La Lueur sur la cime/Texte entier

Calmann-Lévy, éditeurs.

JACQUE VONTADE


La Lueur
sur la Cime


Que t’importe la terre où mènent les chemins !
Sois heureuse d’hier et sûre de demain,
N’as-tu pas, par ta chair divine et parfumée,
L’ineffable pouvoir de pouvoir être aimée !

Henri de Régnier.


PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER, 3


LA LUEUR SUR LA CIME


À Achille Heymann
En témoignage d’une
ancienne amitié
A Bulteau

Il a été tiré de cet ouvrage vingt exemplaires sur papier de Hollande.


TOUS NUMÉROTÉS
N° 11


JACQUE VONTADE


LA LUEUR
SUR LA CIME

PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER, 3

À LA PRINCESSE


ALEXANDRE DE CARAMAN CHIMAY


En témoignage d’affection profonde.


J. V.


LA LUEUR SUR LA CIME



PREMIÈRE PARTIE


I


— Jacqueline !… Eh bien, oui, c’est moi… Tâche d’avoir l’air moins stupéfait !… je vais croire que tu ne me reconnais pas…

— Ma vieille chérie ! Vrai, vrai, te voilà ? Est-ce possible ? … Quel bonheur ! Tant pis pour les gens ! embrassons-nous !

D’un geste fervent, madame des Moustiers attira la tête brune de Léonora Barozzi ; mais la jeune fille se dégagea. Écartées l’une de l’autre, elles s’examinaient, anxieusement.

— Sens-tu combien cela m’émeut de te retrouver ? dit Jacqueline après un court silence.

— On est toujours surpris de constater que ceux qu’on a oubliés s’obstinent à vivre… quand même.

— Ah ! dieux ! t’oublier, toi !… Tu viens d’arriver ?

— Non ! Je suis ici depuis avant-hier, j’ai déjà entendu l’Or et la Walkure.

— Tu ne m’avais donc pas encore vue ?

— Si.

— Pourquoi n’es-tu pas venue tout de suite, alors !

— Je craignais de t’importuner.

— Léo ! je t’en supplie ! Je suis tellement bouleversée !… Quand je t’ai entendue dire mon nom, j’ai eu un choc… Tu ne peux pas savoir. J’ai reconnu ta voix à l’instant même. Il m’a semblé que le passé m’empoignait aux épaules, mon cœur d’autrefois a sauté dans ma poitrine. Les choses que je regardais se sont disloquées comme un décor qu’on ôte, j’ai vu le jardin du couvent… Te souviens-tu ?…

— Oui, oui ! J’ai la mémoire très nette… Ne nous attendrissons pas, veux-tu ? Je déteste la sensiblerie. La vie m’a durcie, depuis le temps où nous avons cessé de nous écrire.

— Pauvre toi ! Tu me raconteras ? Mais au fait… Qu’est-il arrivé pour que nous n’écrivions plus ?… Je ne me rappelle pas. Ça paraît inexplicable… fou !

Mademoiselle Barozzi serra les paupières, comme aſin de mieux voir quelque objet lointain ; son froid et magnifique visage prit une expression d’ironie.

– Il est assez plaisant, dit-elle, que ce soit moi qui doive te renseigner sur la raison de tes actes ! Tu n’as plus répondu à mes lettres dès que tu as été mariée. Je suppose que tu étais requise par de plus puissants intérêts, – l’amour, ou des soirées ? — qui ne te laissaient pas de temps pour cultiver notre amitié de petites filles, c’est parfaitement naturel.

— Toujours ton goût de faire souffrir… Tu n’es pas changée !

— Ni toi. Je vois que tu as encore les larmes près des paupières. Et, sans doute, la même faculté d’oublier vite ce qui t’a fait pleurer.

Du bout de son gant, madame des Moustiers sécha l’angle de ses yeux ; puis, la voix un peu sourde :

— Combien de temps restes-tu à Bayreuth ? demanda-t-elle.

— La fin du Ring, Parsifal, le Vaisseau et le Ring encore une fois.

— …Dix jours ! Nous aurons le temps de causer… si tu veux bien.

— Certainement je veux bien ! Je me suis décidée à t’approcher, parce que j’ai un stupide désir de tourmenter mes vieilles plaies. J’ai cru d’abord, en te voyant, ne sentir que ma rancune ; je me trompais : j’ai aussi de la curiosité. Es-tu heureuse ?

— Est-on jamais heureux ? Pour l’instant, je suis troublée jusqu’au fond de moi-même. Voilà tout ce que je puis te dire. Il y a de la peur dans mon plaisir. C’est probablement très simple que nous nous rencontrions ici… Je n’arrive pas à me le persuader. Il me semble que c’est extraordinaire et un peu terrible… Je suis émue comme si je venais d’assister à un de ces accidents qui déterminent l’avenir… Au moment où tu m’as abordée, j’étais dans une disposition si étrange ! Ce premier acte de Siegfried m’exalte. Mais c’est autre chose que la griserie musicale, cette agitation qui m’a fait laisser là mon mari et l’amie qui voyage avec nous… Comment te dire ? Je sentais en moi un incroyable tumulte, comme si la jeunesse universelle eût gonflé mes muscles et fait ma poitrine trop étroite pour mon souffle. C’était un vertige… la certitude d’être toute proche d’un grand destin.

