Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. ill--).

Un patient les yeux sous une serviette dans un lit au milieu de la pièce? 3 hommes autour et une femme les regardant sur la droite. Devant les deux jeunes gens.
Un patient les yeux sous une serviette dans un lit au milieu de la pièce? 3 hommes autour et une femme les regardant sur la droite. Devant les deux jeunes gens.
Arkadi et le japonais préparaient la charpie.


CHAPITRE XIX

L’APPRENTI TAILLEUR DE DIAMANTS À L’HÔTEL ALÉNITSINE.


Le comte était déjà rentré ; il commençait même à être inquiet du retard des promeneurs, quand M. Carlstone, qui avait eu le bonheur de trouver le chirurgien chez lui et qui l’avait amené de toute la vitesse d’un fiacre bien payé, vint le premier lui apprendre l’accident du canal Saint-Martin.

Des secours tout préparés attendaient donc le blessé quand on le descendit avec précaution du landau. Un brancard recouvert d’un matelas était dans la cour ; ce fut le comte qui l’y déposa lui-même, aidé par le docteur et par M. Carlstone. La comtesse Praskovia qui tremblait de tous ses membres, et Arkadi dont les dents claquaient d’émotion et de pitié, étaient descendus les premiers de voiture. Stéphane, dont nul ne s’était occupé depuis l’accident, était resté sur le siége. Quand le cocher lui tendit les bras pour l’aider à mettre pied à terre, Stéphane se laissa aller sur l’épaule du valet avec la lourdeur d’une masse qui tombe. En voyant passer devant lui la victime de son obstination imprudente, en sentant peser sur lui le regard de son père, il s’était évanoui.

Quand il revint à lui, il était dans sa chambre, jeté à terre comme un paquet, et personne ne faisant attention à lui. La cellule était cependant pleine de monde : le blesse était étendu sur son lit à lui, Stéphane ; le chirurgien lui pansait la tête que le comte Pavel soutenait, M. Carlstone tendait les instrunments à l’opérateur, Mlle Mertaud ajustait des bandes de linge ; Arkadi et le Japonais préparaient de la charpie.

Le blessé était revenu à lui, mais d’une façon tout instinctive, car il n’ouvrait pas les yeux et ne parlait pas ; il poussait seulement des gémissements inarticulés qui répondaient au fond de la poitrine de Stéphane en y produisant la sensation de violents coups de poing. Après avoir bandé la tête du patient, le docteur lui palpa le bras qu’il trouva démis. Cette fois, la douleur fut si atroce que le blessé reprit ses sens, ouvrit des yeux effarés et cria par deux fois :

« On me tue ! maman ! maman !… Julie !… »

Après ces cris qui témoignaient du réveil de sa raison encore confuse, il se recueillit un instant et promena autour de lui des regards étonnés pendant que le chirurgien disposait un appareil autour de son bras remis :

« Je suis tombé !… dit-il tout haut. Tiens ! l’hôpital !… Non, c’est trop joli ici… mais alors… Ah çà ! monsieur le docteur, je suis tombé sous une voiture, n’est-ce pas ? Dieu ! que la tête me fait mal ! Est-ce que j’ai quelque chose de cassé dans la tête ou ailleurs ?

— Rien, rien, dit le chirurgien. La tête était solide, elle n’a eu qu’une petite fêlure ; nous avons réparé ça. Mais il ne faut pas vous agiter, mon garçon, soyez sage et vous guérirez vite.

— C’est bel et bon, mais quelle heure est-il ? Il n’y a pas à badiner, il faut que je m’en aille.

— Mon Dieu ! est-ce que ce serait déjà le délire ? demanda tout bas Suzanne au docteur.

— Non, la fièvre n’est pas encore venue, et nous ferons en sorte qu’elle ne vienne pas. Ce garçon est sain et vigoureux ; mais il est inquiet de ne pas savoir où il est… Il pense sans doute à sa famille qu’il doit désirer avertir ! C’est bien cela ? demanda le docteur au blessé.

