posément deux bougies et s’avança vers le lit avec précaution.

Tout d’abord, il ne distingua qu’une forme vague drapée dans son mac-farlane et dans les couvertures en désordre ; puis, la lumière des bougies s’assurant, il aperçut le museau de l’ours béatement étendu sur l’oreiller, et il se prit à rire, car il s’imagina avoir rêvé le ronflement. Il crut que c’était une tête, une peau d’ours empaillé que Stéphane, car il accusa immédiatement Stéphane de cette malice, avait sans doute placée là pour l’effrayer.

L’animal ne bougeait pas, ce qui aidait à l’illusion. Néanmoins M. Carlstone n’eût pas été Anglais si, sur une simple supposition, il eût abdiqué toute prudence. Sans quitter le revolver qu’il tenait de la main droite, l’index sur le ressort, il prit sa canne de la main gauche et en asséna un grand coup sur le museau du dormeur.

Tout engourdi qu’il puisse être par l’ivresse, un ours qu’on réveille de cette façon retrouve à l’instant son instinct de fauve. Napoléon bondit, et sauta de toute la longueur de sa corde tout contre M. Carlstone, à la face duquel il souffla sa colère dans un long hurlement. Il l’aurait étreint de ses griffes puissantes si l’Anglais n’eût fait en arrière un bond analogue qui maintint la distance entre Napoléon et lui, tout en livrant un pan entier de son habit à l’animal ; mais l’affaire était sérieuse : l’animal était là, furieux, menaçant. Il y allait de la vie M. Carlstone… Une, deux, trois, quatre détonations se pour suivirent avec la précision d’un feu de file.

Des cris y répondirent de toute la maison et particulièrement du corridor. Arkadi s’évertuait à ouvrir la porte ; mais M. Carlstone, ne sachant pas la bête attachée, avait eu la précaution de s’adosser à cette porte à mesure qu’il s’était éloigné de l’animal, dans la pensée d’empêcher l’enfant d’entrer ; et il restait là, dans cette chambre remplie de la fumée des détonations, grave, impassible, gardant son dernier coup pour le cas où la bête, résolue à reprendre avec lui une lutte suprême, se lèverait du plancher où il l’avait vue tomber.

Ce fut du dehors que vint l’assaut. Arkadi tournait et retournait le bouton de la serrure. Il voulait secourir son ami ; l’enfant était brave. Quant à Stéphane, il s’était enfui, épouvanté de son œuvre. Mais si Arkadi ne réussit pas à entrer, le bohémien, qui était accouru en entendant les coups de feu, en vint à bout. Il pleurait, sanglotait, s’arrachait les cheveux et n’osait pourtant pas approcher de sa bête, car il redoutait les efforts de vengeance dont l’agonie des fauves est capable.

Mais Napoléon n’était plus à craindre. Un des coups de feu avait pénétré dans son eil droit, un autre avait troué sa poitrine, et son corps d’où suintaient de longs ruisseaux de sang noir n’était plus agité que par les derniers frémissements de la mort.

En un instant, la chambre fut pleine de monde. On parla d’abord sans s’entendre, sans s’expliquer ce prodigieux événement d’un ours niché chez M. Carlstone, et de cette chasse au fauve, vaillamment faite dans un espace de dix pieds carrés. Enfin la lumière se fit, grâce aux lamentations du bohémien, et Mlle Mertaud manda Stéphane par devers elle sans que la comtesse, indignée cette fois contre son petit-fils, invoquât quelque excuse en sa faveur.

Ce ne fut qu’après avoir interrogé contradictoirement M. Carlstone, Arkadi, Ermolaï et le bohémien que Mlle Mertaud fit appeler Stéphane.

Il ne se fit pas attendre cette fois ; il comparut tout de suite devant le tribunal de famille qui siégeait dans la chambre de M. Carlstone. Son premier regard fut pour sa grand’mère dont il attendait assistance ; mais la comtesse ne pensait pas à le soutenir. Elle jeta sur lui un regard triste et sévère.

Se sentant abandonné, Stéphane perdit contenance d’autant plus vite qu’il n’y avait rien dans cette chambre qui ne l’accusât, depuis le cadavre de l’animal gisant dans le mac-farlane souillé de sang, jusqu’aux lamentations du bohémien accroupi à terre à côté de son ours dans une pose désespérée, jusqu’à l’odeur de poudre brûlée qui s’exhalait encore.

Mlle Mertaud avait l’intention de donner une leçon publique à son élève et de l’interroger à son tour devant la domesticité qui se pressait à l’entrée de la chambre ; mais quand elle vit Stéphane reculant d’horreur devant le cadavre, et baissant les yeux devant la chambre ravagée de M. Carlstone, elle eut pitié du coupable et renvoya d’un geste le groupe des gens de service qui recueillait là un récit intéressant pour les veillées d’hiver dans la pikarnia.

Lorsque la porte fut fermée sur eux : « Vous voyez votre œuvre, dit-elle à Stéphane d’un ton profondément attristé. J’ai à vous demander si elle est telle que vous l’avez préméditée et souhaitée ?

— Oh ! mademoiselle ! » s’écria-t-il pendant qu’un sanglot jusque-là contenu étranglait cette protestation.

Elle le prit par la main, et le conduisit tout près de l’ours : « C’était là, continua-t-elle, une bête inoffensive, apprivoisée ; vous avez trouvé plaisant de réveiller en elle ses instincts oubliés de férocité… Elle vous avait amusé un instant au village, et pour l’en récompenser, votre bon plaisir n’a trouvé rien de mieux que de décréter sa mort.

— Je ne voulais… balbutia-t-il, je ne voulais que faire une plaisanterie à M. Carlstone.

— Une plaisanterie ? Levez les yeux, Stéphane, et regardez M. Carlstone. Voyez sur ses habits en pièces les traces de sa lutte avec l’ours. Que serait-il arrivé à votre cousin et à votre professeur si celui-ci n’eût possédé un courage que tout le monde n’eût pas eu à sa place, et une présence d’esprit plus rare encore ?… Vous avez la plaisanterie tragique, Stéphane ! Eh quoi ! personne n’a résisté à votre dangereux projet ? »

Mlle Mertaud voulait savoir s’il ne se disculperait pas aux dépens de ses complices.

Mais le petit roi méritait à tous égards son surnom ; il y avait en lui, à défaut de justice, un grand fonds de dignité et d’orgueil qui le préservait de la bassesse du mensonge.

« Ils m’ont tous deux résisté, Ermolaï et l’homme, répondit-il, j’ai commandé… sans réfléchir. Ils m’ont obéi malgré eux. »

La gouvernante regarda Ermolaï et le bohémien : « Oui, s’écria ce dernier, Son Honneur dit vrai. Dieu le bénisse de ne pas accabler un misérable, mais il m’a ruiné !… ruiné !… Pauvre Napoléon ! si gai, si doux ! que j’avais élevé avec du gruau et du lait de brebis ! Va ! je ne retrouverai jamais ton pareil ! » et il alla baiser en pleurant le mufle ensanglanté de l’animal.

« Avant toute autre chose, dit Mlle Mertaud à son élève, comment indemniserez-vous ce pauvre homme ? »

Stéphane regarda sa grand’mère qui, pour la seconde fois, détourna la tête. Il s’irrita toul à coup de cette indifférence inaccoutumée et répondit sèchement : « On lui donnera le prix de son ours ; il n’en manque pas d’autres. à acheter.

— On ?… reprit la gouvernante ; cela veut dire : la comtesse Alénitsine. Non pas, Stéphane. Vous avez commis une faute grave ; il serait injuste qu’elle fût réparée aux dépens de votre grand’mère. Vous disiez hier qu’il ne vous restait que trois roubles de votre mois de menus plaisirs, et certes ce serait insuffisant pour payer l’ours. Je ne vous parle pas du chagrin de cet homme que nul argent n’indemniserait. À défaut de numéraire, vous avez… qu’avez-vous dont vous puissiez vous défaire ? Ah ! j’y suis : vous avez un cheval. Il faut le vendre et payer le bohémien sur le prix. La comtesse vous avancera l’argent, et demain nous enverrons le cheval à Moscou.

— Mon cheval ! me priver de mon cheval ! Grand’mère… mais parlez donc enfin ! s’écria Stéphane en faisant un geste de colère qui gâta ses affaires auprès de la comtesse Alénitsine.

— Il y a une chose plus simple que cette vente à Moscou, dit la comtesse à la gouvernante, sans regarder son petit-fils ; je vais offrir le cheval à cet homme en dédommagement. Voilà pour le matériel ; mais un comte Alénitsine ne doit pas renvoyer à demi satisfaits de sa justice les gens auxquels il a causé quelque dommage. J’y ajouterai trois mois de vos menus plaisirs pour le moral. »

Stéphane se mordit les poings de colère, le bohémien vint baiser la robe de la comtesse et se retira après avoir obtenu la permission de revenir chercher avec ses camarades les restes de l’infortuné Napoléon.

« Nous voici entre nous, dit Mlle Mertaud après le départ du bohémien qu’Ermolaï avait accompagné pour lui livrer le cheval… Stéphane, qu’avez-vous à dire à M. Carlstone ? »

Stéphane pâlit, froissa ses deux mains l’une contre l’autre et… se tut.

« Vous avez voulu éprouver sa bravoure, continua la gouvernante. Ne lui devez-vous rien, ne fût-ce qu’un compliment sur sa vaillance ?… Entre nous, Stéphane, je crois que vous lui devez encore autre chose. »

Il s’agissait de présenter des excuses au professeur, Stéphane le comprenait bien ; mais son caractère indomptable se cabrait contre cette nécessité. Puis, il avait sur le cœur la perte de son cheval, et la confusion, le regret qu’il avait éprouvé de sa faute faisaient place peu à peu à de mauvais sentiments.

« J’ai payé le bohémien, dit-il, je lui ai donné un cheval contre un ours et il n’a pas à se plaindre du marché. Puisque je n’ai pas d’argent, je ne sais pas comment je m’acquitterai de ma dette envers M. Carlstone, car pas un de mes habits ne peut remplacer son mac-farlane, et mes toquets auraient besoin d’être élargis pour lui servir de coiffure. »

Le professeur d’anglais, qui s’était tu jusque-là, se leva de sa chaise tout indigné :

« On indemnise un montreur d’ours, dit-il, et l’on offre des excuses à un gentleman. Si à son âge master Stéphane n’apprécie pas cette distinction, tant pis pour lui. »

Stéphane, les bras croisés sur sa poitrine, blêmissait et rougissait tour à tour, fort ému de cette noble sortie de M. Carlstone, mais empêché par son détestable orgueil d’exprimer ses regrets pour tout ce qui s’était passé. La comtesse pleurait, tant elle était désolée et humiliée du sot endurcissement de son petit-fils. Arkadi vint se jeter au cou de Stéphane et le conjura de se soumettre. Il était hésitant, lorsque sa grand’mère se levant :

« Fils du comte Pavel, lui dit-elle, allez demander pardon à M. Carlstone ; à votre place, à votre âge, votre père n’eût point hésité à le faire. »

Demander pardon ! Ces deux mots gâtèrent tout. Stéphane ôtait presque disposé à offrir des excuses à son professeur, les hommes en adressent bien à leurs égaux quand ils ont des torts envers eux ; mais demander pardon, c’était agir en enfant, et le petit roi était trop pénétré de l’importance de son personnage pour se résoudre à cette démonstration mortifiante.

« Jamais ! dit-il.

— Madame, dit Mlle Mertaud à la comtesse, cette scène n’a que trop duré, en effet, et je m’afflige de vous en voir si affectée.

— Mademoiselle, répondit celle-ci, mise tout à fait hors l’obstination de son petit-fils, puis- de son caractère par que vous avez tous les droits de son père sur Stéphane, forcez-le à faire la réparation qu’il doit à M. Carlstone.

— Dieu m’en garde, madame. Qu’obtiendrais-je de Stéphane en le violentant ? Des protestations faites du bout des lèvres. M. Carlstone ne voudrait pas d’une réparation illusoire. Tout ce que je puis faire, c’est d’écrire tout ceci au comte Alénitsine.

— Il me l’enlèvera ! s’écria la comtesse.

— Madame, si votre tendresse, si ma modération obtiennent des résultats aussi tristes pour cet enfant, il faudra bien rendre Stéphane à une tutelle que son respect et son affection ne sauraient contester. »

Stéphane s’approcha tout à coup de M. Carlstone, et la voix étranglée par le combat qui venait de s’élever en lui, il lui dit avec un sincère accent de regret :

« Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Je ne prévoyais rien de ce qui est arrivé… J’ai été imprudent, coupable… Je vous jure que j’en ai un chagrin mortel. M’en voudrez-vous toujours, monsieur ?

— N’en parlons plus, » dit M. Carlstone en lui serrant la main.

Stéphane vint se jeter dans les bras de sa gouvernante, et il l’embrassa pour la première fois. « Oh ! mademoiselle, n’écrivez pas à mon père, je serais si honteux, si honteux ! »

Mlle Mertaud donna à son élève le baiser du pardon et lui adressa quelques paroles émues qui, au moment où le cœur d’un enfants ouvre à de bons sentiments, s’y gravent mieux que les plus amers reproches, puis elle ajouta :

« Quant à laisser ignorer ceci au comte Alénitsine, cela me serait impossible ; j’ai promis à votre père de le renseigner jour par jour sur votre conduite. Je lui envoie toutes les semaines un long bulletin. L’ignorez-vous donc ? Je vous l’avais dit au lendemain du jour où vous m’avez été confié.

— Je croyais que c’était pour me faire peur, balbutia Stéphane.

— Votre père a reçu tous les bulletins de votre conduite que j’ai adressés par son ordre à son banquier de Saint-Pétersbourg qui les lui fait parvenir, répondit Mlle Mertaud. Il dépend de vous que le prochain bulletin le dédommage de la plupart de ceux que j’ai été obligée de lui adresser jusqu’ici.

— Tu as donc bien peur d’être condamné à aller retrouver mon oncle ? » demanda Arkadi à son cousin.

Stéphane s’écria : « Moi ! tout au contraire. Quitter ce pays que je connais pour ceux que je ne connais pas, cela m’amuserait beaucoup. Mais que mon père me juge mal, voilà ce qui m’afflige.

— Hélas ! Stéphane n’aurait-il pas de chagrin à me quitter ? dit la comtesse en prenant le bras de M. Carlstone pour descendre dans ses appartements. Oh ! que les enfants sont ingrats !

— Stéphane vous regretterait, madame, lui répondit M. Carlstone, prenant ainsi la défense de son petit persécuteur, mais il apprendrait en voyageant avec son père ce qu’il lui est bien difficile d’apprendre ici.

— Quoi donc ? demanda la comtesse.

— C’est qu’on ne compte aux yeux des gens sensés, ici-bas, et aux yeux de Dieu, là-haut, que pour ce qu’on vaut. »

Deux patineurs patinent, un homme en haut de forme et un jeune garçon, un troisième tombe à terre.
Deux patineurs patinent, un homme en haut de forme et un jeune garçon, un troisième tombe à terre.
M. Carlstone excellait dans cet exercice.


CHAPITRE XII

PATINS ET TRAINEAUX. LE ROI. — ESCLAVE.


L’hiver arriva, cet hiver terrible et superbe de la Russie auprès duquel le nôtre est vulgaire et triste avec ses pluies et ses boues.

En deux semaines, le paysage de la Mouldaïa fut transformé : ni routes, ni prés, ni étangs. Partout un immense tapis de neige, si blanc que ses ondulations se nuançaient d’une teinte azurée sous les rayons à peine rosés d’un soleil qui semait des éclairs de diamants aux cristaux pendant aux arbres et aux buissons. Le froid était aigre, mais sain, et loin de se confiner dans la maison seigneuriale, les habitants de la Mouldaïa passaient en plein air leurs moments de loisir, dès que les bourrasques de neige eurent cessé, et que la gelée eut rendu praticables les chemins tracés par les valets et les mougiks du village.

Alors ils inaugurèrent la série des plaisirs de l’hiver. Le plus souvent ils faisaient des parties de traîneaux sur la colline. C’est le jeu des montagnes russes. Il consiste à monter à pied une éminence, un petit traîneau sous le bras, et à faire lancer par les domestiques, postés sur la hauteur, ce traîneau sur lequel on s’est assis ou pour mieux dire accroupi, les genoux à la hauteur des yeux. Le traîneau glisse avec une rapidité vertigineuse sur la pente glacée, et l’on s’enivre de vitesse en mêlant des cris involontaires au bruit métallique de la neige rayée par le patin du traîneau.

Le chapitre des accidents égaye toujours ce jeu : un traîneau mal lancé se renverse sur le dos de celui qu’il porte ; un autre, pirouettant sur un obstacle invisible, jette son maître dans un amas de neige nouvelle où il va sculpter en creux son effigie ; et chacun de rire, jusqu’aux valets dont les figures rougies par le froid sortent bizarrement des collets de livrée doublés en peau de loup.

Quand Mlle Mertaud était contente de ses élèves, on organisait une partie de patin, non pas sur la Moskova, trop voisine et pas assez large pour offrir un assez vaste miroir aux évolutions des patineurs, mais sur un étang situé à deux verstes de la Mouldaïa. M. Carlstone excellait dans cet exercice ; il décrivait des courbes, des lettres entrelacées, des dessins sur le pavé cristallin de l’étang.

Arkadi et Stéphane l’imitaient de leur mieux, et, après quelques heures passées en voltiges rapides sur l’aile de Mercure du patin, l’on prenait le thé, et l’on mangeait du gruau dans une isba voisine de l’étang, où l’on était assis sur des bancs de sapin, près du poêle très-haut dans lequel se consumait en brasier un monceau de bûches amoncelées.

L’hiver russe n’interrompt pas les relations, au contraire, il les rend plus faciles, car les obstacles naturels, cultures et cours d’eau, n’arrêtent plus les attelages et servent, au contraire, de voies directes. Les chevaux, excités par le froid et aussi par les mots d’amitié dont les comblent leurs intrépides cochers, fendent l’espace avec une sorte de frénésie, et le sillage des traîneaux semble aussi prompt à la vue que celui d’un train de chemin de fer.

Les visites abondaient à la Mouldaïa, mais depuis l’accident de l’automne, Mlle Mertaud avait conquis assez d’empire sur Stéphane pour l’empêcher de se distraire de ses études en suivant les chasses organisées par les visiteurs, ou en paraissant trop souvent au salon. Ce n’est pas qu’il obéît sans murmure, avec cette bonne grâce qui double le prix de la docilité, mais enfin il cédait à la raison. Quelquefois même il oubliait sa réserve et sa morgue pour confier à sa gouvernante que son premier mouvement était toujours de résister et son second d’être humilié de recevoir un ordre, lui qui avait si longtemps commandé à tous. Elle lui fit à ce sujet une observation qui le frappa.

« Ce sont ces habitudes, lui dit-elle, qui vous ont valu le surnom de petit roi, dont vous avez le tort d’être fier, car un jour viendra où vous vous apercevrez qu’il n’est de vraie royauté que celle qui est due au mérite. Une chose à ce sujet m’a toujours étonnée : c’est qu’avec ce besoin de domination vous n’ayez jamais essayé d’asservir un des principaux personnages de la maison Alénitsine.

— Et lequel ? demanda-t-il vivement. Avant votre arrivée, personne ne me résistait. Lequel donc ?

— Ne le connaissez-vous pas ? C’est un certain Stéphane Paulowitch qui, prétendant commander à tous, n’a jamais su se commander à lui-même. Quand s’est-il jamais dit : « Mon caprice m’ordonne ceci… Je ne veux « pas être esclave de mon caprice. Je n’entends pas lui « obéir. » Quand s’est-il défendu de suivre une idée bizarre qui lui venait à l’esprit, dût-elle être nuisible soit à lui, soit aux autres ? Stéphane Paulowitch a eu des serviteurs dociles dans tous ceux qui l’entouraient, mais il a été le plus docile, le plus humble de tous. Le petit roi, pour tout dire, n’a jamais été que l’esclave de lui-même. Vous avez été un petit, un bien petit roi, en effet, le jouet de vos plus absurdes fantaisies. Une volonté raisonnée, réfléchie, vous ne saviez ce que c’était, et voilà pourquoi dans votre surnom les gens de bon sens n’ont jamais vu qu’une satire de vos défauts. La première qualité d’un roi, Stéphane, c’est de savoir se commander à soi-même.

— Se commander… se commander à soi-même ! » répéta plusieurs fois Stéphane d’un ton méditatif ; puis il répondit gaiement à sa gouvernante :

« Voyez vous cela ! Je ne m’étais pas avisé de l’impertinence de ce Stéphane… Et vous, tout en douceur, oh ! c’est votre manière ! vous me dites à son sujet les choses les plus humiliantes pour ses prétentions despotiques… Ah ! il m’a toujours résisté ! je vous montrerai, mademoiselle, que je suis de force à asservir ce garçon-là. Pour vous le prouver, je lui impose la privation de la promenade et il va faire, pendant qu’Arkadi s’amusera, tous ses devoirs de demain matin : sa version grecque, son résumé de physique et sa narration française.