— Et en guise de destin tu m’as rencontrée ! médiocre affaire… Du reste, j’avais tort de dire que tu es la même qu’autrefois ! Je ne te connaissais pas tant de lyrisme. Est-ce le mariage qui a produit ce somptueux résultat ?

— Je ne sais pas. Je ne sais rien de moi aujourd’hui. Même, je me demande si j’en ai jamais rien su.

— C’est l’irritation chromatique. Le vieux sorcier sensuel savait comment s’y prendre pour affoler les sensibilités. Tu l’adores, naturellement ?

— Qui, Wagner ? Oh ! oui ! Il fait surgir de moi des forces secrètes. C’est un tel maître de l’énergie !

— Non ! un professeur de désir, ce qui est bien différent. Tu te laisses prendre à ses trucs, pauvre Jacques ! Et ce benêt de Siegfried t’enchante, naturellement ?

— Un benêt, Siegfried !… Tout l’héroïsme de la joie, la magnification du vouloir libéré…

– C’est une petite brute qui court vers son plaisir en gesticulant, riposta mademoiselle Barozzi, avec un demi-sourire qui découvrit ses dents pures, parfaitement régulières, à l’exception des canines dont la saillie donnait un peu de férocité à sa figure de médaille syracusaine.

— Voilà des gens qui te cherchent. Qui est-ce ? ajouta-t-elle, coupant la réponse de Jacqueline.

Obéissant au geste d’indication que faisait Léonora, madame des Moustiers se retourna :

— Où ? Ah ! oui, c’est mon mari et madame Simpson. Comment as-tu deviné qu’ils me cherchaient ? Viens, je vais te les présenter.

— C’est ton mari ?… Il faut que je te quitte. Je dois voir quelqu’un. Nous nous retrouverons ce soir après le théâtre.

— Veux-tu dîner avec nous ?

— Je ne peux pas… Au revoir.

— Au revoir. Mais… sûrement ? Tu as tout à coup un air si bizarre ! On dirait que tu ne peux plus supporter d’être avec moi. Que t’arrive-t-il ?

— Rien. Ça m’agace de sentir que je fais attendre. Sois tranquille, je ne vais pas prendre le train. Si je ne voulais plus te voir, je le dirais… et ce serait comme j’aurais dit !

Léonora s’éloigna d’un pas vif. Jacqueline regarda filer, preste entre les groupes, sa silhouette d’une vigueur déliée, puis, lorsqu’elle ne vit plus même le chapeau sombre sur la masse des cheveux noirs, sa solitude prit un goût de détresse ; elle chercha des yeux son mari.

M. des Moustiers venait de s’arrêter. Il causait avec deux femmes. Lentement Jacqueline marcha vers eux. Elle imaginait leurs propos. Une des belles dames balançait sa tête coiffée délicieusement, et de la main faisait un geste las, où s’exprimait le désarroi des admirations excessives. Elle devait dire : « Ah ! ce Wagner !… » Jacqueline tourna court et vint au bord de la terrasse.

Tranquille, plate et rose, Bayreuth était couchée dans le calme de sa plaine. Une cheminée d’usine fumant contre le ciel pâle veillait seule au-dessus de la petite ville engourdie. Tous les angles s’amortissaient dans la brume moite qui baigne de douceur le paysage bavarois. Autour de Jacqueline la foule cosmopolite circulait, heurtant des colorations discordantes et des syllabes disparates. Les visages, les attitudes avaient une expression hâtive, un style instable, le caractère du momentané, en contraste avec la béate immobilité du panorama, qui faisait songer à l’asile définitif, où, las de sa course, le Temps se fût arrêté pour mourir.

Madame des Moustiers perçut cette opposition, ses nerfs en furent davantage exaspérés. Elle regarda le ciel où des nuages lents s’étiraient, et, inquiète de si mal comprendre de quoi elle souffrait ainsi, essaya de fixer sa pensée palpitante.

L’exaltation triomphale dont elle vibrait en sortant du théâtre fléchissait, vaincue par la réviviscence du passé.

Léonora ne s’était guère trompée en l’accusant de l’avoir presque complètement oubliée. Le souvenir de cette amitié n’était pas le seul qu’elle eût laissé s’engourdir dans son accoutumance à vivre l’heure présente avec une curiosité impatiente de ce qu’apporterait l’heure prochaine. Depuis des mois, des années peut-être, elle n’avait pas trouvé le temps, ni eu le goût d’une régression vers les lointains de sa jeunesse. Déshabituée de cette flânerie du cœur qui ranime doucement les scènes d’autrefois, elle subissait en violence et en désordre l’envahissement de ses visions.

Elle soupira de lassitude, comme si ces êtres et ces choses surgies malgré elle eussent pesé sur ses épaules du poids réel des gestes familiers. L’ennui fade des heures de l’enfance l’opprima. Ses camarades de couvent faisaient autour d’elle un murmure fastidieux de récréation, un pépiement de volière ; à peine dans la troupe confuse distinguait-elle la mince figure pensive de Léonora, ses cheveux en nattes énormes et bien lissées, le cordon bleu des enfants de Marie coupant son corsage. Tout à coup, sans comprendre d’où venait l’acuité extraordinaire de ce réveil de mémoire, elle vit sa mère ; et, comme la fée qui au théâtre écarte d’un geste impérieux les gnômes et les génies d’un ballet, cette image demeura seule en elle, au milieu d’un grand silence.

