Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. ill-212).

Trois personnes dans une belle pièce, vase, tableau, buffet. La femme montre à l’homme mur le jeune homme devant eux qui baisse la tête.
Trois personnes dans une belle pièce, vase, tableau, buffet. La femme montre à l’homme mur le jeune homme devant eux qui baisse la tête.
Veuillez regarder Arkadi.


CHAPITRE XXII

CINQ ANS PLUS TARD. — PROJETS D’AVENIR. — LE LIVRE DE BORD DE LA Mouldaïa.


Si l’on avait pu refuser jusque-là à Stéphane ces qualités aimables qui préviennent même les étrangers au cercle de famille en faveur d’un adolescent, on ne lui avait jamais contesté cette force de volonté qui sait aller droit à un but nettement défini.

L’important avait donc été — Mlle Mertaud s’en était fort bien rendu compte dès les premiers jours de son entrée en fonctions — de démontrer à Stéphane l’absurdité de ses idées et de son plan de conduite. Les leçons successives qu’il s’était attirées avaient plus fait que la persuasion. La morale en action convainc mieux les jeunes intelligences que les plus éloquents discours du monde. Désormais exercé dans un sens louable, le caractère de Stéphane bénéficia donc de ses tendances natives, employées jusque-là dans un sens déplorable. Ces énergies intimes, par un trait qui prouve la liberté de l’initiative humaine, peuvent servir également au bien et au mal ; elles se maintinrent et s’accrurent par leur jeu régulier chez Stéphane en dépit de ces lassitudes, de ces dégoûts qu’ont connus tous ceux qui ont tenté de réagir contre de mauvaises habitudes.

Bien des fois, sans que Stéphane fût dans le secret avec laquelle son père et ses amis assistaient à sa transformation, ceux-ci l’admiraient, ne de l’attention émue se communiquant que par le regard la joie que leur causait la vue de ses efforts.

Dans cet intérieur de famille si harmonieux où le comte Alénitsine représentait le pouvoir paternel et l’autorité de l’expérience et de la science, où la comtesse et Mlle Mertaud étaient l’indulgence et la bonté éclairées, où M. Carlstone était le plus exact de tous les mentors et le plus délicat de tous les amis, les trois enfants grandirent en intelligence et en valeur morale autant qu’en âge.

Ce fut entre eux, et pour s’instruire et pour complaire à tous, une vive émulation sans puérile jalousie, et lorsqu’ils eurent atteint presque en même temps leurs dix-huit ans, le comte, qui venait justement de recevoir une lettre du père de Tada-Yoci réclamant son fils, les assembla tous dans le salon de la comtesse et les pria de lui dire leurs projets pour l’avenir.

« Vous voilà, mes enfants, leur dit-il, à peu près élevés, et du mieux que j’ai pu sans doute, mais il vous reste bien des choses à apprendre. C’est pour tous l’œuvre de la vie entière, et l’éducation la plus soignée n’est, à proprement parler, que l’apprentissage de l’étude, l’acquisition de la méthode propre à approfondir tout ce dont on ne possède que les éléments. Je vous rends justice à tous ; vous m’avez satisfait par votre application au travail, et je ne fais à aucun de vous l’injure de croire que vous vous trouvez assez instruits pour en rester là, ni surtout de penser que parvenus bientôt à l’âge d’homme, vous comptez mener une vie oisive. Donc je vous demande amicalement de me dire si vous vous sentez une vocation déterminée, afin que je puisse diriger vos efforts vers le but spécial qui vous agrée le mieux. »

Les trois jeunes gens devinrent graves et semblèrent se consulter intérieurement.

« Tada-Yoci est hors de la question, bien entendu, reprit le comte. Sa voie est toute tracée, puisqu’il a acquis toutes les connaissances qui peuvent le rendre utile à son père, dans la haute fonction que le Mikado a donnée à celui-ci ; Tada-Yoci a étudié notre droit civil, l’aménagement de nos chemins de fer, toutes importations dont les Européens dotent le Nipon en ce moment ; il a appris nos langues, s’est pénétré de nos usages, en a raisonné le bon et le mauvais ; son avenir est donc décidé : il sera un ambassadeur des idées européennes dans cet Orient qui les connaît si peu. Mais toi, mon Stéphane, et toi, Arkadi, n’avez-vous rien à me dire ?

