Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. ill--).

Un homme dans un fauteuil et un jeune garçon devant lui qui le prend dans ses bras.
Un homme dans un fauteuil et un jeune garçon devant lui qui le prend dans ses bras.
Stéphane se jeta aux pieds du comte.


CHAPITRE XX

MAIN BLANCHE ET MAIN CALLEUSE ÉCHANGEANT UNE ÉTREINTE CORDIALE.


Le dîner fut triste et contraint. L’on n’échangea pas dix paroles. Stéphane, soit honte, soit chagrin, ne put manger une bouchée, et l’on eut assez de pitié de son état pour ne pas faire attention à lui. Dès que le dessert circula, le comte jeta sa serviette en disant qu’il remontait près du blessé.

« Jérôme n’est-il pas près de lui ? demanda la comtesse Praskovia.

— Oui, mais j’y retourne. Je compte le veiller toute la nuit. Vous mettrez… Stéphane où vous voudrez, ma mère… » La voix du comte trembla en prononçant le nom de son fils.

Deux heures après, pendant que le comte Pavel installé sur un fauteuil auprès du lit du blessé s’abandonnait à des pensées fort tristes, la porte s’ouvrit et Stéphane se glissa dans la chambre.

« Vous avez oublié que votre chambre est occupée ? » lui dit son père avec amertume.

Stéphane pâlit, mais répondit d’une voix contrite : « Je ne l’ai pas oublié, père ; mais vous veillez et je vous supplie de me laisser veiller avec vous.

— Est-ce du repentir ? demanda le comte en regardant son fils tout au fond des yeux.

— Je ne suis pas méchant, croyez que je ne suis pas méchant, balbutia Stéphane. Je ne savais pas que…

— C’est là justement le tort de votre vanité. Vous ne savez rien et voulez tout faire ; vous êtes incapable de juger et prétendez trancher à propos de tout. Y aurait-il une excuse pour vous si nous avions là un cadavre au lieu de ce pauvre blessé qui dort ? Peut-être cette existence d’homme du peuple vous semble-t-elle peu précieuse, à vous qui vous croyez d’une autre essence. Quant à moi, je vous jure que ce fils qui craint d’affliger sa mère, qui pense à sa sœur, qui se préoccupe de ne pas mécontenter son maître, me paraît cent fois supérieur en valeur intellectuelle et morale à l’inutile et malfaisant tyranneau que vous avez été jusqu’ici. Que n’est-il mon fils, et vous, l’ouvrier lapidaire ! Mais vous n’auriez ni l’amour du travail, ni le culte de la famille comme lui ; s’il était réalisable, mon souhait causerait votre malheur. Vous ne seriez pas digne de tenir dans son atelier la place de ce pauvre garçon. Prenez garde, Stéphane, il est des déchéances pour toutes les classes. Votre avenir m’alarme ; car c’est notre être moral qui édifie notre destinée, et je vous vois prêt à toutes les fautes, à toutes les sottises, et jusqu’ici incapable du moindre bien. Votre sot orgueil que rien ne justifie a fait table rase chez vous de toute qualité. »

C’était à voix basse, avec un accent, non pas de dureté, mais de profonde tristesse que le comte Pavel parlait ainsi à son fils. Celui-ci l’écoutait, tête baissée, sans lui répondre. Le père attendait un mouvement de sensibilité pour appeler dans ses bras ce fils qu’il aimait avec autant de clairvoyance que de tendresse ; mais Stéphane resta absorbé, impassible.

La nuit se passa lentement. Le blessé ne se réveilla que trois fois, et le comte lui fit prendre la potion ordonnée par le docteur. Vers deux heures du matin, les yeux de Stéphane se fermèrent involontairement ; quand ils se rouvrirent, le jour blanchissait la chambre, le blessé reposait encore, et le comte lassé par sa douloureuse veille s’était assoupi.

Le premier regard de Stéphane fut pour son père. Il fut saisi aux entrailles par une angoisse non encore éprouvée en voyant deux grosses larmes arrêtées au bord des paupières du comte. Même en dormant, ce père souffrait, et souffrait par son fils.

Ces deux larmes furent plus éloquentes que l’exhortation de la nuit. Stéphane se jeta aux pieds du comte et lui demanda cent fois pardon.

« Oui, je reconnais mes torts, disait-il, mais écoutez ma confession. J’ai été trop longtemps volontaire, absolu, emporté, pour avoir l’énergie de me corriger de moi-même. Je n’avais jamais douté du droit que j’avais de faire toutes ces sottises avant que Mlle Mertaud m’en fit rougir malgré moi. Elle avait raison : rien de tout cela ne me rendait heureux. J’ai essayé de me corriger d’après ses conseils ; mais sauf elle, personne ne me résistait. Je vous en supplie, mon père, laissez-moi ne pas vous quitter d’une heure ; je vous obéirai à vous, vous me formerez, vous me dresserez… oui, comme un chien rebelle, si vous voulez ; j’accepterais tout de vous avec bonheur, même de durs traitements.

— Toujours extrême donc, même en ceci ! dit le comte. Oui, mon fils, je te l’avoue, j’ai eu du chagrin cette nuit, je ne voyais plus clair dans ton âme, et veux-tu savoir d’où venait ma plus grande douleur ? Je me désespérais de ne pouvoir vivre cœur à cœur avec toi comme avec ces deux autres chers enfants de mes sollicitudes.

— Ah ! s’écria Stéphane, ils sont meilleurs que moi. Quelle affreuse punition si vous aviez fini par me les préférer !

— Bonjour, monsieur, » dit la voix encore endormie de Prosper Bouchut.

Le réveil du blessé fut une heureuse diversion.

« Comment allez-vous, mon enfant ? lui demanda le comte.

— Pas mal, et vous, monsieur ?… Dieu ! suis-je bête ! Quand on a passé la nuit à veiller un malade, on ne va pas bien du tout. Pardon de la peine que je vous donne.

— C’est vous qui me demandez pardon ! » dit le comte avec mélancolie ; puis, regardant Stéphane : « Est-ce que lu n’as rien à lui dire ? ajouta-t-il.

— Oh ! si, s’écria l’enfant ; il peut croire à tous mes regrets. J’aimerais mieux être à sa place que d’être cause de son mal comme je le suis.

— Tiens ! dit Prosper avec la prompte familiarité des ouvriers parisiens, c’est donc ce petit-là qui conduisait ? »

Stéphane tressaillit. La dénomination de petit n’était pas pour lui plaire, mais elle avait été articulée avec bonhomie, sans intention de le blesser. Un enfant de treize ans est toujours un petit pour un adolescent de quinze.

« Oui, » dit le comte en observant son fils.

Prosper, qui n’avait pas conscience d’avoir froissé Stéphane, reprit en souriant :

« Pour un mauvais cocher, c’est un fichu cocher. Baste ! il apprendra… il a déjà appris à mes dépens hier. Sans rancune, allez. Je vous donnerais bien la main ; mais de ce côté, mon bras est ficelé comme un saucisson… Tenez, voilà l’autre. Ça y est-il ? »

Le comte regardait Stéphane avec anxiété ; il allait juger de sa conversion par cette épreuve. Stéphane vit la main noire, brûlée par la fonte des dopes de plomb, à ongles rongés et tordus que lui offrait l’apprenti, et lançant un sourire à son père, il courut offrir sa menotte blanche et soignée à la rude étreinte de l’ouvrier.

« Merci, lui dit-il en répondant à cette pression cordiale. Êtes-vous content, non père ? »