Jacqueline n’avait pas eu avec sa mère cette intimité passionnée qui est un des modes de la sensibilité contemporaine, et la mémoire ternie qui lui en restait n’occupait pas les premiers plans de sa vie. À la revoir si exacte elle éprouvait la même surprise effarée qui l’avait secouée en entendant tout contre son épaule, Léonora Barozzi l’appeler par son nom.

Une tendresse frissonnante et douloureuse, une grande pitié couraient en elle, l’épuisant d’une faiblesse pareille à celle qui accompagne la reprise de conscience après les syncopes : « Pauvre maman ! » ses lèvres remuèrent comme pour prononcer cela. Mais de quoi plaignait-elle ainsi sa mère à demi oubliée ? De cet oubli, dont tout à coup elle avait honte, ou d’autre chose encore ?…

Elle examinait l’image soudain rafraîchie et vivante de cette disparue dont, peut-être, elle tenait des instincts jusque-là ignorés. Elle se forçait à retrouver les traits bien rythmés, l’attitude contenue, la taille longue, le geste énergique et resserré qu’avait eus madame de Lancerault. Elle ne pouvait ni ne voulait détacher d’elle sa pensée, car il lui paraissait qu’à la comprendre enfin elle trouverait l’explication du trouble singulier que venaient de mettre en elle la musique et la rencontre de Léonora. Cet étourdissant conflit des mémoires anciennes et de l’aspiration vague et puissante vers un avenir sans forme définie, lui donnait l’impression d’être habitée par une âme inconnue qui voulait d’elle des choses impossibles à deviner. Rejetée vers le souvenir de sa mère, y cherchant un point d’appui, elle découvrait un sens émouvant à cette personnalité discrète, élégante de façons et de sentiment, et s’accusait de l’avoir méconnue. Que de fois elle s’était irritée de trouver trop différent du sien ce caractère uni. Elle avait dédaigneusement jugé le formalisme étroit de la mondaine éprise de ses devoirs, souvent elle s’était dit qu’il y avait de l’impuissance dans son humeur sans éclats ni élans. Elle en qui palpitait tant de vie désireuse s’indignait de n’apercevoir jamais les lassitudes et les mélancolies des cœurs ardents chez cette femme, incapable d’abandon. Obstinée mais très douce, madame de Lancerault était péremptoire dans l’étroit domaine où la cantonnait le despotisme déférent de son mari. Elle se montrait serve de la tradition, s’affirmait l’apôtre fervente des médiocrités du sentiment, et condamnait toute ambition, parce que, disait-elle, chacun doit être satisfait de la place qu’il occupe et borner son effort à l’embellir sans la quitter. Elle pensait que tout malheur dignement supporté se change en joie fière, et sa patience lui faisait un regard éloquent et pur. Certes elle avait dû avoir le vrai sens de sa vie, car autour d’elle régnait la paix. Pourquoi n’avoir pas su l’aimer ? Que de tendresse il y avait sans doute sous la froideur souple et sereine qui avait déçu l’enfant trop véhémente ! Jacqueline la revit sur son lit d’agonie, mourant avec la claire conscience qu’ont parfois les phtisiques : charmante encore, soignée, soucieuse de la bonne tenue de sa chambre. Appuyée sur ses oreillers, calme après les sacrements, les cheveux en ordre, elle parlait presque jusqu’à la fin, de sa voix un peu rauque, interrompue par l’étouffement. Le goût délicat qu’elle gardait jusqu’en un tel moment ôtait toute impression de tragédie à cette scène si simple. Les plus minimes détails s’imposaient au souvenir de Jacqueline : un tic-tac de pendule, le bruit plat des voitures écrasant la paille de la rue, un rayon de soleil sur un bouquet de camélias — la fleur que préférait madame de Lancerault parce qu’elle est sans arome – et la figure diminuée, d’une pâleur grise, creusant la batiste du poids lugubre de la défaillance suprême ; et le mystère des beaux yeux myopes dont le regard semblait tourné en dedans… D’une voix lente, rompue par la suffocation elle conseillait l’endurance, la règle et le dévouement. Elle répétait une phrase que sa fille avait bien souvent entendue. « Il faut, sur toute chose, rester fidèle aux engagements pris : la révolte est un crime, elle démoralise autrui. Le premier devoir, c’est l’exemple : nul n’a droit au scandale. »

Pourquoi avait-elle dit cela ? Inquiétude de pressentir en sa fille une dangereuse faim de bonheur, ou bien désir de se convaincre soi-même que cette loi où sa tenacité l’avait maintenue était, si dure qu’en parut l’observance, la bonne loi. Car elle avait dû souffrir, cette grave personne si calme ! N’avait-elle pas deviné les trahisons de M. de Lancerault, éprouvé la gêne de la mainmise sur sa liberté par l’homme dont elle restait malgré tout l’amie dévotieuse ?…

« Elle avait le goût de se soumettre, songea madame des Moustiers, elle aimait obéir à mon père, à son confesseur, à l’opinion mondaine, et il lui plaisait de me forcer à lui obéir. Elle disait que la soumission crée de l’harmonie… »

D’une saccade, l’esprit captif de Jacqueline échappa. Une autre image se dressait : Siegfried tranchant l’enclume au fil de son épée divine. Les éclats cuivrés de la volonté ardente et libérée la traversèrent de leur âpre joie, et de nouveau, mais avec une force de révolte, toute la jeunesse du monde gonfla ses muscles et magnifia son espoir.