— Cher père, dit Stéphane le premier, je n’ai rien trouvé à vous répondre, parce que votre question m’embarrassait et même m’effrayait un peu. Je suis si heureux depuis que je connais la douceur d’obéir, que cette initiative que vous réclamez de moi m’a fait peur. Vous avez pu oublier tous, par pure bonté, ce que j’ai été autrefois, mais je m’en souviens, moi, et me rappelant la façon dont j’ai employé mon indépendance, je ne demande qu’à demeurer sous votre direction ; elle seule me répondra de ma sagesse. À quoi suis-je bon ? Je ne sais encore. Décidez pour moi.

— Mais tu dois avoir une préférence quelconque pour une de ces carrières qui s’ouvrent devant les jeunes gens de ton âge, dit la comtesse. J’aimerais que tu devinsses un officier distingué comme l’ont été ton père et ton grand-père. Tu es inscrit au livre d’or, et tu pourrais entrer dans les gardes à cheval, ou plus tard, commander les gardes de l’empereur.

— Si mon père avait tant aimé l’état militaire, il ne l’aurait pas abandonné, dit Stéphane. Et puis, grand’mère, tout ce que j’ai entendu dire depuis quelques années des triomphes et des revers de la guerre m’a désillusionné sur le prestige de l’uniforme. Une armée à la parade, c’est très-beau comme spectacle : tous ces hommes en brillants uniformes, défilant au son des fanfares, ces beaux généraux pères de toute une division, la camaraderie fraternelle entre hommes du même corps, tout cela parle à l’imagination ; mais le revers de la médaille est affreux : ravager des pays entiers, s’imposer à eux au nom de la force qui tue, incendie et dépeuple, cela me semble inhumain, et je crois qu’il y a d’autres manières de servir son pays que d’être un pion ou même un roi dans ces terribles parties d’échecs. Voyez mon père ! Ne sert-il pas son gouvernement par ses travaux scientifiques aussi bien qu’un général d’armée ? Le Czar le pense du moins, puisqu’il vient de lui envoyer une nouvelle décoration pour le récompenser de son travail sur les ports de la mer Noire. »

Le comte Alénitsine, les yeux brillants de joie, passa son bras autour du cou de Stéphane.

« Comment dois-je interpréter ce que tu dis là, mon fils ? s’écria-t-il. Est-ce que tu serais tenté de t’associer à mes travaux ?

– Oh ! mon père, dit Stéphane en l’embrassant, c’est ma seule ambition ! Si vous m’en croyez digne, je serai trop heureux. Ne pas vous quitter, étudier avec vous toutes ces questions géographiques et économiques auxquelles je trouve un si grand attrait parce qu’elles contiennent une part de la vérité scientifique encore peu connue, et parce qu’elles contribuent à la prospérité des nations, c’est ce que je désire le plus au monde.

— Je vous l’avais bien dit, monsieur le comte, dit M. Carlstone, que Stéphane deviendrait un homme vraiment sérieux et tout à fait remarquable.

— Eh bien ! mon fils, tu nous récompenses tous de nos efforts, dit le comte avec émotion. C’est entendu, nous ne nous quitterons plus.

La comtesse Alénitsine pleurait : « J’en suis heureuse pour toi, mon cher Pavel, dit-elle à son fils ; mais cette décision m’enlève tout à fait Stéphane ; pardonne-moi si j’en ai du chagrin. Je vais être si seule, si seule !… Arkadi me restera du moins, n’est-ce pas, Arkadi ? Mais il ne dit rien, celui-là ? Faudra-t-il te prier pour te faire parler, pour te faire dire que toi du moins tu ne quitteras pas ta vieille grand’mère ?

— Excusez-le, madame, dit Suzanne. Il m’a fait connaître son embarras ; s’il ne dit rien, c’est qu’il est très-irrésolu et ne sait à quelle vocation se vouer.

– L’irrésolution est le fait de tout esprit critique, fit observer le comte Alénitsine en souriant. Arkadi porte la peine de son tempérament railleur. À force de saisir les côtés défectueux de toutes choses, on ne peut opter pour aucune. N’ai-je pas trouvé du premier coup la cause de ton embarras, mon Arkadi ?

— Vraiment oui, répondit nettement le jeune homme, et vous me surprenez en train de me moquer de moi-même, en me promettant de n’exercer jamais qu’à mes dépens ce penchant de ma nature. Vous avez tout fait pour m’en corriger, mais je n’ai pas travaillé dans ce but aussi courageusement que Stéphane l’a fait pour se débarrasser de ses défauts, et je subis le résultat de ma légèreté en ce moment où celle m’empêche d’avoir une idée à propos de mon avenir.

