Une enfant devant une femme et trois hommes dont deux la regarde. Au fond d’autres personnes.
Une enfant devant une femme et trois hommes dont deux la regarde. Au fond d’autres personnes.
Le magasin était plein de belles dames et d’enfants sortant des tuileries.


CHAPITRE XVI

PROGRAMME D’ÉDUCATION. MOI ET MON JAFONAIS. LE RAILLEUR MYSTIFIÉ.


Dès les premiers jours, le comte Alénitsine fixa le programme et l’heure des études de ses trois enfants. M. Carlstone gardait les leçons d’anglais, de mathématiques et de sciences naturelles, sauf la géographie et la chimie, réservées au comte Pavel, qui s’occupait aussi des études grecques et latines de son fils et de son neveu ; Mlle Mertaud réunissait les trois élèves pour les leçons de français, de dessin et de musique.

On devait se lever de très-bonne heure et travailler jusqu’à midi. Le temps entre le déjeuner et le dîner était occupé à des promenades dans Paris. Les enfants y recevaient un enseignement qui, pour n’être pas présenté d’une façon classique, n’en était pas moins profitable.

Mlle Mertaud les conduisait dans les musées. M. Carlstone leur faisait visiter le Conservatoire des arts et métiers, les manufactures, ouvrant à leurs jeunes esprits des horizons scientifiques et des connaissances pratiques. Leurs guides leur expliquaient l’histoire à propos des monuments qu’ils les menaient voir, et, dans la soirée, aux réunions de la famille, une causerie animée, nourrie des faits et des impressions de la journée, résumait agréablement les uns et les autres.

Pour se plier à la règle commune, les trois enfants n’en gardaient pas moins leur caractère propre. Stéphane était le seul qui fût un peu modifié ; encore était-ce plus à la surface qu’au fond. Il s’étudiait davantage qu’autrefois, mais c’était par crainte du blâme de son père, et non parce qu’il était revenu de ses anciens errements. Quant à Tada-Yoci, c’était bien l’enfant sérieux et bon dont le comte avait fait l’éloge ; mais son naturel concentré et timide, dont les railleries d’Arkadi se jouaient, était capable d’une finesse d’observation dont on ne se doutait guère.

Un beau jour de mai, M. Carlstone avait conduit les trois enfants aux Gobelins ; après avoir parcouru cette fabrique et s’être étonnés de voir courir les navettes agiles derrière ces tissus nuancés comme des tableaux de maître, les enfants avaient souhaité revenir à pied, de sorte que leurs jeunes estomacs furent bientôt tiraillés par la faim. Lorsqu’ils se plaignirent presque simultanément de cet effet de leur longue course, il était trois heures et la petite troupe passait sous les arcades de la rue de Rivoli.

« Un goûter ne fera pas tort au diner de sept heures, dit M Carlstone. Nous nous arrêterons à la pâtisserie anglaise. »

Quand ils y entrèrent, le magasin était plein de belles dames et d’enfants sortant des Tuileries. Des groupes nombreux stationnaient autour des buffets et des étalages et se mirent à chuchoter en se montrant Tada-Yoci.

Quelque discrète que fût cette curiosité parisienne, Arkadi la remarqua, et sa petite vanité fut satisfaite de se prêter à une exhibition exotique. Quand la demoiselle de magasin vint lui offrir une assiette et une fourchette en lui désignant les coupes de cristal pleines de chatteries, il lui dit à haute et intelligible voix :

« Non, rien de sucré ; des sandwichs et des pâtés aux crevettes ; nous avons très-faim, moi et mon Japonais. »

On se poussa le coude ; l’on regarda de plus belle Tada-Yoci qui conservait un sérieux vraiment asiatique. Les allées et venues se succédaient dans le magasin, et comme les enfants avaient réellement l’appétit éveillé, Arkadi eut à répéter plusieurs fois, devant un auditoire renouvelé, sa phrase sacramentelle : « Moi et mon Japonais. » Mais au moment où il allait se permettre une quatrième récidive, Tada-Yoci le prévint en disant, avec le plus admirable sang-froid du monde, à la demoiselle qui les servait :

« Assez de pâtés. Un chou à la crème, s’il vous plaît, pour moi et mon Russe. »

Stéphane pouffa de rire ; M. Carlstone lui-même ne put maintenir son sérieux en voyant Arkadi garder sa bouche pleine tout ouverte par la stupéfaction. Tada-Yoci cligna ses yeux d’un air si malin qu’Arkadi se le tint pour dit et raya de son vocabulaire sa petite phrase à sensation.