— Voulez-vous l’attaquer du premier coup à l’endroit sensible ? lui demanda Mlle Mertaud, en profitant de la plaisanterie pour donner un bon conseil.

— Dites, mademoiselle, je me sens capable de tout contre ce faux roi-là.

— Commandez-lui d’être enfin bon et convenable avec son professeur de latin, et de ne plus gâter par sa conduite envers cet honnête homme les services que son père lui a rendus.

— M. Gratitude !… » Stéphane rompit le propos après avoir dédaigneusement prononcé ce nom-là, et il parla d’autre chose ; mais l’effet était produit. Arkadi l’entendit se répéter plusieurs fois dans le courant de la soirée :

« Se commander… se commander à soi-même ! »

Des personnes devant un train. Un homme de dos, lève son chapeau, il semble accueillir un jeune homme, une dame et deux jeunes femmes à droite.
Des personnes devant un train. Un homme de dos, lève son chapeau, il semble accueillir un jeune homme, une dame et deux jeunes femmes à droite.
Cette bienvenue tendre et cordiale…


CHAPITRE XIII

LA RÉSOLUTION PATERNELLE. — UN PRÉSENT ENIGMATIQUE. LA RECONNAISSANCE DE GRIGORI.


Une lettre met environ trois mois pour aller de Saint-Pétersbourg au Japon ; on devait donc attendre assez longtemps à la Mouldaïa la sentence du comte Alénitsine. La comtesse Praskovia avait d’autant plus de raisons d’espérer garder son petit-fils que les bulletins qui s’étaient succédé depuis le mois de septembre avaient été assez bons. Mlle Mertaud ne pouvait se louer de la docilité de Stéphane que d’une façon toute relative, mais ses travers de caractère à part, il méritait des éloges pour son assiduité au travail ; il comprenait et apprenait vîte ; des lectures raisonnées éclairaient peu à peu son jugement. Néanmoins, sans oser détourner les espérances de la comtesse, Suzanne sentait que son élève, pour prendre de saines notions des choses de la vie, avait besoin d’être soumis à une tutelle plus efficace encore que celle de la douceur aidée par la raison.

Ce fut au mois de février qu’une large enveloppe de papier japonais bordée de lignes bleues arrondies aux angles arriva comme un événement à la Mouldaïa. Dans cet intervalle de temps, la comtesse avait reçu d’autres lettres du comte Pavel ; mais elles avaient été écrites dans les villes où son bâtiment avait fait escale, et c’était à Yokohama seulement qu’il avait reçu les bulletins rédigés par Mlle Mertaud.

L’enveloppe contenait deux lettres et deux billets. La plus longue missive, adressée à la comtesse Praskovia, lui arracha force exclamations et de grands soupirs ; la seconde, destinée à la gouvernante, était ainsi conçue :

« Mademoiselle,

« Je viens de recevoir et de lire, tout d’une traite, l’historique des faits et gestes de Stéphane. Mon premier mouvement est de vous écrire pour vous remercier de la noble franchise avec laquelle vous m’exposez mon devoir.

« Il est très-généreux, m’écrivez-vous, de se vouer aux intérêts de la science. Il n’en est pas de plus grands, mais il en est qui sont plus étroits et que l’on peut dire plus sacrés.

« Et vous me priez ensuite d’excuser votre hardiesse. Loin d’en être choqué, je serais prêt à l’admirer, car je m’avoue coupable de n’avoir pas voué ma vie au seul être que le sort m’ait laissé. Je me suis privé d’un grand bonheur en m’abstenant de présider à l’éclosion de sa jeune intelligence ; et cependant j’ai fui ses caresses qui m’étaient cruelles aussi, parce qu’elles me rappelaient celles que me prodiguaient des êtres aussi aimés, à jamais disparus et toujours vivants dans mon souvenir.

« Je me suis trompé en croyant que mon fils pouvait se passer de moi. Votre opinion est qu’il est temps pour lui d’être soumis à la direction paternelle : je me rends à votre décision, et je m’apprête, à peine arrivé, à quitter Yokohama dès que j’y aurai rempli un devoir de reconnaissance et d’amitié. Je serai sans doute à Marseille quand vous recevrez cette lettre, et j’appelle Stéphane en France, puisque vous jugez qu’il lui serait bon de voir un autre pays que la Russie et de respirer une autre atmosphère intellectuelle.

« Puisque j’adhère à vos vues, j’espère, mademoiselle, qu’en remettant Stéphane entre mes mains, vous ne le quitterez point, comme une phrase de votre lettre semble en exprimer le vœu. La comtesse Alénitsine ne m’écrit pas une fois sans me dire quelle heureuse influence vous êtes parvenue à exercer sur lui, et combien elle se loue de l’agrément de votre compagnie. Enfin, j’ai besoin d’être initié par vous-même à ces détails de caractère difficiles à déchiffrer pour un père qui n’a pas vécu intimement avec son fils. Vous m’éclairerez, vous me guiderez. L’influence féminine est œuvre de tact, de douceur, et elle vient tempérer à propos la sévérité paternelle. C’est vous dire, mademoiselle, que je compte de près comme de loin sur votre concours dévoué. C’est dans cet espoir que je vous prie d’agréer l’expression de ma reconnaissance.

« Comte Alénitsine. »

Mlle Mertaud porta cette lettre à la comtesse, qui, après l’avoir lue, passa un bras autour du cou de la gouvernante et l’embrassa sur les deux joues, d’un ton demi-fâché, bien qu’amical :

« Méchante Mamzelle ! lui dit-elle, — elle se servait de ce diminutif familier comme un terme affectueux, — il faut que vous m’ayez ensorcelée, car je devrais être en colère contre vous et je n’y puis réussir. Vous en êtes venue à vos fins ; vous m’enlevez Stéphane. Mais écoutez ceci : je vais faire aussi mon petit complot. Voulez-vous en être ?

— Pourvu qu’il ne s’agisse pas d’aller cacher Stéphane au Caucase ou en Sibérie, de peur que ce père terrible ne lui rende le mauvais service d’en faire un jeune homme accompli !…

— Eh ! qu’en faisons-nous donc ici, à votre avis ? un petit loup ?… Fi ! monsieur le gouverneur, — elle nommait ainsi Mlle Mertaud par allusion à sa fermeté toute virile. — Fi ! vous n’avez d’amour-propre ni pour vous ni pour moi. Mais il ne s’agit pas de cela. Voici en quoi consiste mon complot. Je désire vous accompagner à Paris. Qu’en dites-vous ? À l’âge que j’ai, ce voyage m’effraye un peu ; mais si je me trouvais seule ici sans ce bruit de volière jaseuse que font les enfants, je périrais d’ennui… Me conseillez-vous de me risquer ?

— Je suis persuadée, madame, qu’un climat tempéré vous fera du bien. Je suis d’autant plus contente de votre projet, qu’il me permettra de demeurer près de Stéphane.

— Ah ! Stéphane ! où est-il donc ? Le billet de son père lui apporte sans doute une remontrance, car il ne s’empresse pas de venir nous le montrer. Il va bouder, monsieur le gouverneur, s’il vous doit une semonce.

— Lui ! dit Arkadi en entrant, vous vous trompez bien, grand’mère. Il n’y a que moi qui suis mécontent parce que mon oncle ne m’a écrit qu’un petit mot.

— Voyons ! »

Arkadi déplia un petit papier soyeux sur lequel il lut :

« Arkadi est un bon garçon que j’aurai plaisir à voir et à promener et que j’aime d’un cœur de père.

« Je te conseille de te plaindre, s’écria Stéphane en entrant. Au moins ce style est clair, et mon père ne te parle point par énigmes comme à moi. Il m’annonce qu’il m’apporte du Japon un modèle et un ami. Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?

— Un modèle ? dit Arkadi. C’est… n’importe quoi d’utile — un cadeau emblématique. — Un ami ? Eh bien ! c’est mon oncle Pavel. Tu n’as pas l’esprit très-ouvert ce matin, Stéphane. »

Sur ces joyeux propos, l’on parla des préparatifs de voyage.

Ce fut dans les premiers jours de mars que la famille Alénitsine quitta la Mouldaïa. La correspondance étant devenue facile depuis que le comte Pavel était à Paris, les voyageurs savaient, avant de prendre la voie ferrée, que leur installation parisienne était faite dans le pied-à-terre que le comte possédait au Cours la Reine. Comme c’était là qu’il entassait et classait ses richesses scientifiques, la comtesse Praskovia, qui avait pris en gré tous les accidents possibles de sa pérégrination à l’étranger, disait à Suzanne que son fils était l’homme du monde le moins propre à opérer une installation, et qu’elles auraient sans doute à coucher la première nuit dans un sarcophage égyptien ou dans quelque hamac péruvien, en plumes de colibri.

De Moscou en France, le trajet est long, malgré la continuité de la voie ferrée ; même lorsqu’on ne se soucie pas de visiter les villes intermédiaires, on est obligé de prendre en route un ou deux jours de repos. La halte traditionnelle est Berlin que Mlle Mertaud avait brûlé, à son passage en venant en Russie.

La caravane s’y arrêta ; mais l’on ne se promena point par les rues. On y passa une nuit et un jour sans bouger de l’hôtel ; car la comtesse, en vraie Russe, n’aimait pas les Allemands qui sont très-puissants à la cour et dans l’administration russes, mais dont le caractère avide et personnel est sévèrement jugé, soit par les nobles, soit par le peuple.

Pendant le déjeuner à l’hôtel, la comtesse régala la jeune Française d’un mot caractéristique à ce sujet échappé au cocher Grigori dans les premiers temps du séjour de la gouvernante à Moscou. Les gens du peuple, en Russie, détestent les étrangers, et comme ils ne connaissent guère que les Allemands dont les habitudes tracassières et rapaces leur répugnent, ils confondent tous les visiteurs des autres nations sous ce terme, qui est pour eux synonyme de défiance : » Ces Allemands ! »

Or, il paraît qu’Ermolaï, qui soutenait son jeune maître contre la gouvernante dans les conciliabules de la pikarnia, s’était emporté en injures un beau soir contre Mlle Mertaud et l’avait baptisée : « sotte Prussienne ! »

Le cocher Grigori avait répondu (la comtesse qui passait par hasard près de la pikarnia avait entendu cette sortie reconnaissante) :

« C’est bien dommage, frère, qu’une si brave créature ne soit pas orthodoxe[3] ; mais pour Prussienne, elle ne l’est pas, et si tu le soutiens encore, voici mes deux poings, — il montra deux poings fermés, durs et noueux comme des massues, — qui à force de frapper sur ta tête, en feront sortir cette idée-là. »

Cette histoire d’antichambre égaya les enfants, et Mlle Mertaud regretta que le comte Pavel eût défendu d’amener un seul domestique mâle de la maison Alénitsine, car elle aurait aimé remercier, ne fût-ce que par un bienveillant sourire, le cocher Grigori de son bon vouloir pour elle.

Après ce temps de repos, les voyageurs, impatients de se retrouver en famille, coururent sur Paris tout d’une traite. Le train qui les amenait entra en gare à huit heures du soir.

M. Carlstone eut beau se hâter de descendre le premier pour offrir sa main à la comtesse Alénitsine, le comte Pavel, qui stationnait par faveur spéciale sur le quai d’arrivée, fut plus prompt que lui à tendre les bras vers la portière du wagon.

Des baisers aux enfants, des poignées de main à M. Carlstone, un salut aimable et respectueux à Mlle Mertaud, cette bienvenue tendre et cordiale s’échangea entre eux pendant que la foule des voyageurs s’écoulait. Personne ne fut oublié, pas même les deux femmes de chambre russes qui vinrent baiser la main du comte Pavel et auxquelles il adressa quelques cordiales paroles ; puis offrant son bras à sa mère, le comte dirigea la caravane vers la sortie.

« Est-ce que tu demeures bien loin ? et comment vas-tu nous brouetter ? lui dit-elle. Ah ! voilà ce qu’on appelle des fiacres. Grand Dieu ! les chevaux sont de véritables alouettes. Est-ce que ça court ?

— Passablement, ma mère, mais vous n’en ferez pas l’épreuve : voici votre voiture. »

Un landau attelé de deux chevaux solides et corrects, mais sans affectation d’élégance, se rangea près du trottoir. La comtesse y monta avec le comte Pavel et les deux enfants. Suzanne et M. Carlstone furent installés dans un coupé de remise par le valet russe du comte, qui l’avait suivi dans tous ses voyages, et celui-ci se logea dans un fiacre avec les deux femmes de chambre, tout heureuses de trouver un compatriote dans ce Paris dont leur cerveau moscovite se faisait la plus fantastique idée. Dans le trajet, en dépit de la réputation de loquacité faite aux femmes, ce fut Vassili qui se montra bavard et celles-ci plus réservées, car elles tournaient la tête d’une portière à l’autre, répondaient avec distraction à toutes ses questions sur ses amis de la Mouldaïa :

« Plus tard, plus tard, frère. Laisse-nous voir Paris. Oh ! comme les maisons sont hautes, et les places petites, et comme tous ces gens courent ! Il y a bien sûr un incendie quelque part. Laisse-nous, frère, laisse-nous voir Paris !

— Avez-vous peur qu’il ne s’envole ? » dit Vassili, qui dut enfin renoncer à apprendre ce soir-là ce qu’étaient devenus la petite Matrena, Je vieux Semmenek, le staroste et ce coquin de Prochka.

Deux hommes se parlent, l'un en costume semblant oriental, l’autre avec un grand manteau noir bordé de fourrure, semblant russe.
Deux hommes se parlent, l'un en costume semblant oriental, l’autre avec un grand manteau noir bordé de fourrure, semblant russe.
Il savait un peu d’anglais : nous causâmes


CHAPITRE XIV

LE BOUFFON DE SA MAJESTÉ. L’ÉRUDITION D’ARKADI. LE FILS DU DAÏMIO.


L’hôtel du Cours la Reine n’était pas ce que la comtesse s’imaginait et disait qu’il devait être : un laboratoire scientifique. Certes le comte Alénitsine était trop indifférent au luxe pour l’entretenir sur le pied confortable où sa sollicitude filiale s’était empressée de le mettre dès qu’il avait appris que sa mère venait l’habiter. Pendant plusieurs années, il n’avait occupé qu’un des deux pavillons réunis par une large galerie vitrée, qui étaient plantés en potence derrière la pelouse gazonnée de la cour. L’autre pavillon était attribué au musée cosmopolite du comte, et à son laboratoire de chimie.

L’activité des industriels Parisiens est si proverbiale que les fournisseurs auxquels s’adressa le comte Pavel pour modifier son habitation d’anachorète ne crurent pas avoir fait merveille en aménageant très-confortablement en dix jours un des deux pavillons ; mais la comtesse Praskovia reconnut une pensée filiale dans le soin qu’avait pris le comte Pavel de reproduire dans la disposition des meubles du salon ses habitudes de la maison Alénitsine, et quand la famille y fut réunie après souper, elle le remercia tendrement de cette attention.

M. Carlstone et Mlle Mertaud allaient se retirer au bout d’un quart d’heure, car ils trouvaient convenable de ne pas gêner les premières effusions du revoir ; mais le comte Pavel les retint.

« Vous vous sauvez, leur dit-il, avant de savoir où j’ai installé chacun de vous, et il importe que la comtesse approuve mes dispositions. Et puis, êtes-vous tellement fatigués que vous ayez besoin d’un repos immédiat ? »

Chacun se récria. Ranimés par l’excellent souper, tous les voyageurs se sentaient frais et dispos.

« Alors, continua le comte, ne nous quittons pas vite : j’ai des présentations à faire. Pour couler à fond la question des logements, voici ce que j’ai décidé, sauf critique de ma mère. Nous avons deux pavillons : celui-ci reste tout entier à la comtesse qui voudra bien céder à Mlle Mertaud le petit appartement du second étage. Ce sera le quartier des dames ; vous, monsieur Carlstone, je vous prends dans l’autre pavillon avec ces deux hommes-là. — Il désignait Arkadi et Stéphane. — La galerie qui est pleine de bibelots (entre nous, le pavillon masculin en est également bourré) restera indivise entre les deux domaines. Que me dit ma mère de cet arrangement ?

— Ta mère, Pavel, tombe des nues en te voyant de- venu un homme pratique ; et moi qui le calomniais, vous en souvenez-vous, mademoiselle ? N’allez pas au moins lui parler du hamac, du sarcophage et du chenil scientifique. J’irais me cacher de honte derrière ces beaux rideaux de soie brochée.

— C’est donc entendu, » dit le comte en souriant. Ce sourire éclaira sa figure grave, creusée par l’étude et les fatigues, vieillie avant l’âge par cette tombée de neige que les chagrins font pleuvoir sur la tête des hommes cruellement éprouvés. Ces cheveux blancs du comte, le sillon creusé verticalement sur son front à plans contrastés, donnaient une grâce particulière à ses rares sourires.

« Maintenant, ajouta-t-il, nous avons à traiter une affaire autrement importante. Stéphane, est-ce que ma lettre ne contenait pas une promesse ? Que devais-je te rapporter du Japon ?

— Un modèle et un ami. J’ai cherché sans le trouver ce que cela pourrait bien être. Voici l’interprétation d’Arkadi : L’ami, c’est vous, mon père !

— Tu as trouvé cela, mon fils ? dit le comte en caressant de la main la joue de son neveu. Tu es un brave garçon… mais tu t’es trompé.

— Le modèle, reprit Stéphane, c’est n’importe quoi devant me faire comprendre que je dois être un rouage utile dans la grande machine sociale : voilà ce qu’a trouvé ce bouffon d’Arkadi.

— Bouffon ! bouffon ! grogna le cousin. Il n’est pas généreux à toi de me jeter ce titre à la tête. Si je n’avais rempli cet office auprès de ta Majesté, la cour aurait manqué de l’ornement traditionnel de toutes les cours possibles.

— Majesté… cour… qu’est-ce que cela veut dire ? » demanda tout bas le comte à Mlle Mertaud pendant que les deux enfants se querellaient sans aigreur, comme deux moineaux qui se prennent de bec. La gouvernante apprit au comte le surnom de Stéphane, et après avoir hoché la tête tristement, le père dit à son fils :

« Je vois que ton cousin à beaucoup d’esprit, et j’aime à croire qu’il ne manque pas de jugement ; mais je le répète, il s’est trompé dans ses suppositions. Avant de te le prouver, je serais bien aise de savoir ce que tu as appris sur le Japon dans tes études.

— Pas grand’chose, répondit Stéphane. Je ne suis pas assez petit enfant pour ignorer sa position géographique et je ne pense pas que ce soit cela que vous demandiez. Quant au reste : c’est un pays fermé aux étrangers ; on y fait de la belle porcelaine, du papier, des éventails ; les Japonais appartiennent à la race jaune, et j’ai entendu dire au général qu’ils avaient eu une guerre civile il y a quelques années.

— Voilà tout ce que tu sais ?

— Je demande la parole, dit Arkadi. Le Japon était gouverné anciennement par le Mikado ; puis en 1100 et je ne sais combien d’années, par exemple, — je n’ai pas la mémoire des dates, — ce Mikado prit un lieutenant pour diriger les affaires temporelles. Ce lieutenant devint plus puissant que son maître, et le Mikado ne fut plus qu’une sorte d’idole adorée par respect des traditions. Dans la suite — à quelle époque ? je n’en sais rien — on donna à ce chef temporel le nom de Taïcoun. Le Taïcoun a au-dessous de lui tous les princes du Japon qu’on appelle daïmios, qui ont des serfs comme autrefois nous autres en Russie, mais qui sont plus puissants, plus indépendants que nous ne l’étions. Les Japonais ne commerçaient autrefois qu’avec le Céleste-Empire et — je ne sais pas pourquoi — aussi avec les Hollandais qui avaient un établissement à Nangasaki. Les Japonais avaient pour principe de chasser tous les autres étrangers ; et il y a quelques années — point de date encore… je suis si étourdi ! — les daïmios, s’apercevant que le Taïcoun manquait à cette tradition, se sont révoltés, l’ont détrôné et ont remis tout le pouvoir au Mikado afin qu’il les ramenât à sa suite aux errements de 1100 et quelques. Il ne faut pas me demander ce qu’ils ont fait de ce Taïcoun trop hospitalier — ils l’auront peut-être forcé à s’ouvrir le ventre pour le punir d’avoir ouvert les ports de mer, ou ils l’auront crucifié, puisque ces deux supplices sont à la mode dans ce pays des hommes jaunes.

— Rassure-toi, mon fils, répondit le comte Pavel à son neveu ; le Taïcoun, ce brave jeune homme si intelligent, s’est retiré dans ses domaines particuliers où il passe sa vie à apprendre les langues et les sciences occidentales, sans trop regretter le pouvoir peut-être. Mais comment es-tu si savant ? Pourquoi le Japon t’intéressait-il tant ?