— Ne cherche pas à t’abaisser à mes dépens par une comparaison qui n’est pas juste, Arkadi, lui dit Stéphane ; j’avais des défauts très-graves, et ton petit travers railleur n’est rien à côté. Qu’est-ce, sinon une preuve de ta vivacité d’esprit ?

— Et il te rend si amusant, Arkadi, ajouta Tada-Yoci, que même lorsque tu te moquais de moi il y a cinq ans, et que tu m’appelais ton Japonais comme tu aurais dit : mon chat ou mon singe, en parlant d’un animal familier, je ne t’en voulais pas du tout.

— Vous les entendez, mon oncle ? dit Arkadi avec une sorte de chagrin concentré. Ils trouvent que décidément ma vocation est de rester un bouffon, puisque c’est dans ce rôle que je réussis le mieux. »

Les deux jeunes gens protestèrent, et Mlle Mertaud, qui avait toujours eu secrètement un faible pour le spirituel Arkadi, se chargea de le consoler.

« Votre travers, lui dit-elle, puisque vous l’appelez ainsi, implique certains dons spéciaux, comme tant d’autres forces morales mal dirigées. Qui dit moqueur dit en même temps esprit fin, perspicace, ne se laissant imposer par aucune apparence et sachant frapper droit au défaut de la cuirasse. Si vous le voulez, Arkadi, vous pourrez devenir, avec du temps, des études et grâce à la situation de votre famille, un excellent diplomate. Votre pays est celui des premiers diplomates de notre siècle, et des plus heureux à coup sûr ; vous êtes capable de devenir l’un d’entre eux à leur école.

— Ah ! mademoiselle, s’écria la comtesse, que vous avez là une heureuse idée ! Nous retournerons à Pétersbourg, je retrouverai à la cour mes anciennes relations, très-négligées depuis longtemps, mais qui seront aises de servir un Alénitsine. Mon Arkadi, ta situation sera vite faite ; tu pourras vite entrer au ministère des affaires étrangères. Le prince X*** apprécie les jeunes gens intelligents, et il aime à les prendre de très-bonne heure pour les former à sa guise. C’est entendu. Mademoiselle a raison : tu étais né pour la diplomatie.

— Comme Stéphane pour l’état militaire, dit Arkadi en hochant la tête plaisamment. Vous le vouez aux succès guerriers sur la foi de l’ardeur avec laquelle il fait de l’escrime et de l’équitation, chère grand’mère, comme vous me destinez à la diplomatie parce que j’ai trop aimé à mystifier les gens. Mais ces exercices de corps n’étaient pour Stéphane qu’un plaisir hygiénique, et mes exercices malicieux n’étaient pas un prélude à la rédaction de protocoles plus ou moins sagaces. Je n’ai aucun goût pour la diplomatie, précisément parce que j’ai « l’esprit critique », comme dit mon oncle. Cette carrière servirait trop mon penchant, et en me montrant le dessous des cartes politiques, elle m’amènerait peut-être à déprécier le genre humain dans ma pensée. J’ai à travailler dans un sens contraire pour être dans la vérité, et c’est bien assez d’être porté à voir les ridicules des gens sans me mettre dans une situation qui me rendrait atrabilaire et misanthrope. Mais à part ces questions personnelles, vous oubliez, bonne grand’mère, qu’il faut être riche pour entrer dans la diplomatie.

— Cher Arkadi, dit le comte, ta grand’mère et moi vivants, le neveu que nous avons élevé n’a pas le droit de se dire pauvre.

— N’es-tu pas mon frère ? » s’écria Stéphane chaleureusement.

Arkadi les embrassa tous les trois : « J’accepte vos bienfaits comme ceux de Dieu, dit-il au comte Pavel ; mais de même que l’on prouve sa reconnaissance à Dieu en se montrant digne de ses bontés, je tiens à faire œuvre d’homme afin que vous soyez content de moi. Écoutez-moi, mon cher oncle. Je ne puis dire encore au juste ce que je compte faire à cet effet, mais il est sûr que dès longtemps je suis résolu à embrasser une carrière qui me permette d’être utile et de vous faire honneur. Laquelle ? Je ne sais encore. Cependant, puisque Stéphane se voue à votre exemple aux sciences théoriques, j’aurais du goût à faire de la pratique, moi. Oui, j’aimerais à être ingénieur. Cela siérait à mes aptitudes mathématiques, et mettrait mon caractère dans une assiette raisonnable ; car n ayant à m’exercer que contre des forces naturelles et non contre des volontés humaines, ne serais-je pas un grand sot si je trouvais matière à raillerie dans les obstacles que m’opposeront tel ou tel terrain, tel ou tel emplacement de mine ?

