Deux hommes se battent au premier plan, l’un tient une bouteille en l’air quand un second est à terre. Une table renversée et des personnes qui approchent en arrière plan.
Deux hommes se battent au premier plan, l’un tient une bouteille en l’air quand un second est à terre. Une table renversée et des personnes qui approchent en arrière plan.
Dorothei a un cœur d’or, mais il est un peu vif.


CHAPITRE VIII

LA DÉTRESSE D’AXINIA. — LE CŒUR DE LOUP. CLAUSTRATION MYSTÉRIEUSE.


Si Stéphane n’avait pas eu trop d’orgueil pour se compromettre dans une discussion, devant des êtres aussi inférieurs que l’étaient pour lui d’honnêtes négociants, il aurait lutté contre la décision de sa gouvernante ; mais il trouva plus digne de lui de ne pas laisser éclater son dépit en public et il sortit le premier de chez Darzens, son bonnet enfoncé sur ses yeux et la tête aussi haut que possible.

Restée en arrière avec Arkadi, Mlle Mertaud profita de cette occasion pour lui dire :

« Ne reprenez plus votre cousin, je vous en prie, mon enfant. Vous ne savez pas le faire avec mesure, et alors même que dans le fond vous avez raison, vous finissez par vous donner tort dans la forme. Vous feriez croire que chaque sottise qu’il commet vous réjouit, parce qu’elle vous donne un sujet de critique. À la longue, un tel penchant pourrait donner une mauvaise idée de votre cœur.

— C’est étonnant comme vous avez raison, mademoiselle, répondit spontanément Arkadi. Je suis au fond aussi coupable du plat cassé que Stéphane. Soyez sûre que je tâcherai de me corriger. »

Le cocher Grigori était descendu de son siége et causait avec une femme couverte de pauvres vêtements, rapiécés en vingt endroits, qui tenait un petit enfant dans ses bras et, près de sa jupe, une petite fille d’aspect souffreteux. Quand ses maîtres sortirent du magasin, il fit un signe à son interlocutrice qui, au lieu de leur demander l’aumône comme Suzanne s’y attendait, tenta de s’éloigner à grands pas en entraînant la petite fille qu’elle avait prise par la main. Mais l’enfant, qui marchait encore mal, tomba sur une brique mal jointe du trottoir. La femme se tourna pour la relever, et Arkadi qui aidait Suzanne à monter en voiture, s’écria : « Axinia ! »

La pauvre femme vint à lui en baissant la tête pour cacher le flot de larmes qui, à ce mot, coula de ses yeux jusque sur les langes du marmot qu’elle serrait dans ses bras.

« Axinia ! dit-elle, oui, mon jeune père Arkadi Petrowitch, Axinia qui traîne ses pauvres petits de porte en porte, en implorant pour eux la pitié des orthodoxes !

— Mais ce que tu fais là est injurieux pour la maison Alénitsine, s’écria Arkadi. Pourquoi n’es-tu pas venue conter tes peines à Praskovia Stépanovna ? Et où est donc ton mari qu’il ne puisse nourrir ses enfants ?

— En prison, mon jeune père, pour s’être battu avec un soldat de la garnison. Le soldat l’avait fait boire et il l’avait ensuite injurié. Dorothéi a un cœur d’or, mais il est vif, il est fort ; le soldat a été blessé et il n’est pas encore guéri. Alors j’ai vendu tout ce que j’avais, jusqu’à ma pelisse, pour que la justice me rende mon mari. La police a eu tout cela de moi… mais c’était si peu, si peu… On a gardé tout de même mon Dorothéi. On m’a mise hors de ma chambre, que je ne pouvais payer ; mon lait a tari, et ce pauvre cher pigeon que j’ai là dans mes bras, crie à me fendre le cœur. Je voudrais le nourrir de mon sang, mais il l’empoisonnerait… J’ai tant souffert ! Et cette autre petite, voyez comme elle tremble la fièvre !… Et mon Dorothéi sous les verrous, lui qui est doux comme un enfant quand il est dans son bon sens ! Un travailleur d’un si grand courage !… Ils l’enverront en Sibérie, peut-être ! Oh ! que le Seigneur ait pitié de nous et nous prenne vite tous les quatre. L’agonie du pauvre monde est souvent trop longue, mon jeune père ! »

Arkadi pleurait sans le savoir en écoutant cet attendrissant récit.

« Pauvre Axinia, tu es si changée que je m’étonne de t’avoir reconnue. Mais tu as été trop orgueilleuse en ne venant pas nous trouver. Ce n’est pas bien à toi ; je t’en blâme. »

Il se tourna vers la voiture dans laquelle Stéphane s’était rencogné : « Et cet autre qui ne dit rien ! » murmura-t-il entre ses dents.