Quelque chose en elle rafraîchissait son sang, lui faisait les nerfs vibrants et heureux. Elle sortait de ses souvenirs comme d’un lieu sombre avec une sensation physique d’éblouissement ; le paysage prit une clarté de cristal ; elle respira profondément et goûta la détente d’un large bonheur ambitieux. Pourquoi sa sensibilité oscillait-elle ainsi ? Que voulait-elle ?

Le matin même de ce jour-là, elle avait constaté sa résignation un peu mélancolique à une vie douce, unie, satisfaisante en somme. Rien n’était advenu d’autre que la rencontre d’une amie d’enfance, et sa torpeur se changeait en folle impatience. Son destin n’était-il pas achevé ? Elle était heureuse, elle aimait l’homme à qui elle s’était donnée ; lui aussi l’aimait…

Ah ! non ! non ! — son cœur s’efforça en battements irréguliers — ce n’était pas cet amour-là dont elle avait entendu la grande clameur dans les véhémences de la musique, ce n’était pas cela qu’elle rêvait jadis, penchée aux bords de la vie mystérieuse.

Cette affection distraite qu’elle avait pour son mari, ces flirts dont elle s’amusait un moment et qui sitôt la lassaient, ce n’était pas l’amour !

La rêvasserie obsédante et contradictoire s’interrompit, il y eut dans le tumulte intérieur de Jacqueline un silence haletant, pareil à celui qui fige les foules bruyantes en l’attente d’un spectacle lorsqu’une voix a crié : « Le voilà ! » L’impression était singulière, il lui parut que tout près d’elle quelqu’un l’avait appelée ; machinalement, elle tourna la tête. À quelques pas, immobile, un homme la regardait. Il avait un visage courbe, sec et mince, une de ces beautés sombres et maléfiques comme on en voit aux portraits élégamment féroces des Italiens de la seconde Renaissance. Dans le dur regard posé sur elle, Jacqueline aperçut une volonté cruelle, de l’orgueil irrité, le goût et la certitude de vaincre !

L’expression du personnage était si active, que madame des Moustiers eut peur qu’il ne s’approchât davantage pour lui parler. Elle marcha très vite vers le théâtre. Son mari et madame Simpson la rejoignirent.

— Vous voilà enfin ! dit André. Où étiez-vous passée ? Je vous ai perdu de vue depuis le moment où vous avez quitté cette belle personne brune avec qui vous causiez. Je l’avais aperçue hier déjà. Qui est-ce ?

— Léonora Barozzi, mon amie de couvent, vous savez, la fille de la cantatrice allemande, la Hellmann-Barozzi… Je ne l’avais pas rencontrée depuis notre mariage. Quelle admirable tête, n’est-ce pas ?

— Elle est assez bien… mais cocasse, un air exotique, vaguement rasta, dit madame Simpson.

Et, d’un geste fin, elle vérifia la rectitude de la longue cravate noire qui s’enfonçait dans sa ceinture, coupant le flou rose du corsage.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas fait signe ? j’aurais été ravi de la connaître, fit André des Moustiers d’un ton cordial.

Maud Simpson reprit :

— Vous avez eu bien tort de ne pas rester avec nous, ma chère, vous vous seriez divertie. Nous avons rencontré une collection de grotesques ineffables… La belle Steinweg d’abord. Elle est arrivée ce matin ; nous l’avons trouvée à demi pâmée sur une tasse de weiss caffee. Évidemment elle venait de se faire une piqûre car elle était en extase, elle ne voulait absolument parler que de Wagner… et avec des yeux dont on ne voyait plus que du blanc ; c’était à croire qu’elle se regardait le cerveau pour se rendre compte de ses idées. Du reste, ça enchantait les hommes qui passaient… Sans doute, ces airs-là leur rappellent les minutes triomphales où ils se persuadent que pour rendre une femme heureuse il n’y a qu’eux… Les Audichamp sont là aussi. Monsieur d’Audichamp fou furieux d’ennui, n’osant pas le dire, se rattrape en injuriant la nourriture tudesque avec un air de sérieux effroyable — la figure qu’il prend pour flétrir le gouvernement républicain… S’il y avait seulement cinquante Français aussi mal disposés que lui pour l’Allemagne, vous auriez tôt fait de reprendre l’Alsace et la Lorraine… Qui avons-nous vu encore ?… Ah ! oui, Albert Marlette, éperdu. Il ne nous a pas permis d’ignorer que la musique de Wagner fut d’abord « métaphysique » et ensuite « vireuse ». Il est fort indigné qu’on ne joue pas Tristan cette année… Sa confiance étant sans bornes, il a bien voulu nous apprendre que, lorsqu’il écoute le grand duo du second acte, il éprouve d’une façon complète tous les agréments de l’amour. La musique, au contraire de l’effet qu’elle produit sur madame Steinweg, lui met les yeux hors de la tête… D’ailleurs ils sont fort bien, ses yeux, même dans les moments où on peut craindre de les voir tomber sur ses bottines…

