Un groupe de personnes assises sur un éléphant. Au pied le guide et à gauche un homme à cheval qui regarde l’éléphant.
Un groupe de personnes assises sur un éléphant. Au pied le guide et à gauche un homme à cheval qui regarde l’éléphant.
Stéphane lança sa bête au trot.

CHAPITRE XVII

ÉTRANGERS ET PARISIENS. — LA SUSCEPTIBILITÉ DE ROMÉO. LE CROC-EN-JAMBES.


Quoi qu’en puissent penser les enfants, ce n ? est pas dans le cercle de la famille qu’ils reçoivent les plus rudes leçons. La douce raillerie du Japonais, les exhortations de Mlle Mertaud n’atteignaient pas au vif l’instinct de taquinerie d’Arkadi et la morgue de Stéphane, comme le fit une intervention étrangère toute spontanée.

Les trois élèves du comte Alenitsine n’avaient pas encore visite le Jardin d’acclimatation ; il les y mena par un beau jour de printemps, et comme il était dans les principes d’éducation du comte de livrer de temps en temps ses trois fils, comme il les nommait, à eux-mêmes, afin de leur apprendre les devoirs de la responsabilité, il s’installa dans la bibliothèque qu’il leur indiqua pour rendez-vous général, et il leur permit de s’ébattre en liberté et de jouir à leur fantaisie des spectacles divers qu’offre le Jardin d’acclimatation.

La grande serre s’ouvrant à côté de la librairie, c’est là tout naturellement que les trois enfants entrèrent ; mais Tada-Yoci devint mélancolique en voyant la floraison superbe des camélias teintés de ces nuances de pourpre, d’hortensia, de blanc lacté ou veiné de safran qui lui rappelaient les arbustes des jardins japonais ; puis Stéphane goûtait peu les beautés exotiques de cette flore des serres, car il était fort ignorant en botanique et il bâillait pendant qu’Arkadi s’extasiait devant les palmiers ou s’amusait à dénombrer les variétés de fougères, dont les unes jonchaient de leurs brindilles herbacées et menues le terreau brun de la serre, tandis que les autres se dressaient dans des proportions gigantesques entre les tiges des lataniers et des arbres verts d’Australie.

Ils ne firent donc que traverser la serre, et Stéphane ouvrant la marche, ils se dirigèrent à droite vers la maison des singes. Laissant les deux Russes occupés à contempler les ébats des babouins et des macaques, Tada-Yoci tomba en admiration, ou plutôt en stupéfaction, devant une loge grillée au barreau de laquelle pendait, attachées par les pattes et la tête en bas, une douzaine environ de bêtes qu’il ne sut comment définir.

On eût dit de loin une douzaine de merles ou de pies accrochés par les pattes à un garde-manger ; mais si l’on approchait tout près, on voyait, sortant d’une paire d’ailes de chauves-souris un museau velu et pointu des deux côtés duquel brillaient de petits yeux ronds à pupilles nyctalopes ; parfois les larges ailes entr’ouvraient leurs membranes noirâtres terminées par un crochet, et le corps velu s’agitait dans une sorte de convulsion pour se voiler bientôt à l’abri des ailes repliées. Tada-Yoci se disait bien que c’était là une espèce de chauve-souris gigantesque, mais comme il n’y avait pas d’étiquette aux barreaux de la loge, il ne se serait pas expliqué la singulière attitude de ces animaux, si de deux promeneurs arrêtés comme lui devant la grille il n’y en eût eu un qui servait de cicerone obligeant à l’autre.

« Je ne sais pas le nom scientifique de ces bêtes-là, disait-il, mais j’ai lu un article de journal qui a signalé leur arrivée au Jardin d’acclimatation. Elles viennent du Brésil où on leur donne le nom de vampires qu’elles méritent bien, car elles se nourrissent aux dépens de ceux, hommes ou animaux, qui passent la nuit en plein air. Quand un pionnier en se réveillant le matin se sent affaibli sans cause connue, il cherche jusqu’à ce qu’il ait trouvé sur son corps la marque triangulaire qu’y laisse le suçoir du vampire, et lorsqu’il l’a trouvée, il va établir son campement ailleurs, car ces grosses chauves-souris reviennent le lendemain au gîte où elles ont pris la veille un bon repas. On ne meurt pas pour une ni même pour plusieurs morsures, mais vous comprenez qu’il n’est pas sain d’être saigné sans besoin.

— Mais, demanda l’interlocuteur qui était un enfant de douze ans en uniforme de collégien, pourquoi se tiennent-elles ainsi la tête en bas ?

— Eh ! dit le cicerone qui était un jeune homme de dix-sept ans en costume d’ouvrier endimanché, c’est leur façon de se percher. Le sang devrait leur monter à la tête cependant ; mais ce sont là de vilaines petites bêtes de proie, venez plutôt voir le singe lion.