— Et il te restera, pour exercer ton penchant, la ressource de te moquer de toi-même lorsque tu n’auras pas réussi dans une entreprise ou que tu auras fait de faux calculs, lui dit Tada-Yoci.

— Tout est donc pour le mieux, reprit bravement Arkadi. Si cela ne vous déplaît pas, mon oncle, je serai ingénieur.

— Voilà qui est entendu, dit le comte Pavel ; je m’occuperai de tes professeurs spéciaux et de ton entrée à l’école avant mon départ prochain pour le Japon. C’est pour le 25 de ce mois, mon cher Tada-Yoci ; nous serons à Liverpool dans dix jours, afin que tu puisses aller voir Londres ; il me faudra d’ailleurs visiter le brick à vapeur que j’ai nolisé. C’est un marcheur excellent, et je me réjouis que pour un premier voyage en mer Stéphane puisse être chez lui, car je t’en préviens, mon cher Tada-Yoci, malgré ton désir de revoir ta famille et ton pays, nous ferons un peu l’école buissonnière ; je veux montrer à Stéphane et à toi les villes des côtes ; nous pousserons des pointes dans les pays qui nous intéresseront ; enfin, ce voyage sera le complément de votre éducation à tous les deux.

— Ah ! monsieur le comte, si j’osais… murmura Mlle Mertaud avec un accent de prière.

— Mademoiselle, vous savez avec quelle déférence je suis prêt à écouter tout ce que vous me faites l’honneur de me dire.

— Veuillez regarder Arkadi ! »

Arkadi faisait une triste mine ; sa figure habituellement joviale s’était allongée ; il mordait ses lèvres pour vaincre la contraction pénible qui amenait des larmes à ses yeux ; mais en dépit de ses efforts, son regard était aveuglé par un nuage humide.

— « Qu’y a-t-il donc ? demanda le comte étonné.

— Rien !… Rien ! » murmura Arkadi d’une voix altérée ; car s’il y a assez de l’enfant chez un jeune homme de dix-huit ans pour que des pleurs involontaires trahissent l’émotion en lui, il y a déjà une sorte de fierté virile qui cherche à nier cette faiblesse.

« Vous ne devinez pas, monsieur ? reprit Mlle Mertaud. Ces enfants vont se séparer, vous promettez à deux d’entre eux le plus attrayant voyage, et le pauvre Arkadi ne peut s’empêcher d’avoir un double chagrin en se voyant séparé de ses deux amis, et en ne partageant pas le plaisir de leur excursion. Ne serait-il pas temps au retour pour Arkadi d’entrer à l’école ? Ne profiterait-il pas autant que Stéphane des bénéfices de ce voyage ? Mais je suis peut-être indiscrète, monsieur, pardonnez-moi.

— Arkadi, je serais enchanté de t’emmener avec nous, dit le comte, mais ceci est subordonné à une question importante. Il s’agit pour toi de ne pas perdre ton temps. Me promets-tu de travailler au moins quelques heures par jour à l’étude des traités spéciaux à la carrière que tu as en vue ?

— Oh ! oui, mon oncle.

— Mais il te faut de plus un répétiteur, et je n’aurai plus d’objection contre ton voyage si M. Carlstone, si expert dans ces sortes de connaissances spéciales, consent à nous accompagner.

— Moi ! monsieur le comte, parfaitement, » dit M. Carlstone avec aussi peu de souci que s’il se fût agi d’une promenade à Saint-Cloud.

Arkadi jubilait, et ses deux camarades aussi ; il les embrassait, il embrassait son oncle et M. Carlstone en remerciant celui-ci de son dévouement ; il baisait la main de Mlle Mertaud en l’appelant « son cher avocat » ; mais il dut arrêter son expansion au moment où saisissant à deux mains la tête de sa grand’mère pour lui faire cent caresses, il vit baignée de larmes la figure de la comtesse Alénitsine.

« Qu’avez-vous, bonne chère maman ? lui dit-il.

