Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. ill--).

Une foule au premier plan, qui semble regarder vers le centre en bas. Un carrosse en arrière et une façade où est marqué fabrique.
Une foule au premier plan, qui semble regarder vers le centre en bas. Un carrosse en arrière et une façade où est marqué fabrique.
On accourait de tous côtés.


CHAPITRE XVIII

NOUVELLE FRASQUE. — L’ACCIDENT DU CANAL SAINT-MARTIN


Ce n’étaient pas après tout de grosses sottises que les railleries d’Arkadi, puisque la plus légère mortification suffisait pour l’en faire repentir. Les torts de Stéphane, soit par leur nature même, soit par suite d’incidents non prévus, étaient toujours beaucoup plus graves dans leurs effets.

Un jour que le comte devait aller à l’ambassade japonaise avec Tada-Yoci, la comtesse qui s’ennuyait de rester trop seule à l’hôtel, voulut accompagner ses petits-fils dans une visite à l’usine à gaz de la Villette. M. Carlstone était de la partie. On passa là trois grandes heures, et comme il n’était pas temps de revenir pour le dîner, on poussa jusqu’au faubourg Saint-Antoine et l’on revint en côtoyant le canal Saint-Martin.

Stéphane se plaignit d’un grand mal à la tête gagné à l’usine à gaz et en prit prétexte pour demander à monter sur le siége du cocher.

« Je conduirai, dit-il pendant que sa grand’mère faisait arrêter le landau après avoir accédé à son désir.

— Madame, objecta M. Carlstone, voilà qui est imprudent. Les chevaux ne sont pas sortis hier ; ils sont très-ardents aujourd’hui, et Stéphane n’a ni l’habileté, ni l’habitude nécessaires pour conduire dans une grande ville comme Paris.

— J’aurais l’air d’un groom sur le siége si je ne conduisais pas, répliqua Stéphane. D’ailleurs, est-ce que l’on ne me confiait pas le droski à Moscou ?

— Quelle différence ! dit M. Carlstone. Les rues sont plus populeuses à Paris, surtout dans ce quartier.

— Alors je préfère souffrir à l’intérieur de la voiture.

— Non, je vois à ton teint animé que tu as besoin d’air, dit la comtesse. Monsieur Carlstone, veuillez baisser la glace, et recommander au cocher de veiller sur Stéphane. Qu’il lui prenne les guides au moindre encombrement périlleux.

M. Carlstone n’avait jamais eu d’empire sur la comtesse Praskovia, soit parce que sa timidité lui défendait d’insister sur une observation, soit parce qu’il parlait trop peu pour développer la justesse de ses idées. Stéphane prit donc les guides et tout d’abord il conduisit sagement ; mais il s’ennuya vite du train paisilble de l’équipage et il excita ses chevaux de la voix et du fouet, plaisir enfantin qui éveilla les craintes de la grand’mère quand l’attelage prit le grand trot.

« Mais cela va, cela va très-bien, » dit Stéphane en se penchant vers la glace baissée pour rassurer la comtesse.

Un grand cri, un écart brusque des chevaux enlevés et ramenés en arrière par la main vigoureuse du cocher interrompirent cette phrase.

« Qu’y a-t-il ? » s’écria la comtesse effrayée par cette secousse et par la sorte de convulsion que le frémissement des chevaux imprimait à la voiture. « De grâce, monsieur Carlstone, descendez voir ce que c’est. »

On accourait de tous côtés ; des femmes d’ouvriers, des vieillards assis au soleil sur les bancs qui bordent le canal, des gamins qui quittaient leurs jeux pour voir l’accident, entouraient déjà la voiture, et M. Carlstone eut à traverser un groupe assez malveillant pour aider à ramasser un jeune garçon de quinze ans jeté à terre par les chevaux et dont la tête était couverte de sang.

Heureusement le cocher avait eu l’habileté de ramener les guides et de les maintenir d’une main ferme ; heureusement, les chevaux bien dressés avaient obéi au mors qui leur coupait la bouche et s’étaient rejetés en arrière ; sans cela, c’eût été un cadavre que M. Carlstone eût soulevé dans ses bras.

La colère se mêlait à la compassion dans les exclamations qui partaient du groupe populaire.

« Voyez s’ils bougeront de leur brouette ! criait un gamin. Ohé ! descends donc de ton siége, petit cocher de malheur, et aide à monter ton mort. Il est de ta façon, tu peux bien lui prêter ton corbillard. »

C’était à Stéphane, blanc comme un linge et tout tremblant, que cette apostrophe était adressée.

Un ouvrier de mine honnête jeta un regard au loin en murmurant :

« Et pas un sergent de ville ! c’est un fait exprès. »

Puis s’adressant à M. Carlstone :

« Que voulez-vous faire de ce pauvre enfant, monsieur ? Il y a là-bas une pharmacie. Pouvez-vous m’aider à l’y porter, vous ou votre cocher ?

— Non, non, montez ce malheureux enfant dans la voiture, dit la comtesse, nous le mènerons nous-mêmes chez le pharmacien. »

M. Carlstone, le cocher et l’ouvrier soulevèrent le blessé et l’étendirent dans le fond du landau. Il avait une plaie affreuse un peu au-dessus de l’oreille gauche, et son bras qui avait porté à faux sur le pavé pendait inerte et se refusa à tout mouvement quand on voulut le ramener près de son corps. L’on banda provisoirement sa tête avec des mouchoirs, et M. Carlstone se plaça sur le siége de devant avec la comtesse et Arkadi.

La voiture partit au pas, toujours accompagnée par le groupe qui voulait savoir ce qu’allait devenir le blessé.

« Ils nous suivent, dit la comtesse extrêmement troublée. Croient-ils que nous allons abandonner ce malheureux chez le pharmacien ? On le pansera là, soit ; mais on le transportera ensuite à l’hôtel. Serait-il en danger pour attendre un peu plus longtemps ? »

M. Carlstone s’agenouilla devant le blessé, écouta les battements de son cœur et consolida ses bandages.

« Il respire, dit-il, mais il n’est pas revenu à lui. Il a perdu beaucoup de sang !… J’approuve votre idée, madame, vous ferez mieux votre devoir envers ce malheureux en le faisant soigner chez vous. Voulez-vous me permettre de donner des ordres au cocher ? »

Suivant les instructions de M. Carlstone, le cocher accéléra le pas de l’attelage de façon à laisser en arrière les curieux. On doubla le cap de la pharmacie en s’y arrêtant tout juste le temps qu’il fallait pour recevoir du pharmacien de quoi donner les premiers soins au blessé. Après quoi, bien qu’on fût poursuivi par les cris des gamins qui regrettaient de ne pas savoir la fin de l’accident, on repartit ; quand on eut tourné deux ou trois rues, on se vit libéré de cette poursuite. Alors M. Carlstone descendit et prit un fiacre pour aller chercher un chirurgien, et le landau s’achemina vers le Cours la Reine du pas lent qui convenait au lugubre fardeau qu’il y ramenait.