Un jeune homme tient, au bout de son bras levé, un petit chien. En arrière plan, deux hommes parlent à une femme.
Un jeune homme tient, au bout de son bras levé, un petit chien. En arrière plan, deux hommes parlent à une femme.
Le nouvel hôte de la Mouldaïa.


CHAPITRE VII

PREMIÈRE RÉVOLTE D’UN MONARQUE EN TUTELLE. — UN BALLET SANS MUSIQUE.


Pour avoir su s’imposer ainsi dès le premier soir, Suzanne n’avait cependant pas partie gagnée, mais elle s’autorisa de cet accident, dès le lendemain, pour prendre l’autorité la plus stricte sur le régime de son élève qu’elle mit sans façon à la diète.

Le premier coup d’autorité de la gouvernante fut le signal de la guerre ouverte.

« Vous voulez me prendre par la famine ? lui dit Stéphane. Si vous croyez venir à bout de moi comme d’un petit enfant à qui l’on promet des confitures et des dragées pour qu’il soit sage, vous vous trompez. Je ne vous aimais pas hier, je vous déteste aujourd’hui. Voilà ce que vous y aurez gagné. »

Il continua assez longtemps sur ce ton. Suzanne le laissa épuiser sa colère. Quant il eut épuisé la kyrielle de son âcre complainte, elle lui dit paisiblement :

« Je vous ai empêché de déjeuner pour vous épargner un retour de la crise de cette nuit. Si vous tenez à me prouver que vous n’êtes pas un enfant, vous ne crierez plus ainsi sans raison. Je ne demande pas mieux que d’être assurée de votre bon jugement. Quand il me sera démontré, ma besogne auprès de vous sera très-facile.

— Ah ! je vous réponds qu’elle ne le sera pas, si vous prétendez toujours me faire suivre votre fantaisie !

— Je souhaite que votre conduite soit toujours digne de ce que vous devez aux soins que votre père donne à votre éducation et à l’exemple de sa vie laborieuse.

— … L’exemple de mon père ! murmura-t-il d’un ton moins rude, et il réfléchit un moment ; puis tout en combattant une confusion mal dissimulée, il vint s’asseoir en face de sa gouvernante et il ajouta : « Que vous a-t-il dit de moi, mon père ?

— Oh ! bien des choses que j’aimerai à vous répéter quand nous serons devenus grands amis. »

Il secoua la tête : « D’ici là… » grommela-t-il entre ses dents.

« Je puis vous apprendre dès aujourd’hui, continua-t-elle, qu’il se fait une fête de vous revoir dans deux ans ; il espère vous trouver instruit, doux, aimable, humain, modeste, bien élevé, et il compte alors finir lui-même votre éducation en vous faisant voyager. Or pour que vous puissiez le suivre dans ses excursions d’une manière agréable pour lui, il faut que vos connaissances historiques et scientifiques vous permettent à cette époque de comprendre ses travaux et d’y prendre goût.

— Bah ! à quoi bon devenir savant ! je n’ai pas besoin de gagner ma vie. Passe pour mon cousin à qui son père n’a guère laissé que des dettes.

— Si vous ne vous souciez que de rester un grand seigneur inutile au reste du monde, c’est Arkadi que le comte Alénitsine prendra en amitié et fera voyager avec lui, répondit froidement miss Suzanne.

— Cela, je ne le veux pas, s’écria Stéphane en frappant du pied avec colère. Arkadi n’est que le neveu de mon père. Mon père doit me préférer à lui.

— Un père ne doit à son fils que ce qu’il mérite, » répondit Mlle Mertaud qui ne put s’empêcher cependant de sourire, car cette émulation d’affection que Stéphane montrait lui révélait le secret à l’aide duquel elle pourrait dompter cette nature jusqu’alors si rebelle.

La tâche de l’institutrice restait pourtant bien compliquée. L’autorité la moins contestée ne peut rompre en quelques jours les habitudes de plusieurs années et Mlle Mertaud trouva cent obstacles difficiles à combattre, dans la faiblesse de la comtesse Praskovia, dans l’inertie respectueuse de la domesticité, et surtout dans le luxe de la maison Alénitsine qui permettait à Stéphane de disposer des gens et des choses selon son caprice.

