Un jeune homme, qui semble mal, allongé sur un sopha, tenu dans les bras d’une femme penchée sur lui.
Un jeune homme, qui semble mal, allongé sur un sopha, tenu dans les bras d’une femme penchée sur lui.
Mademoiselle Mertaud fit auprès de lui l’offre d’une maman dévoué.


CHAPITRE VI

L’INCIDENT DES AGOUSKI. — PUISSANCE N’IMPLIQUE PAS SCIENCE. UN BON PROCÉDÉ POUR UNE INJURE.


Après avoir traversé, sur les pas de la comtesse Alénitsine, une enfilade de salons richement meublés, Mlle Mertaud entra dans une salle à manger, haute et voûtée comme une église, dans laquelle s’agitaient, autour de deux lourds buffets chargés d’argenterie et de cristaux, quatre ou cinq valets russes auxquels un maître d’hôtel allemand avait bien de la peine à imposer une certaine correction de service.

Dans le cercle de lumières produit par trois lampes monumentales, deux tables étaient dressées : l’une grande, l’autre petite, et avant d’avoir remarqué leur aménagement disparate, Suzanne se figura que la seconde était destinée à son couvert et à celui de M. Carlstone.

Comme elle n’avait pas de sot orgueil, il lui était assez indifférent, quant à elle, de n’être pas admise à la table de la comtesse, mais elle était sur le point d’en être piquée à cause du relief d’infériorité que cette mesure lui donnait à l’égard de ses élèves, quand un regard plus attentif lui démontra qu’elle se trompait.

Il n’y avait point de siéges disposés autour de la petite table sur laquelle étaient servis ce qu’on nomme en Russie les agouski, c’est-à-dire les hors-d’œuvre. On devait goûter debout à ces apéritifs disposés sans symétrie apparente. Les poissons fumés y côtoyaient les tranches roses de jambon d’ours ; les fromages crémeux avoisinaient les dernières provisions d’hiver de caviar (œufs d’esturgeon noir) et pour aider à la digestion de ces mets, les grandes fioles de kümel se dressaient autour des flacons d’eau-de-vie de Dantzik dans le fond desquels flottaient de minces débris de feuilles d’or.

Arkadi était déjà là, troublant par ses plaisanteries les domestiques occupés aux derniers apprêts ; il vint baiser la main de sa grand’mère qui, debout près de la table des agouski, regardait alternativement toutes les portes d’entrée afin de guetter l’arrivée de Stéphane. Comme il ne paraissait pas, elle lui envoya successivement deux des valets et Mlle Mertaud se promit bien que la comtesse n’attendrait plus ainsi son petit-fils.

Enfin Stéphane parut et malgré sa mine rechignée, la bonne comtesse salua son entrée du plus aimable sourire ; elle dit elle-même le Benedicite et pendant que les convives faisaient honneur aux agouski, la conversation s’engagea ainsi :

« Tu m’as inquiétée, Stéphane, lui dit sa grand’mère, en ne descendant pas tout de suite. Mademoiselle craignait que tu ne fusses malade.

— Je lui rends grâce, répondit maussadement Stéphane en grignotant du bout des dents une tranche de saumon fumé ; je n’avais pas faim, et je ne me souciais pas de diner.

— En ce cas, je vous conseille d’être fort sobre, répliqua Suzanne ; puis voyant avec surprise qu’il se versait un plein verre de kümel, elle dit à la comtesse :

— Je vous demande pardon, madame, si je me permets de vous dire que les liqueurs fortes empêchent la croissance des adolescents et nuisent à la solidité du système osseux.

— Bah ! » s’écria Stéphane, et saluant Mlle Mertaud du verre qu’il tenait à la main, il en avala d’un trait le contenu. Aussitôt sa figure pâle se marbra de taches pourpres et il repoussa son assiette par un mouvement de dégoût.

Mais la comtesse, alarmée par les observations de Mlle Mertaud, insista dans le sens des conseils de celle-ci, et Stéphane obéissant au méchant instinct qui le portait à braver sa maîtresse de français, déclara que l’appétit lui venait, de sorte qu’en quittant la table des agouski pour aller s’asseoir à la droite de sa grand-mère à l’autre table, il avait déjà mangé quatre fois plus qu’il ne faisait d’habitude.

Cependant il fêta singulièrement la batvinia, soupe au saumon, au lait et aux herbes qui se sert froide, régal russe auquel Suzanne ne put goûter, et il dévora les mets variés qui se succédèrent pendant une grande heure que dura le dîner.