— Voyons, Eugène, dit le collégien d’un air de doute, tu ne m’as pas fait un conte en me faisant son portrait ? Ça existe, le singe-lion ?

— Oui, le bon Dieu a fait là la miniature du lion : un lion pour rire, pas si gros que ma main, orné d’une belle crinière fauve à reflets dorés et un peu roses, et ayant la face du « roi des animaux », comme disent vos fables de La Fontaine.

— Oh ! tu es étonnant, toi qui n’as pas été au collége, de savoir tant de choses sur l’histoire naturelle. Papa disait bien que tu me montrerais le Jardin d’acelimatation mieux que lui.

— C’est que, voyez-vous, monsieur Jules, quand on n’a que ses bras pour vivre et qu’on se sent l’envie de n’être pas ignorant, on profite des moindres occasions de s’instruire. Et mes camarades d’atelier avaient beau se moquer de moi en me voyant lire jusqu’aux papiers qui enveloppaient mon déjeuner et jusqu’aux bouts de journaux déchirés, votre père les rabrouait et m’encourageait à m’instruire. Et j’aurai beau faire, je ne contenterai jamais ma curiosité de savoir. Le monde est si grand, si plein de belles choses ! Que vous êtes heureux d’être au collége !

— Bah ! je voudrais que tu y fusses à ma place. Tu travaillerais mieux que moi, bien sûr. Mais allons voir ton singe-lion. »

Ils se retournèrent et le collégien aperçut la figure exotique de Tada-Yoci ; il ne put s’empêcher de le désigner à l’attention de son compagnon qui réprima cette indiscrétion en emmenant très-vite le petit Jules. Tada-Yoci ne fut pas blessé de l’étonnement naïf du collégien, tant il était habitué à exciter la curiosité : aussi suivit-il les deux visiteurs pour profiter des connaissances de l’ouvrier ; mais il sut gré à celui-ci de la délicatesse de ses sentiments lorsqu’en s’arrêtant derrière eux devant la loge où ces deux singes-lions promenaient leur majesté minuscule, il entendit Eugène disant à l’enfant :

« Il ne faut pas blesser les étrangers en les regardant ainsi. Dans le pays de celui-ci, en Chine ou au Japon, je ne sais, vous seriez aussi extraordinaire qu’il l’est ici. »

Tada-Yoci fut si enchanté de cette remontrance qu’il persuada à ses deux camarades de suivre l’itinéraire des deux Parisiens, et bientôt la conversation s’établit entre les jeunes garçons. Eugène leur montra la faisanderie, les volières où les paons commençaient à étaler aux premiers soleils du printemps leur éventail de plumes nouvelles ; il leur décrivit devant l’étang des flamants roses les mœurs de ces volatiles superbes dont les ailes de pourpre frangées de noir s’enlèvent d’un ton si vif sur la blancheur neigeuse du reste de leur plumage ; il leur fit admirer les gouras couronnés du Brésil qui portent sur leur tête un éventail de plumes gris perle à filaments fins, aussi soyeux que du duvet de cygne, et aussi légers que des flots de fumée ; mais les enfants finirent par se fatiguer de leur visite aux volatiles, et d’un commun accord, ils coururent vers la partie du jardin où les attelages attendent le bon plaisir des promeneurs.

Tout en causant, les jeunes garçons s’étaient mutuellement présentés les uns aux autres. Stéphane n’avait pas manqué d’apprendre à Jules sa qualité de fils du comte Alénitsine, et même il avait été piqué de voir que l’énonciation de ce titre n’avait produit aucun effet sur le petit Parisien, pas plus que la qualité de fils de daïmio que Stéphane avait déclaré être celle de Tada-Yoci.

« Daïmio ? qu’est-ce que c’est que ça ? avait demandé à demi-voix Jules à son guide.

— Je crois que c’est un prince japonais, avait répondu celui-ci.

— Très-bien, avait répliqué simplement le jeune garçon. Moi, monsieur Stéphane, je suis Jules Guillet, le fils du manufacturier.

— Ah ! » avait dit Stéphane d’un air dédaigneux.

Jules était trop animé dans la conversation qu’il tenait avec Arkadi pour remarquer cette expression, mais l’ouvrier en avait pris note et il s’aperçut bientôt aux manières de Stéphane que celui-ci avait fait son petit roman sur lui et son compagnon. D’après Stéphane, en effet, ce M. Guillet le manufacturier, trop pauvre pour avoir un précepteur ou même des valets, avait confié son fils à un de ses ouvriers pour sa promenade de congé, et le jeune orgueilleux sentant qu’il s’était commis avec des gens d’une espèce inférieure, s’ingénia à bien établir sa supériorité sur eux. Voici comment il s’y prit :

On était arrivé près de la station des équipages ; derrière le kiosque de la marchande de gâteaux, des poneys tout sellés piaffaient gentiment ; le dromadaire, accroupi sur les callosités de ses genoux, regardait les promeneurs de cet œil intelligent qui semble refléter la sèche ardeur des déserts africains ; les deux éléphants, Roméo et Juliette, jouaient avec leurs cornacs, enlaçant tour à tour de leur trompe la taille ou le cou de leur gardien avec la bonhomie caressante qui caractérise ces colosses.