— Il demande ce que j’ai ! dit-elle, en s’adressant à tout le groupe qui s’était serré auprès d’elle à cette exclamation d’Arkadi. Ce que j’ai !… Ah ! mes enfants, c’est peut-être bien égoïste à moi de pleurer ainsi, mais ne sentez-vous pas qu’en partant tous, vous emportez mon bonheur ? Les vieilles gens ne vivent que de vous et pour vous, chers jeunes êtres, et quand vous vous éloignez d’eux, il ne leur reste rien que la solitude, et pour tout avenir, la mort, qui n’ose s’approcher d’eux quand elle les trouve accompagnés de toute une brillante jeunesse, consolés, choyés, amusés par son affection et son aimable babil. Ah ! si vous devez me laisser seule, pourquoi m’avez-vous habituée à cette douce vie que nous menons en France depuis cinq ans ? J’y étais faite, je me figurais qu’elle durerait toujours… Si l’un de vous m’était resté encore pour me parler des autres !… mais tous, vous partez ! Ah ! c’est trop cruel pour moi. »

Ils se taisaient tous ; car que répondre à cette plainte touchante, si naturelle, elle aussi, comme était naturel l’élan qui emportait Arkadi et Stéphane vers d’autres horizons que le cercle étroit de la vie de famille ? Le comte Pavel s’était mis aux genoux de sa mère et il essuyait d’une main tremblante les larmes que la comtesse ne cherchait pas à retenir ; mais il ne trouvait rien à dire à sa pauvre mère désolée, lorsque Arkadi eut une véritable inspiration.

« Grand’mère, dit-il, lors même que je demeurerais avec toi, tu regretterais toujours mon oncle et Stéphane, n’est-ce pas ? Eh bien, puisqu’ils ne peuvent rester ici, puisqu’ils ont à conduire Tada-Yoci au Japon, viens avec nous. De cette manière, nous ne nous séparerons pas.

— Avec vous ! au Japon… à mon âge, ce serait une folie ! murmura la comtesse.

— Tu disais comme cela quand tu es venue en France et tu t’y plais beaucoup maintenant.

— Ah ! ma mère, dit le comte, voilà une bonne idée qu’a cet enfant. Vous n’êtes point sujette au mal de mer, je le sais ; enfin le navire m’appartient ; vous y serez confortablement installée ; nous pourrons relâcher et prendre terre toutes les fois que votre santé l’exigera…

— Mais que ferais-je sur ce navire ? à quoi vous servirais-je, grand Dieu !

— Tu en seras la reine, grand’mère, dit Arkadi, tu nous serviras à être heureux de ta présence.

— Écoutez ! je peux si peu me passer de vous tous que je me résous à cette folie, car je maintiens le mot, à cette folie, mais à une condition seulement : puisque nous faisons tant que de ne pas rompre notre petit cercle, c’est qu’il restera complet. Mademoiselle Mertaud, vous pouvez faire vos paquets. Vous nous accompagnez. Voyons si la furie française va se montrer aussi décidée que le sang-froid britannique.

— Moi, partir pour le Japon ! s’écria Suzanne, éperdue. Je comptais rentrer dans ma famille.

— Du tout, du tout, dit la comtesse en arrêtant les supplications qui de toutes parts se pressaient sur les lèvres des enfants, désireux de garder leur ancienne gouvernante qu’ils aimaient beaucoup. Vous m’aviez promis de demeurer près de moi. Quand on donne cinq ans de sa vie à une famille, on appartient à cette famille-là, à moins qu’elle n’ait démérité, et nous vous aimons tous. C’est votre tempérament français qui me résiste en ce moment. Rougissez donc de votre humeur casanière en la comparant au plaisir que ce voyage fait à M. Carlstone.

— Oh ! moi, dit l’Anglais, je serai heureux de revoir les Indes.

— Est-ce que dans nos incursions nous ne trouverons pas de diamants bruts à acheter ? demanda Arkadi ; nous les rapporterons à Prosper Bouchut qui les taillera lui-même puisqu’il sera ouvrier à notre retour. »

Mlle Merlaud discutait pendant ce temps-là la question de ce voyage avec la comtesse Alénitsine qui levait une à une toutes ses objections.

« Vous nous serez très-utile, disait-elle ; vous tiendrez le journal du bord, vous me ferez la lecture, et, en fin de compte, il est plaisant que vous me demandiez pourquoi vous partiriez ? Est-ce que je ne pars pas, moi ! »

De si affectueuses instances vainquirent Suzanne, et le 25 du même mois, toute la compagnie s’embarqua à Liverpool sur le brick la Mouldaïa, heureuse de ne pas disjoindre son cercle intime et de faire ce beau voyage dont le livre de bord, tenu par Mlle Mertaud, doit laisser aux archives de la famille Alénitsine le récit pittoresque.