Une cloche, à terre, trois fois plus grande que les personnages devant est fendue, évidée sur une hauteur d’humain. Trois personnages la regarde. En arrière plan le kremlin, une charrette avance vers le devant de l’illustration.
Une cloche, à terre, trois fois plus grande que les personnages devant est fendue, évidée sur une hauteur d’humain. Trois personnages la regarde. En arrière plan le kremlin, une charrette avance vers le devant de l’illustration.
LA GRANDE CLOCHE DU KREMLIN.


CHAPITRE IV

PRÉSENTATION D’ARKADI. — MOSCOU VU DU KREMLIN. BONNES RÉSOLUTIONS D’UN ÉTOURDI.


De M. Carlstone et de Mlle Mertaud, le plus surpris fut à coup sûr le digne professeur, lorsqu’au mot « Entrez » prononcé par eux simultanément, un jeune garçon de treize ans environ pénétra dans le petit salon de l’hôtel, salua Suzanne d’un air gracieux et fit une moue familière à M. Carlstone.

Il était charmant dans son costume à l’anglaise tout de velours noir, avec ses cheveux d’un blond vif frisottant en boucles courtes et serrées sur son front carré, avec ses yeux grands ouverts par une curiosité enjouée, son nez d’un retroussis spirituel, et les fossettes que creusait dans ses joues le sourire de sa bouche mutine.

Suzanne devina tout de suite que c’était un de ses élèves, et elle lui eût adressé la parole la première si elle eût été sûre d’être comprise par lui. Pendant qu’elle hésitait, l’enfant dit en excellent anglais à M. Carlstone.

« Pourquoi ne serait-ce pas moi, monsieur Carlstone ? Puisque vous aimez la régularité, je vous saurais gré de me présenter à mademoiselle. »

Après ces mots dont le ton plaisant atténuait le sans-façon, il reprit plus sérieusement :

« Je vous en prie, M. Carlstone, présentez-moi. Venir ici le premier, était le seul moyen que j’eusse de réparer un peu pour mon compte la sottise d’hier.

— Monsieur, j’entends l’anglais, dit vivement Suzannie dans cette même langue.

— Alors, lui répondit le jeune garçon en s’avançant vers elle la main ouverte, amis ?…

— De tout mon cœur, répliqua-t-elle, et touchée de l’aveu de l’enfant au sujet de l’incident de la veille, elle ajouta en lui serrant la main : « Le comte Stéphane ? »

Il éclata de rire : « Voilà, s’écria-t-il, l’effet des présentations incorrectes. C’est votre faute, monsieur Carlstone. Laisser prendre pour son Omnipotence, Stéphane Paulowitch, le pauvre Arkadi Alénitsine ! Quelle irrévérence envers le premier ! quel honneur immérité pour le second !

— Allons, petit démon, gronda doucement M. Carlstone, il vous tardait donc bien de donner un échantillon de votre caractère à mademoiselle ? Vous l’entendez, chère miss, eh bien ! vous le trouverez à chaque instant du jour, prêt à rire de tout et de tous.

— Et de moi-même, convenez-en, monsieur Carlstone, quand pour quelque sottise avérée je m’en suis donné l’occasion. Mais ma visite a un but moins personnel que vous ne le pensez.

— Et comment avez-vous pu sortir ? Mme la comtesse ne doit rentrer qu’assez tard, je le sais, et elle était partie avant moi de la maison Alénitsine. Personne ne s’est donc opposé à….

— Je vous entends. Ce n’est pas ma grand’mère que vous soupçonneriez, eût-elle été chez elle, de m’avoir interdit un devoir de déférence. C’est… mais je n’ai pu être retenu par aucun oukase souverain. Depuis le grand matin, le maison Alénitsine est vouée à l’anarchie, mon cher monsieur Carlstone. Le petit Roi est parti faire une chevauchée du côté de la montagne des Moineaux, et comme en prenant les rênes de son cheval, il a été forcé d’abandonner celles de son gouvernement, je me suis senti la bride sur le cou. J’ai profité de ma liberté pour venir saluer mademoiselle et lui proposer de lui faire les honneurs de Moscou. La journée est à nous ; ma grand’mère ne rentrera qu’à trois heures pour le dîner, et l’américaine nous attend en bas tout attelée.

— Que dira Stéphane ! s’écria M. Carlstone d’un air véritablement alarmé. Il tenait à étrenner cette voiture.

