Un homme sur la gauche, tire au pistolet sur un ours qui recule la tête. Une petite table renversée avec un bougeoir et des livres.
Un homme sur la gauche, tire au pistolet sur un ours qui recule la tête. Une petite table renversée avec un bougeoir et des livres.
Il y allait de la vie pour M. Carlstone.


CHAPITRE XI

LA COSAQUE. — UNE SUPERSTITION RUSSE. — CHASSE À L’OURS DANS UNE CHAMBRE À COUCHER. — LA QUESTION DES EXCUSES.


Depuis l’arrivée de Mlle Mertaud, M. Carlstone prenait beaucoup plus en patience qu’à Moscou les soucis de sa position ; il aimait d’ailleurs, en bon Anglais, les longues courses pédestres, et la Mouldaïa offrait un vaste champ à ses recherches botaniques et entomologiques. Il avait la passion des sciences naturelles et n’eut pas de peine à la communiquer à Arkadi, qui en prit les premières connaissances en se jouant, pour ainsi dire, et en les pratiquant, méthode qui offre plus d’intérêt que l’étude sèche de la théorie à l’imagination d’un enfant de treize ans.

Il ne se passait pas de jour qu’Arkadi ne revînt sa boîte d’herborisation pleine de plantes qu’il rangeait et classait dans un herbier, portant à sa première page le titre pompeux de Flore de Mouldaïa.

Stéphane méprisait ces études, et quand vint l’automne, il prédit aux promeneurs qu’ils se trouveraient un beau jour, dans leurs excursions, tête à museau avec quelque ours nomade ou quelque loup bien endenté contre lesquels l’ombrelle de M. Carlstone et la badine d’Arkadi seraient bien insuffisantes. M. Carlstone était timide, mais non poltron ; il ne fit que rire de ces menaces ; il savait que que le gibier abonde dans les bois et les rayons de mouches à miel sauvages dans le creux des arbres, ni ours ni loups ne sont dangereux ; mis sur ce tant sujet, il conta quelques-unes de ses aventures de chasse dans l’Indoustan.

« Puisque vous n’avez pas peur des bêtes fauves, lui dit Stéphane, je tâcherai de vous donner l’occasion de nous faire admirer votre héroïsme cet hiver. »

Le petit roi n’attendit pas jusque-là. Comme il se promenait un jour dans le village, sa cravache sous le bras, afin de pouvoir fouetter au passage les bêtes attelées aux télégas (charrettes) des mougiks, ou caresser du bout de la mèche, plus ou moins doucement, les enfants errants çà et là, il vit un grand attroupement devant la porte d’une isba. Il s’en approcha ; aussitôt le cercle, presque uniquement composé de femmes et d’enfants, s’ouvrit devant lui.

Dans l’espace libre, cinq bohémiens allaient donner à l’assistance le spectacle national de la danse des ours, qui est un des grands plaisirs des mougiks russes. De bonne humeur ce jour-là parce qu’il était libre, Mlle Mertaud étant en promenade avec M. Carlstone et Arkadi, Stéphane se décida à faire galerie, et il s’assit sur le banc extérieur de l’isba, couvert par l’hôtesse d’un linge bien blanc pour faire honneur à ce spectateur inattendu.

Il y avait là, tenus par deux bohémiens au bout d’une longue corde, deux ours bruns, l’un jeune et superbe de pelage, l’autre presque gris de vieillesse. Quand Stéphane se fut assis, deux bohémiens tenant une sorte de violon rustique se mirent à jouer un air, chacun le sien, en même temps. Noble indépendance en dehors des plates habitudes de nos orchestres, et qui permet de distinguer les aptitudes particulières de chaque artiste en même temps qu’elle offre au spectateur une mélodie variée pour chacune de ses oreilles.

Dès les premiers sons — car l’on ne saurait dire : accords — les ours saluèrent l’assemblée avec la politesse qu’on devine, et se mirent ensuite à danser la cosaque avec des contorsions, des piétinements, des tours de hanches et des airs de tête penchée fort burlesques. L’assemblée s’amusait bruyamment, et Stéphane lui-même daignait donner de temps en temps des signes de satisfaction.

