Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. ill--).

Une jeune femme assise, attrape le bras d’un jeune homme qui la regarde. À la main du jeune homme une cravache dont on devine qu’il devait frapper un home barbu plus pauvre. Le chapeau haut de forme du jeune homme est à terre.
Une jeune femme assise, attrape le bras d’un jeune homme qui la regarde. À la main du jeune homme une cravache dont on devine qu’il devait frapper un home barbu plus pauvre. Le chapeau haut de forme du jeune homme est à terre.
Elle saisit le bras de Stéphane.


CHAPITRE V

LE PREMIER EXPLOIT DE STÉPHANE.


C’est près de la rue des Jardins, grand boulevard qui entoure Moscou, qu’est située la maison Alénitsine. Bâtie il y a plus de cent ans dans ce quartier, alors éloigné du centre de la ville, cette maison seigneuriale avait dû à son isolement d’échapper au patriotique incendie de 1821.

Elle était construite dans ce style rococo qui, avec les idées françaises, fit le tour de l’Europe au dix-huitième siècle. Un Alénitsine en avait rapporte de Versailles les dessins et le plan qu’il avait fait exécuter par un architecte saxon, au grand scandale des Moscovites, qui haïssaient alors, plus encore qu’aujourd’hui, toute innovation étrangère.

Malgré la fidélité d’imitation que son engouement pour les modes françaises lui prescrivait d’observer, cet Alénitsine avait dû faire des concessions au climat de son pays, et si les fenêtres s’ornaient de moulures roulées en coquilles et s’élevaient en hauteur, elles présentaient un double rang de vitrages ; si le perron ouvrait majestueusement l’éventail de ses douze marches de marbre sur une grande cour entourée de communs, il était encastré dans une large vérandah de verre, couverte en zinc colorié, dans laquelle les voitures pénétraient afin que lés visiteurs ne fussent pas obligés de mettre pied à terre en plein air.

Pendant que l’américaine qui amenait les promeneurs à la maison Alénitsine décrivait dans la cour le vaste demi-cercle qui devait l’introduire dans la vérandah, Mlle Mertaud devina que Stéphane guettait leur arrivée, car le portier venait d’échanger avec Arkadi quelques mots en russe, et si elle n’avait rien compris à ce court conciliabule, elle avait saisi le sens du geste par lequel le portier avait désigné la vérandah.

Stephane était là, en effet, et elle l’aperçut dès le moment où le bruit des roues fit tressaillir la coque cristalline de la vérandah. Debout sur la plus haute marche du perron, les bras croisés sur sa veste de velours par un geste qui ramenait presque au niveau de son épaule gauche sa cravache qu’il tenait de la main droite, sa barrette d’astrakan gris enfoncée de travers, les lèvres avancées par une moue arrogante, les yeux clignotants, Stéphane essayait de prendre l’air terrible d’un souverain bravé ; cet air eût été odieux si un âge plus avancé lui eût donné des droits de commandement ; mais, ainsi affecté par un jeune garçon de treize ans, il ne parut que ridicule au bon sens de Mlle Mertaud.

Telle n’était pas l’impression de quatre ou cinq personnages subalternes qui se tenaient à distance respectueuse derrière Stéphane. C’étaient les valets de pied, hôtes paresseux des antichambres russes ; ils étaient groupés curieusement autour de la porte entr’ouverte dans une attitude qui avertit Suzanne « qu’il allait se passer quelque chose. »

Elle regarda ses compagnons de route. M. Carlstone — et c’était chez lui un sûr indice d’émotion — tirait ses favoris grisonnants et toussait entre ses dents serrées ; quant à Arkadi, s’il y avait péril, il se montrait plus brave, car ce fut avec une grâce dégagée qu’il offrit sa main à Mlle Mertaud pour descendre de voiture et qu’il lui aida à monter les marches du perron.

Un choc brusque les sépara dès la troisième marche. Stéphane passa entre eux comme un tourbillon cn faisant pirouetter son cousin. Ce dernier s’arc-bouta contre la balustrade de marbre, s’apprêtant à répondre à ce qu’il crut être une attaque de Stéphane.