— D’abord, répliqua le jeune garçon, mon oncle Pavel nous l’a envoyée à tous les deux ; ensuite le cheval est à moi, puisqu’il vient de ma propriété de Nervitsa. Oh ! je suis un riche seigneur terrien, dit-il avec une comique emphase à Mlle Mertaud qu’amusait sa vivacité. Mes revenus d’un an payeraient bien pendant… quinze jours les caprices du petit Roi. Mademoiselle, acceptez — vous ma proposition ? Le meilleur moyen de faire connaissance est de causer ensemble avant de conjuguer des verbes. Si vous voulez bien m’inviter à déjeuner avec vous à l’hôtel, je remplirai ensuite de mon mieux mon office de cicerone. »

En dépit des sourcils froncés de M. Carlstone, Suzanne accepta l’offre d’Arkadi. Outre qu’il lui répugnait de répondre à un bon mouvement de l’enfant par un refus qui l’eût indisposé contre elle dès le premier abord, elle trouvait plus séant de rentrer à la maison Alénitsine avec son élève que de l’y renvoyer tout seul, et après s’être assurée auprès de M. Carlstone que la comtesse, livrée à sa seule inspiration, ne serait point choquée de cette promenade, elle s’inquiéta peu du mécontentement de Stéphane.

Après le déjeuner, qui fut égayé par les saillies d’Arkadi, ils montèrent dans l’américaine dont le cheval était tenu par un cocher à longue barbe, vêtu d’un costume de fantaisie, sorte de livrée agrémentée de broderies fantastiques. Quand la voiture roula sur le pavé de briques et de cailloux, Arkadi, qui s’était modestement placé sur le strapontin de devant, dit à Suzanne :

« Si j’osais vous prier de fermer les yeux, vous verriez beaucoup mieux notre ville de Moscou. En imagination, alors ? répondit-elle. Ce serait le moyen de la trouver sans défaut.

— Arkadi a raison, chère miss, dit à son tour M. Carlstone. Ah ! si cet enfant voulait ! Il a l’étoffe d’un artiste, d’un poëte.

Et sa pauvreté constitue déjà une des conditions de l’emploi, répliqua le jeune garçon. De grâce, mademoiselle, puisque la sagesse et la folie s’unissent pour vous prier de ne rien regarder autour de vous, écoutez-les pour un quart d’heure.

— J’obéis, » répondit Suzanne. « Quel singulier petit homme ! se disait-elle pendant cette épreuve. Aucun enfant de cet âge n’aurait en France cette aisance et cet aplomb. Si mon autre élève n’est pas pire que le premier, j’aurai eu plus de peur que de mal. »

Elle se rendit complaisamment au désir d’Arkadi, et elle n’ouvrit les yeux que lorsqu’il s’écria :

Que les aveugles voient, et qu’ils saluent le Kremlin ! »

La voiture était arrêtée à l’entrée du pont de la Moskova, et de l’autre côté de la rivière se développait la masse énorme du Kremlin, cette ville-citadelle dont les remparts dominent Moscou, et qui s’élève au-dessus du niveau de la cité comme une cépée de grands chênes au milieu d’une prairie. De cet endroit surtout, le Kremlin surplombe d’une hauteur effrayante la Moskova aux eaux bleu-saphir.

Quand Mlle Mertaud eut embrassé d’un long regard cette montagne de pierres amoncelées, quand elle eut été écrasée physiquement par les proportions gigantesques de cette enceinte séculaire, elle voulut compléter son impression en détaillant l’ensemble du tableau, et, se levant à demi, elle se tourna vers le fond de l’américaine pour regarder la place à l’extrémité de laquelle la voiture s’était arrêtée.

Arkadi lui prit vivement les deux mains et la fit se rasseoir d’autorité : « Ne gâtez pas votre impression, lui dit-il, il n’y a derrière vous qu’un vulgaire plat d’épinards que vous verrez tout à votre aise de là-haut, ajouta-t-il en lui désignant le clocher de l’église du Kremlin. » Puis, sur un signe fait par lui au cocher, la voiture traversa le pont au petit pas.

« Vous avez au palais du Louvre, m’a-t-on dit, continua Arkadi, une fenêtre par laquelle un de vos rois, je ne sais lequel, passe pour avoir tiré sur les huguenots. Voici là-haut, sur la face du Kremlin, une fenêtre dont la célébrité est plus authentique. Vous la voyez, ouverte là !… C’est à cette fenêtre qu’on exposait les suppliciés, et après le massacre des strélitz, les cadavres de plusieurs d’entre eux y ont séjourné pour l’édification du peuple de Moscou.

— Ah ! s’écria Suzanne pendant qu’ils pénétraient sous l’imposante voûte d’entrée, ce séjour est effrayant. »

Quand ils eurent visité une partie des remparts intérieurs et que Mlle Mertaud se fut fait une idée de l’immensité du Kremlin, Arkadi lui dit :

« Êtes vous curieuse de pierreries ?

