Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 1--).

LE PETIT ROI

CHAPITRE PREMIER

JOUR DE FÊTE, JOUR DE DEUIL. — LES PROPOS DES MOUGIKS.

Le jour de l’Épiphanie est une belle fête dans tous les pays chrétiens ; mais nulle part on ne le célèbre d’une façon aussi pittoresque qu’en Russie ou le climat et les rites de l’Église orthodoxe donnent une grande originalité aux cérémonies religieuses.

Dans les grandes villes, les pompes du culte s’accroissent du prestige de l’immense cortége de toutes les autorités civiles et militaires en costumes de cérémonie ; mais pour être plus simple dans les petits villages, la célébration de cette solennité n’y est peut-être que plus poétique. Il y a bientôt vingt ans, le petit village de la Mouldaïa, situé dans le gouvernement de Moscou, s’apprêtait dès le grand matin pour cette fête, si aimée des mougiks (paysans russes). Pendant que le pope entrait à l’église pour y commencer l’office du jour et réunir la procession, la foule des jeunes hommes descendait vers l’étang glacé.

Ils étaient tous en habits de fête ; mais leurs vêtements étaient couverts d’un manteau de peau de mouton d’un blanc éclatant, car le froid était aigre : vingt-cinq degrés environ au-dessous de zéro ; aussi gardaient-ils, enfoncés jusqu’aux yeux, leurs bonnets de fourrure au côté droit duquel pendait le ruban rouge des jours de fête. La plupart portaient un fusil chargé en bandoulière, et contre l’habitude des Russes qui dépensent en beaucoup de paroles la gaieté que leur causent les réunions nombreuses, ils causaient entre eux paisiblement comme des gens auxquels leur piété religieuse avait ordonné de rester à jeun jusqu’après la cérémonie.

« Notre père Pavel Stepanowitch viendra-t-il à la fête ? J’ai vu son traîneau à l’entrée de la maison seigneuriale, demanda l’un d’eux à un surveillant isolé qu’à son manteau à collet de peau de loup, il était facile de reconnaître pour un valet.

— Oui, frère Semmenek, le seigneur viendra assister à la bénédiction de l’eau, et pourtant la maison seigneuriale est tout en rumeur. La jeune maîtresse est malade ; il y a là deux, trois médecins de Moscou.

— Raison de plus pour que Pavel Stepanowitch vienne recevoir sa part de bénédiction, dit un vieillard à grande barbe blanclhe et à joues rosées. C’est un digne seigneur qui nous traite tous comme ses enfants. Que Dieu le protége et lui donne bientôt un fils qui lui ressemble. Mais… est-ce que mes yeux me trompent, frères ? N’est-ce pas déjà la procession qui descend de la colline ?

Ce sont les jeunes filles, dit Semmenek. Le fait est qu’on pourrait s’y tromper, soit dit sans irrévérence, car elles sont habillées d’autant de couleurs que les bannières de la procession. Voilà Loubova avec une jupe de cachemire bleu de ciel et des galons d’argent dessus, Dieu me pardonne ! Havdocha en robe rouge toute neuve, et des rubans plein leurs tresses tombantes, et des fleurs artificielles sur la tête. On dirait un bouquet du mois de juin. Allons plus vite qu’elles, frères, si nous voulons être des premiers à l’étang. »

La troupe hâta le pas, s’acheminant vers l’étang au milieu duquel, sur la glace épaisse d’un mètre et demi, s’élevait un autel de glace orné de croix grecques dessinées avec goût par les mougiks.

Le temps était clair ; de petits nuages orangés par un soleil oblique et cardés menu par un vent du nord qui faisait trembler les aiguilles de givre pendues aux branches des sapins, pommelaient le bleu pâle du ciel ; la campagne, toute blanche, s’irisait de teintes azurées dans les plis de terrain ouatés de neige immaculée ; on n’y entendait aucun bruit que celui des pas des mougiks qui criaient sur le sentier en foulant la poussière solide, presque métallique de la neige déjà battue. – Aussi, dès que la procession sortit de l’église, avant même de voir la première des bannières brodées, avant d’apercevoir le pope revêtu de sa longue robe vert-d’eau des cérémo- nies, les mougiks entendirent la psalmodie des officiants.

La procession se déroula lente et majestueuse, et l’assertion du valet de la maison seigneuriale fut justifiée, car à peine le pope était-il arrivé devant l’autel de glace que le grincement d’un traîneau se fit entendre, et le comte Pavel Stepanowitch Alénitsine vint s’agenouiller au dernier rang de la foule des mougiks sans vouloir souffrir qu’un seul d’entre eux se dérangeât pour lui faire une place plus digne de son rang.

