Un homme, avec un tablier blanc, sur la gauche, se tient la tête. Sur la droite un jeune homme a une main gauche posée sur une table, le bras droit est plié. Une carafe à terre verse son contenu.
Un homme, avec un tablier blanc, sur la gauche, se tient la tête. Sur la droite un jeune homme a une main gauche posée sur une table, le bras droit est plié. Une carafe à terre verse son contenu.
Il saisit l’éponge, la lança à la tête de Jérôme…


CHAPITRE XV

LE CODE MORAL DE TADA-YOCI. — L’ÉVENTAIL GÉOGRAPHIQUE. LE PETIT ROI ET SON PEUPLE. — ARRET SANS APPEL.


Le lendemain matin, dès qu’Arkadi eut entendu bouger Tada-Yoci, il frappa sur le bois de la cloison et lui cria : « J’ai envie de voisiner. Puis-je aller chez vous ?

— Certainement, dit la voix cadencée de Tada-Yoci. J’ai déjà fini ma toilette.

— Tiens ! je n’en suis pas là. Vos oiseaux m’ont si bien bercé ! Il y en a surtout un dans le coin, avec des plumes rouges et une aigrette bleue. Il a une voix de rossignol. Ah ! vous voici donc en Japonais ! »

Tada-Yoci était vêtu d’un vêtement d’intérieur à la mode de son pays ; il était de soie noire et brodé sur la manche droite des armoiries de sa maison : un triangle renversé à l’ouverture duquel s’arrondissait une pleine lune d’argent. La soie, non pas brillante, nais mate, à gros grains serrés, était coupée en forme de robe de chambre courte et s’ouvrait devant sur une sorte de jupe de soie à mille raies bleues, serrée à la taille par une large ceinture noire et jaune.

« Quelles grandes manches ! dit Arkadi, et pourquoi ouvertes à moitié seulement dans la fente sur la main ?

— Parce que le fond est la poche, dit Tada-Yoci, qui en tira successivement un éventail, un petit foulard et un carnet qui s’ouvrit et d’où tomba à terre une page couverte de caractères japonais.

— Ah ! voilà vos hiéroglyphes, dit Arkadi en ramassant la feuille que Tada-Yoci remit avec soin dans le carnet. Laissez-moi voir, voulez vous ?

— Ce sont, dit Tada-Yoci, les instructions que mon père m’a données à mon départ. Je les relis tous les matins, bien que je les sache par cœur.

— Oh ! traduisez-les-moi… mais c’est indiscret peut-être ?

— Non, car elles sont l’œuvre d’un sage, et je vaudrais quelque chose si je savais les pratiquer. Voici ce qu’elles disent :

« Aie souvenir des bienfaits reçus.

« Vis en paix avec toi-même et avec les autres.

« Une heure perdue est un bien volé. Occupe ta jeunesse si tu veux que ta vieillesse soit honorée.

« Parle peu ; écoute beaucoup, et retiens mieux encore.

« Élève ton âme jusqu’aux puissances célestes. »

— Les puissances célestes ! » répéta Arkadi avec étonnement.

Tada-Yoci réfléchit : « C’est le nom qu’on donne au Nipon à la force et à la bonté qui ont créé et qui maintiennent le monde, » répondit-il.

Arkadi eut la discrétion de se taire sur ce sujet délicat ; mais son naturel curieux lui suggéra une autre question :

« Votre père, dit-il au Japonais, ne vous recommande pas de penser à lui et à votre famille. C’est étonnant ! »

Tada-Yoci blêmit sous son teint jaune et ferma les yeux sans rien répondre.

« Vous ai-je fâché ? dit Arkadi. C’est une chose si naturelle que de laisser à un fils qui part quelques mots de tendresse.

— Pas au Nipon, dit Tada-Yoci, pas au Nipon. Nous trouvons que l’on doit garder pour le secret de son cœur tout ce qui a trait aux attachements de famille. La famille doit être un sanctuaire fermé ; » et rompant le propos : « Voulez-vous voir mes autres habits, ma boîte de couleurs, mon encrier, mes livres chinois ?… Ah ! voici un joli éventail que vous pouvez garder, s’il vous plaît. C’est un éventail de voyage. Voyez ! toute la carte de Yokohama à Yédo y est tracée avec les arrêts et des paysages autour.

— C’est une jolie idée que celle d’un éventail géographique, dit Arkadi ; mais ici les hommes ne se servent pas d’éventail. Est-il vrai qu’au Japon ils aient toujours à la main ce petit meuble que nous laissons aux femmes ?

— Oui, répondit Tada-Yoci, on ne sort pas plus là-bas sans éventail qu’ici sans gants. J’offrirai celui-ci à Mlle Mertaud. »

Au bout d’un quart d’heure, les deux enfants en arrivèrent à se tutoyer sans y prendre garde. Ils fouillèrent tous les bagages du Japonais. Arkadi mania l’encrier en bois de cèdre, à godets, à compartiments, à réservoir d’eau, muni de pinceaux et de bâtons d’encre musquée de diverses couleurs.