— Ah ! dit en soupirant Axinia, la faim chasse la fierté, mon jeune père. Je suis allée hier à la maison Alénitsine ; je voulais me jeter aux pieds de Praskovia Stépanovna et lui demander pitié, non pas pour moi qui l’ai offensée en la quittant, mais pour ces petits affamés. Elle a le cœur d’une orthodoxe ; elle ne les aurait pas repoussés. Mais… elle hésita… mon jeune père Stéphane Paulowitch m’a aperçue dans la cour ; il m’a fait chasser par Ermolaï… »

Arkadi poussa une exclamation indignée et montra ses deux poings à Stéphane qui s’était composé une figure impassible ; puis tout en essuyant ses joues sur lesquelles ruisselaient deux sillons de larmes, il dit à la pauvre femme :

« Il ne me reste que quelques roubles ; tiens, prends-les et fais manger tes enfants. Puis, je ne te dis pas de venir demain à la maison Alénitsine, je te l’ordonne, tu entends ? J’aurai parlé d’ici-là à grand’mère, tu verras que tout le monde chez nous n’a pas un cœur de loup. »

Suzanne n’entendait rien à ce dialogue, fait en mais les larmes d’Arkadi lui prouvant qu’il ne s’agissait pas d’une infortune banale, elle tira quelque argent et le donna à son élève en lui disant :

« Permettez-moi de m’associer à vos charités. »

Axinia prit l’argent, fit un signe de croix à la mode grecque, et baisa la main d’Arkadi qui remonta dans la voiture en lui répétant : « À demain ! »

Quelle est cette pauvre femme ? demanda Mlle Mertaud à Arkadi quand le cocher eut lancé ses chevaux dans la direction de la maison Alénitsine.

— L’intérêt que mon cousin prend à son malheur ne vous le ferait pas deviner, lui répondit-il. C’est Axinia qui l’a élevé ; elle était femme de chambre de sa mère, et à la mort de celle-ci, elle s’est absolument dévouée à Stéphane. Elle ne le quittait pas plus qu’une poule son poussin, et cela a duré huit ans. Mais alors elle s’est mariée à un charpentier de Moscou, bon ouvrier de son état, mais un peu buveur. Elle a quitté la maison au grand regret de grand’mère et à la grande colère de sire Stéphane, qui n’admettait pas, alors plus qu’aujourd’hui, qu’on pût aimer qui que ce soit au monde en même temps que son attrayante personne. Il lui déplut tant d’avoir une esclave de moins qu’il fut malade de cette séparation, et…

— Prenez garde, Arkadi, interrompit Mlle Mertaud, votre habitude de raillerie tourne à l’amertume et finirait par verser dans la méchanceté. Si Stéphane a été malade de cette séparation, c’est qu’il aimait cette Axinia. Ne cherchez pas des sentiments bas là où il peut y en avoir de touchants, mais mal entendus, mal compris, je l’avoue. »

La main de Stéphane, glacée et tremblante, vint se poser sur celle de Suzanne qui était dégantée ; mais il ne protesta pas autrement contre l’appréciation de son cousin, et ne rendit pas grâce même par un seul mot à sa gouvernante pour les généreuses paroles qui atténuaient ses torts.

« De l’affection ! reprit Arkadi. En quoi consiste l’affection, mademoiselle, si ce n’est à obliger quand on le peut les gens qui vous ont comblé de soins et de caresses ? Depuis ce mariage d’Axinia, Stéphane s’est refusé à la revoir, et hier lorsqu’elle a osé, poussée par le désespoir et la faim, venir tendre la main à l’enfant qu’elle a élevé, Stéphane l’a fait chasser par Ermolaï. Est-ce de l’affection, mademoiselle, est-ce même de l’humanité ? »

Stéphane se dressa debout dans la voiture ; des sons incohérents se pressèrent sur ses lèvres convulsives ; mais il ne put articuler un seul mot, et il se laissa retomber sur les coussins.

Ni Arkadi ni Mlle Mertaud ne purent définir l’émotion qui l’agitait, car la voiture pénétrait dans la vérandah, et Stéphane, sautant rapidement par-dessus le marche-pied baissé par Ermolaï, dédaigna de s’expliquer davantage et courut s’enfermer chez lui.

Lorsque Arkadi l’eut mise tout à fait au courant de la situation d’Axinia, Mlle Mertaud lui promit son concours pour la bonne œuvre à faire, et se proposa d’en entretenir la comtesse. Mais pour la première fois depuis son séjour à Moscou, elle ne put la voir ce soir-là. La comtesse dîna en tête-à-tête avec Stéphane dans son appartement après avoir donné ordre de ne laisser entrer chez elle que le général et la femme d’un sénateur influent qu’elle avait fait mander.

La gouvernante se défendit d’ajouter foi à l’interprétation qu’Arkadi donnait de la retraite de la comtesse. D’après lui, Stéphane la circonvenait afin de déjouer les bons offices qu’ils voulaient rendre à Axinia. Mlle Suzanne ne pouvait croire à cette froide méchanceté, et elle défendit son élève contre M. Carlstone et Arkadi, qui refusaient de croire aux bons sentiments du petit roi.

L’attitude de Stéphane le lendemain ébranla sa conviction. Il ne paraissait pas se souvenir de l’incident de la veille. Plus gai que d’habitude, il faisait ses préparatifs de voyage, chantonnait entre ses dents, et regardait son cousin d’un certain air triomphant qui faisait que celui-ci se mordait les doigts pour ne pas lancer à Stéphane une nouvelle bordée de reproches ; car il regrettait de l’avoir bravé la veille, non par couardise personnelle, mais dans la crainte d’avoir gâté ainsi les affaires de sa protégée.

La comtesse disparut immédiatement après le déjeuner pendant lequel personne n’osa parler d’Axinia ; elle avait d’ailleurs ce matin-là une attitude tant soit peu solennelle, et elle adressait fréquemment à Stéphane des regards qui attestaient entre eux une parfaite entente.