— Ah ! mais non, mais non, c’est pas la peine de mettre ma pauvre mère dans tous ses états si c’est vrai que je dois guérir vite. Ça la saisirait… Mais c’est le patron. Je pourrais perdre ma place si je n’étais pas rentré avant sept heures. Où sont mes habits ?

— Tenez-vous tranquille, mon enfant, lui dit le comte ; il vous est impossible de marcher. Je vais envoyer chez votre patron.

— Ah ! c’est vous qui êtes le bourgeois ? dit le blessé.

— Oui, c’est moi, dit le comte qui ne put s’empêcher de sourire.

— Vous m’avez écrasé… et puis vous me soignez chez vous… Vous êtes tout de même un brave homme… un autre m’aurait fourré à l’hôpital. Merci bien.

— Hélas ! mon enfant, c’est encore à moi à vous demander pardon ; mais faut-il envoyer tout de suite chez votre patron ?

— S’il vous plaît, monsieur, il ne plaisante pas avec le règlement, et s’il me rayait du livre d’apprentissage, ça ne serait pas pour me faire rire, ni personne à la maison. »

Sur les indications du blessé, M. Carlstone reçut la mission d’aller rue des Trois-Bornes dire à la taillerie de diamants par quel accident Prosper Bouchut était empêché de rentrer. Il devait en même temps annoncer pour le lendemain au directeur la visite d’excuses du comte Alénitsine.

Le blessé devint plus calme quand il vit qu’on se disposait à aller expliquer son absence, et le comte dit au chirurgien :

« Je croyais qu’il n’existait pas de taillerie de diamants en France. Les Hollandais avaient gardé jusqu’à ces derniers temps le monopole de cette industrie.

— Aussi cet établissement date-t-il de cette année, répondit le docteur, et c’est le premier qui soit fondé en France. Je connais le directeur. C’est un homme énergique, intelligent, qui a voulu doter son pays d’une industrie qui lui manquait. Il a débuté sans un seul ouvrier, avec des enfants de l’âge de celui-ci dirigés par des contre-maîtres qui sont d’habiles professeurs de taille. Un apprentissage de quatre ans serait long pour une famille qui devrait nourrir l’apprenti. Le directeur prend donc tous les siens chez lui, et leur distribue, avec le pain quotidien, la nourriture intellectuelle, car, après la journée de travail, des cours de français, d’allemand, d’arithmétique sont faits dans l’établissement. Dès que l’apprenti est apte à gagner plus que son entretien, il émarge quelques francs par semaine, et sans se préoccuper des discussions sur l’opportunité du travail des femmes, cet homme de bien a enrôlé presque autant de jeunes filles que de garçons. L’état, vous le savez, exige plus de justesse de coup d’oeil et de patience que de force matérielle. Voilà donc une carrière lucrative ouverte aux filles du peuple. Les deux quartiers, filles et garçons, sont absolument séparés.

— Monsieur le docteur, dit le blessé, est-ce qu’on est déjà parti pour la rue des Trois-Bornes ?

— Tiens ! vous ne dormiez pas ? Non, la personne dine à la hâte avant de faire votre commission. Pourquoi cette question-là ?

— C’est ce que vous venez de dire… Ma sœur Julie est à l’établissement, au quartier des filles. Elle pourrait savoir mon affaire par les employés si le directeur ne commande pas qu’on lui cache mon histoire… Il ne faudrait pas la tracasser de ça… Vous savez, les filles, ça pleure et puis ça jase, et si maman venait la voir, cela n’en finirait plus. On pourrait faire dire à maman que je suis en commission quand elle viendra me voir.

— Arkadi, va dire encore ceci à M. Carlstone, » dit le comte ; puis il renoua en ces termes sa causerie avec le docteur. « Ce que vous m’apprenez me rendra très-intéressante ma visite de demain. J’aurai grand plaisir à serrer la main du directeur de cette entreprise.