Après cette danse nationale, qui avait mis en relief des mérites chorégraphiques inconnus à nos théâtres de ballets, les montreurs d’ours tournèrent les longues cordes attachées aux muselières de leurs bêtes, et voici celles-ci sautant à la corde aussi légèrement, sinon avec autant de grâce, que les petites filles des Tuileries.

Après une série d’exercices divers, l’on apporta de l’eau-de-vie aux bohémiens. Au cliquetis des verres, les ours, qui s’étaient accroupis pour se reposer, se levèrent d’un bond et accoururent pour avoir part à la distribution. Les montreurs les démuselèrent et leur offrirent une ration suffisante que les animaux gourmands savouraient avec une avidité visible.

Le bruit du passage des ours avait été porté sans doute par quelque passant à la maison seigneuriale, car au moment où les bohémiens, après avoir remercié l’assistance des kopecks et des tributs en nature qui avaient récompensé leur savoir-faire, se disposaient à rejoindre leur campement, Axinia vint tout à coup dans le cercle qui ne s’était pas encore rompu, et alla parler tout bas à l’un des joueurs de violon.

« C’est très-possible, dit celui-ci, mais il faut auparavant que je musèle Napoléon. Ce n’est pas qu’il soit méchant, mais quand on a un coup d’eau-de-vie dans la tête !… » Il musela l’animal et le fit tomber sur ses quatre pattes d’un coup de baguette. « Holà ! tout beau et attention ! La femme, vous pouvez m’apporter l’enfant. »

Axinia passa au bohémien sa petite fille encore pâlie par les fièvres intermittentes que le séjour de la Mouldaïa n’avait pas tout à fait guéries. Celui-ci hissa sur le dos de la bête l’enfant muette de frayeur, et pendant qu’il la maintenait assise sur cette singulière monture, Axinia faisait des signes de croix et murmurait les premiers versets des litanies russes.

C’était unir une prière chrétienne aux vieilles superstitions du pays qui prétendent qu’on guérit de la fièvre en s’asseyant dix minutes sur le dos d’un ours ; le bohémien fit bonne mesure, car l’enfant resta un grand quart d’heure sur le dos de Napoléon, cachant à la fin sa tête sous sa jupe retroussée pour ne pas voir la grosse bête dont la respiration donnait un mouvement de roulis à son petit corps. Enfin le bohémien la prit dans ses bras et dit à Axinia en la lui rapportant :

« La voilà bien guérie : le malin a pris sa fièvre pour lui-même.

— Grand merci à Dieu et à toi, frère, répondit la mère en lui glissant une petite offrande dans la main.

— Ne prends rien, dit Stéphane au montreur d’ours. Ceci est mon affaire et j’ai à te parler.

Stéphane commença par payer la prétendue guérison de l’enfant d’Axinia ; puis il dit au bohémien, bien disposé par cette générosité :

« Tes ours sont-ils très-doux ?

— Oui, Votre Honneur. La maligne est hargneuse, elle a plus couru le monde et plus reçu de coups de bâton ; mais Napoléon ne connaît pas sa force. C’est tout jeune et encore… bête. Puis l’eau-de-vie, qui excite la vieille, étourdit Napoléon. S’il en avait bu un verre de plus… Savez-vous quoi ? Il se serait mis à dormir, et il nous aurait fallu le traîner jusque chez nous comme un paquet. »

À ces explications, Stéphane se frotta les mains.

« Écoute, puisque ton ours est si docile, dit-il au bohémien, il faut que tu l’amènes là-haut, à la maison seigneuriale. Il s’agit d’un tour à jouer à l’un de mes amis, une gageure que j’ai faite avec lui. »

Alléché par la promesse d’une bonne récompense, le bohémien laissa ses camarades revenir avec l’autre ours au campement installé près du village, et il suivit Stéphane qui combinait en route la plaisanterie qui lui était venue à l’esprit pendant le spectacle.