– Moi, je le trouve absurde, dit sèchement M. des Moustiers, mal élevé, et poseur comme pas un !… Avez-vous rencontré les Castenay, Jacqueline ? J’ai causé un moment avec eux… La bêtise des gens s’exaspère ici. À Paris, on peut échanger une vingtaine de phrases avec Castenay sans avoir envie de le tuer, mais à Bayreuth !… Ils ont amené un mioche, dont madame Castenay garantit la précoce passion pour la musique, il paraît qu’il a dit sur l’Or du Rhin des mots d’une profondeur déconcertante… Le pauvre moutard, entendant qu’on parlait de lui, a lâché son nez dont il s’occupait avec ferveur et, désireux de justifier l’admiration de sa bonne mère, m’a demandé : « C’est un ours pour de vrai, s’pas, m’sieu, qu’il tirait par une corde, le grand en chemise ? » Il fallait voir la figure de madame Castenay… Ah ! la fanfare ! Venez-vous ?…

Jacqueline suivit son mari et madame Simpson, qui, relevant sa jupe avec un mouvement d’une élégance volontairement étriquée, marchait en avant, le ventre effacé, la gorge tendue, à demi souriante et parfaitement jolie. M. des Moustiers et elle causaient gaiement. Jacqueline examina André avec une attention soudaine. Il parut différent de l’image atténuée par l’accoutumance qu’elle se faisait de lui ; elle le trouvait plus beau. La grâce aiguisée de son masque, la câlinerie moqueuse de ses yeux inquiets, l’insolence gaie de sa bouche l’émurent. Quel air de jeunesse active il avait ! Il écarta un gros Allemand qui barrait la route à madame Simpson, et, dans ce geste qui effleurait, Jacqueline perçut la force contenue du geste qui pourrait briser. Il était énergique, violent… Qu’y avait-il d’obscur dans cette vitalité qui s’exprimait en agitation joyeuse ou en tourment ? Que savait-elle de lui ? Qu’il était en verve et déprimé dans le même instant et sans causes discernables ; de manières tendres avec, souvent, un air de songer à d’autres choses qu’à celles qu’il disait, d’une sensualité aiguë à réactions d’indifférence profonde. Changeant et pareil, insaisissable — secret en somme… — et elle découvrit que depuis les huit années qu’elle vivait à côté de cet homme, jamais elle n’avait songé à s’informer de ce qu’il était, ni lui d’elle.

Une femme se retourna et suivit André d’un regard insistant. L’expression de ses yeux était équivoque : souriante et anxieuse. Jacqueline en eut de l’irritation ; marchant plus vite elle se rapprocha de son mari et lui prit le bras.

II


Tu t’es fait attendre, princesse Léo !… Je commençais à craindre qu’il n’y eût un malentendu, dit madame des Moustiers en se levant pour accueillir son amie.

C’était à l’Ermitage, dans le parc de la margrave Wilhelmine. Dix heures venaient de sonner. Des vapeurs mauves traînaient encore sur le bassin, dont l’eau alourdie par l’enchevêtrement vert des nymphéas et des lentilles avait d’épais luisants laqués. Les grands arbres taillaient le sol d’une ombre régulière où il faisait humide et frais.

— Dois-je m’excuser dit mademoiselle Barozzi après s’être laissé embrasser. Les pauvres personnes de ma sorte subissent des servitudes professionnelles… J’ai dû aller chez madame Wagner pour me faire entendre à un impresario qui organise une tournée…

– Ah ! tu chantes ? Comme ta mère… C’est vrai tu avais une si belle voix ! Est-ce curieux que jamais je n’aie vu ton nom dans un journal de musique !

— Je ne chante pas, je racle du violon… et c’est tout simple que tu n’aies pas reconnu mon nom d’artiste, puisque tu l’ignores. Sur les programmes je m’appelle Marthe Helding.

— Comment, c’est toi, Marthe Helding ! Mais, chérie, tu es horriblement célèbre, alors ! s’écria Jacqueline d’un accent très tendre. Je connais des tas de gens qui sont fanatiques de ton talent… Je savais bien que tu étais de la race des grands artistes, et ça me fait plaisir, ah ! tant de plaisir que tu réussisses… Mais pourquoi n’avoir pas gardé le nom de ta mère ? Il me semble que ça t’aurait servi, au début…

— J’ai préféré me tirer d’affaire sans être aidée par rien… Tu es donc seule ici… Ton mari ?

– Je l’ai envoyé au bas du parc avec madame Simpson… Tu comprends, je voulais que nous pussions causer tranquillement.

— Qu’est-ce que c’est que cette madame Simpson qui a un nom anglais et parle l’argot comme si elle n’était jamais sortie de Paris ?… Elle m’a bien déplu hier soir, pendant les cinq minutes que je suis restée à votre table… presque autant que je lui déplaisais, et ce n’est pas un peu !

— Son père et son mari étaient Anglais, sa mère, Française ; elle a été élevée en France… Elle est veuve, riche, elle voyage beaucoup. Je l’ai connue à Luchon, et, comme elle a passé les deux derniers hivers à Paris, nous nous sommes liées. Elle est intelligente… ou plutôt elle a de la drôlerie dans l’esprit, un sens amusant de la caricature ; c’est une excellente musicienne, nous déchiffrons souvent ensemble. Elle est de rapports agréables, pas pesante, fantaisiste ; elle plaît beaucoup aux hommes parce qu’elle les injurie avec un air de ne pas faire cas d’eux… Au résumé je m’aperçois que je ne sais pas grand chose d’elle… Mais on ne sait jamais rien sur les gens…

— Jusqu’au moment où on a vu la couleur de leur sang et où on leur a montré la couleur du sien. Monsieur des Moustiers semble avoir beaucoup de goût pour cette belle dame ?