Pour se délivrer de ces marques de tendresse qui se répétaient trop, ou pour attirer la clientèle, le cornac de Roméo lui fit faire quelques pas, et l’éléphant s’en alla quêter un morceau de pain près de la marchande ; sans toucher aux gâteaux de l’étalage, il passa sa trompe dans la baie du kiosque. La marchande s’exécuta. Un bout de pain de seigle, puis deux, puis trois ; mais Roméo était plus agile à lancer ces douceurs dans sa bouche qu’elle n’était décidée à se montrer généreuse, et elle finit par dire à l’animal :

« C’est assez, Roméo. Tu n’es pas un client sérieux, mon garçon, je ne veux te vendre que de seconde main.

— Payez-vous, » sur le comptoir, et il prit une grande assiette de gâteaux qu’il tendit à l’éléphant.

Roméo se laissa inviter sans façon ; mais pendant » dit Stéphane en jetant une pièce d’or qu’il cueillait les gâteaux avec une dextérité joyeuse, Stéphane s’avisa de se moquer tout haut de sa lourdeur, de sa gourmandise, et de la laideur de sa face. — Le cornac, causant avec Arkadi, ne faisait pas attention à ces propos.

« Prenez garde, monsieur Stéphane, lui dit Eugène, les éléphants sont très-intelligents, et celui-ci vous comprend à merveille.

— Hein ! dit Stéphane avec hauteur, vous me donnez des conseils, je crois ! je… »

Il ne finit pas la phrase, l’éléphant avait dispersé par terre le reste des gâteaux et avait lancé l’assiette en l’air. Le cornac se rapprocha de l’animal, le flatta, et, prenant sa trompe sous le bras, il le ramena à son poste d’attente.

« Il y a des obligés bien ingrats, dit Arkadi en riant, et des convives auxquels il ne sied pas de faire payer trop cher le repas qu’on leur offre. — Roméo a du caractère : il me plaît. Je vais le prier de me promener ; mais je ne te conseille pas, Stéphane, de monter avec moi sur son dos, il serait capable de t’envoyer rejoindre ton assiette et tu pourrais… oui, te casser en route comme elle. Monte sur le dromadaire ; c’est une bête patiente qui n’entend sans doute que l’arabe et que tu pourras injurier à ton aise. »

Tada-Yoci, Jules et Arkadi s’installèrent sur Roméo, et Eugène alla s’assurer que les ferrures qui ferment le siége étaient solidement agencées.

« Je paye pour tout le monde ! dit Stéphane au cornac.

— Non pas, s’il vous plaît, monsieur, lui dit poliment Eugène, à moins que vous ne nous permettiez de vous rendre après cette politesse. On vend du lait chaud au chalet à côté, et après la promenade…

— Bah ! pas de façons, » dit Stéphane, et il alla choisir un poney. Eugène, par pure obligeance, s’assura que les sangles étaient solides ; quand Stéphane fut campé sur sa selle, il s’avisa qu’il était gêné dans son pardessus, et, pour montrer par un exemple que le sans-façon était à l’ordre du jour, il ôta ce vêtement et le lança dans les bras de l’ouvrier qui ne s’attendait à rien moins.

Le pardessus tomba par terre et l’instinct dominateur et colère s’éleva dans l’âme de Stéphane. Il montra du bout de sa cravache le vêtement à l’ouvrier qui, comprenant fort bien, lui répondit par un : Plaît-il ? bien parisien.

« Ramasse donc mon pardessus, et garde-le-moi.

— Ramasse ! répéta Eugène. Vous me faites l’amitié de me tutoyer ! Est-ce que nous avons gardé les mougiks ensemble ?… Ce que j’en dis n’est pas par mépris des mougiks au moins, il n’y a de méprisable que les mauvais sentiments, et rien à blâmer, sinon l’impolitesse. »

Stéphane lança sa bête au trot, préférant perdre son pardessus que de descendre le ramasser, et Eugène remit le vêtement aux mains des gardiens des autres attelages. Puis il rejoignit Roméo qui faisait sa promenade à pas lents ; elle était égayée par les joyeux propos d’Arkadi qui se comparait à un radjah indien et qui demanda s’il n’était pas possible à Eugène de monter sur l’éléphant à côté de lui.

« À moins de grimper sur cet arbre à côté pour être à la hauteur de notre siége… dit Jules.