Tout enfant qu’il fût, Stéphane jouissait des priviléges que les familles opulentes de l’Occident accordent à peine à des jeunes gens déjà entrés dans le monde. Mlle Mertaud comprenait que les leçons fussent fastidieuses pour cet enfant qui entendait piétiner dans la cour les chevaux attelés pour sa promenade pendant qu’il expliquait des Géorgiques ou conjuguait des verbes français. Puis les soirées étaient perdues pour le travail, car Stéphane ne manquait pas d’aller trôner au salon. Enfin le programme que Suzanne s’était tracé était contrarié de jour en jour par le mode d’existence de la famille qu’il eût fallu modifier dans l’intérêt de ses élèves.

À bout de méditations sur ce sujet, elle recourut à la comtesse et lui exposa son embarras. Aux premiers mots, la comtesse entra dans ses vues et lui annonça qu’elle aussi, de son côté, projetait de se retirer pour quelques mois du bruit de Moscou dans son bien de la Mouldaïa.

« Peut-être même, si vous ne vous ennuyez pas trop à la campagne, ajouta-t-elle, pourrons-nous y passer l’hiver prochain. Voilà qui est entendu : nous partirons dans trois jours, et là-bas rien ne vous contrariera dans vos vues de simplicité, mademoiselle ; mais dites-moi, n’êtes-vous pas plus satisfaite de Stéphane depuis quelque temps ?

— Un peu ; il a gagné en politesse, il désespère néanmoins M. Carlstone par son inattention et ses brusqueries, et moi-même je n’obtiens rien de lui que par boutades. Une heure d’application sur six jours de paresse, madame, ce n’est pas assez.

— Mais enfin il travaille un peu, vous en con venez vous-même. Pas autant qu’Arkadi, à beaucoup près, et seulement quand je loue celui-ci.

— Oh ! Arkadi ! s’écria Stéphane en faisant irruption dans le salon où causaient la comtesse et Mlle Mertaud, Arkadi est le préféré de mademoiselle. Il peut faire des bateaux en papier, il peut atteler des tarakanes[1] à ses boîtes à plumes ; il a le droit de trouer les cartes géographiques sous prétexte d’épingler les stations navales de mon père. Tout ce que fait Arkadiest parfait, car chacune de ses sottises est accompagnée d’une bouffonnerie qui amuse mademoiselle. Qu’il singe Polichinelle, si ça l’amuse et puisque ça lui réussit, moi je trouve ce rôle plat et ridicule.

— Je n’approuve aucune des facéties d’Arkadi, répliqua Mlle Mertaud, mais je ne saurais traiter avec rigueur de légères fautes qu’il sait réparer. Arkadi, tout étourdi qu’il soit, écoute mes conseils et est sensible à mes reproches.

— N’importe ! s’écria Stéphane, vous ne pouvez nier qu’il soit votre préféré ?

— Je préfère ses qualités à vos défauts, et c’est justice. Puisque vous avez sur votre cousin l’avantage d’être sérieux, il ne tient qu’à vous d’être son égal dans l’estime de tous. Tournez vers l’étude les facultés que vous employez à nous résister à tous ; devenez plus courtois, et comme vous serez alors plus parfait qu’Arkadi, je rendrai justice à votre supériorité. »

Stéphane reprit avec humeur : « Ce n’est pas que je m’en soucie tant… mais enfin ce n’est jamais à moi que vous conteriez de si longues histoires. Vous l’avez tenu hier toute la soirée et il m’a dit qu’il s’était beaucoup amusé.

— Vous aviez préféré descendre au salon…

— Oui, interrompit la comtesse, et il s’y est querellé tout le temps avec le général qui a fini par le remettre à sa place.

— Et quand je suis remonté, mademoiselle n’a pas voulu recommencer pour moi son histoire.

— Vous m’en avez priée d’un ton peu poli ; d’ailleurs, il n’eût tenu qu’à vous de l’entendre. N’aviez-vous pas dit en nous quittant que rien ne vous semblait insipide comme mes contes ?