— Oui, ils flirtent.

— Ça t’est égal ?

– Très égal ; André flirte avec tout le monde et c’est sans aucune importance. Quelle drôle de figure tu as ! Tu es contente de ce que je viens de dire, ou bien te moques-tu de moi ?

— Non. Si tu es sincère, ton indifférence aux flirts de monsieur des Moustiers prouve que tu as des vues saines sur le mariage, voilà tout.

– Et toi ?… Toujours le même dédain pour cette honorable institution ? Tes idées sur l’indépendance de la femme n’ont pas changé ?

– Un peu. Celles que j’ai, maintenant, sont plus absolues que celles d’autrefois, mieux justifiées aussi… Alors, tu n’es pas amoureuse de ton mari ?

– Je l’aime beaucoup. Mais… en effet, je crois que le sentiment que j’ai eu pour lui jusqu’ici ne peut pas s’appeler amour.

– Pourquoi dis-tu : « jusqu’ici » ?

– Parce que — c’est si étrange tout cela ! Depuis hier, depuis le moment où je t’ai rencontrée, j’ai des impressions nouvelles… Je ne pourrais pas te les expliquer, c’est trop conſus encore, nous en reparlerons quand j’y verrai plus clair. Pour le moment, dis-moi toi. Ça m’intéresse tant !

— Tant que ça ?… vraiment ? J’ai des doutes… Aussi bien n’est-ce pas pour satisfaire ta brûlante amitié, — qui m’a laissée en oubli pendant plus de sept ans ! — que je parlerai de moi, mais égoïstement, pour me soulager un peu. Il y a si longtemps que je ne dis que des paroles indifférentes à des indifférents !… Toi, du moins, tu es quelqu’un que j’ai aimé, que je hais presque, quelqu’un qui me touche enfin !… Eh bien, voyons, que vais-je te dire ?

— Tout ! Je t’en prie !

— Inutile, n’est-ce pas ? de recommencer l’histoire de mes faits et gestes depuis ma sortie du couvent jusqu’à ton mariage : tu en sais le détail, tu le savais, du moins, car je ne pense pas qu’il t’en reste rien dans la tête, mais n’importe. Au reste, tu ignores l’important, les misères morales traînées pendant cette année de courses à travers l’Europe et l’Amérique… Au moment où, étouffée par mon silence sur tout cela, — aussi lasse que je le suis aujourd’hui, – je m’étais décidée à t’avouer la réalité de ma vie tu as cessé de m’écrire… Tu ne sais même pas comment c’est arrivé, ni quand. Je le sais, moi ! Pendant tes fiançailles, les lettres étaient devenues plus rares, plus brèves et tellement distraites !… Et puis tu es partie en voyage de noces. C’est alors que j’ai fait la gaucherie de te raconter ma détresse ; tu n’as pas dû recevoir cette lettre-là, car, dans un petit billet qui m’est arrivé un mois plus tard, tu n’y faisais pas même allusion. Tu te plaignais d’être sans nouvelles de moi… de manière à me bien persuader que, si quelque chose t’était égal, c’était de savoir ce qui pouvait m’advenir. Oh ! ne proteste pas ; j’ai gardé le billet ; je te le montrerai, si tu veux… Je l’ai ici, il fait partie des objets dont je ne me sépare jamais ; mais allons jusqu’au bout de cette fastidieuse explication. J’ai répondu par une absurde lettre désespérée dont les termes me font rougir d’humiliation lorsque j’y pense seulement. Cette lettre-là s’est-elle perdue encore, ou bien t’a-t-elle donné assez d’ennui pour que tu préfères l’oublier tout de suite ? Le fait est que je n’ai plus reçu de toi que trois lignes. J’ai compris que c’était fini… Ah ! les désillusions que tu donnes sont singulièrement amères, plus peut-être encore que les espoirs n’étaient beaux, et pourtant !… Dis-moi, as-tu dupé encore beaucoup d’imbéciles ?…

– Je ne sais pas… Il me semble que c’est moi-même, moi seule que j’ai déçue et dupée.

— Tu as raison : les autres n’ont qu’à se défendre : le fonctionnement de la vitalité consiste à séduire et à oublier, ce n’est pas ta faute ; tu es ainsi ; cela fait partie de ton type comme d’avoir les cheveux soyeux… Mais tu as dû perfectionner ta manière de te promettre sans rien dire, seulement par l’ardeur douce de ton regard, l’artifice de ta sympathie soudaine qui semble te trouer le cœur pour jaillir sur qui souffre ou espère… Ah ! ta sympathie ! quelle admirable blague ! Tout de suite épuisée, mais si vive, pendant la seconde où elle dure, qu’on se persuade que l’existence entière va en être dorée, et qu’on sera défendu de tout puisqu’on aura l’appui d’un cœur sublime entre les cœurs… Verseuse de philtres qui, à l’analyse, ne sont que de l’eau claire ! montreuse d’oiseaux bleus empaillés ?… Pauvre petite ! tiens, voilà tes yeux d’autrefois, ces yeux qui font croire à une merveilleuse faculté de souffrir. Combien as-tu pris d’âmes en peine avec ces yeux-là ?

