Une jeune femme assise, les yeux légèrement levés. Derrière, difficilement visible dans un fond sombre, un homme en haut de forme la regarde, l’air goguenard.
Une jeune femme assise, les yeux légèrement levés. Derrière, difficilement visible dans un fond sombre, un homme en haut de forme la regarde, l’air goguenard.
Elle se laissa tomber sur un banc.


CHAPITRE III

ARRIVÉE DE SUZANNE À MOSCOU. — LES GRIEFS DE M. CARLSTONE. UNE TÂCHE DIFFICILE.


Si les touristes considèrent comme une fête leur arrivée dans une ville étrangère, il n’en saurait être ainsi de ceux qui se sont expatriés par devoir ou nécessité de position. Cet inconnu dont ils sont entourés les oppresse et renouvelle pour eux les douleurs du départ.

C’est ce qu’éprouvait une jeune Française, Mlle Suzanne Mertaud, en descendant, à Moscou, du train dont l’arrêt marquait le terme de son long voyage.

Une foule bigarrée et bruyante sortait en même temps qu’elle des wagons : officiers en uniformes brodés, dames élégamment parées, marchands à profil israélite, mougiks (paysans) à longue barbe, encore vêtus de leurs louloupes en peau de mouton, bien qu’on fût aux derniers jours de mai, ce qui est le printemps, même en Russie.

Tous ces gens-là, à quelque classe de la société qu’ils appartinssent, étaient attendus à la sortie, et pendant que les équipages, dont les chevaux piaffaient près de gare, étaient appelés par les valets en livrée à mesure qu’apparaissaient leurs maîtres, les parents des voyageurs moins fortunés se précipitaient vers la porte d’arrivée, et le pêle-mêle des reconnaissances, des embrassements, heurtait et repoussait l’étrangère dans tous les la sens. Nul ne faisait attention à son embarras et ne prenait en pitié les regards anxieux qu’elle jetait à droite et à gauche, comme si elle se fût attendue à une bienvenue qui lui manquait.

C’était cependant une personne de grand courage que Suzanne Mertaud ; elle n’avait pas hésité, pour donner un peu de bien-être à sa mère et pour parfaire l’éducation de sa jeune sœur, à venir remplir à Moscou les fonctions de maîtresse de français dans la famille du comte Alénitsine. Mais après avoir supporté presque gaiement la fatigue de son long voyage, elle fut saisie d’un accès de frayeur en se trouvant ballottée entre tous ces groupes étrangers, à costumes bizarres, sans qu’il sortît de cette cohue personne qui la saluât au nom de la famille de ses élèves, et lui rendit ainsi son arrivée facile. Elle avait pourtant relevé son voile, et sa photographie, qu’elle avait jointe prudemment à la mention du train qu’elle prendrait à Saint-Pétersbourg, devait guider les envoyés de la comtesse. D’ailleurs, un vieil ami de la famille Mertaud, M. James Carlstone, était depuis dix mois dans la maison Alénitsine comme professeur d’anglais. Suzanne avait pensé qu’il appartenait à M. Carlstone plus qu’à tout autre de venir à sa rencontre, et elle avait compté serrer sa main amie au sortir du train. Comment n’était-il pas là ?

Quand la foule se fut à demi écoulée, Mlle Mertaud se trouva portée sans s’en douter à une des extrémités de la salle d’arrivée et là, encore plus lassée par son découragement que par la lutte machinale qu’elle avait opposée au tournoiement des allants et venants, elle se laissa tomber sur un banc ; quelques larmes qu’elle ne sut pas retenir mouillèrent ses paupières et elle serait restée peut-être longtemps perdue dans l’inertie de ses angoisses, si une voix enfin connue n’eût fait tout à coup entendre à ses côtés cette exclamation :

« Ah ! chère enfant !… miss Suzan !… pleurant déjà ! C’est une triste arrivée. Je vous cherchais partout, et je me reproche de n’avoir pas su vous voir plus tôt. Je suis bien maladroit et très-coupable de l’être, miss. »

Les excuses de Suzanne, au sujet de sa faiblesse puérile se croisèrent avec celles de M. Carlstone, et tous les deux échangèrent des protestations amicales, pleines de cordialité, pendant qu’ils prenaient place dans un droski de louage.

Quand la voiture roula par la ville, avec la rapidité des véhicules russes, Suzanne, désormais rassurée, adressa quelques questions à M. Carlstone au sujet de ses futurs élèves. Jusque-là très-ouvert de physionomie et de langage, le professeur d’anglais donna subitement à ses traits une sorte de roideur qui ne laissa pas d’inquiéter Mlle Mertaud.