— Oh ! Stéphane, s’écria la comtesse en embrassant son petit-fils, et, par une subite inconséquence, elle ajouta : – Tiens, mon enfant, puisque nous partons pour trois jours, je prie mademoiselle de vous donner congé dès aujourd’hui. Vous sortirez avec elle et ferez les emplettes qui vous sont nécessaires pour votre temps d’études à la Mouldaïa. »

Une heure après, les deux enfants accompagnés de Mlle Mertaud, sortaient en voiture, munis de la note des objets qu’ils devaient emporter à la campagne. Ces notes étaient de nature bien différente ; Arkadi, s’il avait inscrit en tête de son agenda des lignes anglaises pour pêcher dans l’étang, un jeu de crokett et des filets à papillons, avait su joindre l’utile à l’agréable, car il avait mentionné au dessous une nouvelle boîte de compas, quelques bons ouvrages anglais et français, un paquet de fusains et une collection de papier à dessiner.

La liste de Stéphane n’était pas si longue : elle ne contenait que trois articles : une cravache, un chien et un fouet.

« La cravache, passe, dit Arkadi à son cousin pendant que la voiture roulait sur le pavé de la ville, tu as cassé la tienne sur le dos du cocher le jour de l’arrivée de mademoiselle. Mais un chien, à quoi bon, puisque les animaux que tu achètes finissent toujours par te détester ? Tu me diras à cela que tu élèveras mieux celui-ci. Cependant l’achat du fouet n’indique pas un changement de programme dans ton système d’éducation. Gare aux coups de dents de ton élève !

— Bah ! dit Stéphane, une bonne cinglée lui apprendra à me respecter.

— Vous avez des principes d’éducation exécrables, répartit Suzanne. Si on vous les appliquait, que diriez-vous ?… Vous avez battu un valet parce qu’il n’était qu’un valet ; si un prince vous battait à votre tour parce que vous n’êtes que comte ?… »

Stéphane fit un sursaut à cette proposition inouïe, et l’institutrice continua comme si de rien n’était :

« Vous oubliez, vous ignorez peut-être que les brutes seules cèdent à la force. Le chien est un animal intelligent qu’on s’attache par d’autres moyens.

— « Plus fait douceur que violence. » Cet axiome de la Fontaine mérite que tu l’étudies, Stéphane, dit à son tour Arkadi. À la place du fouet, achète, si cela se vend quelque part, une bonne dose de patience et d’aménité.

— Bon pour les inférieurs ! s’écria superbement le petit roi.

— On est toujours inférieur à quelqu’un, reprit doucement Mlle Mertaud. Si la supériorité ne se manifestait jamais que par la rudesse des procédés, vous-même seriez à plaindre quelque jour. — Tout noble et riche que vous êtes, vous serez soumis, soit à un général, si vous adoptez l’étal militaire, soit à un ministre, si vous entrez dans la diplomatie, et enfin, moralement et intellectuellement, vous serez partout inférieur à qui vaudra mieux que vous. »

Stéphane, hors de lui, répliqua : « Sachez, mademoiselle, que je ne me soumettrai jamais à personne et que j’entends ne rien faire du tout.

— Vous serez toujours forcé de subir l’autorité des lois du pays dans lequel vous vivrez. La subordination est la loi sociale et nul n’y échappe.

— Je ne ferai jamais que ce qui me plaira.

— Or bien, Stéphane, dit Arkadi, puisque tu ne reconnais aucune autorité, nous voici à propos sur la place de la Tverskoi. Veux-tu que nous nous arrêtions au palais du gouvernement et que j’aille dire au factionnaire. Voyez, mademoiselle, c’est justement un soldat d’un régiment circassien :

— Moi, chargé des pouvoirs de Stéphane Paulowitch, je t’ordonne d’aller déclarer à Son Excellence le gouverneur, que le dit Stéphane, n’admettant pas que nul au monde aie le droit de lui commander, entend que notre père le czar, lui cède à l’instant le trône de toutes les Russies.