— Parce que vous y étiez, mon oncle.

— Brave enfant ! » s’écria le comte Pavel qui se leva de son fauteuil pour aller embrasser Arkadi.

Il s’établit un silence, particulièrement pénible pour la comtesse qui souffrit de la comparaison que le comte Pavel pouvait établir entre les réponses des deux enfants. Elle aimait assurément Arkadi ; mais il avait le tort de lui rappeler les chagrins que son second fils lui avait causés par sa légèreté, ses dissipations et sa ruine ; elle redoutait de trouver en son petit-fils les instincts paternels que son étourderie rappelait en effet ; puis, elle ne

l’avait pas élevé dès son bas âge comme Stéphane, et enfin, s’il faut tout dire, elle était inquiète du ridicule que ses railleries pouvaient jeter sur son cousin. Ces réserves gardées, elle avait une sincère affection pour Arkadi, et elle se proposait de lui assurer par testament une petite fortune sur ses économies personnelles ; car quoique Russe, la comtesse Praskovia faisait des économies, grâce à l’honnête gestion de M. Gratitude.

Une saillie d’Arkadi renoua la conversation : « Un ange qui passe ! » dit-il, en répétant la phrase consacrée dans le Nord et par laquelle la poésie septentrionale explique les silences qui coupent la causerie.

« Oui, répondit le comte Pavel, il a passé tout près de moi, et c’est de toi qu’il m’a parlé, mon Arkadi…… Mes enfants et vous, ma mère, je ne veux pas ajouter un long récit à l’exposé succinct, mais assez exact, qu’Arkadi a fait des usages et coutumes japonais ; mais je dois vous conter en peu de mots que ce qu’il dit de leur haine pour les étrangers est si vrai que j’ai couru risque de la vie au Japon, il y à sept ans.

— Toi, mon fils ! dit la comtesse qui jeta ses bras autour du cou du comte Pavel… Et tu ne m’en as jamais rien dit !

— À quoi bon vous inquiéter à propos d’un péril conjuré ? Tant il y a qu’ayant voulu un jour pousser une pointe dans une petite île de l’archipel japonais, je fus arrêté, jeté dans un cachot, mis aux ceps, ce qui veut dire pris par les jambes dans des entraves de bois, et réduit à la portion congrue d’un peu de riz et d’une jarre d’eau. Point de résident russe par qui me faire réclamer : il n’y en a pas même un en 1873 à Yokohama où l’on trouve des consuls de toutes les autres nations.

« C’en eût été fait de moi sans le passage dans la prison d’un daïmio très-puissant qui eut la curiosité de voir le criminel étranger. Il savait un peu d’anglais : nous causâmes. Il comprit que je ne venais au Japon ni pour faire œuvre de propagande, ni pour lever des plans destinés à faciliter à mon gouvernement des projets d’invasion. Que vous dirai-je ? Il me prit en amitié dans une seule visite, et le lendemain, à la nuit noire, après avoir payé une large rançon à mes geôliers et à l’autorité qui m’avait saisi, il m’emmena dans une litière fermée.

« Les souverains du Japon n’auront jamais connu ni ma prise ni ma délivrance. Les gouvernements absolus sont souvent dupes de ceux qui les servent.

« Mon sauveur dont le domaine est six ou sept fois grand comme mon bien de la Mouldaïa s’appelait Kin-qui-ti. Ce nom semble bizarre comme tous les noms étrangers ; mais je ne le prononce jamais sans attendrissement, tant sa signification est appropriée au caractère de celui qui le porte. Kin-qui-ti veut dire : bon or.

« Le daïmio m’emmena donc dans son domaine, et de peur des indiscrets, il me confina dans la partie la plus reculée de son palais, où ne pénètre que la parenté la plus étroite ; en un mot, près de l’appartement de sa femme. Cette infraction aux rites traditionnels et sa conduite envers moi prouvaient une de ces âmes généreuses qu’on rencontre pour l’honneur de l’humanité dans tous les pays et à tous les degrés de civilisation.

« J’avais pris les fièvres en prison ; je fus admirablement soigné dans mon refuge, d’abord par Kin-qui-ti, ensuite par sa femme O-Kicou qui fut une sœur pour moi. Tous les noms propres japonais ont une signification, car ils les prennent partout où cela leur plaît, dans les trois règnes de la nature. Ce nom O-kicou veut dire : chrysanthème.

« Ma convalescence fut longue ; mais j’étais sans nulle crainte sur la possibilité de me rapatrier dès que je serais guéri, car Kin-qui-ti avait envoyé une jonque commandée par un homme sûr vers le brick que j’avais nolisé, et qui m’attendait sous pavillon hollandais dans les eaux de Nangasaki.

« Pendant mon séjour qui fut de trois mois, j’appris un peu de français à Kin-qui-ti, qui désirait n’être pas étranger à cette langue, et je l’initiai autant que possible à notre civilisation européenne : je donnai aussi des leçons à son fils aîné qui me plaisait entre tous ses enfants, parce qu’il était de ton âge, Stéphane, et qu’il était aimable et doux.

« Toute cette famille s’était tellement attachée à moi que le chagrin fut grand quand le rétablissement de ma santé me permit de songer à prendre congé d’elle.

« — Tu pars, ami étranger, me disait mon petit élève, et je sais encore si peu de chose de tout ce que tu avais à m’apprendre !

« — Voudrais-tu, lui répondis-je, venir avec moi pour t’instruire et voir les beaux pays dont je t’ai parlé ? »

« L’enfant me lança un regard vif, mais il était trop respectueux pour oser énoncer un désir avant que son père eût décidé pour lui.

« — Il est trop jeune, me dit Kin-qui-ti ; mais si tu revenais au Nipon dans quelques années pour revoir tes amis, je te le confierais volontiers. Un homme qui n’a pu comparer son pays et ses lois avec d’autres lois et d’autres pays ne peut être un sage. Il ne sait rien, celui qui ne connait qu’une chose. Je vois dans ce que tu n’as dit de ta nation et des autres nations de l’Europe beaucoup de bien que nous aurions profit à imiter, et quelque mal qu’il nous serait bon de connaître, pour n’y pas tomber. Et puis, pourquoi tourner autour de ses foyers comme des chiens à l’attache ? Je n’ai jamais vu un oiseau sans envier ses ailes. Je te le répète, ami, si tu reviens un jour, je te donnerai mon fils. Tada-Yoci t’aime d’ail- leurs comme un second père. »

« Mes enfants, voilà mon histoire. Qu’en concluez-vous ?

— Où est-il ? cria Arkadi en soulevant tour à tour les portières du salon.

— Il est de mon âge, dit Stéphane avec moins d’empressement, et sans doute il est plus instruit que moi, puisque vous me le donnez pour modèle, mon père.

— Un instant, Arkadi ! ne va pas effrayer par tes clameurs mon pauvre Tada-Yoci qui est timide comme une gazelle, dit le comte Pavel. Et pourtant il se fait une telle joie de vous voir ! Ah çà ! mes enfants, vous êtes bien grands pour que j’aie à vous faire une recommandation délicate… Pourtant il paraît que tu es si railleur, Arkadi ! T’imagines-tu quelle figure peut avoir mon fils japonais ? Car c’est aussi mon fils, celui-là ; son nom, qui veut dire fidélité, me rappellerait à lui seul que j’ai promis d’être son père.

— Un Japonais ! s’écria en riant Arkadi, Eh ! oui, j’ai vu des gravures, puis ces bonshommes des assiettes à dessert de la maison Alénitsine… Tiens ! mais je n’y avais point pensé, mon oncle. C’est très-drôle d’avoir un ami japonais. Est-ce qu’il a des jupons, et de grandes manches à son habit ? et une tresse de cheveux derrière la tête, et des yeux bridés et le teint couleur citron confit et les sourcils en l’air ? Mon Dieu ! pourvu que je n’aille pas éclater de rire au nez de ce pauvre Tada-Yoci !

— Fi ! le vilain moqueur ! dit Mlle Mertaud. Savez-vous bien que Tada-Yoci vous trouvera peut-être fort laid avec vos cheveux frisés comme la toison d’un agneau, vos yeux bleu clair…

— Et mon nez épaté de kalmouck, finissez donc le portrait, mademoiselle, interrompit Arkadi avec une humilité parfaite. Mon oncle, pardonnez-moi. Avec ou sans les… agréments que j’ai dits, je ne ferai ni mauvais accueil ni sots compliments à Tada-Yoci. Je ne puis pas trouver laid le fils de l’homme qui vous à sauvé la vie.

— Voilà qui est bien, dit le comte. Veuillez sonner pour le thé. Je vais chercher Tada-Yoci. »

Quelques minutes après avoir quitté le salon, le comte Pavel y rentra, tenant par la main Tada-Yoci.

Le Japonais était vêtu à l’européenne, il portait ce costume avec l’aisance qui caractérise dans les plus petits détails l’esprit assimilateur de sa nation ; mais bien que ses cheveux noirs et drus fussent coupés ras autour de sa tête conique, son origine asiatique était sensible au premier coup d’œil.

Il n’était pas laid, tant s’en faut. Nul type humain n’est laid d’ailleurs quand le flambeau de l’intelligence l’illumine visiblement ; mais il était étrange avec ses yeux longuement fendus en amande, son petit nez à bout arrondi, son front de coupe irrégulière, son teint jaune avivé par deux grains de beauté moins noirs que ses prunelles humides, sa bouche à lèvres d’un rouge brun, entr’ouvertes par un sourire timide derrière lequel brillaient deux rangées de dents un peu aiguës, de la blancheur bleuâtre d’une porcelaine transparente.

Tada-Yoci était plus petit que Stéphane et même qu’Arkadi, dont la stature était élevée pour son âge. L’avantage de la taille que perdait le Japonais à cette comparaison était compensé chez lui par des proportions élégantes : son buste était heureusement développé ; ses mains frêles avaient de la race, et sa démarche cadencée ne manquait pas de grâce.

Le comte Pavel le présenta d’abord à la comtesse, qui lui fit grand accueil ; mais elle fut étonnée lorsque le Japonais, après deux révérences très-profondes, à la mode asiatique, lui fit un petit compliment bien tourné, en excellent français. Il est vrai que Tada-Yoci parlait très-lentement et qu’il prononçait mal certaines lettres inconnues à l’alphabet de son pays : ainsi tous les j étaient pour lui des i et les ch avaient une tendance à se changer en z dans sa bouche. Mais le fait de parler français après trois mois de causeries avec le comte Pavel était assez remarquable pour donner à l’instant grande idée de l’intelligence de cet enfant.

Ses yeux brillèrent quand il fut mis officiellement en rapport avec Arkadi et Stéphane. La connaissance fut vite faite entre eux pendant qu’on prenait le thé. Stéphane resta un peu contraint ; mais l’on n’eut rien à reprocher à Arkadi sous le rapport des convenances, sauf la rondeur avec laquelle il s’empara de Tada-Yoci, et la familiarité avec laquelle il en fit vite sa chose, disant tantôt :

« Mais nous prendrions bien encore du thé, moi et mon Japonais. »

Ou bien : Laissez-nous donc causer ensemble, moi et mon Japonais. Nous nous entendons si bien ! »

Une fois cette formule trouvée : moi et mon Japonais, il l’adopta sans vouloir comprendre le froncement de sourcil de son oncle et la toux significative de sa grand’mère. Tada-Yoci se laissait faire : il souriait beaucoup et parlait peu.

Dès ce soir-là, et sans y penser sans doute, il donna une leçon à Stéphane.

Mlle Mertaud étant allée s’asseoir près du Japonais en s’apercevant qu’Arkadi l’étourdissait de son babil, le comte vint dire à son fils adoptif :

« Voilà ta vraie maîtresse de français, Tada-Yoci. Moi je n’ai fait que te préparer à recevoir ses leçons…. Mademoiselle, vous aurez en lui le meilleur de tous les élèves ; il est attentif jusqu’au scrupule, et sérieux comme un homme de trente ans.

— Je serai heureuse de lui être bonne à quelque chose, répondit la gouvernante. Donner des leçons à un tel élève sera un vrai plaisir pour moi. »

Tada-Yoci jeta sur Suzanne un regard reconnaissant, et sans chercher ses expressions cette fois, il s’écria avec une vivacité charmante :

« Mademoiselle, soyez sûre de ma gratitude et de mon respect. »

Stéphane fit une grimace significative. Ces mots gratitude et respect lui semblaient malséants. Il profita de l’inattention du comte qui continuait la causerie avec Mlle Mertaud pour dire au Japonais, le plus gracieusement possible :

« Vous ne savez pas encore la signification des mots français que vous employez. On ne doit le respect qu’à ses supérieurs, et Mlle Mertaud… »

Tada-Yoci l’interrompit en répliquant : « Je sais bien…. très-bien la signification du mot respect. Le savoir est la première des supériorités. Mlle Mertaud en sait plus que moi, et dès lors…

— Et la naissance ? et la fortune ? n’êtes-vous pas le fils d’un prince ?

— Eh ! oui, c’est pour cela que je dois honorer ceux qui veulent bien m’instruire. Un savant vaut mieux qu’un daïmio ignorant ! Dans mon pays, on estime avant tous les autres les gens instruits.

— Attrape, Stéphane, s’écria Arkadi. Mon Japonais a rivé leur clou à tes prétentions. Eh ! tu n’es pas le fils d’un prince comme lui. »

On se souhaita le bonsoir sur ce mot que chacun put entendre, et le comte Pavel emmena la brigade masculine dans son pavillon. Comme il l’avait dit, tout y était encombré de curiosités, non-seulement les pièces d’habitation, mais encore le vestibule dont les parois étaient ornées de faisceaux de flèches et de massues de la Nouvelle-Calédonie, et l’escalier dont la cage logeait une pirogue d’écorce et des idoles coloriées provenant de quelque temple hindou.

On trouva dans le vestibule, assis sur une urne cinéraire du temps des Antonins, le valet russe du comte, Vassili qui, grâce à ses habitudes polyglottes, faisait à un domestique français un récit apparemment très-amusant, car celui-ci riait à se tenir les côtes et faisait vaciller, à chaque soubresaut, le trépied d’airain, mal d’aplomb sur ses bases à griffes de lion, sur lequel il était perché.

Stéphane fut choqué du manque de décorum qui em- pêcha ces deux valets de reprendre instantanément leur sérieux à leur entrée. Ils s’étaient levés cependant, et s’occupaient à allumer les bougies ; mais Vassili avait posé très-lentement sa pipe, et l’autre domestique riait encore en présentant chaque bougie à la flamme de la veilleuse.

« Eh bien ! eh bien ! dit paternellement le comte Pavel, tout est-il prêt là-haut ?… Et qu’avez-vous donc tant à rire ?

— Oh ! père, dit Vassili, c’est l’histoire de ce roi nègre de la côte de Guinée. Votre Honneur sait : ce roi qui n’avait ni chemise ni souliers, qui portait des épaulettes et un chapeau de général à grands panaches, et qui exigeait qu’on lui parlât à genoux. Ça amusait Jérôme. Il n’avait pas idée d’une Majesté comme ça.

— La vanité est ridicule en tout pays, » dit le comte ; et ils montèrent à leur appartement.

« Monsieur Carlstone, ajouta-t-il en ouvrant la porte d’une chambre très-convenable, vous voici chez vous. Pour que vous excusiez cette installation qui ne ressemble pas à celle dont vous jouissiez à Moscou, il faut que je vous montre ma chambre : nous sommes voisins. »

La chambre du comte était une très-vaste pièce à trois fenêtres ; mais tout son aménagement consistait en un divan-lit et une toilette commune dissimulés derrière une portière en tapisserie dans un coin de cette sorte de galerie qui, du plancher au plafond, était entourée de châssis vitrés contenant des fragments minéralogiques et des curiosités de toute sorte. Des tables surmontées de vitrines chargées de collections de médailles la meublaient dans toute sa longueur.

« Monsieur le comte, s’écria M. Carlstone, quand le comte Pavel eut laissé tomber la draperie qui dissimulait son établissement sommaire, je ne pourrai souffrir d’être si bien quand vous êtes si mal. Veuillez me faire l’honneur et le plaisir de changer de chambre avec moi.

— Impossible. Je dors peu, et j’ai besoin d’avoir tout ceci près de moi pour occuper utilement mes heures d’insomnie. Je n’attache nulle importance à ces choses matérielles. Je dors aussi bien, quand je dois dormir, sur le pont d’un navire ou sur la terre nue que dans un lit tendu de soie… Allons installer nos jeunes gens. Tada-Yoci doit avoir grande envie de leur montrer le dortoir qui est presque son œuvre.

— Le dortoir ! » s’écria Stéphane en rejetant sa tête en arrière par un mouvement hautain.

Le comte Pavel remarqua sans rien dire cette exclamation et ce mouvement, cet il monta le second étage, suivi par les trois enfants, et précédé par Jérôme qui portait le bougeoir.

Le dortoir était la pièce superposée au cabinet du comte ; elle devait, dans le plan primitif de la maison, être divisée en trois chambres, car trois portes s’y ouvraient sur un corridor ; mais le comte Pavel ayant fait démolir les cloisons intérieures, aussi bien au second étage qu’au premier, les trois enfants auraient été logés dans un véritable dortoir sans une ingénieuse idée de Tada-Yoci.

Au Japon, presque toutes les habitations sont construites en bois et par conséquent elles ont rarement de larges proportions. Aussi obvie-t-on à l’exiguïté de l’espace par un système de cloisons mobiles, paravents peints sur laque ou sur papier. On recule, on rapproche, on supprime ces paravents selon les besoins des réceptions ou suivant les habitudes de la vie intime.

Tada-Yoci avait donné au comte l’idée de cloisons fixées sur des pieds en bambou et serties dans un cadre analogue, et il s’était offert à les peindre ; l’enfant était un intrépide barbouilleur ; il avait déjà une habileté acquise par un précoce exercice de la peinture sous la direction d’un professeur japonais, et il possédait pour la décoration le goût naturel et l’imagination féconde de ses compatriotes.

Il avait donc peint sur les larges feuilles de papier de riz, tendues sur la toile des paravents, une profusion d’oiseaux multicolores et de papillons diaprés posés sur des feuillages à l’échevèlement bizarre, ou planant dans le vague azur d’un ciel indiqué par des teintes molles, nuancées de vert d’eau et d’orangé. Ce concert de couleurs était gai à l’œil, et l’on avait essayé de lui donner une réplique en entourant les lits de bambou et les fenêtres de rideaux en perse à fond clair sur lequel voletaient aussi des oiseaux, moins jolis que ceux dont la verve de Tada-Yoci avait parsemé les cloisons.

Il y avait entre ces deux spécimens de l’industrie occidentale et de l’art oriental la différence qui sépare la réalisation mécanique, répétée, d’un dessin correct et compassé, et l’épanouissement capricieux d’une fantaisie libre.

Les paravents s’arrêtant à un mètre des fenêtres, les enfants pouvaient communiquer entre eux sans recourir aux portes du corridor qui assuraient d’un autre côté leur indépendance. Ce système tenait donc à la fois du dortoir et de la cellule monastique ; mais ces cellules étaient si jolies avec leurs toilettes en marbre blanc entourées d’un rideau de perse, leurs armoires en frêne et leurs siéges de bambou, qu’Arkadi se confondit en exclamations joyeuses. Il courait d’un paravent à l’autre, louant chaque panneau jusqu’au moment où il lui préférait le suivant, tapotant les mains de Tada-Yoci pour le complimenter de son talent, et jurant que ces oiseaux allaient le bercer toute la nuit de chansons japonaises.

Stéphane se taisait : il était mécontent. Il avait occupé jusqu’alors, soit à Moscou, soit à la Mouldaïa, un des appartements d’honneur. Son père lui assigna celle des trois cellules qui était située au-dessus de son établissement personnel. Tada-Yoci était installé déjà dans celle du milieu, la dernière revenait à Arkadi.

Jérôme, dit le comte, reste attaché à votre service ; mais comme j’ai besoin de lui, vous ne lui demanderez que l’indispensable. Il faut que des jeunes gens sachent, au besoin, se passer de serviteurs, et Tada-Yoci a l’excellente habitude de se suffire à lui-même. »

Ce fut sur ce mot, accompagné d’un bonsoir très-tendre, que le conte Pavel prit congé des trois enfants.

Un homme, avec un tablier blanc, sur la gauche, se tient la tête. Sur la droite un jeune homme a une main gauche posée sur une table, le bras droit est plié. Une carafe à terre verse son contenu.
Un homme, avec un tablier blanc, sur la gauche, se tient la tête. Sur la droite un jeune homme a une main gauche posée sur une table, le bras droit est plié. Une carafe à terre verse son contenu.
Il saisit l’éponge, la lança à la tête de Jérôme…


CHAPITRE XV

LE CODE MORAL DE TADA-YOCI. — L’ÉVENTAIL GÉOGRAPHIQUE. LE PETIT ROI ET SON PEUPLE. — ARRET SANS APPEL.