Mais ce n’était point à Arkadi qu’en avait celui-ci, ou plutôt, suivant l’injuste instinct des tyrans, il ne voulait pas s’en prendre à qui aurait pu lui résister, et c’était sur le pauvre cocher que devaient tomber les éclats de sa colère.

Un sifflement de la cravache se fit entendre ; puis les coups jaillirent dru sur la casaque bariolée et ce qui saisit Suzanne d’étonnement, c’est que cet homme de quarante ans, fort comme un chêne, qu’aucune loi divine ni humaine n’eût condamné s’il eût mis ce misérable petit despote à la raison, se laissa cingler par cet enfant sans mot dire et avec une sorte de contrition.

Un tel spectacle était insoutenable pour la vivacité chaleureuse de Mlle Mertaud. Elle trouva que l’indignation muette de M. Carlstone et l’ironie dédaigneuse d’Arkadi étaient des protestations trop peu actives ; au risque de se faire blesser, elle descendit le perron et saisit le bras droit de Stéphane au moment où son dernier coup de cravache, lancé à faux, faisait s’emporter hors de la vérandah le cheval de l’américaine.

Il se retourna furieux, et son geste contre la hardiesse de cette intervention fut menaçant ; mais Suzanne était animée de cette émotion généreuse qui centuple l’énergie. Tout en maintenant le poignet de Stéphane, elle regarda le cocher qui avait relevé sa tête, courbée jusque-là par la frayeur au niveau de sa poitrine, et lui fit signe de s’éloigner. Le cocher courut après ses chevaux et Mlle Mertaud se demandait ce qu’elle allait dire à Stéphane lorsqu’il se prit à l’invectiver en russe avec une fougue dont l’emportement fut salué par Arkadi d’un éclat de rire moqueur.

« Je n’entends pas le russe, M. Stéphane, dit Suzanne en anglais ; mais… »

Arkadi l’interrompit aussitôt : Mademoiselle, Stéphane vous dit que vous lui serrez trop fort le poignet.

— Ma main, répondit Suzanne en lâchant le bras de Stéphane, fait cependant moins de mal qu’une cravache. »

Elle se repentit d’avoir prononcé ces paroles quand elle vit Stéphane pâlir et trembler de tous ses membres.

— De telles colères sont véritablement des maladies. Vous êtes souffrant, monsieur, lui dit-elle.

— Stéphane souffre toujours, répondit Arkedi, quand ses colères ne suivent pas leur cours habituel. »

Stéphane se redressa sous cette attaque directe et adressa à son cousin une kyrielle de reproches qu’il ponctuait de coups de poing frappés contre la balustrade du perron.

« C’était bien la peine de crier comme un aigle quand mademoiselle te tenait la main tout à l’heure, répondit en anglais Arkadi à cette violente apostrophe. Tu vas te casser le poing sur le marbre et tu iras ensuite te plaindre d’avoir été brutalisé par ta maîtresse de français.

Mlle Mertaud trouva bon d’arrêter là le débat : « Pourquoi, dit-elle à Arkadi, soupçonner votre cousin de duplicité ? J’ai déjà pu m’apercevoir qu’il est trop vif ; mais de là à s’abaisser jusqu’au mensonge, il y a loin, et je ne le crois pas capable de ce manque de dignité. »

Stéphane la regarda d’un oeil moins courroucé, tout en continuant à mordre ses lèvres pâles.

Elle continua : « Si vous avez excédé votre liberté d’action, en venant au devant de moi dans un équipage de la maison Alénitsine, je prierai Mme la comtesse d’excuser cette faute, et je lui exprimerai mes regrets d’entrer chez elle dans des circonstances aussi pénibles……

— Qui ne vous donnent sans doute pas le désir d’y rester longtemps ? demanda Arkadi d’un air aussi soucieux que son naturel le lui permettait.

— Qu’en pense Stéphane ? » dit M. Carlstone avec beaucoup de dignité.

Stéphane remonta les dernières marches du perron et dominant de là les autres personnages de cette scène, diversement groupés sur les plans inférieurs, il leur répondit, en anglais cette fois :

« Est-ce que Stéphane vous doit compte de ce qu’il pense ?… »

Et il leur tourna le dos.