Tada-Yoci traça sous ses yeux des caractères japonais en lui apprenant que son alphabet se composait de quarante-huit lettres ; comment il y a cinq sortes d’écriture que tout homme bien élevé doit connaître. Il fit un choix pour Arkadi dans un ballot de papiers qui offrait un spécimen complet de cette fabrication si parfaite au Japon ; il y avait là des papiers de riz souples et brillants comme du satin ; des papiers pelure, très-résistants malgré une légèreté comparable à celle d’une aile de papillon ; et cet autre papier qui sert de linge et qui résiste au lavage, car il se prête aux cassures molles de la toile et du coton.

Il lui fit goûter ensuite un régal exotique : c’était du riz mondé et praliné qu’il avait apporté dans des sacs en papier larges comme des sacs à plomb et hauts d’un mètre environ. Arkadi trouva excellents ces grains menus, à demi brunis par la torréfaction.

« Et ce Stéphane qui ne bouge pas ! Il est gourmand, je vais le chercher, dit Arkadi.

— C’est inutile, cria son cousin en se remuant dans son lit. Je vous entends à merveille ; mais s’il y a des paravents, c’est pour que chacun soit libre chez soi, n’est-ce pas ? »

Arkadi secoua ses oreilles et continua l’inventaire des richesses de Tada-Yoci.

Un quart d’heure après, Jérôme entra portant les déjeuners, et Stéphane lui enjoignit de rester chez lui pour l’aider à s’habiller. Jérôme devait avoir une consigne, car c’était un brave homme dont la figure respirait la douceur et le respect, et il n’eût pas sans doute répondu à Stéphane comme il le fit sans un ordre exprès :

« J’ai apporté à monsieur son déjeuner et son eau chaude ; ses habits sont là bien brossés ; son linge déplié sur cette chaise : mon service près de lui est terminé. »

Stéphane rejeta ses couvertures : « Restez, dit-il impérieusement ; je n’ai pas coutume de m’habiller seul. Mes pantoufles ! »

Jérôme hésita, puis il obéit.

« Versez-moi de l’eau dans la cuvette. Vite ! »

Jérôme hésita de nouveau, puis obéit encore. Seulement, comme il était préoccupé de cette infraction aux ordres qu’il avait reçus d’autre part, il se trompa, et au lieu de verser de l’eau froide, il remplit la cuvette de l’eau chaude qu’il avait apportée dans la bouilloire.

Stéphane n’y fit pas plus d’attention ; il plongea sa tête dans la cuvette et la releva brusquement avec un cri de douleur ; il s’était, non pas brûlé, mais un peu échaudé. Saisir l’éponge imbibée d’eau chaude, la lancer à la tête de Jérôme avec une imprécation de colère, ce fut tout un pour Stéphane. Jérôme ne sourcilla pas, mais il quitta la chambre pendant que Stéphane criait toujours contre lui.

« Ne fais pas attention, disait pendant ce temps Arkadi au Japonais, c’est le petit roi qui parle à son peuple.

Il lui parlait encore, à ce peuple absent, quand le comte Pavel se montra à l’entrée de la chambre de son fils.

« Vous n’êtes pas content, lui dit-il, du service de Jérôme ?

— Non certes, répondit Stéphane, c’est un maladroit et un…

— Assez, interrompit le comte ; moi je suis très-satisfait de cet homme-là ; mais je ne prétends pas vous imposer ses services s’ils vous sont désagréables. Vous vous servirez donc vous-même désormais.

— Moi-même ! Est-ce possible ?

— Vous-même. Vous trouverez au fond dans la lingerie des brosses pour vos vêtements, de l’eau chaude sur la fourneau, enfin le nécessaire. J’ai défendu à Jérôme d’entrer chez vous à partir de ce matin, autrement que pour faire votre chambre quand vous n’y serez pas. Voilà qui est bien entendu.

— Me servir ! Mais c’est dégradant pour moi, mon père.

— Vous croyez ?… Ce que je trouve dégradant, moi, c’est de n’avoir soin ni de si propre dignité ni de celle des autres, ces autres fussent-ils ce que vous appelez des inférieurs. Vous êtes heureux que Jérôme ait eu de la sagesse et de la patience. Beaucoup de domestiques français n’eussent pas supporté d’un enfant de votre âge l’insulte que vous avez faite à celui-ci. Nous ne sommes plus en Russie, mon fils. Mais en voici assez : vous aurez désormais en vous-même un serviteur que vous traiterez avec plus d’aménité. »

Dès que Stéphane vit la comtesse, il ne manqua point d’essayer de l’apitoyer sur son sort, et sa grand’mère lui eût promis assistance si Mlle Mertaud ne se fût trouvée là. La gouvernante conjura d’un seul regard respectueux, mais éloquent, le conflit de pouvoirs qui allait s’établir ; elle démontra à Stéphane tous ses torts et lui fit valoir les bienfaits de l’éducation virile que le comte venait d’inaugurer. Elle excita son émulation en l’engageant à se montrer le plus raisonnable des trois enfants élevés dans la maison, et elle vainquit le reste de sa mauvaise humeur en lui prouvant que l’acceptation franche et nette de l’arrêt paternel ferait estimer sa force de caractère.

Il lui déplaisait de faire appel à l’orgueil de Stéphane et de s’en servir comme mobile, mais c’était le seul qu’elle eût trouvé jusque-là auquel il fût possible de le rendre sensible.