Le lendemain matin, dès qu’Arkadi eut entendu bouger Tada-Yoci, il frappa sur le bois de la cloison et lui cria : « J’ai envie de voisiner. Puis-je aller chez vous ?

— Certainement, dit la voix cadencée de Tada-Yoci. J’ai déjà fini ma toilette.

— Tiens ! je n’en suis pas là. Vos oiseaux m’ont si bien bercé ! Il y en a surtout un dans le coin, avec des plumes rouges et une aigrette bleue. Il a une voix de rossignol. Ah ! vous voici donc en Japonais ! »

Tada-Yoci était vêtu d’un vêtement d’intérieur à la mode de son pays ; il était de soie noire et brodé sur la manche droite des armoiries de sa maison : un triangle renversé à l’ouverture duquel s’arrondissait une pleine lune d’argent. La soie, non pas brillante, nais mate, à gros grains serrés, était coupée en forme de robe de chambre courte et s’ouvrait devant sur une sorte de jupe de soie à mille raies bleues, serrée à la taille par une large ceinture noire et jaune.

« Quelles grandes manches ! dit Arkadi, et pourquoi ouvertes à moitié seulement dans la fente sur la main ?

— Parce que le fond est la poche, dit Tada-Yoci, qui en tira successivement un éventail, un petit foulard et un carnet qui s’ouvrit et d’où tomba à terre une page couverte de caractères japonais.

— Ah ! voilà vos hiéroglyphes, dit Arkadi en ramassant la feuille que Tada-Yoci remit avec soin dans le carnet. Laissez-moi voir, voulez vous ?

— Ce sont, dit Tada-Yoci, les instructions que mon père m’a données à mon départ. Je les relis tous les matins, bien que je les sache par cœur.

— Oh ! traduisez-les-moi… mais c’est indiscret peut-être ?

— Non, car elles sont l’œuvre d’un sage, et je vaudrais quelque chose si je savais les pratiquer. Voici ce qu’elles disent :

« Aie souvenir des bienfaits reçus.

« Vis en paix avec toi-même et avec les autres.

« Une heure perdue est un bien volé. Occupe ta jeunesse si tu veux que ta vieillesse soit honorée.

« Parle peu ; écoute beaucoup, et retiens mieux encore.

« Élève ton âme jusqu’aux puissances célestes. »

— Les puissances célestes ! » répéta Arkadi avec étonnement.

Tada-Yoci réfléchit : « C’est le nom qu’on donne au Nipon à la force et à la bonté qui ont créé et qui maintiennent le monde, » répondit-il.

Arkadi eut la discrétion de se taire sur ce sujet délicat ; mais son naturel curieux lui suggéra une autre question :

« Votre père, dit-il au Japonais, ne vous recommande pas de penser à lui et à votre famille. C’est étonnant ! »

Tada-Yoci blêmit sous son teint jaune et ferma les yeux sans rien répondre.

« Vous ai-je fâché ? dit Arkadi. C’est une chose si naturelle que de laisser à un fils qui part quelques mots de tendresse.

— Pas au Nipon, dit Tada-Yoci, pas au Nipon. Nous trouvons que l’on doit garder pour le secret de son cœur tout ce qui a trait aux attachements de famille. La famille doit être un sanctuaire fermé ; » et rompant le propos : « Voulez-vous voir mes autres habits, ma boîte de couleurs, mon encrier, mes livres chinois ?… Ah ! voici un joli éventail que vous pouvez garder, s’il vous plaît. C’est un éventail de voyage. Voyez ! toute la carte de Yokohama à Yédo y est tracée avec les arrêts et des paysages autour.

— C’est une jolie idée que celle d’un éventail géographique, dit Arkadi ; mais ici les hommes ne se servent pas d’éventail. Est-il vrai qu’au Japon ils aient toujours à la main ce petit meuble que nous laissons aux femmes ?

— Oui, répondit Tada-Yoci, on ne sort pas plus là-bas sans éventail qu’ici sans gants. J’offrirai celui-ci à Mlle Mertaud. »

Au bout d’un quart d’heure, les deux enfants en arrivèrent à se tutoyer sans y prendre garde. Ils fouillèrent tous les bagages du Japonais. Arkadi mania l’encrier en bois de cèdre, à godets, à compartiments, à réservoir d’eau, muni de pinceaux et de bâtons d’encre musquée de diverses couleurs.

Tada-Yoci traça sous ses yeux des caractères japonais en lui apprenant que son alphabet se composait de quarante-huit lettres ; comment il y a cinq sortes d’écriture que tout homme bien élevé doit connaître. Il fit un choix pour Arkadi dans un ballot de papiers qui offrait un spécimen complet de cette fabrication si parfaite au Japon ; il y avait là des papiers de riz souples et brillants comme du satin ; des papiers pelure, très-résistants malgré une légèreté comparable à celle d’une aile de papillon ; et cet autre papier qui sert de linge et qui résiste au lavage, car il se prête aux cassures molles de la toile et du coton.

Il lui fit goûter ensuite un régal exotique : c’était du riz mondé et praliné qu’il avait apporté dans des sacs en papier larges comme des sacs à plomb et hauts d’un mètre environ. Arkadi trouva excellents ces grains menus, à demi brunis par la torréfaction.

« Et ce Stéphane qui ne bouge pas ! Il est gourmand, je vais le chercher, dit Arkadi.

— C’est inutile, cria son cousin en se remuant dans son lit. Je vous entends à merveille ; mais s’il y a des paravents, c’est pour que chacun soit libre chez soi, n’est-ce pas ? »

Arkadi secoua ses oreilles et continua l’inventaire des richesses de Tada-Yoci.

Un quart d’heure après, Jérôme entra portant les déjeuners, et Stéphane lui enjoignit de rester chez lui pour l’aider à s’habiller. Jérôme devait avoir une consigne, car c’était un brave homme dont la figure respirait la douceur et le respect, et il n’eût pas sans doute répondu à Stéphane comme il le fit sans un ordre exprès :

« J’ai apporté à monsieur son déjeuner et son eau chaude ; ses habits sont là bien brossés ; son linge déplié sur cette chaise : mon service près de lui est terminé. »

Stéphane rejeta ses couvertures : « Restez, dit-il impérieusement ; je n’ai pas coutume de m’habiller seul. Mes pantoufles ! »

Jérôme hésita, puis il obéit.

« Versez-moi de l’eau dans la cuvette. Vite ! »

Jérôme hésita de nouveau, puis obéit encore. Seulement, comme il était préoccupé de cette infraction aux ordres qu’il avait reçus d’autre part, il se trompa, et au lieu de verser de l’eau froide, il remplit la cuvette de l’eau chaude qu’il avait apportée dans la bouilloire.

Stéphane n’y fit pas plus d’attention ; il plongea sa tête dans la cuvette et la releva brusquement avec un cri de douleur ; il s’était, non pas brûlé, mais un peu échaudé. Saisir l’éponge imbibée d’eau chaude, la lancer à la tête de Jérôme avec une imprécation de colère, ce fut tout un pour Stéphane. Jérôme ne sourcilla pas, mais il quitta la chambre pendant que Stéphane criait toujours contre lui.

« Ne fais pas attention, disait pendant ce temps Arkadi au Japonais, c’est le petit roi qui parle à son peuple.

Il lui parlait encore, à ce peuple absent, quand le comte Pavel se montra à l’entrée de la chambre de son fils.

« Vous n’êtes pas content, lui dit-il, du service de Jérôme ?

— Non certes, répondit Stéphane, c’est un maladroit et un…

— Assez, interrompit le comte ; moi je suis très-satisfait de cet homme-là ; mais je ne prétends pas vous imposer ses services s’ils vous sont désagréables. Vous vous servirez donc vous-même désormais.

— Moi-même ! Est-ce possible ?

— Vous-même. Vous trouverez au fond dans la lingerie des brosses pour vos vêtements, de l’eau chaude sur la fourneau, enfin le nécessaire. J’ai défendu à Jérôme d’entrer chez vous à partir de ce matin, autrement que pour faire votre chambre quand vous n’y serez pas. Voilà qui est bien entendu.

— Me servir ! Mais c’est dégradant pour moi, mon père.

— Vous croyez ?… Ce que je trouve dégradant, moi, c’est de n’avoir soin ni de si propre dignité ni de celle des autres, ces autres fussent-ils ce que vous appelez des inférieurs. Vous êtes heureux que Jérôme ait eu de la sagesse et de la patience. Beaucoup de domestiques français n’eussent pas supporté d’un enfant de votre âge l’insulte que vous avez faite à celui-ci. Nous ne sommes plus en Russie, mon fils. Mais en voici assez : vous aurez désormais en vous-même un serviteur que vous traiterez avec plus d’aménité. »

Dès que Stéphane vit la comtesse, il ne manqua point d’essayer de l’apitoyer sur son sort, et sa grand’mère lui eût promis assistance si Mlle Mertaud ne se fût trouvée là. La gouvernante conjura d’un seul regard respectueux, mais éloquent, le conflit de pouvoirs qui allait s’établir ; elle démontra à Stéphane tous ses torts et lui fit valoir les bienfaits de l’éducation virile que le comte venait d’inaugurer. Elle excita son émulation en l’engageant à se montrer le plus raisonnable des trois enfants élevés dans la maison, et elle vainquit le reste de sa mauvaise humeur en lui prouvant que l’acceptation franche et nette de l’arrêt paternel ferait estimer sa force de caractère.

Il lui déplaisait de faire appel à l’orgueil de Stéphane et de s’en servir comme mobile, mais c’était le seul qu’elle eût trouvé jusque-là auquel il fût possible de le rendre sensible.

Une enfant devant une femme et trois hommes dont deux la regarde. Au fond d’autres personnes.
Une enfant devant une femme et trois hommes dont deux la regarde. Au fond d’autres personnes.
Le magasin était plein de belles dames et d’enfants sortant des tuileries.


CHAPITRE XVI

PROGRAMME D’ÉDUCATION. MOI ET MON JAFONAIS. LE RAILLEUR MYSTIFIÉ.


Dès les premiers jours, le comte Alénitsine fixa le programme et l’heure des études de ses trois enfants. M. Carlstone gardait les leçons d’anglais, de mathématiques et de sciences naturelles, sauf la géographie et la chimie, réservées au comte Pavel, qui s’occupait aussi des études grecques et latines de son fils et de son neveu ; Mlle Mertaud réunissait les trois élèves pour les leçons de français, de dessin et de musique.

On devait se lever de très-bonne heure et travailler jusqu’à midi. Le temps entre le déjeuner et le dîner était occupé à des promenades dans Paris. Les enfants y recevaient un enseignement qui, pour n’être pas présenté d’une façon classique, n’en était pas moins profitable.

Mlle Mertaud les conduisait dans les musées. M. Carlstone leur faisait visiter le Conservatoire des arts et métiers, les manufactures, ouvrant à leurs jeunes esprits des horizons scientifiques et des connaissances pratiques. Leurs guides leur expliquaient l’histoire à propos des monuments qu’ils les menaient voir, et, dans la soirée, aux réunions de la famille, une causerie animée, nourrie des faits et des impressions de la journée, résumait agréablement les uns et les autres.

Pour se plier à la règle commune, les trois enfants n’en gardaient pas moins leur caractère propre. Stéphane était le seul qui fût un peu modifié ; encore était-ce plus à la surface qu’au fond. Il s’étudiait davantage qu’autrefois, mais c’était par crainte du blâme de son père, et non parce qu’il était revenu de ses anciens errements. Quant à Tada-Yoci, c’était bien l’enfant sérieux et bon dont le comte avait fait l’éloge ; mais son naturel concentré et timide, dont les railleries d’Arkadi se jouaient, était capable d’une finesse d’observation dont on ne se doutait guère.

Un beau jour de mai, M. Carlstone avait conduit les trois enfants aux Gobelins ; après avoir parcouru cette fabrique et s’être étonnés de voir courir les navettes agiles derrière ces tissus nuancés comme des tableaux de maître, les enfants avaient souhaité revenir à pied, de sorte que leurs jeunes estomacs furent bientôt tiraillés par la faim. Lorsqu’ils se plaignirent presque simultanément de cet effet de leur longue course, il était trois heures et la petite troupe passait sous les arcades de la rue de Rivoli.

« Un goûter ne fera pas tort au diner de sept heures, dit M Carlstone. Nous nous arrêterons à la pâtisserie anglaise. »

Quand ils y entrèrent, le magasin était plein de belles dames et d’enfants sortant des Tuileries. Des groupes nombreux stationnaient autour des buffets et des étalages et se mirent à chuchoter en se montrant Tada-Yoci.

Quelque discrète que fût cette curiosité parisienne, Arkadi la remarqua, et sa petite vanité fut satisfaite de se prêter à une exhibition exotique. Quand la demoiselle de magasin vint lui offrir une assiette et une fourchette en lui désignant les coupes de cristal pleines de chatteries, il lui dit à haute et intelligible voix :

« Non, rien de sucré ; des sandwichs et des pâtés aux crevettes ; nous avons très-faim, moi et mon Japonais. »

On se poussa le coude ; l’on regarda de plus belle Tada-Yoci qui conservait un sérieux vraiment asiatique. Les allées et venues se succédaient dans le magasin, et comme les enfants avaient réellement l’appétit éveillé, Arkadi eut à répéter plusieurs fois, devant un auditoire renouvelé, sa phrase sacramentelle : « Moi et mon Japonais. » Mais au moment où il allait se permettre une quatrième récidive, Tada-Yoci le prévint en disant, avec le plus admirable sang-froid du monde, à la demoiselle qui les servait :

« Assez de pâtés. Un chou à la crème, s’il vous plaît, pour moi et mon Russe. »

Stéphane pouffa de rire ; M. Carlstone lui-même ne put maintenir son sérieux en voyant Arkadi garder sa bouche pleine tout ouverte par la stupéfaction. Tada-Yoci cligna ses yeux d’un air si malin qu’Arkadi se le tint pour dit et raya de son vocabulaire sa petite phrase à sensation.

Un groupe de personnes assises sur un éléphant. Au pied le guide et à gauche un homme à cheval qui regarde l’éléphant.
Un groupe de personnes assises sur un éléphant. Au pied le guide et à gauche un homme à cheval qui regarde l’éléphant.
Stéphane lança sa bête au trot.

CHAPITRE XVII

ÉTRANGERS ET PARISIENS. — LA SUSCEPTIBILITÉ DE ROMÉO. LE CROC-EN-JAMBES.


Quoi qu’en puissent penser les enfants, ce n ? est pas dans le cercle de la famille qu’ils reçoivent les plus rudes leçons. La douce raillerie du Japonais, les exhortations de Mlle Mertaud n’atteignaient pas au vif l’instinct de taquinerie d’Arkadi et la morgue de Stéphane, comme le fit une intervention étrangère toute spontanée.

Les trois élèves du comte Alenitsine n’avaient pas encore visite le Jardin d’acclimatation ; il les y mena par un beau jour de printemps, et comme il était dans les principes d’éducation du comte de livrer de temps en temps ses trois fils, comme il les nommait, à eux-mêmes, afin de leur apprendre les devoirs de la responsabilité, il s’installa dans la bibliothèque qu’il leur indiqua pour rendez-vous général, et il leur permit de s’ébattre en liberté et de jouir à leur fantaisie des spectacles divers qu’offre le Jardin d’acclimatation.

La grande serre s’ouvrant à côté de la librairie, c’est là tout naturellement que les trois enfants entrèrent ; mais Tada-Yoci devint mélancolique en voyant la floraison superbe des camélias teintés de ces nuances de pourpre, d’hortensia, de blanc lacté ou veiné de safran qui lui rappelaient les arbustes des jardins japonais ; puis Stéphane goûtait peu les beautés exotiques de cette flore des serres, car il était fort ignorant en botanique et il bâillait pendant qu’Arkadi s’extasiait devant les palmiers ou s’amusait à dénombrer les variétés de fougères, dont les unes jonchaient de leurs brindilles herbacées et menues le terreau brun de la serre, tandis que les autres se dressaient dans des proportions gigantesques entre les tiges des lataniers et des arbres verts d’Australie.

Ils ne firent donc que traverser la serre, et Stéphane ouvrant la marche, ils se dirigèrent à droite vers la maison des singes. Laissant les deux Russes occupés à contempler les ébats des babouins et des macaques, Tada-Yoci tomba en admiration, ou plutôt en stupéfaction, devant une loge grillée au barreau de laquelle pendait, attachées par les pattes et la tête en bas, une douzaine environ de bêtes qu’il ne sut comment définir.

On eût dit de loin une douzaine de merles ou de pies accrochés par les pattes à un garde-manger ; mais si l’on approchait tout près, on voyait, sortant d’une paire d’ailes de chauves-souris un museau velu et pointu des deux côtés duquel brillaient de petits yeux ronds à pupilles nyctalopes ; parfois les larges ailes entr’ouvraient leurs membranes noirâtres terminées par un crochet, et le corps velu s’agitait dans une sorte de convulsion pour se voiler bientôt à l’abri des ailes repliées. Tada-Yoci se disait bien que c’était là une espèce de chauve-souris gigantesque, mais comme il n’y avait pas d’étiquette aux barreaux de la loge, il ne se serait pas expliqué la singulière attitude de ces animaux, si de deux promeneurs arrêtés comme lui devant la grille il n’y en eût eu un qui servait de cicerone obligeant à l’autre.

« Je ne sais pas le nom scientifique de ces bêtes-là, disait-il, mais j’ai lu un article de journal qui a signalé leur arrivée au Jardin d’acclimatation. Elles viennent du Brésil où on leur donne le nom de vampires qu’elles méritent bien, car elles se nourrissent aux dépens de ceux, hommes ou animaux, qui passent la nuit en plein air. Quand un pionnier en se réveillant le matin se sent affaibli sans cause connue, il cherche jusqu’à ce qu’il ait trouvé sur son corps la marque triangulaire qu’y laisse le suçoir du vampire, et lorsqu’il l’a trouvée, il va établir son campement ailleurs, car ces grosses chauves-souris reviennent le lendemain au gîte où elles ont pris la veille un bon repas. On ne meurt pas pour une ni même pour plusieurs morsures, mais vous comprenez qu’il n’est pas sain d’être saigné sans besoin.

— Mais, demanda l’interlocuteur qui était un enfant de douze ans en uniforme de collégien, pourquoi se tiennent-elles ainsi la tête en bas ?

— Eh ! dit le cicerone qui était un jeune homme de dix-sept ans en costume d’ouvrier endimanché, c’est leur façon de se percher. Le sang devrait leur monter à la tête cependant ; mais ce sont là de vilaines petites bêtes de proie, venez plutôt voir le singe lion.

— Voyons, Eugène, dit le collégien d’un air de doute, tu ne m’as pas fait un conte en me faisant son portrait ? Ça existe, le singe-lion ?

— Oui, le bon Dieu a fait là la miniature du lion : un lion pour rire, pas si gros que ma main, orné d’une belle crinière fauve à reflets dorés et un peu roses, et ayant la face du « roi des animaux », comme disent vos fables de La Fontaine.

— Oh ! tu es étonnant, toi qui n’as pas été au collége, de savoir tant de choses sur l’histoire naturelle. Papa disait bien que tu me montrerais le Jardin d’acelimatation mieux que lui.

— C’est que, voyez-vous, monsieur Jules, quand on n’a que ses bras pour vivre et qu’on se sent l’envie de n’être pas ignorant, on profite des moindres occasions de s’instruire. Et mes camarades d’atelier avaient beau se moquer de moi en me voyant lire jusqu’aux papiers qui enveloppaient mon déjeuner et jusqu’aux bouts de journaux déchirés, votre père les rabrouait et m’encourageait à m’instruire. Et j’aurai beau faire, je ne contenterai jamais ma curiosité de savoir. Le monde est si grand, si plein de belles choses ! Que vous êtes heureux d’être au collége !