La comtesse s’émerveillait de trouver pour la première fois son petit-fils en si bon appétit, et elle conta même à Suzanne quelle peine on avait d’habitude à composer un repas qui fût à son goût. Arkadi fut réprimandé pour avoir osé dire tout haut le mot de l’énigme en affirmant que c était une gageure que Stéphane soutenait à ses dépens pour convaincre de fausseté les pronostics de Mlle Mertaud sur l’abus des liqueurs, et ce fut là-dessus que les convives quittèrent la table pour aller tous dans le petit salon de la comtesse qui avait choisi ce moment pour annoncer à ses petits-fils qu’ils allaient être sous la direction directe de leur maîtresse de français. Cette communication, que la comtesse fit avec une grande dignité, fut suivie d’un charmant mouvement d’Arkadi. Assis sur un tabouret aux pieds de sa grand’mère pendant qu’elle exposait aux deux enfants les volontés du comte Pavel, il se leva tout à coup, et allant prendre les deux mains de Suzanne, il lui dit :

« Vous voulez donc bien être ma petite maman ? Je vous en remercie. Vous aurez en moi un fils bien étourdi, bien léger, mais d’un bon coeur… un vrai Russe. Quand vous ne serez pas contente de lui, rappelez-vous qu’il tâchera de mieux agir dès qu’il s’apercevra qu’il vous a affligée.

— J’accepte ce pacte avec plaisir, répondit Suzanne en posant la main sur la tête frisée d’Arkadi, car si j’avais posé mes conditions moi-même, je ne les aurais pas faites autres que les vôtres.

— Et toi, Stéphane, dit la comtesse, ne diras-tu rien à mademoiselle ? »

Stéphane, lourd de nourriture, s’était jeté en entrant sur un divan, et il pouvait d’autant moins parler que le discours de sa grand’mère l’avait stupéfié. Son humiliation de se voir soumis à Mlle Mertaud était d’autant plus forte que son orgueil lui défendait de la manifester ; il se contenait donc en silence, mais avec de tels efforts pour ne pas se révolter ouvertement, que le travail pénible de sa digestion en fut arrêté. Tout ce qu’il put faire, ce fut de murmurer entre ses dents :

Puisque mon père le veut !… » et d’adresser à Suzanne un petit signe de tête bien sec.

L’arrivée de quelques visites rompit heureusement cette petite scène, et Mlle Mertaud, que la comtesse avait priée de rester au salon, l’aida avec une aisance modeste à en faire les honneurs. Elle constata avec plaisir l’affabilité avec laquelle les hôtes de la maison Alénitsine traitaient M. Carlstone et elle ; elle trouva en eux ce tact de la véritable bonne éducation qui devine au premier coup d’œil comment doivent être traités les étrangers admis dans une maison pour y remplir d’utiles et honorables fonctions.

Comme Suzanne arrivait de Paris et avait vu le comte Pavel depuis peu, il lui fut adressé cent questions à son sujet. Un vieux général qui faisait le quatrième au whist de la comtesse avec M. Carlstone et une jeune dame fort brillante, s’intéressait plus que tout autre au comte qu’il avait eu sous ses ordres à l’armée.

« Mademoiselle, dit-il à Suzanne, ce chevalier errant vous a-t-il dit où il allait en quittant Paris ?

— Le comte Alénitsine devait aller à Londres faire un rapport à la Société géographique sur son dernier voyage en Islande, et de là, il se propose d’aller à Sitka et à Alaska, dans l’ancienne Russie américaine.

— Oui, reprit le général, il y a là bas des mines d’or et de houille fort curieuses, et un pays tout neuf que nous avons vendu à nos bons amis les Yankees pour un morceau de pain… Bah ! ce n’est pas la terre qui manque à la Russie… Ah ! il va visiter nos anciennes possessions !… et se tournant vers Stéphane, toujours blotti dans son coin, le général lui dit :

— As-tu la moindre idée de la situation du pays où s’en va ton père, toi qui, l’an dernier, prétendais que l’Islande était une île de la Méditerranée ?…

— Eh ! dit Stéphane avec beaucoup d’aplomb, la Russie américaine… Sitka… attendez… c’est près d’Arkhangel, dans la mer Glaciale.