— Et toi, combien en as-tu blessées avec ta cruauté ?

— Oh ! je n’ai eu à me plaindre d’aucune autre trahison ! Tu m’as été une leçon suffisante. Pourtant je n’ai pas été juste envers toi en te haïssant comme si tu étais responsable ! Tu as dit un mot excellent tout à l’heure : tu es la dupe de toi-même. Tu ne prémédites pas de décevoir en faisant virer le miroir à alouettes de ta sensibilité. On t’imagine impatiente de te donner ; tu n’es qu’avide de prendre ; et, comme tes mains ne peuvent tenir tout ce qu’un moment tu as souhaité, tu jettes là tes prises pour de plus nouvelles… J’ignorais cela quand je me suis attachée à toi. Ensuite même, je ne comprenais pas. Ce n’est qu’hier que je t’ai devinée, quand je t’ai vue avec ce regard qui brûlait, secouée par la musique comme tu l’aurais pu être par un drame réel, si distraite de notre passé, si peu désireuse d’y revenir, ne trouvant pas un mot pour excuser ton oubli, préoccupée seulement de définir le trouble de tes nerfs crispés de passion sans objet… la sorte de passion de ceux qui ne peuvent aimer qu’eux-mêmes… et si mal !… Pourquoi ne réponds-tu rien ?

— Que pourrais-je répondre ?… Je sens ma faute, tu te venges, c’est juste ! Tu me montres un moi que j’ignore ; à force d’injures, tu me feras peut-être découvrir ma propre réalité. Seulement… comme ça fait mal !

— Pauvre Jacques ! Mais non, tu es de l’heureuse race des vainqueurs, qui sont forts de l’ignorance d’eux-mêmes ! Si l’illusion que tu donnes est si active, c’est que tu la partages. À te connaître, tu perdrais en partie le don de te faire adorer… Ce serait fâcheux !… Ça m’amuse de me rappeler l’admiration que tu m’inspirais jadis… Quelle sottise !… J’aurais pourtant dû te deviner ; c’était facile. Quand d’où je suis je regarde les petites histoires de ta vie de fillette, je t’y trouve tout entière… À quinze ans, tu étais déjà l’éternelle désireuse qui jamais ne réalise, la curieuse de ce que cachent le rideau baissé, la porte close… Et, te souviens-tu ?… je t’appelais mademoiselle Projet… Que de choses tu devais toujours faire le lendemain, des réformes de caractère, des abatages de travail… Je me moquais un peu – oh ! bien peu ! — de la ferveur de tes résolutions ; au fond de moi, j’y croyais… Je croyais à toutes tes paroles !… Je vois encore les six mois pendant lesquels tu t’es destinée à la carrière de la sainteté. Quelle belle ardeur !… Après ça, tu as cru à ta vocation de pianiste ; tu faisais quatre heures de gammes chaque jour et tu ne mettais plus les pieds à la chapelle… Et, tiens, je me rappelle aussi cette manie — tellement significative ! — que tu avais de toujours fixer au premier jour du mois suivant les débuts d’une vie complètement différente par l’acte et le vouloir, et, bien entendu, toute de perfection… En ce moment même, où tu as l’air attentif et malheureux et passionné — un air qui te va délicieusement, tu peux m’en croire ! — je suis sûre que tu n’entends presque rien de ce que je te dis, et que tu es occupée à bâtir un système d’existence qui datera de notre conversation et où, cette fois, mais là pour de bon, tout sera changé… Avoue que je ne me trompe pas !

– Peut-être. Il vient fatalement une heure où « tout change », comme tu dis. Pourquoi ne serait-ce pas celle-ci ? Ta dureté agit sur moi autrement que tu ne penses… Tu ne m’aimes plus du tout ?…

– Non ! L’espèce de détestable plaisir que je prends à te parler ainsi vient d’une sorte de mémoire automatique de mon cœur… Mais, tu le vois bien, je n’ai aucune émotion, non, rien… C’est fini ! À quoi penses-tu ?

— Je pense à ce que j’aurais pu être, et à ce que je suis… Désires-tu encore parler de moi ?

– Non, ça nous blesse autant l’une que l’autre, et si inutilement !

– Alors, dis-moi ce que tu me racontais dans ces lettres que je n’ai jamais reçues.

— Tu te rappelles bien que ma mère s’était remariée deux ans avant notre sortie du couvent ? Mais tu n’as jamais vu mon beau-père, n’est-ce pas ? Moi non plus, je ne l’avais guère aperçu ; il ne venait pas au parloir et, pendant ces deux années-là, tu sais, maman a fait des tournées dans l’Amérique du Sud ; j’ai passé les vacances à Wurzburg, chez une vieille cousine, – tout ce qui me reste de famille.