— Bah ! je voudrais que tu y fusses à ma place. Tu travaillerais mieux que moi, bien sûr. Mais allons voir ton singe-lion. »

Ils se retournèrent et le collégien aperçut la figure exotique de Tada-Yoci ; il ne put s’empêcher de le désigner à l’attention de son compagnon qui réprima cette indiscrétion en emmenant très-vite le petit Jules. Tada-Yoci ne fut pas blessé de l’étonnement naïf du collégien, tant il était habitué à exciter la curiosité : aussi suivit-il les deux visiteurs pour profiter des connaissances de l’ouvrier ; mais il sut gré à celui-ci de la délicatesse de ses sentiments lorsqu’en s’arrêtant derrière eux devant la loge où ces deux singes-lions promenaient leur majesté minuscule, il entendit Eugène disant à l’enfant :

« Il ne faut pas blesser les étrangers en les regardant ainsi. Dans le pays de celui-ci, en Chine ou au Japon, je ne sais, vous seriez aussi extraordinaire qu’il l’est ici. »

Tada-Yoci fut si enchanté de cette remontrance qu’il persuada à ses deux camarades de suivre l’itinéraire des deux Parisiens, et bientôt la conversation s’établit entre les jeunes garçons. Eugène leur montra la faisanderie, les volières où les paons commençaient à étaler aux premiers soleils du printemps leur éventail de plumes nouvelles ; il leur décrivit devant l’étang des flamants roses les mœurs de ces volatiles superbes dont les ailes de pourpre frangées de noir s’enlèvent d’un ton si vif sur la blancheur neigeuse du reste de leur plumage ; il leur fit admirer les gouras couronnés du Brésil qui portent sur leur tête un éventail de plumes gris perle à filaments fins, aussi soyeux que du duvet de cygne, et aussi légers que des flots de fumée ; mais les enfants finirent par se fatiguer de leur visite aux volatiles, et d’un commun accord, ils coururent vers la partie du jardin où les attelages attendent le bon plaisir des promeneurs.

Tout en causant, les jeunes garçons s’étaient mutuellement présentés les uns aux autres. Stéphane n’avait pas manqué d’apprendre à Jules sa qualité de fils du comte Alénitsine, et même il avait été piqué de voir que l’énonciation de ce titre n’avait produit aucun effet sur le petit Parisien, pas plus que la qualité de fils de daïmio que Stéphane avait déclaré être celle de Tada-Yoci.

« Daïmio ? qu’est-ce que c’est que ça ? avait demandé à demi-voix Jules à son guide.

— Je crois que c’est un prince japonais, avait répondu celui-ci.

— Très-bien, avait répliqué simplement le jeune garçon. Moi, monsieur Stéphane, je suis Jules Guillet, le fils du manufacturier.

— Ah ! » avait dit Stéphane d’un air dédaigneux.

Jules était trop animé dans la conversation qu’il tenait avec Arkadi pour remarquer cette expression, mais l’ouvrier en avait pris note et il s’aperçut bientôt aux manières de Stéphane que celui-ci avait fait son petit roman sur lui et son compagnon. D’après Stéphane, en effet, ce M. Guillet le manufacturier, trop pauvre pour avoir un précepteur ou même des valets, avait confié son fils à un de ses ouvriers pour sa promenade de congé, et le jeune orgueilleux sentant qu’il s’était commis avec des gens d’une espèce inférieure, s’ingénia à bien établir sa supériorité sur eux. Voici comment il s’y prit :

On était arrivé près de la station des équipages ; derrière le kiosque de la marchande de gâteaux, des poneys tout sellés piaffaient gentiment ; le dromadaire, accroupi sur les callosités de ses genoux, regardait les promeneurs de cet œil intelligent qui semble refléter la sèche ardeur des déserts africains ; les deux éléphants, Roméo et Juliette, jouaient avec leurs cornacs, enlaçant tour à tour de leur trompe la taille ou le cou de leur gardien avec la bonhomie caressante qui caractérise ces colosses.

Pour se délivrer de ces marques de tendresse qui se répétaient trop, ou pour attirer la clientèle, le cornac de Roméo lui fit faire quelques pas, et l’éléphant s’en alla quêter un morceau de pain près de la marchande ; sans toucher aux gâteaux de l’étalage, il passa sa trompe dans la baie du kiosque. La marchande s’exécuta. Un bout de pain de seigle, puis deux, puis trois ; mais Roméo était plus agile à lancer ces douceurs dans sa bouche qu’elle n’était décidée à se montrer généreuse, et elle finit par dire à l’animal :

« C’est assez, Roméo. Tu n’es pas un client sérieux, mon garçon, je ne veux te vendre que de seconde main.

— Payez-vous, » sur le comptoir, et il prit une grande assiette de gâteaux qu’il tendit à l’éléphant.

Roméo se laissa inviter sans façon ; mais pendant » dit Stéphane en jetant une pièce d’or qu’il cueillait les gâteaux avec une dextérité joyeuse, Stéphane s’avisa de se moquer tout haut de sa lourdeur, de sa gourmandise, et de la laideur de sa face. — Le cornac, causant avec Arkadi, ne faisait pas attention à ces propos.

« Prenez garde, monsieur Stéphane, lui dit Eugène, les éléphants sont très-intelligents, et celui-ci vous comprend à merveille.

— Hein ! dit Stéphane avec hauteur, vous me donnez des conseils, je crois ! je… »

Il ne finit pas la phrase, l’éléphant avait dispersé par terre le reste des gâteaux et avait lancé l’assiette en l’air. Le cornac se rapprocha de l’animal, le flatta, et, prenant sa trompe sous le bras, il le ramena à son poste d’attente.

« Il y a des obligés bien ingrats, dit Arkadi en riant, et des convives auxquels il ne sied pas de faire payer trop cher le repas qu’on leur offre. — Roméo a du caractère : il me plaît. Je vais le prier de me promener ; mais je ne te conseille pas, Stéphane, de monter avec moi sur son dos, il serait capable de t’envoyer rejoindre ton assiette et tu pourrais… oui, te casser en route comme elle. Monte sur le dromadaire ; c’est une bête patiente qui n’entend sans doute que l’arabe et que tu pourras injurier à ton aise. »

Tada-Yoci, Jules et Arkadi s’installèrent sur Roméo, et Eugène alla s’assurer que les ferrures qui ferment le siége étaient solidement agencées.

« Je paye pour tout le monde ! dit Stéphane au cornac.

— Non pas, s’il vous plaît, monsieur, lui dit poliment Eugène, à moins que vous ne nous permettiez de vous rendre après cette politesse. On vend du lait chaud au chalet à côté, et après la promenade…

— Bah ! pas de façons, » dit Stéphane, et il alla choisir un poney. Eugène, par pure obligeance, s’assura que les sangles étaient solides ; quand Stéphane fut campé sur sa selle, il s’avisa qu’il était gêné dans son pardessus, et, pour montrer par un exemple que le sans-façon était à l’ordre du jour, il ôta ce vêtement et le lança dans les bras de l’ouvrier qui ne s’attendait à rien moins.

Le pardessus tomba par terre et l’instinct dominateur et colère s’éleva dans l’âme de Stéphane. Il montra du bout de sa cravache le vêtement à l’ouvrier qui, comprenant fort bien, lui répondit par un : Plaît-il ? bien parisien.

« Ramasse donc mon pardessus, et garde-le-moi.

— Ramasse ! répéta Eugène. Vous me faites l’amitié de me tutoyer ! Est-ce que nous avons gardé les mougiks ensemble ?… Ce que j’en dis n’est pas par mépris des mougiks au moins, il n’y a de méprisable que les mauvais sentiments, et rien à blâmer, sinon l’impolitesse. »

Stéphane lança sa bête au trot, préférant perdre son pardessus que de descendre le ramasser, et Eugène remit le vêtement aux mains des gardiens des autres attelages. Puis il rejoignit Roméo qui faisait sa promenade à pas lents ; elle était égayée par les joyeux propos d’Arkadi qui se comparait à un radjah indien et qui demanda s’il n’était pas possible à Eugène de monter sur l’éléphant à côté de lui.

« À moins de grimper sur cet arbre à côté pour être à la hauteur de notre siége… dit Jules.

— Bah ! êtes-vous leste ? demanda le cornac.

— Je vous entends, dit Eugène. Dites à Roméo de lever le pied.

L’intelligente bête se prêta si bien au commandement du cornac, qu’après avoir levé son pied droit sur lequel l’ouvrier monta, elle l’aida de sa trompe à grimper à son cou, d’où Eugène se glissa plus facilement sur les coussins du siége.

« Et Stéphane ? demanda Arkadi.

— Il court sur un poney, répondit Eugène. À propos, monsieur, j’ai laissé au palefrenier le pardessus de votre cousin, qui me le donnait à garder comme à un domestique.

— Ça n’est pas une exception en votre faveur, dit Arkadi. Il se ferait servir par le soleil et la lune, si l’un et l’autre consentaient à lui obéir. » Puis, emporté malgré lui par son naturel moqueur, il ajouta : « Vous lui avez répondu fièrement : « Je ne suis qu’au service de M. Jules Guillet, et ne reçois d’ordres que de lui… »

Jules secoua vivement le bras d’Arkadi : « Pas du tout, monsieur, Eugène n’est au service de personne ; il perd une journée de travail pour me promener, et la seule chose que papa puisse lui faire accepter quand il m’amène ici mes jours de sortie, c’est à dîner avec nous le soir.

« Oh ! oh ! à dîner chez M. Guillet ! dit Arkadi d’un ton plaisamment solennel.

— Je ne sais trop, lui dit tout bas Tada-Yoci, si tu ne marches pas sur les brisées de Stéphane, mon cher Arkadi. »

La promenade finie, la petite troupe se dirigea vers le chalet où sont servis les rafraîchissements ; mais l’entente avait disparu, et ils s’assirent tous de mauvaise humeur à une table rustique. Eugène, lui, était allé commander les bols de lait, et Stéphane se demandait si vraiment cet ouvrier allait s’asseoir à ses côtés, lorsqu’il le vit apporter deux bols au cocher et au valet de pied d’un superbe équipage qui stationnait dans l’allée du chalet.

« Le voilà avec ses pareils ! » se dit Stéphane en lorgnant les deux chevaux pur sang irréprochablement harnachés, l’américaine capitonnée de satin marron et la livrée élégante des valets. Il pensa ensuite que son père à lui aurait dû se faire conduire au jardin dans une voiture aussi belle, au lieu de les y mener dans cette calèche de louage qui les attendait si piteusement à l’entrée ; aussi la réunion de ces deux idées le fit-elle se récrier quand Jules dit à Eugène :

« Eh ! tu ne prends pas du lait ? Voici une chaise près de moi.

— Je ne mange pas avec des ouvriers qui causent avec des laquais, » dit Stéphane en se levant, et il appela un garçon pour lui payer les bols de lait.

« Monsieur, ils sont payés, dit celui-ci.

— Vous savez, monsieur, lui dit sèchement Eugène, que ce sont là nos conventions.

— Je puis bien payer quelque chose à des gens… comme vous, lui dit Stéphane, mais je n’en accepte rien.

L’ouvrier haussa les épaules et s’abstint de répondre, n’espérant pas corriger ce garçon si sottement hautain ; mais Jules était batailleur en sa qualité de collégien ; il avait été piqué des railleries d’Arkadi, et cette boutade de Stéphane passait la mesure ; aussi lui répondit-il d’un ton vif :

« Des gens comme nous ! Vous en accepterez toujours cela ! »

Et par une gaminerie de collége, il donna à Stéphane un croc-en-jambe qui envoya tomber l’orgueilleux entre deux chaises rustiques dont il écrasa l’une dans sa chute.

Arkadi se précipitait pour défendre son cousin, mais le valet de pied de l’équipage s’élança devant Jules Guillet pendant qu’Eugène ramassait Stéphane et que le comte Alénitsine qui passait par là venait demander :

« Qu’y a-t-il ?

Monsieur Stéphane est votre fils, monsieur ? dit respectueusement l’ouvrier au comte Alénitsine. Je suis fâché à cause de votre qualité d’étranger qu’il ait reçu une leçon de politesse un peu rude, mais il la méritait. Si vous croyez avoir à vous plaindre, voici l’adresse du père de cet enfant. Mais le monde s’attroupe, nous ferions bien de nous retirer ; et si monsieur votre fils s’est fait mal, l’équipage qui nous attend là est à votre disposition. »

Prié par le comte de raconter ce qui s’était passé, Eugène le fit avec autant de véracité que de modération, et après avoir subi la honte d’un petit scandale public, et celle non moins grande de faire des excuses à Jules et à Eugène, Stéphane eut la mortification de voir s’éloigner le fils du manufacturier et l’ouvrier dans la superbe américaine qu’il avait lorgnée d’un œil d’envie.

Une foule au premier plan, qui semble regarder vers le centre en bas. Un carrosse en arrière et une façade où est marqué fabrique.
Une foule au premier plan, qui semble regarder vers le centre en bas. Un carrosse en arrière et une façade où est marqué fabrique.
On accourait de tous côtés.


CHAPITRE XVIII

NOUVELLE FRASQUE. — L’ACCIDENT DU CANAL SAINT-MARTIN


Ce n’étaient pas après tout de grosses sottises que les railleries d’Arkadi, puisque la plus légère mortification suffisait pour l’en faire repentir. Les torts de Stéphane, soit par leur nature même, soit par suite d’incidents non prévus, étaient toujours beaucoup plus graves dans leurs effets.

Un jour que le comte devait aller à l’ambassade japonaise avec Tada-Yoci, la comtesse qui s’ennuyait de rester trop seule à l’hôtel, voulut accompagner ses petits-fils dans une visite à l’usine à gaz de la Villette. M. Carlstone était de la partie. On passa là trois grandes heures, et comme il n’était pas temps de revenir pour le dîner, on poussa jusqu’au faubourg Saint-Antoine et l’on revint en côtoyant le canal Saint-Martin.

Stéphane se plaignit d’un grand mal à la tête gagné à l’usine à gaz et en prit prétexte pour demander à monter sur le siége du cocher.

« Je conduirai, dit-il pendant que sa grand’mère faisait arrêter le landau après avoir accédé à son désir.

— Madame, objecta M. Carlstone, voilà qui est imprudent. Les chevaux ne sont pas sortis hier ; ils sont très-ardents aujourd’hui, et Stéphane n’a ni l’habileté, ni l’habitude nécessaires pour conduire dans une grande ville comme Paris.

— J’aurais l’air d’un groom sur le siége si je ne conduisais pas, répliqua Stéphane. D’ailleurs, est-ce que l’on ne me confiait pas le droski à Moscou ?

— Quelle différence ! dit M. Carlstone. Les rues sont plus populeuses à Paris, surtout dans ce quartier.

— Alors je préfère souffrir à l’intérieur de la voiture.

— Non, je vois à ton teint animé que tu as besoin d’air, dit la comtesse. Monsieur Carlstone, veuillez baisser la glace, et recommander au cocher de veiller sur Stéphane. Qu’il lui prenne les guides au moindre encombrement périlleux.

M. Carlstone n’avait jamais eu d’empire sur la comtesse Praskovia, soit parce que sa timidité lui défendait d’insister sur une observation, soit parce qu’il parlait trop peu pour développer la justesse de ses idées. Stéphane prit donc les guides et tout d’abord il conduisit sagement ; mais il s’ennuya vite du train paisilble de l’équipage et il excita ses chevaux de la voix et du fouet, plaisir enfantin qui éveilla les craintes de la grand’mère quand l’attelage prit le grand trot.

« Mais cela va, cela va très-bien, » dit Stéphane en se penchant vers la glace baissée pour rassurer la comtesse.

Un grand cri, un écart brusque des chevaux enlevés et ramenés en arrière par la main vigoureuse du cocher interrompirent cette phrase.

« Qu’y a-t-il ? » s’écria la comtesse effrayée par cette secousse et par la sorte de convulsion que le frémissement des chevaux imprimait à la voiture. « De grâce, monsieur Carlstone, descendez voir ce que c’est. »

On accourait de tous côtés ; des femmes d’ouvriers, des vieillards assis au soleil sur les bancs qui bordent le canal, des gamins qui quittaient leurs jeux pour voir l’accident, entouraient déjà la voiture, et M. Carlstone eut à traverser un groupe assez malveillant pour aider à ramasser un jeune garçon de quinze ans jeté à terre par les chevaux et dont la tête était couverte de sang.

Heureusement le cocher avait eu l’habileté de ramener les guides et de les maintenir d’une main ferme ; heureusement, les chevaux bien dressés avaient obéi au mors qui leur coupait la bouche et s’étaient rejetés en arrière ; sans cela, c’eût été un cadavre que M. Carlstone eût soulevé dans ses bras.

La colère se mêlait à la compassion dans les exclamations qui partaient du groupe populaire.

« Voyez s’ils bougeront de leur brouette ! criait un gamin. Ohé ! descends donc de ton siége, petit cocher de malheur, et aide à monter ton mort. Il est de ta façon, tu peux bien lui prêter ton corbillard. »

C’était à Stéphane, blanc comme un linge et tout tremblant, que cette apostrophe était adressée.

Un ouvrier de mine honnête jeta un regard au loin en murmurant :

« Et pas un sergent de ville ! c’est un fait exprès. »

Puis s’adressant à M. Carlstone :

« Que voulez-vous faire de ce pauvre enfant, monsieur ? Il y a là-bas une pharmacie. Pouvez-vous m’aider à l’y porter, vous ou votre cocher ?

— Non, non, montez ce malheureux enfant dans la voiture, dit la comtesse, nous le mènerons nous-mêmes chez le pharmacien. »

M. Carlstone, le cocher et l’ouvrier soulevèrent le blessé et l’étendirent dans le fond du landau. Il avait une plaie affreuse un peu au-dessus de l’oreille gauche, et son bras qui avait porté à faux sur le pavé pendait inerte et se refusa à tout mouvement quand on voulut le ramener près de son corps. L’on banda provisoirement sa tête avec des mouchoirs, et M. Carlstone se plaça sur le siége de devant avec la comtesse et Arkadi.

La voiture partit au pas, toujours accompagnée par le groupe qui voulait savoir ce qu’allait devenir le blessé.

« Ils nous suivent, dit la comtesse extrêmement troublée. Croient-ils que nous allons abandonner ce malheureux chez le pharmacien ? On le pansera là, soit ; mais on le transportera ensuite à l’hôtel. Serait-il en danger pour attendre un peu plus longtemps ? »

M. Carlstone s’agenouilla devant le blessé, écouta les battements de son cœur et consolida ses bandages.

« Il respire, dit-il, mais il n’est pas revenu à lui. Il a perdu beaucoup de sang !… J’approuve votre idée, madame, vous ferez mieux votre devoir envers ce malheureux en le faisant soigner chez vous. Voulez-vous me permettre de donner des ordres au cocher ? »

Suivant les instructions de M. Carlstone, le cocher accéléra le pas de l’attelage de façon à laisser en arrière les curieux. On doubla le cap de la pharmacie en s’y arrêtant tout juste le temps qu’il fallait pour recevoir du pharmacien de quoi donner les premiers soins au blessé. Après quoi, bien qu’on fût poursuivi par les cris des gamins qui regrettaient de ne pas savoir la fin de l’accident, on repartit ; quand on eut tourné deux ou trois rues, on se vit libéré de cette poursuite. Alors M. Carlstone descendit et prit un fiacre pour aller chercher un chirurgien, et le landau s’achemina vers le Cours la Reine du pas lent qui convenait au lugubre fardeau qu’il y ramenait.

Un patient les yeux sous une serviette dans un lit au milieu de la pièce? 3 hommes autour et une femme les regardant sur la droite. Devant les deux jeunes gens.
Un patient les yeux sous une serviette dans un lit au milieu de la pièce? 3 hommes autour et une femme les regardant sur la droite. Devant les deux jeunes gens.
Arkadi et le japonais préparaient la charpie.


CHAPITRE XIX

L’APPRENTI TAILLEUR DE DIAMANTS À L’HÔTEL ALÉNITSINE.


Le comte était déjà rentré ; il commençait même à être inquiet du retard des promeneurs, quand M. Carlstone, qui avait eu le bonheur de trouver le chirurgien chez lui et qui l’avait amené de toute la vitesse d’un fiacre bien payé, vint le premier lui apprendre l’accident du canal Saint-Martin.

Des secours tout préparés attendaient donc le blessé quand on le descendit avec précaution du landau. Un brancard recouvert d’un matelas était dans la cour ; ce fut le comte qui l’y déposa lui-même, aidé par le docteur et par M. Carlstone. La comtesse Praskovia qui tremblait de tous ses membres, et Arkadi dont les dents claquaient d’émotion et de pitié, étaient descendus les premiers de voiture. Stéphane, dont nul ne s’était occupé depuis l’accident, était resté sur le siége. Quand le cocher lui tendit les bras pour l’aider à mettre pied à terre, Stéphane se laissa aller sur l’épaule du valet avec la lourdeur d’une masse qui tombe. En voyant passer devant lui la victime de son obstination imprudente, en sentant peser sur lui le regard de son père, il s’était évanoui.

Quand il revint à lui, il était dans sa chambre, jeté à terre comme un paquet, et personne ne faisant attention à lui. La cellule était cependant pleine de monde : le blesse était étendu sur son lit à lui, Stéphane ; le chirurgien lui pansait la tête que le comte Pavel soutenait, M. Carlstone tendait les instrunments à l’opérateur, Mlle Mertaud ajustait des bandes de linge ; Arkadi et le Japonais préparaient de la charpie.