Quand il eut expliqué à l’homme qu’il s’agissait d’enfermer l’ours dans une chambre du second étage pour que la personne qui l’habitait, sortie pour le moment, trouvât chez elle en rentrant cet hôte inattendu, la prudence du bohémien s’éveilla et il refusa tout net de se prêter à un projet qui avait bien son danger. Il voyait bien que Stéphane parlait en maître ; mais il voyait aussi que ce n’était qu’un enfant, et il savait qu’en cas d’accident ce serait au pauvre hère, complice de sa lubie, qu’on s’en prendrait tout d’abord.

Stéphane dut donc entrer en composition avec lui ; se faisant fort de ce que le maître de l’ours lui disait de l’abrutissement où l’eau-de-vie jetait Napoléon, il lui proposa de coucher l’animal tout muselé sur le lit de la chambre en question après lui avoir donné une nouvelle ration d’eau-de-vie. La corde fixée au pied du lit ne lui permettrait pas de s’éloigner de sa couche, s’il s’avisait de se lever.

Le bohémien n’hésita plus lorsque Ermolaï eut assuré, pour flatter son jeune maître, que la plaisanterie était excellente et que tout le monde en rirait.

La comtesse étant en visite dans les environs, et la domesticité étant encore retenue au village par la curiosité qui l’y avait conduite, nul autre qu’Ermolaï ne vit l’hôte étrange amené par Stéphane à la Mouldaïa.

Maître Napoléon grimpa d’assez bonne grâce dans la chambre de M. Carlstone. On l’affubla sans façon d’un macfarlane et d’un bonnet de fourrure appartenant au professeur d’anglais ; mais si le mac-farlane sans manclies s’ajusta passablement sur la poitrine velue de l’animal, le bonnet de fourrure qui lui tombait sur les yeux et qu’il fallut fixer à l’aide d’un ruban sur son crâne déprimé l’ennuya beau coup. Il l’arracha et le pétrit dans ses pattes avec une colère comique, puis il le lança en l’air comme un ballon.

Ce projectile rencontra dans sa chute une pile de livres peu solide, placée sur la table de travail de M. Carlstone, et la renversa sur un gros encrier de porcelaine qui fut brisé. L’encre jaillit de tous côtés, et ce désastre, qui arracha une série de blasphèmes au bohémien, causa une telle frayeur à l’ours qu’il se tapit dans un coin sans en vouloir bouger.

Quand le montreur eut épuisé pour l’en faire sortir menaces et coups de bâton, il eut recours au moyen suprême et se fit apporter un grand verre d’eau-de-vie, puis attirant Napoléon par cet appât, il le fit sauter sur le lit au pied duquel il attacha sa corde, et il lui octroya le somnifère qui devait le rendre inoffensif.

Au bout de quelques minutes, après avoir bâillé et s’être trémoussé de façon à endommager singulièrement la fraîcheur du mac-farlane et à faire un chenil du lit de M. Carlstone, Napoléon s’endormit.

Le bohémien n’était cependant pas rassuré, il se refusait à quitter sa bête ; mais outre qu’il n’y avait pas de place pour cacher un homme dans la chambre, il n’était pas prudent non plus d’y laisser ua compère habile de ses doigts et peu scrupulcux comme le sont tous les bohémiens ; aussi Ermolaï l’emmena-t-il à l’office qu’on nomme en Russie la pikarnia.

Stéphane, se délectant dans son œuvre, se mit en observation, et plus heureux que la sœur Anne du conte, il vit bientôt arriver les promeneurs. Il alla à leur rencontre, fut fort aimable pour M. Carlstone et se glissa sur ses pas pour ne rien perdre de la scène qui allait avoir lieu.

On était en automne et la nuit tombait avec la rapidité propre aux climats septentrionaux. La pénombre dans laquelle était la chambre de M. Carlstone ne lui aurait pas laissé remarquer tout de suite le désordre inaccoutumé qui y régnait, si Arkadi ne l’eût accompagné pour ranger les acquisitions de la journée, plantes et fleurs.

« Oh ! monsieur, s’écria l’enfant, l’encrier renversé sur votre beau Molière, vos lunettes en miettes et votre bonnet de fourrure, votre superbe bonnet tout en loques. » M. Carlstone, qui poussait le soin jusqu’à la minutie, constata le dégât, soupirant à chaque objet cassé ou maculé.