Après la prière, le pope se tourna vers l’assistance, et, élevant la main, il fit un signe attendu par une dizaine de mougiks des plus robustes ; — armés de haches, ceux-ci fendirent la glace aux places désignées autour de l’autel par les dessins déjà un peu creusés des croix. Sous le fer des instruments, la glace criait, s’effritait ; en quelques minutes, le rideau cristallin fut rompu, et par l’ouverture faite, l’on put apercevoir l’eau limpide de l’étang.

Le pope s’avança alors, le crucifix en main, et le plongea trois fois dans le trou béant pour bénir l’élément liquide. À la troisième, tous les assistants élevèrent des cierges allumés ; une décharge de coups de fusil se fit entendre et arracha quelques petits cris à la partie féminine de l’assistance.

La cérémonie religieuse était terminée, car le pope reprenait le chemin de l’église avec son cortége ; mais au lieu de se quereller comme d’habitude à qui plongerait des premiers ses mains et son visage dans l’eau des trous consacrés afin de s’assurer une bonne santé pour le reste de l’année, les mougiks, hommes et femmes, restèrent quelque temps préoccupés d’un événement qui s’était passé à la fin de la cérémonie. Un second traîneau lancé à fond de train était venu chercher le comte Alénitsine qui était reparti aussi rapidement, conduisant lui-même, et laissant sur l’étang le valet qui était venu le trouver. En un instant, celui-ci fut entouré.

Qu’y a-t il donc ? lui demanda-t-on de toutes parts.

— Joie et tristesse ! répondit-il en secouant la tête. Notre jeune maîtresse se meurt et il nous est né un beau garçon ! Quand je pense que le pope va trouver un Alénitsine nouveau-né à bénir quand il viendra tout à l’heure faire les prières dans toutes les chambres de la maison seigneuriale, j’ai le cœur tout joyeux ; quand je me dis qu’il y viendra peut-être à temps pour dire les prières des agonisants sur ma jeune maîtresse, j’ai peine à me retenir de pleurer.

— Elle était malade depuis longtemps, la chère âme ! dit une vieille femme ; oui, depuis la perte de ses autres enfants. Ces petits êtres, quand ils meurent, nous attirent après eux dans la terre. Mais qui donc va nourrir le nouveau-né ?

— Oh ! dit le valet, ne savez-vous pas ? Prascovia Stepanovna a déjà fait appeler à la maison seigneuriale toutes les jeunes mères dont les enfants ont cinq ou six mois. Il y a Marva, Hulana, Vera et Martochka et d’autres encore que les médecins choisiront ; celle que l’enfant trouvera à son gré sera la nourrice et quand elle l’aura élevé, on donnera la liberté en récompense à elle et à son mari.

— Et l’on n’a pas pensé à moi ! dit une jeune femme piquée. J’aurais porté aussi bien que Marva et les autres le diadème byzantin et les belles robes de nourrice, et personne mieux (que moi ne sait endormir les enfants par de belles chansons.

— Il est encore temps, dit le valet ; cours à la maison seigneuriale, ma sœur. Tu as autant de chances que les autres, et si tu plais à l’enfant, je ne sais ce qu’on ne te donnera pas, car sa grand’mère Praskovia Stepanovna céderait, je crois, sa fortune entière pour le conserver, l’innocent.

— Ah ! c’est un triste jour de fête, et les saints rois ne seront pas honorés aussi gaiement que de coutume, » reprit la vieille paysanne, tandis que l’ambitieuse, qui convoitait les honneurs et les profits dont avait parlé le valet, s’acheminait à grands pas vers la maison seigneuriale.

Un groupe de vieillards aux joues rosées, à la longue barbe blanche, vint aux informations près d’eux, et toutes ces figures naïves, auxquelles l’âge n’avait pas enlevé cette expression de candeur qui reste dans d’autres pays l’attribut de l’enfance, se voilèrent de tristesse. Plusieurs mêmes ne retinrent pas leurs larmes.

Que Dieu protége notre père Pavel Stepanowitch, car je ne sais pas s’il s’en consolera jamais, dit l’un d’eux.

— Pourvu qu’il ne prenne pas son bien seigneurial en haine, dit l’autre. S’il allait nous livrer à quelque intendant ?…

— Oh ! Semmenek pense toujours à lui, répartit un troisième scandalisé de l’égoïsme de cette crainte. Il est vrai que les bons seigneurs sont rares, et quand on appartient à un mauvais maître, « Dieu est si haut, et le czar si loin[1] ! »

— Je sais un proverbe plus beau que celui que tu répètes là, frère Serge, dit un maréchal-ferrant qui avait gagné à ses fréquents voyages à Moscou des idées plus étendues que celles des autres mougiks. Nous sommes heureux ici ; nous ne manquons de rien ; « l’oiseau est bien dans une cage d’or ; il est mieux sur une branche verte. » Et je sais que si notre seigneur ne nous donne pas à tous la liberté, c’est afin de ne pas mettre contre lui tous ceux de son rang. C’est à cause de ces bons sentiments que je compatis avec vous à sa douleur. »

  1. Proverbe russe.