— Pas trop ; et pourquoi ?

— Je pourrais vous montrer dans le trésor de l’église des chasubles portant quarante livres de perles, puis des colliers de rubis, d’émeraudes, et enfin d’autres perles non employées que l’on conserve par boisseaux, triées suivant leur grosseur. Il y en a… il y en a comme des grains de blé dans un moulin.

— Passons, passons ; ce n’est pas là ce que vous m’avez promis.

— Voulez-vous voir le palais, les couronnes, les selles antiques brodées, lourdes de turquoises et d’améthystes, tout l’attirail du couronnement enfin.

— Toutes ces grandeurs-là n’intéressent pas ma petitesse.

— Bon ! je vais vous mener tout droit au grand canon et à la grande cloche. C’est ce qu’on montre tout d’abord. Vous devez les connaître au moins par ouï-dire. Ni l’un ni l’autre n’ont jamais pu servir.

— Et pourquoi donc ? demanda l’institutrice.

— Eh ! on n’ose pas monter la cloche là-haut de peur qu’elle n’effondre le clocher. Mais on l’admire parce qu’elle est énorme et aussi parce que toutes les femmes de Moscou ont jeté par piété, il y a deux cents ans, tous leurs bijoux dans sa fonte.

— Monsieur Arkadi, on dit que vous êtes un railleur, et je commence à le croire, dit Suzanne. Vous m’enfermez dans une citadelle dont les remparts me cachent la ville, et vous m’offrez toutes sortes d’amusettes dont je ne me soucie pas.

— Ah ! c’est la ville que vous préféreriez voir ?

— Assurément :

— Eh bien ! je vais vous la montrer. Soyez tranquille, mademoiselle. Je sais tenir une promesse. Montons au clocher. »

Quand ils furent sur la plate-forme, la première impression de Mlle Mertaud fut un éblouissement. Le panorama qui se déroulait devant ses yeux offrait un de ces aspects fantastiques que les rêves présentent seuls.

Au lieu d’avoir à ses pieds la masse monotone des toits des habitations occidentales, elle dominait une vaste mosaïque multicolore, car les toits de Moscou sont bigarés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Elle en voyait de toutes les nuances de rouge, depuis le rose jusqu’au pourpre, d’autres bleus, du turquoise au gros bleu de Prusse ; d’autres jaunes, orangés, lie de vin, violets ; quelques-uns, complétement dorés, brillaient au soleil du printemps comme des bijoux sortis de leur écrin. Puis, saillant çà et là sur le fond fleuri de cette mosaïque, les coupoles orientales des trois cent soixante églises de la ville, portant comme une anomalie au-dessus de leur turban colorié la croix grecque à la place du croissant.

Quand Suzanne fut assez remise de son émotion pour s’en entretenir, Arkadi revint à son naturel enjoué et l’entraînant vers le côté de la plate-forme qui regarde l’entrée principale du Kremlin, il lui dit :

« Quoique ce doive être un mince régal pour vos yeux j’ai l’honneur de vous présenter le « plat d’épinards. » C’est cette énorme église que l’on affuble de ce nom grotesque à cause de la multitude de ses coupoles vertes. Elle est laide, n’est-ce pas ? Elle n’en a pas moins coûté la vue à l’architecte qui l’a construite. Le czar l’a fait aveugler pour qu’il ne pût pas élever pour d’autres souverains un autre chef-d’œuvre de ce genre. »

Suzanne remarqua qu’Arkadi paraissait inquiet depuis quelque temps et qu’il demandait souvent à M. Carlstone quelle heure il était.

« Est-il temps de rentrer ? dit-elle.

— Hélas oui, » répondit Arkadi.

Quand ils furent remontés dans l’américaine, le jeune garçon dit à son institutrice :

« Vous paraissez inquiète, Mademoiselle ; je voudrais vous rassurer. Après tout, le Petit roi n’est pas Ivan le Terrible, et si nous sommes ses sujets, vous allez être sa régente. Il sera temps de penser à lui quand vous le verrez. Maintenant que nous vous permettons de garder vos yeux ouverts, voyez ces beaux magasins du Pont des Maréchaux, et là-bas, ces façades peintes comme des jouets d’enfant. N’est-ce pas joli ? Oh ! que je désire que la Russie vous plaise et que vous demeuriez avec nous !… Oui, monsieur Carlstone, malgré votre air de doute, je sais que je ferai l’impossible, que je me corrigerai même de mes défauts pour que mademoiselle Mertaud nous reste. »