– Oui, je me souviens, et aussi de l’antipathie que je sentais en toi pour ton beau-père… Tu avais une manière de détourner la conversation, chaque fois qu’on le nommait…

– C’est vrai, je le haïssais instinctivement. Et j’avais raison. Je l’ai vérifié en quelques semaines de vie commune avec ce drôle. Il était du reste très banal dans son ignominie… Le type classique de l’homme entretenu… Plus jeune que ma mère, naturellement ! beau d’une grotesque beauté chevelue avec des prunelles énormes et trop luisantes, des dents trop blanches et qu’il exhibait dans un incessant sourire de fatuité imbécile : on avait envie de les lui casser dans la bouche d’un coup de poing… Il tirait vanité d’une espèce de nom d’aristocratie rastaquouère, il était bête avec ça, mais d’une finesse de valet vicieux… Complet, enfin ! Ma mère l’adorait… il la grugeait, la trompait… Ah ! les pauvres folles que sont les femmes ! Elle en était jalouse comme on est jalouse à quarante ans… J’ai compris tout cela immédiatement. Et comment aurais-je pu ne pas comprendre ? J’assistais à des scènes qui m’éclaboussaient le cœur… Comme c’était atroce ! Maman, qui gagnait beaucoup d’argent, se débattait dans la dette. C’étaient incessamment des reproches furieux, des cris, puis des pardons après les insultes, des recommencements de lune de miel, les yeux encore enflés par les larmes de la veille… enfin, l’histoire de ces ménages-là. Pendant trois ans, j’ai reçu des confidences torturantes et sans pudeur ; j’ai su ce que c’est qu’avoir honte du sang qu’on a dans les veines… J’avais tout de suite résolu de me faire une indépendance et je me tenais à l’écart le plus possible, travaillant dix heures par jour, enfermée dans la chambre d’hôtel, sans cesse différente, qui était pour moi l’asile. J’étais déjà bonne musicienne quand nous nous sommes quittées. Tų te souviens du brave père Schwob et de ses pronostics sur mon avenir d’artiste ? Il m’a rendu de bien grands services en me forçant à faire de la fugue et du contrepoint ! Je me suis acharnée à tirer un talent sérieux de ma gentille facilité de violoniste. J’aurais pu chanter, mais j’ai horreur du théâtre et le métier lui-même me répugne. Chanter, n’est-ce pas, c’est se pâmer d’extase pour de l’amour réalisé, ou bramer de désespoir pour de l’amour perdu. Et le meilleur résultat du plus grand talent, c’est d’exciter la sensualité des écouteurs… Quel dégoût j’ai de cela ! Jamais je n’ai pu m’accoutumer à entendre ma mère en public ; et pourtant elle avait du génie. J’aurais mieux aimé me prostituer que de me faire ainsi l’incitatrice de ces saletés ; c’eût été plus courageux, plus sincère et moralement équivalent… Après deux ans d’études, j’avais acquis une certaine virtuosité, de l’érudition musicale et un peu de style. Harrach, le maître avec qui je travaillais chaque fois que nos pérégrinations nous ramenaient en Allemagne, m’a fait entendre chez lui à des artistes. Tous m’ont conseillé d’aborder le public. C’était à Berlin. D’abord ma mère n’a pas voulu me le permettre ; elle était si chimérique ! Elle se persuadait que la destinée me réservait un mari de grande naissance et d’ailleurs chargé de millions… Pauvre femme !… C’est mon beau-père qui l’a décidée. Il goûtait fort l’idée que nous fussions deux pour rapporter de l’argent à la maison… Le succès a été rapide et d’assez bonne qualité ; j’ai eu des concerts, des séances de quatuor et des leçons. D’abord, j’ai exercé mon industrie dans les endroits où ma mère avait des engagements, puis, à vingt et un ans, j’ai pris ma liberté et voyagé seule. Je pouvais déjà gagner ma vie, et même aider un peu maman quand les maîtresses et les bijoux de mon beau-père la mettaient à sec… Je n’étais pas bien gaie à cette époque-là, je t’en réponds ! J’avais le cœur fermé, dur et douloureux. Tout m’avait tellement blessée ! ton abandon, la déchéance morale de ma pauvre mère, et puis, comme je souffrais d’être une femme ! Comprends-tu : mépriser si furieusement la lâcheté de la femelle, son asservissement à l’homme, et se dire qu’on est bâtie de même sorte que les autres, que peut-être quelque jour on trouvera tout à coup en soi, parlant haut, un de ces mouvements impérieux, des bas instincts qui tarent les autres… Vivre dans la peur, l’horreur, le dégoût de cela… Ah ! quelles rages je mâchais dans ma solitude !

— On te faisait la cour, naturellement ? Tu es si belle !

— Quelle cour ! Oui ! On m’a offert de l’argent ; des hommes m’ont regardée avec de sales yeux de désir… Leur désir ! Ah ! j’en connais les mimiques équivoques, le masque sentimental !… Je sais, je sais si bien ! Ils m’ont révélé la grotesque abjection de ce qu’ils appellent l’amour et que, toutes, vous êtes si fières d’inspirer !

— Voilà comment on devient féministe ! dit Jacqueline avec un sourire hésitant.

— Voilà surtout comment on apprend à devenir libre !

— Pauvre chérie !…

— Il y a trois ans, ma mère est morte. Tu as dû lire ça dans les journaux. Elle allait à Milan pour chanter Yseult. Elle a été broyée dans un déraillement de train. J’étais à Pétersbourg, je n’ai même pas pu assister à l’enterrement. Nous étions séparées depuis des mois ; je l’avais quittée sur une scène pénible. Ç’a été abominable de ne pas la revoir, de ne pas même l’embrasser morte… Toute ma rancune s’en était allée, je n’avais plus que de l’amour pour elle, une pitié ardente, et aussi le remords de ma dureté… Quel droit avais-je de la juger ? Est-ce qu’on juge ceux qui souffrent ? