Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. ill--).

Une femme assise, un bébé sur les genoux qui tire la barbe d'un homme au second plan.
Une femme assise, un bébé sur les genoux qui tire la barbe d'un homme au second plan.
Cela promet pour l’avenir.

CHAPITRE II

TYRAN DES LE BERCEAU. — LA PRÉDICTION DU GÉNÉRAL.


L’assertion du valet n’était pas exagérée. Cet enfant dont la vie coutait si cher à sa famille devint, même des le maillot, la préoccupation constante de son père et de la mère de celui-ci, la comtesse Praskovia Alénitsine, qui soignait en son petit-fils l’unique héritier de son nom.

Il avait à peine quelques heures que tout et tous, dans la maison seigneuriale, étaient subordonnes à ses cris, à ses besoins, à ses caprices, car même dans ces premiers moments où l’être physique se connaît à peine et où l’être moral gît encore dans les limbes de l’ignorance, il est facile d’observer les caprices, les fantaisies de l’instinct.

Ainsi prévenu dans tous ses désirs, le petit Stéphane — on lui donna ce nom qui avait été celui de son grand-père — devint le tyran de la maison seigneuriale. Dès qu’il put articuler quelques paroles, on ne laissa auprès de lui que les gens qui lui agréaient, renvoyant impitoyablement ceux qui lui étaient désagréables. L’obéissance la plus absolue était la loi de la maison entière à son égard. — Cette prescription venait de la comtesse Praskovia, et non du comte Alénitsine qui, absorbé par la douleur à lui causée par la perte de sa femme, ne cherchait que de rares moments de consolation auprès de l’enfant qui lui restait d’elle. Encore la vue de Stéphane lui était-elle pénible parfois, car elle lui rappelait la plus grande peine de sa vie. Aussi après une année passée à la Mouldaïa, résolut-il de laisser son fils à la comtesse Praskovia et de voyager afin de se distraire de son chagrin. Il ne se sentait plus le courage de reprendre la carrière militaire dans laquelle il avait eu, jusque-là, de brillants succès.

Il prit justement cette résolution dans le temps où son ancien général vint lui rendre visite, au moment des chasses d’automne, comptant ramener avec lui à son régiment son ancien aide de camp.

Le général combattit longtemps la résolution du comte Alénitsine ; puis quand il eut vu tous ses efforts échouer contre le découragement du comte, qui disait n’avoir aucun autre intérêt dans la vie que l’éducation de son fils, qui pouvait se passer de lui pendant quelques années encore, et l’amour des travaux scientifiques qui l’engageait à voyager, il dit à son ancien officier :

« Si ce n’est pas pour votre avenir militaire, que ce soit du moins dans l’intérêt de votre fils : restez en Russie. Je le dis devant Praskovia Stepanovna an risque de la blesser, mais elle ne saura pas du tout élever Stéphane. Je n’ai jamais vu un marmot de cet âge si colère, si entêté et déjà si tyran. — Tenez, l’entendez vous qui crie ?

— Eh ! on le contrarie sans doute, dit la comtesse. J’y vais voir.

— Et la baronne Praskovia Stepanovna va gronder, je parie, le malavisé qui aura fait couler une larme de son petit-fils, poursuivit le général.

— Que voulez-vous ! répondit le comte. Je ne puis vraiment pas me mêler de ces premiers soins. Les hommes n’y entendent rien, et je n’ai jamais ouï dire que la tendresse ait gâté le bon naturel d’un enfant.

— Bah ! bah ! dit le général, l’éducation commence dès la première l’heure de la naissance, et votre Stéphane… Savez-vous qu’il a déjà sa réputation faite et qu’on lui donne dans ce pays un surnom qui lui va très-bien ?

— À mon fils ? dit le comte.

— À lui-même. Il est né le jour de l’Épiphanie, n’est-ce pas ? et vous le traitez comme je crois que le czarewitz n’est pas traité dans le palais de Tzarkoé-Selo. Eh bien, on l’appelle le Petit roi. Ce sobriquet est bien trouvé. N’est-il pas votre seigneur et maître à tous ? Cela promet pour l’avenir.

— Général, dit la comtesse Praskovia qui rentrait, vous savez comment il faut mener les soldats et non pas comment on doit élever les enfants. Mon fils peut partir tranquille. Je lui rendrai bon compte de Stéphane, et puisqu’il parle de rester absent de Russie plusieurs années, il saura m’envoyer de l’étranger des précepteurs dont la sévérité compensera ce que ma tendresse pour ce pauvre orphelin peut avoir d’excessif. »