— Il y a de l’Arkhangel dans la Russie américaine, mais c’est la nouvelle et non pas la vieille, mon garçon. Et s’adressant à Mlle Mertaud, le général ajouta : « Voilà un gaillard auquel vous aurez besoin de seriner sa géo- graphie, s’il veut que Pavel Paulowitch le trouve un homme à son retour.

— Bon, s’écria Stéphane, mon père ne s’en soucie guère puisqu’il m’envoie un précepteur en jupons qui pourra plutôt m’apprendre la danse et la tapisserie. »

Puis, sur cette grossièreté qui laissa muets un instant tous les visiteurs, Stéphane sortit du salon en bousculant le domestique qui installait le samowar pour le thé.

La comtesse tâcha d’excuser l’impolitesse de son petit-fils, mais le général qui avait son franc-parler, lui dit :

« Praskovia Stépanovna, vous êtes bonne et douce comme une tourterelle ; mais vous élevez dans votre nid un petit faucon qui donne de bien sots coups de bec et qui a besoin d’être chaperonné. Si mademoiselle en vient à bout, je la déclarerai capable de commander un régiment de Cosaques. En tout cas, ayez la raison de la laisser agir, c’est urgent. Je vous le dis dans l’intérêt de votre repos et de votre conscience, et aussi par amitié pour Pavel. »

Arkadi ayant quitté le salon une demi-heure après la disparition de Stéphane, et M. Carlstone ayant opéré sa retraite peu d’instants après, Suzanne comprit qu’elle était libre de rentrer chez elle et s’esquiva discrètement.

Elle occupait au premier étage deux jolies chambres avoisinant la salle d’études et donnant sur une cour intérieure. En face et séparée par une large galerie, sur laquelle s’ouvraient tous les appartements de cet étage, était la porte qui conduisait chez Stéphane. Quant à Arkadi, il était un peu plus loin.

Au moment de s’enfermer chez elle, Mlle Mertaud aperçut sur le seuil entre-bâillé du petit salon de Stéphane (quatre femmes de service parlementant à grand bruit avec le valet de chambre. L’une tenait un flacon de sels, la seconde, une tasse où fumait un liquide bouillant ; les deux autres écoutaient, les bras ballants et la bouche béante, le récit que leur faisait d’un air effaré le grand personnage d’antichambre qui avait l’honneur de servir le petit roi.

« Qu’y a-t-il ? » leur demanda Suzanne, oubliant que selon toute probabilité ils ne sauraient ni l’entendre ni lui répondre.

Le groupe s’ouvrit devant elle, avec une déférence silencieuse, mêlée de cette antipathie que les Russes des classes inférieures témoignent aux étrangers.

« Ah ! c’est vous, mademoiselle, dit Arkadi en accourant du fond de l’appartement de Stéphane. — Voilà Ermolaï — il désignait le valet de chambre — et ces femmes qui perdent la tête et qui veulent avertir grand’mère de l’accident, pas du tout imprévu, qui arrive à mon cousin.

— Un accident ?

— Eh ! son dîner… Vous entendez ?… son dîner prend sa revanche. »

Un gémissement de Stéphane interrompit Arkadi qui pâlit tout de bon et cessa de plaisanter.

« Dites à ces bonnes gens de ne pas déranger Mme la comtesse, recommanda Suzanne à l’enfant, qu’elle s’étonna de voir transmettre cet ordre d’un air cassant et impératif.

— Pourquoi les rudoyer ainsi ? lui demanda-t-elle.

— C’est pour leur faire sentir que le commandement est sérieux. Si vous voulez être obéie en Russie, il ne faut parler que sur ce ton aux gens de service.

— Voilà qui ne fait pas précisément l’éloge des gens qui leur commandent, mon enfant, mais allons voir Stéphane. »

Stéphane, échoué comme un paquet sur un divan, se tordait sous l’influence de spasmes qui le secouaient. Il n’était certes pas dans un état physique qui lui permît de faire l’arrogant, car à peine pouvait-il soutenir sa tête vacillante. Il essaya bien d’éloigner Mlle Mertaud par un geste faible, car il avait honte de subir ses secours, si peu de temps après l’avoir offensée ; mais elle n’en tint pas compte et fit auprès de lui l’office d’une maman dévouée sans qu’aucun soin répugnant coûtât à sa délicatesse.

Par l’entremise d’Arkadi qui se fit son interprète auprès des gens de service, elle obtint tout ce qu’exigeait l’état du patient qu’elle ne quitta que lorsque la crise eut été conjurée et en emportant un « merci » articulé d’une voix presque contrite par le petit Roi.