« Qui a pu faire toutes ces sottises ? se demanda-t-il tout haut. On dirait l’euvre d’un singe malfaisant, et il n’y a pas, Dieu merci ! d’animaux de cette sorte dans la maison.

— Je n’y comprends rien, dit Arkadi ; et si ce n’était pas si bête et si méchant, je croirais… » Il s’arrêta, tout honteux d’avoir pensé à Stéphane.

« C’est quelque pauvre diable de valet qui se sera enivré, reprit le bon M. Carlstone ; ou plutôt, attendez ! La comtesse a été absente aujourd’hui ; ses gens se seront relâchés de leur service, et l’on parle tant de ces bandes de voleurs qui courent la campagne… Plus de doute ; voyez comme mon lit est ravagé. » Et sans rien vérifier de plus près, l’excellent homme ajouta : « S’ils sont venus voler jusqu’ici, dans quel état auront-ils mis l’appartement de la comtesse ? J’y vais voir. »

Un ronflement sonore de Napoléon l’arrêta. À ce bruit, et comme précaution préliminaire de ce qui pouvait se passer, il prit Arkadi à l’épaule, le fit sortir de la chambre, et s’y enferma. L’idée lui était venue que son voleur, quel qu’il fût, s’était endormi chez lui par imprudence. Une fois son élève en sûreté, M. Carlstone prit sur la cheminée un revolver chargé à cinq coups, alluma fort posément deux bougies et s’avança vers le lit avec précaution.

Tout d’abord, il ne distingua qu’une forme vague drapée dans son mac-farlane et dans les couvertures en désordre ; puis, la lumière des bougies s’assurant, il aperçut le museau de l’ours béatement étendu sur l’oreiller, et il se prit à rire, car il s’imagina avoir rêvé le ronflement. Il crut que c’était une tête, une peau d’ours empaillé que Stéphane, car il accusa immédiatement Stéphane de cette malice, avait sans doute placée là pour l’effrayer.

L’animal ne bougeait pas, ce qui aidait à l’illusion. Néanmoins M. Carlstone n’eût pas été Anglais si, sur une simple supposition, il eût abdiqué toute prudence. Sans quitter le revolver qu’il tenait de la main droite, l’index sur le ressort, il prit sa canne de la main gauche et en asséna un grand coup sur le museau du dormeur.

Tout engourdi qu’il puisse être par l’ivresse, un ours qu’on réveille de cette façon retrouve à l’instant son instinct de fauve. Napoléon bondit, et sauta de toute la longueur de sa corde tout contre M. Carlstone, à la face duquel il souffla sa colère dans un long hurlement. Il l’aurait étreint de ses griffes puissantes si l’Anglais n’eût fait en arrière un bond analogue qui maintint la distance entre Napoléon et lui, tout en livrant un pan entier de son habit à l’animal ; mais l’affaire était sérieuse : l’animal était là, furieux, menaçant. Il y allait de la vie M. Carlstone… Une, deux, trois, quatre détonations se pour suivirent avec la précision d’un feu de file.

Des cris y répondirent de toute la maison et particulièrement du corridor. Arkadi s’évertuait à ouvrir la porte ; mais M. Carlstone, ne sachant pas la bête attachée, avait eu la précaution de s’adosser à cette porte à mesure qu’il s’était éloigné de l’animal, dans la pensée d’empêcher l’enfant d’entrer ; et il restait là, dans cette chambre remplie de la fumée des détonations, grave, impassible, gardant son dernier coup pour le cas où la bête, résolue à reprendre avec lui une lutte suprême, se lèverait du plancher où il l’avait vue tomber.

Ce fut du dehors que vint l’assaut. Arkadi tournait et retournait le bouton de la serrure. Il voulait secourir son ami ; l’enfant était brave. Quant à Stéphane, il s’était enfui, épouvanté de son œuvre. Mais si Arkadi ne réussit pas à entrer, le bohémien, qui était accouru en entendant les coups de feu, en vint à bout. Il pleurait, sanglotait, s’arrachait les cheveux et n’osait pourtant pas approcher de sa bête, car il redoutait les efforts de vengeance dont l’agonie des fauves est capable.