Une demi-heure après, M. Carlstone introduisait Mlle Mertaud dans l’oratoire de la comtesse Praskovia. Ce n’était pas sans appréhensions que la maîtresse de français avait attendu cette entrevue ; déjà elle avait pu constater le droit de tout faire qu’exerçait Stéphane dans la maison Alénitsine et elle craignait que la comtesse n’autorisât par une approbation absolue les frasques de son petit-fils et ne l’empêchât, quant à elle, de donner à Stéphane d’autres leçons que des leçons de français. Or, sa conscience lui défendait de s’en tenir à ce programme borné.

La comtesse, à demi couchée sur un divan de cuir, se souleva sur ses coussins en voyant entrer Suzanne que lui présenta, fort régulièrement cette fois, M. Carlstone. Elle fit signe à l’institutrice de s’asseoir, et celle-ci reprit quelque assurance en trouvant dans les traits de la comtesse quelque chose de la physionomie sympathique du comte Pavel.

Ces traits étaient creusés par le chagrin plus encore que par l’âge, et il n’était pas besoin des vêtements noirs que la comtesse portait pour rappeler le deuil éternel dont la trace était visible autour de ses yeux attendris par les larmes, et dans son attitude brisée.

Mlle Mertaud, qui la regardait avec un respectueux embarras, fut surprise de rencontrer dans les yeux de la comtesse une expression presque analogue, et son étonnement s’accrut lorsque la comtesse lui dit après les premiers compliments :

« Je suis guérie d’une crainte bien cruelle depuis que vous êtes là, mademoiselle ; votre air de douceur me fait espérer que vous ne serez pas une gouvernante trop sévère pour mon cher Stéphane… Ce titre de gouvernante vous surprend, je le vois ; il me reste à vous apprendre en effet, qu’il ne s’agit plus seulement des leçons de français. De nouvelles instructions que j’ai reçues de mon fils vous donnent la direction absolue de l’éducation de Stéphane. J’ai donc à abdiquer entre vos mains et je m’en effrayais avant de vous connaître. Je ne vous le cache pas : vous m’étiez presque ennemie, car je pensais que Pavel Paulowitch m’envoyait une gouvernante gourmée, pleine de son importance, en un mot, le futur tyran de mon pauvre Stéphane. Je prévoyais entre votre maîtrise et la vivacité de cet enfant une lutte dont Pavel m’aurait rendu comptable, car jusqu’ici les maîtres étrangers ont manqué de patience à l’égard de mon petit-fils ; plusieurs d’entr’eux sont partis d’eux-mèmes, et M. Carlstone, auquel j’aurais cru plus de patience, a signifié au comte Pavel son désir de nous quitter… Oui, monsieur Carlstone, je suis persuadée que votre décision motive le parti pris par mon fils de déléguer son autorité sur Stéphane à une autre qu’à sa propre mère. Vous avez manqué d’égards envers moi en ne me faisant pas connaître votre découragement. J’attendais mieux de la ténacité anglaise. Fuir devant des caprices si excusables dans un enfant de treize ans, ce n’est certes pas une preuve de ténacité de caractère. »

M. Carlstone s’inclina, en faisant un geste indécis qui pouvait aussi bien être une protestation contre ces derniers mots de la comtesse qu’une expression de regret.

« Je ne vous cache pas, mademoiselle, continua celle-ci, que j’ai tout intérêt à ce que vous ayez plus de persévérance, car mon fils m’annonce que si vous nous quittez, il viendra prendre Stéphane pour se charger complétement de son éducation. M’enlever Stéphane ! je n’ai plus que lui ! Jugeż de ce que cet enfant doit être pour moi : J’ai perdu trois filles, mon mari, un fils grand et beau, le père d’Arkadi, enfin les trois enfants et la femme de Pavel. Pavel lui-même m’a quittée pour courir le monde, et je serais morte dans mon isolement si je n’avais eu Stéphane. Que de nuits j’ai passées près de son petit lit ! Il a été très-délicat de santé et il l’est encore. Je tremblerais de le savoir livré à son père. Son père l’aime assurément ; mais est-ce que les hommes savent soigner ces chères jeunes créatures ? Mon Stéphane a beau grandir, il me semble toujours que je le porte dans mes bras. Je crois voir revivre en lui tous ceux que j’ai perdus. Oh ! dites-moi, mademoiselle, que vous ne le rendrez pas trop malheureux ! »

Et la comtesse, essuyant d’une main les larmes qui tremblaient au bord de ses paupières, tendit l’autre à Suzanne qui la baisa, tant elle fut émue par cette explosion de sensibilité.