— Assez, Arkadi, lui dit Suzanne, vos railleries exaspèrent Stéphane sans l’instruire ; l’ironie est une arme dont vous abusez, mon enfant. C’est de toutes les formes de la raison celle qui lui nuit le plus, car elle la rend déplaisante. »

Ce fut au tour d’Arkadi de baisser le nez.

Après une station chez le marchand juif qui tenait dans une basse-cour retentissante d’aboiements, une collection de chiens russes et étrangers, le nouvel hôte de la Mouldaïa fut acheté et porté dans la voiture.

C’était une bête de race chinoise, à poil ras, de face fort laide, car son nez épaté et fendu semblait s’enfoncer dans son museau grotesque, et ses gros yeux saillaient hors de leur orbite en globes jaunâtres où nageait une prunelle d’un gris brun. Malgré la bizarrerie de cette figure, le chien qu’Arkadi baptisa Mandarin séance tenante, avait une mine intelligente et douce. Il se laissa caresser par Mlle Mertaud, et accueillit ses politesses par une sorte de rire qui retroussait ses babines pendantes. Le fouet, que Stéphane avait acheté après avoir étudié en connaisseur les variétés de ces instruments de correction, fut déposé près de l’animal, qui se coucha en rond tout à côté avec l’heureuse ignorance de son jeune âge.

Quand les achats d’Arkadi et de Mlle Mertaud furent terminés, Stéphane se fit conduire pont des Maréchaux, chez Darzens. C’est le plus grand magasin de bronzes, d’objets d’art et de fantaisie de Moscou.

Suzanne se plut à y admirer de beaux bronzes et quelques tableaux remarquables, pendant que Stéphane faisait entasser sur un comptoir tout un fagot de cravaches. La comtesse l’ayant prévenue que Stéphane pouvait disposer de sa bourse à son gré, elle se dispensait ainsi de présider à son achat, tout en blâmant à part elle cette trop large liberté donnée à un enfant aussi peu raisonnable.

Un bruit de vaisselle cassée et d’exclamations confuses la fit retourner tout à coup au comptoir des cravaches, et, en arrivant, elle vit Stéphane piétinant sur les débris d’un superbe plat de porcelaine japonaise, que ses talons achevaient de mettre en miettes.

« Qu’est-il donc arrivé ? demanda Mlle Mertaud, aux commis qui regardaient Stéphane et le plat de Chine en murmurant :

— Une si belle pièce ! une pièce unique !

— Il y a, dit Arkadi, que Stéphane choisissait une cravache à pommeau très-lourd, capable d’assommer quelqu’un. Je l’ai taquiné là-dessus ; alors il a voulu me frapper. J’ai esquivé le coup qui est allé fendre ce plat, et mon aimable cousin, qui n’aime pas les choses à moitié faites, danse, comme vous le voyez, sur les débris qu’il a faits, et donne aux messieurs Darzens une représentation de ballet qu’il aura l’obligeance de leur payer. »

Stéphane s’arrêta tout à coup en tirant son porte- monnaie de sa poche. « Combien vous dois-je ? demanda-t-il au commis.

— Pour la cravache, vingt-cinq roubles, et, j’en suis désolé, monsieur le comte, cinquante roubles pour le plat. »

Stéphane jeta des billets sur le comptoir : « Je n’ai que cinquante roubles sur moi ; vous enverrez prendre le prix de la cravache à la maison Alénitsine.

Non pas, dit gravement Mlle Mertaud, je trouve inutile pour la campagne l’achat de cette cravache à pommeau de lapis-lazzuli cerclé d’or et qui d’ailleurs a été dangereuse dans vos mains. Vous avez dépensé tout votre argent en payant le plat. Vous vous passerez donc de cravache à moins que votre cousin ne vous avance le prix de celle-ci, qui est beaucoup plus simple ; elle vaut trois roubles… C’est parfait, nous la prenons.

— Je ne m’en servirai point, s’écria Stéphane.

— Vous vous raviserez à la Mouldaïa. »

  1. Insectes noirs assez semblables à ceux qui abondent dans le midi et le centre de la France et qu’on y nomme vulgairement cafards.