Mais Napoléon n’était plus à craindre. Un des coups de feu avait pénétré dans son eil droit, un autre avait troué sa poitrine, et son corps d’où suintaient de longs ruisseaux de sang noir n’était plus agité que par les derniers frémissements de la mort.

En un instant, la chambre fut pleine de monde. On parla d’abord sans s’entendre, sans s’expliquer ce prodigieux événement d’un ours niché chez M. Carlstone, et de cette chasse au fauve, vaillamment faite dans un espace de dix pieds carrés. Enfin la lumière se fit, grâce aux lamentations du bohémien, et Mlle Mertaud manda Stéphane par devers elle sans que la comtesse, indignée cette fois contre son petit-fils, invoquât quelque excuse en sa faveur.

Ce ne fut qu’après avoir interrogé contradictoirement M. Carlstone, Arkadi, Ermolaï et le bohémien que Mlle Mertaud fit appeler Stéphane.

Il ne se fit pas attendre cette fois ; il comparut tout de suite devant le tribunal de famille qui siégeait dans la chambre de M. Carlstone. Son premier regard fut pour sa grand’mère dont il attendait assistance ; mais la comtesse ne pensait pas à le soutenir. Elle jeta sur lui un regard triste et sévère.

Se sentant abandonné, Stéphane perdit contenance d’autant plus vite qu’il n’y avait rien dans cette chambre qui ne l’accusât, depuis le cadavre de l’animal gisant dans le mac-farlane souillé de sang, jusqu’aux lamentations du bohémien accroupi à terre à côté de son ours dans une pose désespérée, jusqu’à l’odeur de poudre brûlée qui s’exhalait encore.

Mlle Mertaud avait l’intention de donner une leçon publique à son élève et de l’interroger à son tour devant la domesticité qui se pressait à l’entrée de la chambre ; mais quand elle vit Stéphane reculant d’horreur devant le cadavre, et baissant les yeux devant la chambre ravagée de M. Carlstone, elle eut pitié du coupable et renvoya d’un geste le groupe des gens de service qui recueillait là un récit intéressant pour les veillées d’hiver dans la pikarnia.

Lorsque la porte fut fermée sur eux : « Vous voyez votre œuvre, dit-elle à Stéphane d’un ton profondément attristé. J’ai à vous demander si elle est telle que vous l’avez préméditée et souhaitée ?

— Oh ! mademoiselle ! » s’écria-t-il pendant qu’un sanglot jusque-là contenu étranglait cette protestation.

Elle le prit par la main, et le conduisit tout près de l’ours : « C’était là, continua-t-elle, une bête inoffensive, apprivoisée ; vous avez trouvé plaisant de réveiller en elle ses instincts oubliés de férocité… Elle vous avait amusé un instant au village, et pour l’en récompenser, votre bon plaisir n’a trouvé rien de mieux que de décréter sa mort.

— Je ne voulais… balbutia-t-il, je ne voulais que faire une plaisanterie à M. Carlstone.

— Une plaisanterie ? Levez les yeux, Stéphane, et regardez M. Carlstone. Voyez sur ses habits en pièces les traces de sa lutte avec l’ours. Que serait-il arrivé à votre cousin et à votre professeur si celui-ci n’eût possédé un courage que tout le monde n’eût pas eu à sa place, et une présence d’esprit plus rare encore ?… Vous avez la plaisanterie tragique, Stéphane ! Eh quoi ! personne n’a résisté à votre dangereux projet ? »

Mlle Mertaud voulait savoir s’il ne se disculperait pas aux dépens de ses complices.

Mais le petit roi méritait à tous égards son surnom ; il y avait en lui, à défaut de justice, un grand fonds de dignité et d’orgueil qui le préservait de la bassesse du mensonge.

« Ils m’ont tous deux résisté, Ermolaï et l’homme, répondit-il, j’ai commandé… sans réfléchir. Ils m’ont obéi malgré eux. »

La gouvernante regarda Ermolaï et le bohémien : « Oui, s’écria ce dernier, Son Honneur dit vrai. Dieu le bénisse de ne pas accabler un misérable, mais il m’a ruiné !… ruiné !… Pauvre Napoléon ! si gai, si doux ! que j’avais élevé avec du gruau et du lait de brebis ! Va ! je ne retrouverai jamais ton pareil ! » et il alla baiser en pleurant le mufle ensanglanté de l’animal.