Le blessé était revenu à lui, mais d’une façon tout instinctive, car il n’ouvrait pas les yeux et ne parlait pas ; il poussait seulement des gémissements inarticulés qui répondaient au fond de la poitrine de Stéphane en y produisant la sensation de violents coups de poing. Après avoir bandé la tête du patient, le docteur lui palpa le bras qu’il trouva démis. Cette fois, la douleur fut si atroce que le blessé reprit ses sens, ouvrit des yeux effarés et cria par deux fois :

« On me tue ! maman ! maman !… Julie !… »

Après ces cris qui témoignaient du réveil de sa raison encore confuse, il se recueillit un instant et promena autour de lui des regards étonnés pendant que le chirurgien disposait un appareil autour de son bras remis :

« Je suis tombé !… dit-il tout haut. Tiens ! l’hôpital !… Non, c’est trop joli ici… mais alors… Ah çà ! monsieur le docteur, je suis tombé sous une voiture, n’est-ce pas ? Dieu ! que la tête me fait mal ! Est-ce que j’ai quelque chose de cassé dans la tête ou ailleurs ?

— Rien, rien, dit le chirurgien. La tête était solide, elle n’a eu qu’une petite fêlure ; nous avons réparé ça. Mais il ne faut pas vous agiter, mon garçon, soyez sage et vous guérirez vite.

— C’est bel et bon, mais quelle heure est-il ? Il n’y a pas à badiner, il faut que je m’en aille.

— Mon Dieu ! est-ce que ce serait déjà le délire ? demanda tout bas Suzanne au docteur.

— Non, la fièvre n’est pas encore venue, et nous ferons en sorte qu’elle ne vienne pas. Ce garçon est sain et vigoureux ; mais il est inquiet de ne pas savoir où il est… Il pense sans doute à sa famille qu’il doit désirer avertir ! C’est bien cela ? demanda le docteur au blessé.

— Ah ! mais non, mais non, c’est pas la peine de mettre ma pauvre mère dans tous ses états si c’est vrai que je dois guérir vite. Ça la saisirait… Mais c’est le patron. Je pourrais perdre ma place si je n’étais pas rentré avant sept heures. Où sont mes habits ?

— Tenez-vous tranquille, mon enfant, lui dit le comte ; il vous est impossible de marcher. Je vais envoyer chez votre patron.

— Ah ! c’est vous qui êtes le bourgeois ? dit le blessé.

— Oui, c’est moi, dit le comte qui ne put s’empêcher de sourire.

— Vous m’avez écrasé… et puis vous me soignez chez vous… Vous êtes tout de même un brave homme… un autre m’aurait fourré à l’hôpital. Merci bien.

— Hélas ! mon enfant, c’est encore à moi à vous demander pardon ; mais faut-il envoyer tout de suite chez votre patron ?

— S’il vous plaît, monsieur, il ne plaisante pas avec le règlement, et s’il me rayait du livre d’apprentissage, ça ne serait pas pour me faire rire, ni personne à la maison. »

Sur les indications du blessé, M. Carlstone reçut la mission d’aller rue des Trois-Bornes dire à la taillerie de diamants par quel accident Prosper Bouchut était empêché de rentrer. Il devait en même temps annoncer pour le lendemain au directeur la visite d’excuses du comte Alénitsine.

Le blessé devint plus calme quand il vit qu’on se disposait à aller expliquer son absence, et le comte dit au chirurgien :

« Je croyais qu’il n’existait pas de taillerie de diamants en France. Les Hollandais avaient gardé jusqu’à ces derniers temps le monopole de cette industrie.

— Aussi cet établissement date-t-il de cette année, répondit le docteur, et c’est le premier qui soit fondé en France. Je connais le directeur. C’est un homme énergique, intelligent, qui a voulu doter son pays d’une industrie qui lui manquait. Il a débuté sans un seul ouvrier, avec des enfants de l’âge de celui-ci dirigés par des contre-maîtres qui sont d’habiles professeurs de taille. Un apprentissage de quatre ans serait long pour une famille qui devrait nourrir l’apprenti. Le directeur prend donc tous les siens chez lui, et leur distribue, avec le pain quotidien, la nourriture intellectuelle, car, après la journée de travail, des cours de français, d’allemand, d’arithmétique sont faits dans l’établissement. Dès que l’apprenti est apte à gagner plus que son entretien, il émarge quelques francs par semaine, et sans se préoccuper des discussions sur l’opportunité du travail des femmes, cet homme de bien a enrôlé presque autant de jeunes filles que de garçons. L’état, vous le savez, exige plus de justesse de coup d’oeil et de patience que de force matérielle. Voilà donc une carrière lucrative ouverte aux filles du peuple. Les deux quartiers, filles et garçons, sont absolument séparés.

— Monsieur le docteur, dit le blessé, est-ce qu’on est déjà parti pour la rue des Trois-Bornes ?

— Tiens ! vous ne dormiez pas ? Non, la personne dine à la hâte avant de faire votre commission. Pourquoi cette question-là ?

— C’est ce que vous venez de dire… Ma sœur Julie est à l’établissement, au quartier des filles. Elle pourrait savoir mon affaire par les employés si le directeur ne commande pas qu’on lui cache mon histoire… Il ne faudrait pas la tracasser de ça… Vous savez, les filles, ça pleure et puis ça jase, et si maman venait la voir, cela n’en finirait plus. On pourrait faire dire à maman que je suis en commission quand elle viendra me voir.

— Arkadi, va dire encore ceci à M. Carlstone, » dit le comte ; puis il renoua en ces termes sa causerie avec le docteur. « Ce que vous m’apprenez me rendra très-intéressante ma visite de demain. J’aurai grand plaisir à serrer la main du directeur de cette entreprise.

Un homme dans un fauteuil et un jeune garçon devant lui qui le prend dans ses bras.
Un homme dans un fauteuil et un jeune garçon devant lui qui le prend dans ses bras.
Stéphane se jeta aux pieds du comte.


CHAPITRE XX

MAIN BLANCHE ET MAIN CALLEUSE ÉCHANGEANT UNE ÉTREINTE CORDIALE.


Le dîner fut triste et contraint. L’on n’échangea pas dix paroles. Stéphane, soit honte, soit chagrin, ne put manger une bouchée, et l’on eut assez de pitié de son état pour ne pas faire attention à lui. Dès que le dessert circula, le comte jeta sa serviette en disant qu’il remontait près du blessé.

« Jérôme n’est-il pas près de lui ? demanda la comtesse Praskovia.

— Oui, mais j’y retourne. Je compte le veiller toute la nuit. Vous mettrez… Stéphane où vous voudrez, ma mère… » La voix du comte trembla en prononçant le nom de son fils.

Deux heures après, pendant que le comte Pavel installé sur un fauteuil auprès du lit du blessé s’abandonnait à des pensées fort tristes, la porte s’ouvrit et Stéphane se glissa dans la chambre.

« Vous avez oublié que votre chambre est occupée ? » lui dit son père avec amertume.

Stéphane pâlit, mais répondit d’une voix contrite : « Je ne l’ai pas oublié, père ; mais vous veillez et je vous supplie de me laisser veiller avec vous.

— Est-ce du repentir ? demanda le comte en regardant son fils tout au fond des yeux.

— Je ne suis pas méchant, croyez que je ne suis pas méchant, balbutia Stéphane. Je ne savais pas que…

— C’est là justement le tort de votre vanité. Vous ne savez rien et voulez tout faire ; vous êtes incapable de juger et prétendez trancher à propos de tout. Y aurait-il une excuse pour vous si nous avions là un cadavre au lieu de ce pauvre blessé qui dort ? Peut-être cette existence d’homme du peuple vous semble-t-elle peu précieuse, à vous qui vous croyez d’une autre essence. Quant à moi, je vous jure que ce fils qui craint d’affliger sa mère, qui pense à sa sœur, qui se préoccupe de ne pas mécontenter son maître, me paraît cent fois supérieur en valeur intellectuelle et morale à l’inutile et malfaisant tyranneau que vous avez été jusqu’ici. Que n’est-il mon fils, et vous, l’ouvrier lapidaire ! Mais vous n’auriez ni l’amour du travail, ni le culte de la famille comme lui ; s’il était réalisable, mon souhait causerait votre malheur. Vous ne seriez pas digne de tenir dans son atelier la place de ce pauvre garçon. Prenez garde, Stéphane, il est des déchéances pour toutes les classes. Votre avenir m’alarme ; car c’est notre être moral qui édifie notre destinée, et je vous vois prêt à toutes les fautes, à toutes les sottises, et jusqu’ici incapable du moindre bien. Votre sot orgueil que rien ne justifie a fait table rase chez vous de toute qualité. »

C’était à voix basse, avec un accent, non pas de dureté, mais de profonde tristesse que le comte Pavel parlait ainsi à son fils. Celui-ci l’écoutait, tête baissée, sans lui répondre. Le père attendait un mouvement de sensibilité pour appeler dans ses bras ce fils qu’il aimait avec autant de clairvoyance que de tendresse ; mais Stéphane resta absorbé, impassible.

La nuit se passa lentement. Le blessé ne se réveilla que trois fois, et le comte lui fit prendre la potion ordonnée par le docteur. Vers deux heures du matin, les yeux de Stéphane se fermèrent involontairement ; quand ils se rouvrirent, le jour blanchissait la chambre, le blessé reposait encore, et le comte lassé par sa douloureuse veille s’était assoupi.

Le premier regard de Stéphane fut pour son père. Il fut saisi aux entrailles par une angoisse non encore éprouvée en voyant deux grosses larmes arrêtées au bord des paupières du comte. Même en dormant, ce père souffrait, et souffrait par son fils.

Ces deux larmes furent plus éloquentes que l’exhortation de la nuit. Stéphane se jeta aux pieds du comte et lui demanda cent fois pardon.

« Oui, je reconnais mes torts, disait-il, mais écoutez ma confession. J’ai été trop longtemps volontaire, absolu, emporté, pour avoir l’énergie de me corriger de moi-même. Je n’avais jamais douté du droit que j’avais de faire toutes ces sottises avant que Mlle Mertaud m’en fit rougir malgré moi. Elle avait raison : rien de tout cela ne me rendait heureux. J’ai essayé de me corriger d’après ses conseils ; mais sauf elle, personne ne me résistait. Je vous en supplie, mon père, laissez-moi ne pas vous quitter d’une heure ; je vous obéirai à vous, vous me formerez, vous me dresserez… oui, comme un chien rebelle, si vous voulez ; j’accepterais tout de vous avec bonheur, même de durs traitements.

— Toujours extrême donc, même en ceci ! dit le comte. Oui, mon fils, je te l’avoue, j’ai eu du chagrin cette nuit, je ne voyais plus clair dans ton âme, et veux-tu savoir d’où venait ma plus grande douleur ? Je me désespérais de ne pouvoir vivre cœur à cœur avec toi comme avec ces deux autres chers enfants de mes sollicitudes.

— Ah ! s’écria Stéphane, ils sont meilleurs que moi. Quelle affreuse punition si vous aviez fini par me les préférer !

— Bonjour, monsieur, » dit la voix encore endormie de Prosper Bouchut.

Le réveil du blessé fut une heureuse diversion.

« Comment allez-vous, mon enfant ? lui demanda le comte.

— Pas mal, et vous, monsieur ?… Dieu ! suis-je bête ! Quand on a passé la nuit à veiller un malade, on ne va pas bien du tout. Pardon de la peine que je vous donne.

— C’est vous qui me demandez pardon ! » dit le comte avec mélancolie ; puis, regardant Stéphane : « Est-ce que lu n’as rien à lui dire ? ajouta-t-il.

— Oh ! si, s’écria l’enfant ; il peut croire à tous mes regrets. J’aimerais mieux être à sa place que d’être cause de son mal comme je le suis.

— Tiens ! dit Prosper avec la prompte familiarité des ouvriers parisiens, c’est donc ce petit-là qui conduisait ? »

Stéphane tressaillit. La dénomination de petit n’était pas pour lui plaire, mais elle avait été articulée avec bonhomie, sans intention de le blesser. Un enfant de treize ans est toujours un petit pour un adolescent de quinze.

« Oui, » dit le comte en observant son fils.

Prosper, qui n’avait pas conscience d’avoir froissé Stéphane, reprit en souriant :

« Pour un mauvais cocher, c’est un fichu cocher. Baste ! il apprendra… il a déjà appris à mes dépens hier. Sans rancune, allez. Je vous donnerais bien la main ; mais de ce côté, mon bras est ficelé comme un saucisson… Tenez, voilà l’autre. Ça y est-il ? »

Le comte regardait Stéphane avec anxiété ; il allait juger de sa conversion par cette épreuve. Stéphane vit la main noire, brûlée par la fonte des dopes de plomb, à ongles rongés et tordus que lui offrait l’apprenti, et lançant un sourire à son père, il courut offrir sa menotte blanche et soignée à la rude étreinte de l’ouvrier.

« Merci, lui dit-il en répondant à cette pression cordiale. Êtes-vous content, non père ? »

Une femme regarde deux jeunes gens, devant une grille de parc.
Une femme regarde deux jeunes gens, devant une grille de parc.
Stéphane l’embrasse sur les deux joues.


CHAPITRE XXI

ABDICATION DU PETIT ROI.


Le comte embrassa Stéphane, et Prosper, en apprenant ainsi que le fichu cocher était le fils de l’homme qui l’avait reçu chez lui et qui avait pris la peine de le veiller, rougit d’avoir si lestement traité Stéphane. Ces âmes populaires ont parfois des délicatesses de sensitive.

« Vous savez, mon petit monsieur, dit-il à l’enfant, il ne faut pas vous ronger le cœur de remords. C’est aussi de ma faute : on va, on court en sifflant un air, on se met sous le nez des chevaux, et patatras ! on donne du nez sur le pavé… Et puis, il faut bien faire des faits divers pour les journalistes ! »

Malgré les recommandations du blessé, le comte Alénitsine crut devoir prévenir sa mère qui vint s’installer à son chevet. C’était une passementière restée veuve et qui paraissait une brave et laborieuse créature. Elle intéressa tout le monde à l’hôtel du Cours la Reine par sa dignité douce et sa simplicité.

Au bout de dix jours, Prosper fut assez bien remis pour pouvoir retourner au logis maternel. Il partait content, d’abord de sa petite aventure qui devait dater dans sa vie, et puis de son maintien sur la liste d’apprentissage de la taillerie de diamants.

Il emportait de bons souvenirs de chacun de ses hôtes, surtout de Tada-Yoci qui l’avait pris en singulière amitié et qui lui avait plu entre tous, peut-être à cause de son type étrange. Les enfants de Paris sont curieux de phénomènes et de curiosités. Ce fut Prosper qui lui arracha le secret de cette discrétion qui fermait les lèvres du Japonais quand il était question de sa famille et des chagrins de l’absence.

« Il est indigne d’un homme, dit Tada-Yoci, de mettre son cœur à nu devant tout le monde. C’est un grand principe au Nipon qu’on doit assez respecter ses sentiments intimes pour ne pas les étaler ainsi.

— Moi je n’y fais pas tant de façon, dit Prosper. J’ai du chagrin à vous quitter tous.

Mais j’irai vous voir, reprit Tada-Yoci.

— Et moi aussi ! dit vivement Stéphane.

— Je suis content qu’il y ait un écho de ce côté-là, dit Arkadi. Bravo, Stéphane ! »

Un incident délicat faillit gâter l’effusion du départ. Le comte voulut glisser dans la main de Mme Bouchut un portefeuille contenant quelques billets de banque. La passementière, qui s’était jusque-là confondue en remercîments pour les soins donnés à son fils, rougit beaucoup et refusa net.

« C’est très-bien, la mère, dit Prosper Bouchut en embrassant la brave femme, et monsieur doit le comprendre.

— Soit, dit le comte ; c’est mieux en effet ainsi pour vous, mes amis, sinon pour moi. »

Cette dignité confondit la comtesse, qui s’émerveilla également lorsque Stéphane, après avoir conduit Prosper jusqu’à la grille de la cour, jeta ses bras autour du cou de l’apprenti et l’embrassa sur les deux joues.

« Qu’y a-t-il donc ? lui demanda-t-elle quand il fut rentré au salon.

— Ce qu’il y a ? dit Arkadi. On ne me l’a pas confié, mais depuis quelques jours je sens par ici comme une odeur d’abdication. Je crois pouvoir vous annoncer la déchéance de Sa Majesté le petit Roi.

— Qui donc régnera à sa place ? » demanda finement Tada-Yoci.

Stéphane répondit : « Le bon sens, éclairé par la justice et la bonté.

— Et la conversion sera solide, durable ? dit Mlle Mertaud en prenant les deux mains de son élève. Soyez-en sûre, mademoiselle. J’ai fini par com- prendre que tout homme, à qualités égales, en vaut un autre. C’est à mon père, c’est à vous, c’est à Arkadi, c’est à Tada-Yoci et à Prosper Bouchut, c’est surtout à notre voyage en France que je devrai de n’être plus un enfant gâté et ridicule. Ne regrettez pas le Stéphane d’autrefois : le nouveau Stéphane vaudra mieux pour vous, pour tous et pour lui-même. »

Trois personnes dans une belle pièce, vase, tableau, buffet. La femme montre à l’homme mur le jeune homme devant eux qui baisse la tête.
Trois personnes dans une belle pièce, vase, tableau, buffet. La femme montre à l’homme mur le jeune homme devant eux qui baisse la tête.
Veuillez regarder Arkadi.


CHAPITRE XXII

CINQ ANS PLUS TARD. — PROJETS D’AVENIR. — LE LIVRE DE BORD DE LA Mouldaïa.


Si l’on avait pu refuser jusque-là à Stéphane ces qualités aimables qui préviennent même les étrangers au cercle de famille en faveur d’un adolescent, on ne lui avait jamais contesté cette force de volonté qui sait aller droit à un but nettement défini.

L’important avait donc été — Mlle Mertaud s’en était fort bien rendu compte dès les premiers jours de son entrée en fonctions — de démontrer à Stéphane l’absurdité de ses idées et de son plan de conduite. Les leçons successives qu’il s’était attirées avaient plus fait que la persuasion. La morale en action convainc mieux les jeunes intelligences que les plus éloquents discours du monde. Désormais exercé dans un sens louable, le caractère de Stéphane bénéficia donc de ses tendances natives, employées jusque-là dans un sens déplorable. Ces énergies intimes, par un trait qui prouve la liberté de l’initiative humaine, peuvent servir également au bien et au mal ; elles se maintinrent et s’accrurent par leur jeu régulier chez Stéphane en dépit de ces lassitudes, de ces dégoûts qu’ont connus tous ceux qui ont tenté de réagir contre de mauvaises habitudes.

Bien des fois, sans que Stéphane fût dans le secret avec laquelle son père et ses amis assistaient à sa transformation, ceux-ci l’admiraient, ne de l’attention émue se communiquant que par le regard la joie que leur causait la vue de ses efforts.

Dans cet intérieur de famille si harmonieux où le comte Alénitsine représentait le pouvoir paternel et l’autorité de l’expérience et de la science, où la comtesse et Mlle Mertaud étaient l’indulgence et la bonté éclairées, où M. Carlstone était le plus exact de tous les mentors et le plus délicat de tous les amis, les trois enfants grandirent en intelligence et en valeur morale autant qu’en âge.

Ce fut entre eux, et pour s’instruire et pour complaire à tous, une vive émulation sans puérile jalousie, et lorsqu’ils eurent atteint presque en même temps leurs dix-huit ans, le comte, qui venait justement de recevoir une lettre du père de Tada-Yoci réclamant son fils, les assembla tous dans le salon de la comtesse et les pria de lui dire leurs projets pour l’avenir.

« Vous voilà, mes enfants, leur dit-il, à peu près élevés, et du mieux que j’ai pu sans doute, mais il vous reste bien des choses à apprendre. C’est pour tous l’œuvre de la vie entière, et l’éducation la plus soignée n’est, à proprement parler, que l’apprentissage de l’étude, l’acquisition de la méthode propre à approfondir tout ce dont on ne possède que les éléments. Je vous rends justice à tous ; vous m’avez satisfait par votre application au travail, et je ne fais à aucun de vous l’injure de croire que vous vous trouvez assez instruits pour en rester là, ni surtout de penser que parvenus bientôt à l’âge d’homme, vous comptez mener une vie oisive. Donc je vous demande amicalement de me dire si vous vous sentez une vocation déterminée, afin que je puisse diriger vos efforts vers le but spécial qui vous agrée le mieux. »

Les trois jeunes gens devinrent graves et semblèrent se consulter intérieurement.

« Tada-Yoci est hors de la question, bien entendu, reprit le comte. Sa voie est toute tracée, puisqu’il a acquis toutes les connaissances qui peuvent le rendre utile à son père, dans la haute fonction que le Mikado a donnée à celui-ci ; Tada-Yoci a étudié notre droit civil, l’aménagement de nos chemins de fer, toutes importations dont les Européens dotent le Nipon en ce moment ; il a appris nos langues, s’est pénétré de nos usages, en a raisonné le bon et le mauvais ; son avenir est donc décidé : il sera un ambassadeur des idées européennes dans cet Orient qui les connaît si peu. Mais toi, mon Stéphane, et toi, Arkadi, n’avez-vous rien à me dire ?