« Madame, lui répondit-elle, je ferai tout ce qu’il me sera possible pour que votre petit-fils ne vous quitte pas.

— Et quelle est votre méthode d’éducation ? demanda la comtesse ; lui infligerez-vous des punitions bien sévères ? Il a déjà de la fierté…

— Les fautes qu’il commettra le puniront assez d’elles-mêmes ; j’aurai pour seule mission de les lui faire apercevoir.

— Voilà que vous parlez comme mon fils Pavel ; je ne m’étonne pas qu’il vous ait choisie, quoique ce soit une idée singulière que de donner une gouvernante et non un précepteur à un adolescent.

— Il y a des précédents, dit M. Carlstone ; certaines femmes unissent les qualités d’un homme : la fermeté, la décision, à la douceur et à la patience plus habituelles à leur sexe ; Mlle Suzanne Mertaud est de celles-là, et puisque vous m’avez fait l’honneur, madame la comtesse, de regretter ma démission, je vous dirai que si cela vous agrée, je la reprendrai volontiers sous le contrôle de Mlle Mertaud. Je ne doute pas que les professeurs des matières classiques ne suivent mon exemple, quand ils auront pu apprécier nmiss Suzanne.

— Ils sont Russes…, dit la comtesse en hochant la tête ; néanmoins, puisque telle est la volonté de mon fils… Ils obéiront. Ainsi, mademoiselle, je puis compter sur vous. Vous me délivrez d’un souci bien pénible. J’ai passé ma matinée à prier Dieu de me faire la grâce de dénouer toutes ces difficultés, mais à mon retour, toutes mes inquiétudes me sont revenues en trouvant Stéphane irrité contre Arkadi, et plus tard en entendant cette scène ! Comment vous en êtes-vous tirée ? » ajouta-t-elle avec un sourire qui demandait grâce pour la faiblesse qui l’avait empêchée d’interposer son autorité dans cette circonstance.

Suzanne raconta les incidents de son arrivée et pria la comtesse d’excuser la liberté prise par Arkadi au sujet de la voiture.

« Il ne s’agit pas de cela, répondit la comtesse ; Arkadi pouvait prendre une voiture pour aller à votre rencontre ; mais il a obéi à un fâcheux instinct de taquinerie en étrennant celle de Stéphane. Il l’irrite souvent et c’est lui qui a causé celle algarade.

— Madame, répliqua résolûment Suzanne, permettez-moi de ne pas vous donner mon opinion sur ces faits avant de vous avoir demandé si M. le comte ne vous a pas envoyé des instructions pour moi. Il m’importe de connaître la limite de mes droits de critique.

— Voici sa lettre, qui vous est destinée tout autant qu’à moi ; mais aurais-je tremblé si le pouvoir qu’il vous assigne n’était absolu ?

— Dans ce cas, madame, permettez-moi de vous demander où est le comte Stéphane. Après son accès de colère, il doit avoir un mouvement de fièvre ; j’en ai vu chez lui tous les symptômes. Il importe de le soigner.

— Quoi ! vous pensez… s’écria la comtesse. Vous avez donc des connaissances en médecine ?

— En hygiène et cela suffit bien. Je vous disais tout à l’heure que la punition d’une faute réside dans la faute même. En nous donnant la conscience de nos actes, Dieu a mis en nous le plus sûr et le plus inexorable des maîtres. C’est en éveillant cette conscience dans le cour d’un enfant qu’on le rend apte à se juger lui-même. Le comte Stéphane doit éprouver un malaise moral qui réagit sur sa santé physique ; mais peut-être ne s’explique-t-il pas bien cette conséquence inévitable de toute faute.

— Dites simplement Stéphane, chère mademoiselle. Je vais le faire appeler… Mais voici l’heure du dîner. Oui, on l’annonce. Nous le trouverons à la salle à manger. »