« Avant toute autre chose, dit Mlle Mertaud à son élève, comment indemniserez-vous ce pauvre homme ? »

Stéphane regarda sa grand’mère qui, pour la seconde fois, détourna la tête. Il s’irrita toul à coup de cette indifférence inaccoutumée et répondit sèchement : « On lui donnera le prix de son ours ; il n’en manque pas d’autres. à acheter.

— On ?… reprit la gouvernante ; cela veut dire : la comtesse Alénitsine. Non pas, Stéphane. Vous avez commis une faute grave ; il serait injuste qu’elle fût réparée aux dépens de votre grand’mère. Vous disiez hier qu’il ne vous restait que trois roubles de votre mois de menus plaisirs, et certes ce serait insuffisant pour payer l’ours. Je ne vous parle pas du chagrin de cet homme que nul argent n’indemniserait. À défaut de numéraire, vous avez… qu’avez-vous dont vous puissiez vous défaire ? Ah ! j’y suis : vous avez un cheval. Il faut le vendre et payer le bohémien sur le prix. La comtesse vous avancera l’argent, et demain nous enverrons le cheval à Moscou.

— Mon cheval ! me priver de mon cheval ! Grand’mère… mais parlez donc enfin ! s’écria Stéphane en faisant un geste de colère qui gâta ses affaires auprès de la comtesse Alénitsine.

— Il y a une chose plus simple que cette vente à Moscou, dit la comtesse à la gouvernante, sans regarder son petit-fils ; je vais offrir le cheval à cet homme en dédommagement. Voilà pour le matériel ; mais un comte Alénitsine ne doit pas renvoyer à demi satisfaits de sa justice les gens auxquels il a causé quelque dommage. J’y ajouterai trois mois de vos menus plaisirs pour le moral. »

Stéphane se mordit les poings de colère, le bohémien vint baiser la robe de la comtesse et se retira après avoir obtenu la permission de revenir chercher avec ses camarades les restes de l’infortuné Napoléon.

« Nous voici entre nous, dit Mlle Mertaud après le départ du bohémien qu’Ermolaï avait accompagné pour lui livrer le cheval… Stéphane, qu’avez-vous à dire à M. Carlstone ? »

Stéphane pâlit, froissa ses deux mains l’une contre l’autre et… se tut.

« Vous avez voulu éprouver sa bravoure, continua la gouvernante. Ne lui devez-vous rien, ne fût-ce qu’un compliment sur sa vaillance ?… Entre nous, Stéphane, je crois que vous lui devez encore autre chose. »

Il s’agissait de présenter des excuses au professeur, Stéphane le comprenait bien ; mais son caractère indomptable se cabrait contre cette nécessité. Puis, il avait sur le cœur la perte de son cheval, et la confusion, le regret qu’il avait éprouvé de sa faute faisaient place peu à peu à de mauvais sentiments.

« J’ai payé le bohémien, dit-il, je lui ai donné un cheval contre un ours et il n’a pas à se plaindre du marché. Puisque je n’ai pas d’argent, je ne sais pas comment je m’acquitterai de ma dette envers M. Carlstone, car pas un de mes habits ne peut remplacer son mac-farlane, et mes toquets auraient besoin d’être élargis pour lui servir de coiffure. »

Le professeur d’anglais, qui s’était tu jusque-là, se leva de sa chaise tout indigné :

« On indemnise un montreur d’ours, dit-il, et l’on offre des excuses à un gentleman. Si à son âge master Stéphane n’apprécie pas cette distinction, tant pis pour lui. »

Stéphane, les bras croisés sur sa poitrine, blêmissait et rougissait tour à tour, fort ému de cette noble sortie de M. Carlstone, mais empêché par son détestable orgueil d’exprimer ses regrets pour tout ce qui s’était passé. La comtesse pleurait, tant elle était désolée et humiliée du sot endurcissement de son petit-fils. Arkadi vint se jeter au cou de Stéphane et le conjura de se soumettre. Il était hésitant, lorsque sa grand’mère se levant :

« Fils du comte Pavel, lui dit-elle, allez demander pardon à M. Carlstone ; à votre place, à votre âge, votre père n’eût point hésité à le faire. »

Demander pardon ! Ces deux mots gâtèrent tout. Stéphane ôtait presque disposé à offrir des excuses à son professeur, les hommes en adressent bien à leurs égaux quand ils ont des torts envers eux ; mais demander pardon, c’était agir en enfant, et le petit roi était trop pénétré de l’importance de son personnage pour se résoudre à cette démonstration mortifiante.

