Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. ill--).

Une femme regarde deux jeunes gens, devant une grille de parc.
Une femme regarde deux jeunes gens, devant une grille de parc.
Stéphane l’embrasse sur les deux joues.


CHAPITRE XXI

ABDICATION DU PETIT ROI.


Le comte embrassa Stéphane, et Prosper, en apprenant ainsi que le fichu cocher était le fils de l’homme qui l’avait reçu chez lui et qui avait pris la peine de le veiller, rougit d’avoir si lestement traité Stéphane. Ces âmes populaires ont parfois des délicatesses de sensitive.

« Vous savez, mon petit monsieur, dit-il à l’enfant, il ne faut pas vous ronger le cœur de remords. C’est aussi de ma faute : on va, on court en sifflant un air, on se met sous le nez des chevaux, et patatras ! on donne du nez sur le pavé… Et puis, il faut bien faire des faits divers pour les journalistes ! »

Malgré les recommandations du blessé, le comte Alénitsine crut devoir prévenir sa mère qui vint s’installer à son chevet. C’était une passementière restée veuve et qui paraissait une brave et laborieuse créature. Elle intéressa tout le monde à l’hôtel du Cours la Reine par sa dignité douce et sa simplicité.

Au bout de dix jours, Prosper fut assez bien remis pour pouvoir retourner au logis maternel. Il partait content, d’abord de sa petite aventure qui devait dater dans sa vie, et puis de son maintien sur la liste d’apprentissage de la taillerie de diamants.

Il emportait de bons souvenirs de chacun de ses hôtes, surtout de Tada-Yoci qui l’avait pris en singulière amitié et qui lui avait plu entre tous, peut-être à cause de son type étrange. Les enfants de Paris sont curieux de phénomènes et de curiosités. Ce fut Prosper qui lui arracha le secret de cette discrétion qui fermait les lèvres du Japonais quand il était question de sa famille et des chagrins de l’absence.

« Il est indigne d’un homme, dit Tada-Yoci, de mettre son cœur à nu devant tout le monde. C’est un grand principe au Nipon qu’on doit assez respecter ses sentiments intimes pour ne pas les étaler ainsi.

— Moi je n’y fais pas tant de façon, dit Prosper. J’ai du chagrin à vous quitter tous.

Mais j’irai vous voir, reprit Tada-Yoci.

— Et moi aussi ! dit vivement Stéphane.

— Je suis content qu’il y ait un écho de ce côté-là, dit Arkadi. Bravo, Stéphane ! »

Un incident délicat faillit gâter l’effusion du départ. Le comte voulut glisser dans la main de Mme Bouchut un portefeuille contenant quelques billets de banque. La passementière, qui s’était jusque-là confondue en remercîments pour les soins donnés à son fils, rougit beaucoup et refusa net.

« C’est très-bien, la mère, dit Prosper Bouchut en embrassant la brave femme, et monsieur doit le comprendre.

— Soit, dit le comte ; c’est mieux en effet ainsi pour vous, mes amis, sinon pour moi. »

Cette dignité confondit la comtesse, qui s’émerveilla également lorsque Stéphane, après avoir conduit Prosper jusqu’à la grille de la cour, jeta ses bras autour du cou de l’apprenti et l’embrassa sur les deux joues.

« Qu’y a-t-il donc ? lui demanda-t-elle quand il fut rentré au salon.

— Ce qu’il y a ? dit Arkadi. On ne me l’a pas confié, mais depuis quelques jours je sens par ici comme une odeur d’abdication. Je crois pouvoir vous annoncer la déchéance de Sa Majesté le petit Roi.

— Qui donc régnera à sa place ? » demanda finement Tada-Yoci.

Stéphane répondit : « Le bon sens, éclairé par la justice et la bonté.

— Et la conversion sera solide, durable ? dit Mlle Mertaud en prenant les deux mains de son élève. Soyez-en sûre, mademoiselle. J’ai fini par com- prendre que tout homme, à qualités égales, en vaut un autre. C’est à mon père, c’est à vous, c’est à Arkadi, c’est à Tada-Yoci et à Prosper Bouchut, c’est surtout à notre voyage en France que je devrai de n’être plus un enfant gâté et ridicule. Ne regrettez pas le Stéphane d’autrefois : le nouveau Stéphane vaudra mieux pour vous, pour tous et pour lui-même. »