— Cher père, dit Stéphane le premier, je n’ai rien trouvé à vous répondre, parce que votre question m’embarrassait et même m’effrayait un peu. Je suis si heureux depuis que je connais la douceur d’obéir, que cette initiative que vous réclamez de moi m’a fait peur. Vous avez pu oublier tous, par pure bonté, ce que j’ai été autrefois, mais je m’en souviens, moi, et me rappelant la façon dont j’ai employé mon indépendance, je ne demande qu’à demeurer sous votre direction ; elle seule me répondra de ma sagesse. À quoi suis-je bon ? Je ne sais encore. Décidez pour moi.

— Mais tu dois avoir une préférence quelconque pour une de ces carrières qui s’ouvrent devant les jeunes gens de ton âge, dit la comtesse. J’aimerais que tu devinsses un officier distingué comme l’ont été ton père et ton grand-père. Tu es inscrit au livre d’or, et tu pourrais entrer dans les gardes à cheval, ou plus tard, commander les gardes de l’empereur.

— Si mon père avait tant aimé l’état militaire, il ne l’aurait pas abandonné, dit Stéphane. Et puis, grand’mère, tout ce que j’ai entendu dire depuis quelques années des triomphes et des revers de la guerre m’a désillusionné sur le prestige de l’uniforme. Une armée à la parade, c’est très-beau comme spectacle : tous ces hommes en brillants uniformes, défilant au son des fanfares, ces beaux généraux pères de toute une division, la camaraderie fraternelle entre hommes du même corps, tout cela parle à l’imagination ; mais le revers de la médaille est affreux : ravager des pays entiers, s’imposer à eux au nom de la force qui tue, incendie et dépeuple, cela me semble inhumain, et je crois qu’il y a d’autres manières de servir son pays que d’être un pion ou même un roi dans ces terribles parties d’échecs. Voyez mon père ! Ne sert-il pas son gouvernement par ses travaux scientifiques aussi bien qu’un général d’armée ? Le Czar le pense du moins, puisqu’il vient de lui envoyer une nouvelle décoration pour le récompenser de son travail sur les ports de la mer Noire. »

Le comte Alénitsine, les yeux brillants de joie, passa son bras autour du cou de Stéphane.

« Comment dois-je interpréter ce que tu dis là, mon fils ? s’écria-t-il. Est-ce que tu serais tenté de t’associer à mes travaux ?

– Oh ! mon père, dit Stéphane en l’embrassant, c’est ma seule ambition ! Si vous m’en croyez digne, je serai trop heureux. Ne pas vous quitter, étudier avec vous toutes ces questions géographiques et économiques auxquelles je trouve un si grand attrait parce qu’elles contiennent une part de la vérité scientifique encore peu connue, et parce qu’elles contribuent à la prospérité des nations, c’est ce que je désire le plus au monde.

— Je vous l’avais bien dit, monsieur le comte, dit M. Carlstone, que Stéphane deviendrait un homme vraiment sérieux et tout à fait remarquable.

— Eh bien ! mon fils, tu nous récompenses tous de nos efforts, dit le comte avec émotion. C’est entendu, nous ne nous quitterons plus.

La comtesse Alénitsine pleurait : « J’en suis heureuse pour toi, mon cher Pavel, dit-elle à son fils ; mais cette décision m’enlève tout à fait Stéphane ; pardonne-moi si j’en ai du chagrin. Je vais être si seule, si seule !… Arkadi me restera du moins, n’est-ce pas, Arkadi ? Mais il ne dit rien, celui-là ? Faudra-t-il te prier pour te faire parler, pour te faire dire que toi du moins tu ne quitteras pas ta vieille grand’mère ?

— Excusez-le, madame, dit Suzanne. Il m’a fait connaître son embarras ; s’il ne dit rien, c’est qu’il est très-irrésolu et ne sait à quelle vocation se vouer.

– L’irrésolution est le fait de tout esprit critique, fit observer le comte Alénitsine en souriant. Arkadi porte la peine de son tempérament railleur. À force de saisir les côtés défectueux de toutes choses, on ne peut opter pour aucune. N’ai-je pas trouvé du premier coup la cause de ton embarras, mon Arkadi ?

— Vraiment oui, répondit nettement le jeune homme, et vous me surprenez en train de me moquer de moi-même, en me promettant de n’exercer jamais qu’à mes dépens ce penchant de ma nature. Vous avez tout fait pour m’en corriger, mais je n’ai pas travaillé dans ce but aussi courageusement que Stéphane l’a fait pour se débarrasser de ses défauts, et je subis le résultat de ma légèreté en ce moment où celle m’empêche d’avoir une idée à propos de mon avenir.

— Ne cherche pas à t’abaisser à mes dépens par une comparaison qui n’est pas juste, Arkadi, lui dit Stéphane ; j’avais des défauts très-graves, et ton petit travers railleur n’est rien à côté. Qu’est-ce, sinon une preuve de ta vivacité d’esprit ?

— Et il te rend si amusant, Arkadi, ajouta Tada-Yoci, que même lorsque tu te moquais de moi il y a cinq ans, et que tu m’appelais ton Japonais comme tu aurais dit : mon chat ou mon singe, en parlant d’un animal familier, je ne t’en voulais pas du tout.

— Vous les entendez, mon oncle ? dit Arkadi avec une sorte de chagrin concentré. Ils trouvent que décidément ma vocation est de rester un bouffon, puisque c’est dans ce rôle que je réussis le mieux. »

Les deux jeunes gens protestèrent, et Mlle Mertaud, qui avait toujours eu secrètement un faible pour le spirituel Arkadi, se chargea de le consoler.

« Votre travers, lui dit-elle, puisque vous l’appelez ainsi, implique certains dons spéciaux, comme tant d’autres forces morales mal dirigées. Qui dit moqueur dit en même temps esprit fin, perspicace, ne se laissant imposer par aucune apparence et sachant frapper droit au défaut de la cuirasse. Si vous le voulez, Arkadi, vous pourrez devenir, avec du temps, des études et grâce à la situation de votre famille, un excellent diplomate. Votre pays est celui des premiers diplomates de notre siècle, et des plus heureux à coup sûr ; vous êtes capable de devenir l’un d’entre eux à leur école.

— Ah ! mademoiselle, s’écria la comtesse, que vous avez là une heureuse idée ! Nous retournerons à Pétersbourg, je retrouverai à la cour mes anciennes relations, très-négligées depuis longtemps, mais qui seront aises de servir un Alénitsine. Mon Arkadi, ta situation sera vite faite ; tu pourras vite entrer au ministère des affaires étrangères. Le prince X*** apprécie les jeunes gens intelligents, et il aime à les prendre de très-bonne heure pour les former à sa guise. C’est entendu. Mademoiselle a raison : tu étais né pour la diplomatie.

— Comme Stéphane pour l’état militaire, dit Arkadi en hochant la tête plaisamment. Vous le vouez aux succès guerriers sur la foi de l’ardeur avec laquelle il fait de l’escrime et de l’équitation, chère grand’mère, comme vous me destinez à la diplomatie parce que j’ai trop aimé à mystifier les gens. Mais ces exercices de corps n’étaient pour Stéphane qu’un plaisir hygiénique, et mes exercices malicieux n’étaient pas un prélude à la rédaction de protocoles plus ou moins sagaces. Je n’ai aucun goût pour la diplomatie, précisément parce que j’ai « l’esprit critique », comme dit mon oncle. Cette carrière servirait trop mon penchant, et en me montrant le dessous des cartes politiques, elle m’amènerait peut-être à déprécier le genre humain dans ma pensée. J’ai à travailler dans un sens contraire pour être dans la vérité, et c’est bien assez d’être porté à voir les ridicules des gens sans me mettre dans une situation qui me rendrait atrabilaire et misanthrope. Mais à part ces questions personnelles, vous oubliez, bonne grand’mère, qu’il faut être riche pour entrer dans la diplomatie.

— Cher Arkadi, dit le comte, ta grand’mère et moi vivants, le neveu que nous avons élevé n’a pas le droit de se dire pauvre.

— N’es-tu pas mon frère ? » s’écria Stéphane chaleureusement.

Arkadi les embrassa tous les trois : « J’accepte vos bienfaits comme ceux de Dieu, dit-il au comte Pavel ; mais de même que l’on prouve sa reconnaissance à Dieu en se montrant digne de ses bontés, je tiens à faire œuvre d’homme afin que vous soyez content de moi. Écoutez-moi, mon cher oncle. Je ne puis dire encore au juste ce que je compte faire à cet effet, mais il est sûr que dès longtemps je suis résolu à embrasser une carrière qui me permette d’être utile et de vous faire honneur. Laquelle ? Je ne sais encore. Cependant, puisque Stéphane se voue à votre exemple aux sciences théoriques, j’aurais du goût à faire de la pratique, moi. Oui, j’aimerais à être ingénieur. Cela siérait à mes aptitudes mathématiques, et mettrait mon caractère dans une assiette raisonnable ; car n ayant à m’exercer que contre des forces naturelles et non contre des volontés humaines, ne serais-je pas un grand sot si je trouvais matière à raillerie dans les obstacles que m’opposeront tel ou tel terrain, tel ou tel emplacement de mine ?

— Et il te restera, pour exercer ton penchant, la ressource de te moquer de toi-même lorsque tu n’auras pas réussi dans une entreprise ou que tu auras fait de faux calculs, lui dit Tada-Yoci.

— Tout est donc pour le mieux, reprit bravement Arkadi. Si cela ne vous déplaît pas, mon oncle, je serai ingénieur.

— Voilà qui est entendu, dit le comte Pavel ; je m’occuperai de tes professeurs spéciaux et de ton entrée à l’école avant mon départ prochain pour le Japon. C’est pour le 25 de ce mois, mon cher Tada-Yoci ; nous serons à Liverpool dans dix jours, afin que tu puisses aller voir Londres ; il me faudra d’ailleurs visiter le brick à vapeur que j’ai nolisé. C’est un marcheur excellent, et je me réjouis que pour un premier voyage en mer Stéphane puisse être chez lui, car je t’en préviens, mon cher Tada-Yoci, malgré ton désir de revoir ta famille et ton pays, nous ferons un peu l’école buissonnière ; je veux montrer à Stéphane et à toi les villes des côtes ; nous pousserons des pointes dans les pays qui nous intéresseront ; enfin, ce voyage sera le complément de votre éducation à tous les deux.

— Ah ! monsieur le comte, si j’osais… murmura Mlle Mertaud avec un accent de prière.

— Mademoiselle, vous savez avec quelle déférence je suis prêt à écouter tout ce que vous me faites l’honneur de me dire.

— Veuillez regarder Arkadi ! »

Arkadi faisait une triste mine ; sa figure habituellement joviale s’était allongée ; il mordait ses lèvres pour vaincre la contraction pénible qui amenait des larmes à ses yeux ; mais en dépit de ses efforts, son regard était aveuglé par un nuage humide.

— « Qu’y a-t-il donc ? demanda le comte étonné.

— Rien !… Rien ! » murmura Arkadi d’une voix altérée ; car s’il y a assez de l’enfant chez un jeune homme de dix-huit ans pour que des pleurs involontaires trahissent l’émotion en lui, il y a déjà une sorte de fierté virile qui cherche à nier cette faiblesse.

« Vous ne devinez pas, monsieur ? reprit Mlle Mertaud. Ces enfants vont se séparer, vous promettez à deux d’entre eux le plus attrayant voyage, et le pauvre Arkadi ne peut s’empêcher d’avoir un double chagrin en se voyant séparé de ses deux amis, et en ne partageant pas le plaisir de leur excursion. Ne serait-il pas temps au retour pour Arkadi d’entrer à l’école ? Ne profiterait-il pas autant que Stéphane des bénéfices de ce voyage ? Mais je suis peut-être indiscrète, monsieur, pardonnez-moi.

— Arkadi, je serais enchanté de t’emmener avec nous, dit le comte, mais ceci est subordonné à une question importante. Il s’agit pour toi de ne pas perdre ton temps. Me promets-tu de travailler au moins quelques heures par jour à l’étude des traités spéciaux à la carrière que tu as en vue ?

— Oh ! oui, mon oncle.

— Mais il te faut de plus un répétiteur, et je n’aurai plus d’objection contre ton voyage si M. Carlstone, si expert dans ces sortes de connaissances spéciales, consent à nous accompagner.

— Moi ! monsieur le comte, parfaitement, » dit M. Carlstone avec aussi peu de souci que s’il se fût agi d’une promenade à Saint-Cloud.

Arkadi jubilait, et ses deux camarades aussi ; il les embrassait, il embrassait son oncle et M. Carlstone en remerciant celui-ci de son dévouement ; il baisait la main de Mlle Mertaud en l’appelant « son cher avocat » ; mais il dut arrêter son expansion au moment où saisissant à deux mains la tête de sa grand’mère pour lui faire cent caresses, il vit baignée de larmes la figure de la comtesse Alénitsine.

« Qu’avez-vous, bonne chère maman ? lui dit-il.

— Il demande ce que j’ai ! dit-elle, en s’adressant à tout le groupe qui s’était serré auprès d’elle à cette exclamation d’Arkadi. Ce que j’ai !… Ah ! mes enfants, c’est peut-être bien égoïste à moi de pleurer ainsi, mais ne sentez-vous pas qu’en partant tous, vous emportez mon bonheur ? Les vieilles gens ne vivent que de vous et pour vous, chers jeunes êtres, et quand vous vous éloignez d’eux, il ne leur reste rien que la solitude, et pour tout avenir, la mort, qui n’ose s’approcher d’eux quand elle les trouve accompagnés de toute une brillante jeunesse, consolés, choyés, amusés par son affection et son aimable babil. Ah ! si vous devez me laisser seule, pourquoi m’avez-vous habituée à cette douce vie que nous menons en France depuis cinq ans ? J’y étais faite, je me figurais qu’elle durerait toujours… Si l’un de vous m’était resté encore pour me parler des autres !… mais tous, vous partez ! Ah ! c’est trop cruel pour moi. »

Ils se taisaient tous ; car que répondre à cette plainte touchante, si naturelle, elle aussi, comme était naturel l’élan qui emportait Arkadi et Stéphane vers d’autres horizons que le cercle étroit de la vie de famille ? Le comte Pavel s’était mis aux genoux de sa mère et il essuyait d’une main tremblante les larmes que la comtesse ne cherchait pas à retenir ; mais il ne trouvait rien à dire à sa pauvre mère désolée, lorsque Arkadi eut une véritable inspiration.

« Grand’mère, dit-il, lors même que je demeurerais avec toi, tu regretterais toujours mon oncle et Stéphane, n’est-ce pas ? Eh bien, puisqu’ils ne peuvent rester ici, puisqu’ils ont à conduire Tada-Yoci au Japon, viens avec nous. De cette manière, nous ne nous séparerons pas.

— Avec vous ! au Japon… à mon âge, ce serait une folie ! murmura la comtesse.

— Tu disais comme cela quand tu es venue en France et tu t’y plais beaucoup maintenant.

— Ah ! ma mère, dit le comte, voilà une bonne idée qu’a cet enfant. Vous n’êtes point sujette au mal de mer, je le sais ; enfin le navire m’appartient ; vous y serez confortablement installée ; nous pourrons relâcher et prendre terre toutes les fois que votre santé l’exigera…

— Mais que ferais-je sur ce navire ? à quoi vous servirais-je, grand Dieu !

— Tu en seras la reine, grand’mère, dit Arkadi, tu nous serviras à être heureux de ta présence.

— Écoutez ! je peux si peu me passer de vous tous que je me résous à cette folie, car je maintiens le mot, à cette folie, mais à une condition seulement : puisque nous faisons tant que de ne pas rompre notre petit cercle, c’est qu’il restera complet. Mademoiselle Mertaud, vous pouvez faire vos paquets. Vous nous accompagnez. Voyons si la furie française va se montrer aussi décidée que le sang-froid britannique.

— Moi, partir pour le Japon ! s’écria Suzanne, éperdue. Je comptais rentrer dans ma famille.

— Du tout, du tout, dit la comtesse en arrêtant les supplications qui de toutes parts se pressaient sur les lèvres des enfants, désireux de garder leur ancienne gouvernante qu’ils aimaient beaucoup. Vous m’aviez promis de demeurer près de moi. Quand on donne cinq ans de sa vie à une famille, on appartient à cette famille-là, à moins qu’elle n’ait démérité, et nous vous aimons tous. C’est votre tempérament français qui me résiste en ce moment. Rougissez donc de votre humeur casanière en la comparant au plaisir que ce voyage fait à M. Carlstone.

— Oh ! moi, dit l’Anglais, je serai heureux de revoir les Indes.

— Est-ce que dans nos incursions nous ne trouverons pas de diamants bruts à acheter ? demanda Arkadi ; nous les rapporterons à Prosper Bouchut qui les taillera lui-même puisqu’il sera ouvrier à notre retour. »

Mlle Merlaud discutait pendant ce temps-là la question de ce voyage avec la comtesse Alénitsine qui levait une à une toutes ses objections.

« Vous nous serez très-utile, disait-elle ; vous tiendrez le journal du bord, vous me ferez la lecture, et, en fin de compte, il est plaisant que vous me demandiez pourquoi vous partiriez ? Est-ce que je ne pars pas, moi ! »

De si affectueuses instances vainquirent Suzanne, et le 25 du même mois, toute la compagnie s’embarqua à Liverpool sur le brick la Mouldaïa, heureuse de ne pas disjoindre son cercle intime et de faire ce beau voyage dont le livre de bord, tenu par Mlle Mertaud, doit laisser aux archives de la famille Alénitsine le récit pittoresque.