« Jamais ! dit-il.

— Madame, dit Mlle Mertaud à la comtesse, cette scène n’a que trop duré, en effet, et je m’afflige de vous en voir si affectée.

— Mademoiselle, répondit celle-ci, mise tout à fait hors l’obstination de son petit-fils, puis- de son caractère par que vous avez tous les droits de son père sur Stéphane, forcez-le à faire la réparation qu’il doit à M. Carlstone.

— Dieu m’en garde, madame. Qu’obtiendrais-je de Stéphane en le violentant ? Des protestations faites du bout des lèvres. M. Carlstone ne voudrait pas d’une réparation illusoire. Tout ce que je puis faire, c’est d’écrire tout ceci au comte Alénitsine.

— Il me l’enlèvera ! s’écria la comtesse.

— Madame, si votre tendresse, si ma modération obtiennent des résultats aussi tristes pour cet enfant, il faudra bien rendre Stéphane à une tutelle que son respect et son affection ne sauraient contester. »

Stéphane s’approcha tout à coup de M. Carlstone, et la voix étranglée par le combat qui venait de s’élever en lui, il lui dit avec un sincère accent de regret :

« Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Je ne prévoyais rien de ce qui est arrivé… J’ai été imprudent, coupable… Je vous jure que j’en ai un chagrin mortel. M’en voudrez-vous toujours, monsieur ?

— N’en parlons plus, » dit M. Carlstone en lui serrant la main.

Stéphane vint se jeter dans les bras de sa gouvernante, et il l’embrassa pour la première fois. « Oh ! mademoiselle, n’écrivez pas à mon père, je serais si honteux, si honteux ! »

Mlle Mertaud donna à son élève le baiser du pardon et lui adressa quelques paroles émues qui, au moment où le cœur d’un enfants ouvre à de bons sentiments, s’y gravent mieux que les plus amers reproches, puis elle ajouta :

« Quant à laisser ignorer ceci au comte Alénitsine, cela me serait impossible ; j’ai promis à votre père de le renseigner jour par jour sur votre conduite. Je lui envoie toutes les semaines un long bulletin. L’ignorez-vous donc ? Je vous l’avais dit au lendemain du jour où vous m’avez été confié.

— Je croyais que c’était pour me faire peur, balbutia Stéphane.

— Votre père a reçu tous les bulletins de votre conduite que j’ai adressés par son ordre à son banquier de Saint-Pétersbourg qui les lui fait parvenir, répondit Mlle Mertaud. Il dépend de vous que le prochain bulletin le dédommage de la plupart de ceux que j’ai été obligée de lui adresser jusqu’ici.

— Tu as donc bien peur d’être condamné à aller retrouver mon oncle ? » demanda Arkadi à son cousin.

Stéphane s’écria : « Moi ! tout au contraire. Quitter ce pays que je connais pour ceux que je ne connais pas, cela m’amuserait beaucoup. Mais que mon père me juge mal, voilà ce qui m’afflige.

— Hélas ! Stéphane n’aurait-il pas de chagrin à me quitter ? dit la comtesse en prenant le bras de M. Carlstone pour descendre dans ses appartements. Oh ! que les enfants sont ingrats !

— Stéphane vous regretterait, madame, lui répondit M. Carlstone, prenant ainsi la défense de son petit persécuteur, mais il apprendrait en voyageant avec son père ce qu’il lui est bien difficile d’apprendre ici.

— Quoi donc ? demanda la comtesse.

— C’est qu’on ne compte aux yeux des gens sensés, ici-bas, et aux yeux de Dieu, là-haut, que pour ce qu’on vaut. »