Deux patineurs patinent, un homme en haut de forme et un jeune garçon, un troisième tombe à terre.
Deux patineurs patinent, un homme en haut de forme et un jeune garçon, un troisième tombe à terre.
M. Carlstone excellait dans cet exercice.


CHAPITRE XII

PATINS ET TRAINEAUX. LE ROI. — ESCLAVE.


L’hiver arriva, cet hiver terrible et superbe de la Russie auprès duquel le nôtre est vulgaire et triste avec ses pluies et ses boues.

En deux semaines, le paysage de la Mouldaïa fut transformé : ni routes, ni prés, ni étangs. Partout un immense tapis de neige, si blanc que ses ondulations se nuançaient d’une teinte azurée sous les rayons à peine rosés d’un soleil qui semait des éclairs de diamants aux cristaux pendant aux arbres et aux buissons. Le froid était aigre, mais sain, et loin de se confiner dans la maison seigneuriale, les habitants de la Mouldaïa passaient en plein air leurs moments de loisir, dès que les bourrasques de neige eurent cessé, et que la gelée eut rendu praticables les chemins tracés par les valets et les mougiks du village.

Alors ils inaugurèrent la série des plaisirs de l’hiver. Le plus souvent ils faisaient des parties de traîneaux sur la colline. C’est le jeu des montagnes russes. Il consiste à monter à pied une éminence, un petit traîneau sous le bras, et à faire lancer par les domestiques, postés sur la hauteur, ce traîneau sur lequel on s’est assis ou pour mieux dire accroupi, les genoux à la hauteur des yeux. Le traîneau glisse avec une rapidité vertigineuse sur la pente glacée, et l’on s’enivre de vitesse en mêlant des cris involontaires au bruit métallique de la neige rayée par le patin du traîneau.

Le chapitre des accidents égaye toujours ce jeu : un traîneau mal lancé se renverse sur le dos de celui qu’il porte ; un autre, pirouettant sur un obstacle invisible, jette son maître dans un amas de neige nouvelle où il va sculpter en creux son effigie ; et chacun de rire, jusqu’aux valets dont les figures rougies par le froid sortent bizarrement des collets de livrée doublés en peau de loup.

Quand Mlle Mertaud était contente de ses élèves, on organisait une partie de patin, non pas sur la Moskova, trop voisine et pas assez large pour offrir un assez vaste miroir aux évolutions des patineurs, mais sur un étang situé à deux verstes de la Mouldaïa. M. Carlstone excellait dans cet exercice ; il décrivait des courbes, des lettres entrelacées, des dessins sur le pavé cristallin de l’étang.

Arkadi et Stéphane l’imitaient de leur mieux, et, après quelques heures passées en voltiges rapides sur l’aile de Mercure du patin, l’on prenait le thé, et l’on mangeait du gruau dans une isba voisine de l’étang, où l’on était assis sur des bancs de sapin, près du poêle très-haut dans lequel se consumait en brasier un monceau de bûches amoncelées.

L’hiver russe n’interrompt pas les relations, au contraire, il les rend plus faciles, car les obstacles naturels, cultures et cours d’eau, n’arrêtent plus les attelages et servent, au contraire, de voies directes. Les chevaux, excités par le froid et aussi par les mots d’amitié dont les comblent leurs intrépides cochers, fendent l’espace avec une sorte de frénésie, et le sillage des traîneaux semble aussi prompt à la vue que celui d’un train de chemin de fer.

Les visites abondaient à la Mouldaïa, mais depuis l’accident de l’automne, Mlle Mertaud avait conquis assez d’empire sur Stéphane pour l’empêcher de se distraire de ses études en suivant les chasses organisées par les visiteurs, ou en paraissant trop souvent au salon. Ce n’est pas qu’il obéît sans murmure, avec cette bonne grâce qui double le prix de la docilité, mais enfin il cédait à la raison. Quelquefois même il oubliait sa réserve et sa morgue pour confier à sa gouvernante que son premier mouvement était toujours de résister et son second d’être humilié de recevoir un ordre, lui qui avait si longtemps commandé à tous. Elle lui fit à ce sujet une observation qui le frappa.

« Ce sont ces habitudes, lui dit-elle, qui vous ont valu le surnom de petit roi, dont vous avez le tort d’être fier, car un jour viendra où vous vous apercevrez qu’il n’est de vraie royauté que celle qui est due au mérite. Une chose à ce sujet m’a toujours étonnée : c’est qu’avec ce besoin de domination vous n’ayez jamais essayé d’asservir un des principaux personnages de la maison Alénitsine.

— Et lequel ? demanda-t-il vivement. Avant votre arrivée, personne ne me résistait. Lequel donc ?

— Ne le connaissez-vous pas ? C’est un certain Stéphane Paulowitch qui, prétendant commander à tous, n’a jamais su se commander à lui-même. Quand s’est-il jamais dit : « Mon caprice m’ordonne ceci… Je ne veux « pas être esclave de mon caprice. Je n’entends pas lui « obéir. » Quand s’est-il défendu de suivre une idée bizarre qui lui venait à l’esprit, dût-elle être nuisible soit à lui, soit aux autres ? Stéphane Paulowitch a eu des serviteurs dociles dans tous ceux qui l’entouraient, mais il a été le plus docile, le plus humble de tous. Le petit roi, pour tout dire, n’a jamais été que l’esclave de lui-même. Vous avez été un petit, un bien petit roi, en effet, le jouet de vos plus absurdes fantaisies. Une volonté raisonnée, réfléchie, vous ne saviez ce que c’était, et voilà pourquoi dans votre surnom les gens de bon sens n’ont jamais vu qu’une satire de vos défauts. La première qualité d’un roi, Stéphane, c’est de savoir se commander à soi-même.

— Se commander… se commander à soi-même ! » répéta plusieurs fois Stéphane d’un ton méditatif ; puis il répondit gaiement à sa gouvernante :

« Voyez vous cela ! Je ne m’étais pas avisé de l’impertinence de ce Stéphane… Et vous, tout en douceur, oh ! c’est votre manière ! vous me dites à son sujet les choses les plus humiliantes pour ses prétentions despotiques… Ah ! il m’a toujours résisté ! je vous montrerai, mademoiselle, que je suis de force à asservir ce garçon-là. Pour vous le prouver, je lui impose la privation de la promenade et il va faire, pendant qu’Arkadi s’amusera, tous ses devoirs de demain matin : sa version grecque, son résumé de physique et sa narration française.

— Voulez-vous l’attaquer du premier coup à l’endroit sensible ? lui demanda Mlle Mertaud, en profitant de la plaisanterie pour donner un bon conseil.

— Dites, mademoiselle, je me sens capable de tout contre ce faux roi-là.

— Commandez-lui d’être enfin bon et convenable avec son professeur de latin, et de ne plus gâter par sa conduite envers cet honnête homme les services que son père lui a rendus.

— M. Gratitude !… » Stéphane rompit le propos après avoir dédaigneusement prononcé ce nom-là, et il parla d’autre chose ; mais l’effet était produit. Arkadi l’entendit se répéter plusieurs fois dans le courant de la soirée :

« Se commander… se commander à soi-même ! »