TABLE



FIN DE LA TABLE

PARIS. — TYPOGRAPHIE LAHURE


Rue de Fleurus, 9

J. Hetzel&C

Catalogue de bons Livres a l’usage de la Jeunesse EDUCATION&RECREATION 18, Rue Jacob, 18 PARIS IE JOURNAL ILLUSTRÉ DE TOUTE LA FAMILLE MAGASIN ILLUSTRÉ D’ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION COURONNÉ PAR L’ACADÉMIE FRANÇAISE DIRIGÉ PAR JEAN MACÉ, P.-J. STAHL, JULES VERNE La collection complète du MAGASIN D’ÉDUCATION se compose de 24 beaux volumes grand in-80 illustrés. (Il paraît deux volumes par an.) Prix : brochés, 168 fr. : cart., dorės, 240 Ir. — Séparés, brochés. 7 fr. ; cart., dorés, 10 fr. ABONN EMENT D’UN AN : PARIS, 14 FR. — DÉPARTEMENTS, 16 FR. — UNION POSTALE, 17 FR. L’année 1876 (tomes XXIII et XXIV contient, Ouvrages principaux : Michel Strogoff, de Julcs VERNE, illustré par FÉRAT. —— Le pctit Roi, de S. BLANDY, illustré par BAYARD. – Entre cousins, Une affaire difficile à arranger, de P.-J. STAHL, illustré par FRELICH. —— L’Ani Kips. Voyagc d’un botaniste dans sa maison, de J. ASTON, illustré par LALLEMAND. — Le petit François et la maman poule, La petite devineresse, de STAHL, illustrés par FROMENT. – L’Absent, Le Château de mes songes, Diane, Rendez-vous, La France, etc., ctc., poésies de Victor LAPRADE, de l’Académie française. L’Orpheline, poésic de Paul LEHU. — Diplomatie de deux mamans, de LEGOUVÉ, de l’Académic françaisc.-Curiosités de la vie des Animaux, par Pierre NOTH. — Une Nuit d’émotions, Histoire du pars des chats, par L. COSTET. Les Deux tortues, Ce qu’on faisait à un bébé quand il tom- bait, Comment la petite Ema apprit à lire, par F. DUUPIN DE SAINT-ANDRÉ.L’A ne pelé, par BÉNÉDICT.— Baby Sylvester, Le Crieur de ville, de BENTZON.-L’Escarpo- lette du docteur, Andréa Tonelli, par H. FAUQUEZ. — Morale en action par l’his- toire, de E. MIULLER, etc., etc. Un péché véniel, 1 M. Hetzel, Les tomes I à XXII renferment comme euvres principales : L’lle mystéricuse, Les Aventures du Capitaine Hatteras, Les Fnfants du Capitaine Grant, Vingt mille licucs sous les mers, A ventures de trois Russes ct de trois Anglais, le Pays des Fourrures, de Jules VERNE.— La Mforale familière (cinquante contes et récits), Les Contes anglais, La famille Chester, L’Histoire d’un Ane et de deux jeunes N’2 BIS Filles, La Matinée de Lucile, Le Chemin glissant, L’Odyssée de Pataud et de son chien Fricot, de P.-J. STAHL.-La Roche aux Mouettes, de Jules SANDEAU. – LeNouveau Robinson Suisse, de STAHL et MULLER.-Romain Kalbris, d’Hcctor MALOT.-Histoire d’une maison, de VIOLLET-LE-Duc. —Les Scrvitcurs de l’Estomac, Le Géant d’A lsace, L’Anniversaire de Waterloo, Le Gulf-Stream, La Grammaire de mademoiselle Lili, Un Robinson fait au collége, de Jean MACÉ. — Le Denier de la France, La Chasse, Le Travail et la Doulcur, A Madame la Reine, Un premier symptóme, Sur la poli- tesse, Lcttre de mademoisclle Lili, ctc., de E. LEGOUVÉ. – Petit Enfant, petit Oiseau, La Scur ainée, L’Enfant rondé, ctc., poćsies par Victor DE LAPRADE. — La Jeunesse des IHommes cclebres, de MULLER. — Á ventures d’un jeune Naturaliste, Entre Frères et Sceurs, de Lucien BIART. Causeries d’F conomie pratique, de Maurice BLOCK. — La Justice des choses, de Lucie B***. — Les Vilaines bétes, de BÉNÉDICT. — V’icux souvenirs, Départ pour la Campagne, Bèbé aime le rouge, de Gustave DROZ. — Le Pacha berger, de LABOULAYE.La Musique au forer, de P. LACOME. — Histoire d’un Aguariun, Les Clicnts d’un vicux Poirier, de E. VAN BRUYSSEL. — Histoire de Bébelle, Une Lettre inédite, Septante fois sept, de DICKENS.-Les Lunettes du rieux curé, P’áquerette, Le Taciturne, etc., etc., de H. FAUQUEZ. — Le Petit tailleur, de A. GENIN. Curiosités de la vie des Animaux, par P. H. NOTH. Notre vieille Maison, de H. HAVARD. — Le Chalet des Sapins, par Prosper CHAZEL, etc., etc. Les petites Sceurs et les petites Mamans, Les Tragédies enfantines, Les Scènes familieres et autres séries de dessins par FRELICH, FROMENT, DETAILLE : textes de P. J. STAHL. N. B. La plus grande partie de ces livres ont été couronnés par l’Acadé : nie françaisc. L’année 1877 (tom s XXV et XXVI) contiendra, Ouvrages principaux : Un ouvrage noaveau et inédit, de Jules VERNE. — Maroussia, par STAHL, d’après une Légende russe, dessins par Th. SCHULER. France, par Jean MACÉ, dcssins par PHILIPPOTEAUX père. — Torage dans un parc, par Lucien BART, dessins par FRELICH. Th. BELEY ALDRICH, traduit par Th. BENTZON, dessins par J DAVIS. — Les Quatre filles du doctear Marsh, par STAI11., d’après une traduction de Lespermont, dessins par MARIE. Les Groltes de Plémont, Pain d’épice, par F. GÉNIN, dessins par FESQUET. — M. Guguste et sa Seur, album ; texte par P. J. STAHL, dessins par FRELICH. Curiosités de la vie des Animaux, par Pierre NOTH. — Contcs et nouvelles, par H. FAUQUEZ. — Les Arentures d’un Grillon, par le D CANDÉZE, dessins par RENARD. — Scènes de la vie des champs et des foréts aux États-Unis, par VAN BRUYSSEL, dessins e 13ECKER, etc., ctc. Introduction à nos histoires de Mémoires d’un Écolier amiricain, par Les Nouveautés pour 1876-1877 sont indiquées par une t Albums Stahl illustrés in-8° (1er àge) FRŒLICH. Alphabet de mademoiselle Lili. Arithmétique de mademoiselle Lili. + Cerf-Agile, histoire d’un jeune sauvage. Grammaire de mademoisclle Lili. (J. MACE). L’A perdu de mademoiselle Babet. Bonsoir, petit père. Les Caprices de Manctte. Commandements du Grand-Papa. Journée de inademoiselle Lili. Le Petit Diable. Albums Stahl illustrės in-8° (suite) FRELICH Mademoiselle Lili à la campagne. Monsieur Toc-Toc. Premier cheval et première voiture. Premières Armes de mademoiselle Lili. L’Ours de Sibérie. COINCHON (A.). Histoire d’une Mère. DETAILLE Les Bonnes idécs de mademoiselle Rose. FATH. + Jocrisse et sa Scur.— Pierrot à lÉcole. Les Méfaits de Polichincllc. FROMENT La Boîte au lait. — Histoire d’un pain rond. FRELICH. Mademoiselle Pimbêche. — Le Roi des Marmottes. LALAUZE.. Le Rosier du petit frère. LANÇON MARY. Caporal, le Chicn du régiment. Le Petit Tyran. PIRODON. + Histoire d’un Perroquet. Histoire de Bob aîné. PLETSCH (O.). Les Petites Amies. SCHULER (TH.). + Les Travaux d’Alsa. Albums Stahl illustrés grand in-8° CHAM. † Odysséc de Pataud et de son chicn Fricot. Le Royaume des Gourinands. Mademoiselle Mouvette. — La Révolte punie. FRELICH.. Voyage de mademoiselle Lili autour du Monde. Voyage de découvertes de mademoisclle Lili. La Belle petite princesse Ilsée. FROMENT. La Chasse au volant. GRISET. Aventures de trois vieux Marins. Pierre le Cruel. Le premier Livre des petits enfants. Histoire d’un Aquarium. SCHULER (T.). VAN BRUYSSEL. Albums Stahl en couleurs in-S° FRELICH . Au clair de la Lune. La Boulangère a des écus. + Le Bon roi Dagobert. Cadet-Rousscl. Le Cirque à la maison. — La Bride sur le cou. -— Giroflé Girofla. Hcctor le Fanfaron. Il était une Bergère. Jean le Hargneux (16 planches). Malbrough s’en va-t-en-guerre. Monsieur César. — Moulin à paroles. + Le Pommier de Robert. La Tour prends garde. VOLUMES IN-8° ILLUSTRÉS BIART (L.) Entre frères et seurs. BLANDY (S.). i Le Petit Roi. BRÉHAT (A. DE). Les Aventures d’un petit Parisien. CAHOURS ET RICHE.. . Chimie des Demoiselles. CHAZEL PROSPER) Le Chalet des sapins. CHERVILLE (DE). Histoire d’un trop bon Chien. DESNOYERS (L.).. Aventures dc Jean-Paul Choppart. GRAMONT COMTE DE)… Les Bébés. Les bons petits Enfants. GRIMARD (E.). La Plante. KAEMPFEN (A.). La Tasse à thé. + Le Livre d’un père. Histoire d’une Bouchée de pain." LAPRADE (V. DE MACE (JEAN) Les Serviteurs de l’estomac. Contes du Petit Château. Théâtre du Petit Châieau Histoire de deux marchands de pommes. MARELLE (CH.). Le Petit monde. MALOT (HECTOR).. Romain Kalbris. Le Désert d’eau. Les jeunes.Esclaves. MAYNE-REID. † Les jeunes Voyageurs. Les deux filles du Squatter. Aventures Les Naufragés de l’ile de Bornéo. Les Planteurs de la Jamaique. de Terre et de Mer. La Seur perduc. William le Mousse. MULLER (E.). La Jeanesse des Hommes célèbres. + Morale en action par l’histoire. Histoire du véritable Gribouille. Nouveau Magasin La Bouillie de la comtesse Berthe. des Enfants. Histoire d’un Casse-noisette. RATISBONNE LOUIS)… La Comédie en fantine. SAINTINE (X.). Picciola. SANDEAU (J.). La Roche aux Mouettes. SAUVAGE ( E.). La petite Bohémienne. SÉGUR COMTE DE). Fables. STAHL (P.-J. Contes et récits de Morale familière. La Fainille Chester. + Les Histoires de mon Parrain. Histoire d’un àne ct de deux jeunes filles. VOLUMES IN-8’ILLUSTRES (suite) STAHL (P.-J). Les Patins d’argent. Mon premier voyage en mer (adaptation). STAHL ET DE WAILLY… Contes célèbres anglais (adaptation). VIOLLET-LE-DUC. Histoire d’une maison. Histoire d’une forteresse. Histoire de l’habitation humaine. VOYAGES EXTRAORDINAIRES VERNE (JULES). Lc Chancellor. † Michel Strogof. Aventures du capitaine Hatteras. Aventures de trois Russes et de trois Anglais. Une Ville flottante. Cinq Semaines en ballon. Voyage au centre de la Terre. De la Terre à la Lunc. Autour de la Lune. Le Pays des fourrures. Le Docteur Ox. Tour du monde en 80 jours. Vingt mille lieucs sous les Mcrs. Les Enfants du capitaine Grant. L’lle mystérieuse. J. VERNE et TH. LAVALLEE. +Géographie illustrée de la France, nouvelle édition revue ct corrigée par M. DUBAIL. PREMIER ET SECOND AGE Volumes grand in-8° illustrés BIART (L.).. Aventures d’un jeune Naturalistc. GRIMARD (E.). † Le Jardin d’acclimatation. MEISSAS (DE). Histoire saintc. TEMPLE (DU) Les Sciences usuclles. FLAMMARION (C.) Histoire du Ciel. GRANDVILLE. Les Animaux peints par eux-mêmes. STAHL ET MULLER. Nouveau Robinson suisse. Volumes grand in-8° illuştrés FABLES DE LA FONTAINE. Illustrécs par EUG. LAMBERT. MOLIÈRE. Edition SAINTE-BEUVE et TONY JOHANNOT. VICTOR HUGO Les Enfants (le Livre des mères). CONTES DE PERRAULT. —Illustrés par DORÉ. In-4° CAHIERS D’UNE ÉLÈVE DE SAINT-DENIS COURS COMPLET ET GRADUÉ D’ÉDUCATION POUR LES FILLES ET POUR LES GARÇONS A suivre en 6 années, soit dans la pension, soit dans la famille PAR DEUX ANCIENNES ÉLÈVES DE LA MAISON DE LA LÉGION D’HONNEUR et LOUIS BAUDE ANCIEN PR OFESSEUR AU COLLÉGE STANISLAS 17 volumes in-18, br., 57 fr. ; cart., 61 fr. 50. Chaque volume se vend aussi séparėment. Première année (Tomes I et II). Introduction. — Grammaire française. — Dictées. – His- Mappemonde. — Géographie de l’Histoire sainte.— Anciennes divisions de la Table chronologique des toire sainte. France par provinces. Division de la France par départements. rois de France.— Arithmétique. — Système métrique. Lectures et exercices de mémoire. — Étymologies. – (Tome I, broché, 1 fr. 50 ; cartonné, 1 fr 75. – Tome 11, broché, 2 fr. 50 ; car- tonné, 2 fr. 75. Deuxième année (Tomes III et IV). — Grammaire française. — Dictées. Histoire sainte — Histoire ancienne. — Eres chronologiques. de France. — Cosmographie. — Arithmétique. —Géographic de l’Asic Mineure. — Départe- ments et arrondissements de la France.-Géographie de la France.— Lectures.— Etvmologies. (Chaque tome, broché, 2 fr. 5o ; cartonné, 2 fr. 75.) Mythologie, — Études préparatoires à l’Histoire Troisiėme année (Tomes V et VI). — Grammaire française. — Histoire ancienne. — Histoire romaine. — Histoire de l’Égiise. — Cosmographie. — Arithmétique. — Etudes préparatoires de l’Histoire de France. — Paris et ses monuments. — Lectures. – Etymologies.— (Tome V, broché, 3 tr. ; cartonné, 3 fr. 25. – Tome VI, broché 3 fr. 50 ; cartonné, 3 fr. 75.) Quatrième année (Tomes VII et VIII)-Récapitulation de l’Histoire ancienne. — Histoire du moven åge. — Histoire de l’Églisc. France provinciale et départementale. Histoire naturelle. française. — Traité de versification, -Lectures. — Étymologies. che, 3 fr. 5o ; cartonné, 3 fr. 75.) Geographie moderne. — Géographie de l’Europe. — Précis de l’Histoire de la langue — (Chaque volume, bro- Cinquième année (Tomes IX et X). — Histoire moderne. – Histoire de l’Église. — Géographie de l’Anérique et de l’Océanie. – Curiosites historiques, — Botanique. Žoologie, — Princi- pales inventions et découvertes. — Lectures. — Étymologies. — Tome IX, broché, 3 fr. 5o ; cartonné, 3 fr. 75.— Tome X, broché, 4 fr. ; cartonné, 4 fr. 25.) Sixième anée (Tomes XI et XIII. — Principes de littérature. — Histoire de la littérature ancienne et française. —Introduction à la Philosophie, — Philosophie. des principaux événements de l’Histoire contemporaine depuis 1789. — Bibliographie. Philo- logie des langues curopéennes. Précis de l’histoire générale des études. — Biographie des fe nmes célebres. — Notions gćographiques complémentaires. – Morceaux choisis, — Étymolo- gies. — (Chaque volume, broché, 4 fr. 50 ; cartonné, 4 fr. 75.) Table chronologique Éducation. — Instruction. — Cahiers préliminaires. — Religion règnes ce la nature. Connaissance des chiffres et des nombres. — Lectures. Excrcices de mémoire, — Écriture (avec modèles). — 2° cahier : broché, 3 fr. ; cartonné, 3 fr. 25. — 3. cahier : broché, 3 fr. ; cartonné, 3 fr. 25. — 4° cahier : broché, 5 fr. ; cartonné, 5 fr. 5o. Notions sur les trois jer cahier : broché, 2 fr. ; cartonné, 2 fr. 25. — Cahier complémentaire. — Considérations générales, : Sculpture. De la Peintnre.— Gravure. — Lithographie. Histoire de la Musique.— Astro- nomie. — Archéologie. — Numismatique. Palćographie. Minéralogie. — Algèbre et Géométric. — De la vapeur et de ses applications. Te.égraphie électrique.— Galvanoplastie. — De la chlorotormisation. — De la photographie et de l’aérostation. (Broché, 5 fr. ; car- tonné, 5 fr. 25.) Histoire de l’Architecture. — De la Volumes in — 18 AMPÈRE, Journal et Correspondance. 3 vol. MULLER, Jeunesse des hommes céléb. B. (LUCIE), Une Maman qui ne pu- nit pas. — Aventures d’Ėdouard et Justice des choses. ORDINAIRE, Dictionnaire de Mytho- logie.-Rhétorique nouvelle. RATISBONNE, Comédie enfantine. RECLUS, Histoire d’un Ruisseau. RENARD, Le fond de la Mer. ROZAN (CH.), Petites ignorances de la Conversation. ANDERSEN, Nouveaux Contes. BERTRAND (A.), Les Fondateurs de l’Astronomie. BIART, Aventures d’un jeune Natura- liste. Entre Frères et Sceurs. ROULIN (F.), Histoire naturelle. BOISSONNAS, Une famille pendant SANDEAU JULES), La Roche aux Mouettes. la guerre de 1870-71 (1 vol.). – Un Vaincu. SAYOUS, Conseils à une Mère.-Prin- cipes de Littérature. SIMONIN, Histoire de la Terre. STAHL (P.-J.), Contes et Récits de Morale familière. — Histoire d’un Ane et de deux jeunes filles.-t La Famille Chester. — t Les Patins d’argent. STAHL (P.-J.). Mon 1er voyage en mer (adaptation). BRACHET A.).Grammaire historique BRÉHAT(DE), Aventures d’un petit Pa- risien.-Dictionnaire Etymologique. CARLEN, Un brillant Mariage. CHAZEL PROSPER, tLc Chalet des Sapins. CHERVILLE (DE), Histoire d’un trop bon Chien. CLÉMENT (CH.), Michel-Ange, etc. STAHL ET MULLER, Le nouveau Robinson suisse. DESNOYERS (L.), Aventures de Jean- Paul Choppart. STAHL ET DE WAILLY, Scènes de la vie des En’ants en Amèrique. Les Vacances de Riquet et Madeleine. Mary Bell, WWilliam et Lafaine. DURAND (HIP.), Les grands Prosa- teurs, Les grands Poëtes. SUSANE (GENERAL), Histoire de la Cavalerie (3 vol.). l’Artilleric. ERCKMANN-CHATRIAN, L’Invasion — Madame Thérèse. —Les 2 Frères. FOUCOU, Histoire du Travail. GRAMONT (COMTE DE), t Les Vers français et leur Prosodie. GRATIOLET (P.), De la Physionomie. GRIMARD, Histoire d’une goutte de sève. — Histoire de THIERS, Histoire de Law. VALLERY-RADOT, Journal d’un Vo- lontaire d’un an. VERNE (JULES), t Michel Strogoff (2 vol.). —Aventures de trois Russes et de trois Anglais. Les Anglais au pôle Nord. Le Désert de glacc. — Le Chancellor. Cinq Semaines en ballon. — De la Terre à la Lune. — Auto r de la Lunc. Ox. HIPPEAU, Cours d’Economie domes- tique. HUGO (VICTOR), Les Enfants. Lc Docteur IMMERMANN, La blonde Lisbeth. Les grands Voyages et les LA FONTAINE, (Edition Jouaust, Fablės, annotées par Buffon. LAVALLÉE (TH.), Histoire de la Tur- quie (2 volumes). LEGOUVĖ (E.), Les Pères et les En- fants (2 volumes). —Conférences pa- risiennes. grands Voyageurs. Le Pays des fourrures (2 vol.). — ILe Tour du monde en 8o jours. Vingt mille lieues sous les Mers (2 vol.). Voyage au centre de la Terre.— Une Ville flottante. LES ENFANTS DU CAPITAINE GRANT : L’Amérique du Sud. —L’Australie.- L’Océan Pacitique. LOCKROY (Me), Contes à mes nièces. MACAULAY, Histoire et Critique. L’ILE MYSTÉRIEUSE MACÉ (JEAN), Arithmétiq. du Grand- Papa. — Contes du Petit Château. Histoire d’une Bouchée de pain. — Les Serviteurs de l’estonac. Ire partic. Les Naufragés de l’air. 2 partie. L’Abandonné. —3 partie. Le Secret de l’ile. ET MARGOLLÉ. Les MALOT (HECTOR), Romain Kalbris. MAURY, Géographie physique. ZURCHER Tempètes. Histoire de la Naviga- tion. — Le Monde sous-marin. Volumes in-18 (suite) Prix divers BRACHET (A.). Dictionnaire étymologique de la langue française. CLAVÉ. Principes d’économie politique. DUMAS (A-).. La Bouillic de la comtesse Berthe. MACÉ (JEAN). Théatre du Petit Chateau. NODIER (CH.). Trésor des Fèves et Fleur des Pois. SOUVIRON. Dictionnaire des termes techniques. Volumes in-18 avec Cartes ou Figures ANQUEZ… Histoirc de France. BERTRAND.. Lettres sur les révolutions du Globe. BOISSONNAS (B.). Un Vaincu. FARADAY… Histoire d’une Chandelle. FRANKLIN (J.).. Vie des Animaux, 6 vol. (non illustrés). HIRTZ (Mle) Méthode de Coupe et de Confection. LAVALLÉE (TH.).. Frontières de la France, avec Carte. MAYNE-REID. AVENTURES DE TERRE ET DE MER. —William le Mousse. † Les deux fillcs du Squatter. — Les jeunes Esclaves. Les Chasseurs de girafes. Les Naufragés de l’ile de Bornéo.-Le Désert d’eau. Les Planteurs de la Jamaique.— La Seur perdue. MICKIEWICZ (A DAM). Histoire populaire de la Pologne. MORTIMER D’OÇAGNE… Les grandes Ecoles de France. NODIER (CH.). Contes choisis (2 volumes). SILVA (DE). Le livre de Maurice. SUSANE (GENÉRAL). Histoire de l’artilleric. TYNDALL.. Dans les montagnes. (Euvres poétiques de Victor Hugo ÉDITION ELZÉVIRIENNE 10 volumes. Édition sur papier de Hollande ct sur papier de Chine Odes et Ballades, I vol.-Orientales, 1 vol.— Feuilles d’Automne, I vol. — Chants du Crépusculc, I vol. —Voix intéricures, 1 vol. —Rayons et Ombres, 1 vol. — Contemplations, 2 vol. La Légende des Siècles, I vol. Les Chansons des Rues et des Bois, 1 vol. TOUS LES AGES Albums in-folio illustrés COLIN (A.).. . Études de dessin d’après les grands maîtres. FRELICH.. Sept Fables de La Fontaine, illustrées de 9 planches. GRANDVILLE ET KAULBACH. Album (ccuvres choisies). P’ARIS. — TYPOGRAPH.E MOTTEROZ, 31. RUE DU DRAGON.

  1. Proverbe russe.
  2. Insectes noirs assez semblables à ceux qui abondent dans le midi et le centre de la France et qu’on y nomme vulgairement cafards.
  3. Les gens du peuple ont l’habitude de désigner leur nation non par son nom, mais par ce mot d’orthodoxe qui désigne les adhérents à la communion grecque.