« Vous verrez… vous verrez vous-même assez tốt, répondit-il enfin en soupirant : Ah ! pourquoi Mme Mertaud ne m’a-t-elle pas consulté avant de vous envoyer ici ?… Mais c’est fait, et je me réjouis du moins d’être près de vous, puisque je pourrai vous rendre le service de vous ramener en France si, après épreuve faite, vous désirez quitter Moscou, comme je le crains.

— J’aurai du courage, j’en ai fait provision, dit Mlle Mertaud. Qu’ai-je à redouter ? des enfants indociles, sans doute gâtés ? Cela n’est pas sans remède.

— Vous verrez… vous verrez vous-même, insista mélancoliquement M. Carlstone. Vous regretterez, nous regretterons ensemble notre pauvre France et les meurs si douces de ses habitants. »

Il ne paraissait pas en humeur d’en dire davantage, aussi Suzanne se prit-elle à regarder les rues inondées de gaz, car c’était le soir ; les unes splendides et toutes neuves, les autres tortueuses et en pente, et comme le droski entrait enfin dans une vaste cour entourée de bâtiments très-éclairés, elle dit à son compagnon de route.

« Nous voici arrivés chez la comtesse Alénitsine ?

— Non… non, balbutia M. Carlstone, nous sommes dans le meilleur hôtel de Moscou, à l’hôtel Chevallier, où vous devez passer la nuit. Ce n’est que demain que vous serez établie à la maison Alénitsine. Du reste, je suis venu dans la journée vous recommander ici et choisir votre appartement. On parle français à l’hôtel et un thé servi vous attend chez vous.

— Mais expliquez-moi, dit Suzanne, ce bizarre procédé, cet internement dans un hôtel ! Ne m’attendait-on pas ? Ce manque d’égards a lieu de m’étonner. Vous m’en voyez confus moi-même, reprit M. Carlstone. Mais rassurez-vous, et, en attendant, prenez patience ; croyez que je vous laisse ici chez d’honnêtes gens. Je serai chez vous demain de bonne heure pour vous expliquer tout ceci, car vous êtes en vérité trop fatiguée pour supporter une longue conversation, et s’il faut tout dire, je suis forcé de rentrer sans retard, je l’ai promis.

— À huit heures donc, si vous voulez bien », dit Suzanne en se séparant de M. Carlstone, et malgré les inquiétudes que lui avaient laissées les propos embarrassés de son vieil ami, malgré le juste désappointement qu’elle ressentait de passer sa première nuit à Moscou sous le toit banal d’un hôtel, elle s’endormit d’un sommeil réparateur, renvoyant au lendemain d’apprendre le mot de l’énigme qui lui avait été posée par M. Carlstone.

En s’éveillant de bonne heure aux bruits de Gasetni-Péréoulok, qui est la rue dans laquelle est situé l’hôtel Chevallier, Suzanne médita, tout en se préparant à recevoir M. Carlstone, sur l’étrangeté de la réception qui lui avait été faite la veille. Aussi, bien qu’elle fût discrète de sa nature, dès que son vieil ami lui eut été annoncé, à l’heure convenue, elle lui fit des questions auxquelles le digne homme eut peine à répondre, tant elles étaient pressécs et délicates.

« Procédons par ordre, dit-il enfin. Vous me demandez d’abord si la comtesse vous voit venir à regret ? N’en doutez pas ; elle a pour le petit comte Stéphane l’idolâtrie d’une grand’mère russe, riche et noble, qui élève l’unique héritier de son nom. Stéphane déteste l’étude et se lamente depuis un mois déjà devant la perspective du surcroît de besogne que votre arrivée dans la maison va lui imposer. J’ai entendu dix fois la comtesse regretter que son fils, le comte Pavel, ait gagné dans ses voyages en Occident la manie d’apprécier les connaissances cosmopolites. Néanmoins, vous serez honorablement traitée dans la maison, car à part sa faiblesse pour son petit-fils et quelques travers moscovites, c’est une femme d’esprit et une véritable grande dame que la comtesse Praskovia.

— Êtes-vous donc assez familier avec elle pour la désigner par son nom de baptême ? demanda Mlle Mertaud.