— Bah ! êtes-vous leste ? demanda le cornac.

— Je vous entends, dit Eugène. Dites à Roméo de lever le pied.

L’intelligente bête se prêta si bien au commandement du cornac, qu’après avoir levé son pied droit sur lequel l’ouvrier monta, elle l’aida de sa trompe à grimper à son cou, d’où Eugène se glissa plus facilement sur les coussins du siége.

« Et Stéphane ? demanda Arkadi.

— Il court sur un poney, répondit Eugène. À propos, monsieur, j’ai laissé au palefrenier le pardessus de votre cousin, qui me le donnait à garder comme à un domestique.

— Ça n’est pas une exception en votre faveur, dit Arkadi. Il se ferait servir par le soleil et la lune, si l’un et l’autre consentaient à lui obéir. » Puis, emporté malgré lui par son naturel moqueur, il ajouta : « Vous lui avez répondu fièrement : « Je ne suis qu’au service de M. Jules Guillet, et ne reçois d’ordres que de lui… »

Jules secoua vivement le bras d’Arkadi : « Pas du tout, monsieur, Eugène n’est au service de personne ; il perd une journée de travail pour me promener, et la seule chose que papa puisse lui faire accepter quand il m’amène ici mes jours de sortie, c’est à dîner avec nous le soir.

« Oh ! oh ! à dîner chez M. Guillet ! dit Arkadi d’un ton plaisamment solennel.

— Je ne sais trop, lui dit tout bas Tada-Yoci, si tu ne marches pas sur les brisées de Stéphane, mon cher Arkadi. »

La promenade finie, la petite troupe se dirigea vers le chalet où sont servis les rafraîchissements ; mais l’entente avait disparu, et ils s’assirent tous de mauvaise humeur à une table rustique. Eugène, lui, était allé commander les bols de lait, et Stéphane se demandait si vraiment cet ouvrier allait s’asseoir à ses côtés, lorsqu’il le vit apporter deux bols au cocher et au valet de pied d’un superbe équipage qui stationnait dans l’allée du chalet.

« Le voilà avec ses pareils ! » se dit Stéphane en lorgnant les deux chevaux pur sang irréprochablement harnachés, l’américaine capitonnée de satin marron et la livrée élégante des valets. Il pensa ensuite que son père à lui aurait dû se faire conduire au jardin dans une voiture aussi belle, au lieu de les y mener dans cette calèche de louage qui les attendait si piteusement à l’entrée ; aussi la réunion de ces deux idées le fit-elle se récrier quand Jules dit à Eugène :

« Eh ! tu ne prends pas du lait ? Voici une chaise près de moi.

— Je ne mange pas avec des ouvriers qui causent avec des laquais, » dit Stéphane en se levant, et il appela un garçon pour lui payer les bols de lait.

« Monsieur, ils sont payés, dit celui-ci.

— Vous savez, monsieur, lui dit sèchement Eugène, que ce sont là nos conventions.

— Je puis bien payer quelque chose à des gens… comme vous, lui dit Stéphane, mais je n’en accepte rien.

L’ouvrier haussa les épaules et s’abstint de répondre, n’espérant pas corriger ce garçon si sottement hautain ; mais Jules était batailleur en sa qualité de collégien ; il avait été piqué des railleries d’Arkadi, et cette boutade de Stéphane passait la mesure ; aussi lui répondit-il d’un ton vif :

« Des gens comme nous ! Vous en accepterez toujours cela ! »

Et par une gaminerie de collége, il donna à Stéphane un croc-en-jambe qui envoya tomber l’orgueilleux entre deux chaises rustiques dont il écrasa l’une dans sa chute.

Arkadi se précipitait pour défendre son cousin, mais le valet de pied de l’équipage s’élança devant Jules Guillet pendant qu’Eugène ramassait Stéphane et que le comte Alénitsine qui passait par là venait demander :

« Qu’y a-t-il ?

Monsieur Stéphane est votre fils, monsieur ? dit respectueusement l’ouvrier au comte Alénitsine. Je suis fâché à cause de votre qualité d’étranger qu’il ait reçu une leçon de politesse un peu rude, mais il la méritait. Si vous croyez avoir à vous plaindre, voici l’adresse du père de cet enfant. Mais le monde s’attroupe, nous ferions bien de nous retirer ; et si monsieur votre fils s’est fait mal, l’équipage qui nous attend là est à votre disposition. »

Prié par le comte de raconter ce qui s’était passé, Eugène le fit avec autant de véracité que de modération, et après avoir subi la honte d’un petit scandale public, et celle non moins grande de faire des excuses à Jules et à Eugène, Stéphane eut la mortification de voir s’éloigner le fils du manufacturier et l’ouvrier dans la superbe américaine qu’il avait lorgnée d’un œil d’envie.