— C’est la coutume russe ; les mougiks de ses terres l’appellent eux-mêmes par ce nom sans même le faire précéder par son titre, et lui disent tout uniment : « Praskovia Stepanovna. » Ce dernier nom est celui de son père et notre jeune élève est appelé, même par ses serviteurs qui cependant le craignent comme le feu : Stéphane Paulowitch. Vous savez que le comte, dont vous avez dû apprécier l’urbanité à Paris quand il est allé vous engager à venir ici, se nomme Paul, ou Pavel, comme on dit en Russie.

— Je me ferai facilement à ces coutumes, dit Suzanne. Mais ce n’est qu’une faible préface à tout ce que vous avez à m’apprendre….

— Procédons régulièrement, répéta M. Carlstone qui, ayant satisfait à travers cette parenthèse à la première question de sa jeune amie, passa son index droit du petit doigt de la main gauche sur l’annulaire, afin de coordonner ses réponses.

— Pourquoi la vie vous sera difficile ici ?… Parce que le comte Pavel vous a assigné comme à moi, une tâche impossible. Il a quitté la Russie depuis trop longtemps pour savoir ce que la faiblesse de sa mère a fait de Stéphane. Ne me prenez pas pour un critique malveillant à l’égard de la comtesse, ma chère. Si je n’approuve pas son adoration aveugle pour son petit-fils, je me l’explique. Elle a vu mourir quatre enfants du comte Pavel et leur mère dans le courant d’une seule année. Elle s’est d’autant plus attachée à Stéphane, le seul rejeton de la famille, que le comte Pavel a déserté la maison désolée par tant de deuils, et s’est mis à voyager, demandant à des études scientifiques une distraction à ses chagrins. Vous pouvez essayer d’imaginer, mais vous ne concevez pas sûr combien l’habitude de maîtriser tout ce qui à coup l’entoure a rendu Stéphane intraitable. Votre existence sera comme la mienne, une série de luttes inutiles contre le mauvais vouloir et la morgue de celui qu’on désigne ici sous un nom qui vous résumera tout ce que j’avais à vous dire : le petit Roi.

— Le petit Roi ! cela promet en effet, mais je dirai comme vous hier au soir : nous verrons bien ! » s s’écria Suzanne avec une énergie souriante.

L’index de M. Carlstone sauta sur le médium de sa main gauche pendant qu’il hochait la tête d’un air de doute.

« Troisième question, reprit-il : Pourquoi vous n’avez pas été conduite hier, comme il eût été convenable que cela se fit, à la maison Alénitsine ?… La réponse, ma chère, va à l’encontre de votre confiance, car elle est d’un mauvais pronostic pour l’influence qu’il vous est permis d’espérer. C’est bel et bien un affront que Stéphane a voulu vous ménager, afin qu’il vous fût prouvé dès votre arrivée que son caprice seul, ici, fait la loi. Il s’est basé pour ne pas vous recevoir hier, sur cette ancienne superstition russe qui veut qu’on ne se mette pas en voyage et qu’on n’arrive pas dans un lieu qu’on doit habiter, le lundi. Ce jour-là, je ne sais pourquoi, est déclaré funeste à toutes les inaugurations. La comtesse a cédé, tout en déplorant de manquer à ses devoirs envers vous. Mais Stéphane avait parlé, et son objection au sujet du lundi marquait des dispositions si favorables à ses futures études de français !… Ceci, d’après la comtesse qui interprète toujours dans un sens bienveillant les malices de son petit-fils. Or, c’était bien une malice que cette décision, car il a dit, une heure après, que ces distinctions de bons et de mauvais jours étaient des superstitions ridicules, bonnes pour les cerveaux étroits des mougiks. Il est vrai que sa grand’mère n’était plus là et qu’il a cru devoir à sa dignité de mettre fin par cette déclaration aux railleries dont le poursuivait Arkadi.

— Arkadi ? C’est là, si je ne me trompe, mon second élève ! » demanda Suzanne avec intérêt.

Un nouveau voyage du doigt de M. Carlstone fit se joindre ses deux index ; mais il les sépara aussitôt et élevant ses deux mains par un geste pathétique, il s’écria :

« Le plus moqueur, le plus espiègle des jeunes garçons de treize ans ! le caractère le plus mobile et le plus insaisissable ! C’est le cousin de Stéphane et il serait son souffre-douleur si son indépendance naturelle ne le soustrayait à toutes les influences. Celui-là, non plus, bien qu’il soit cent fois meilleur que son riche cousin, ne subira point votre domination, chère miss, et quelque patience dont vous vous armiez… »

Deux coups très-vifs, frappés à la porte, interrompirent les prédictions décourageantes de M. Carlstone.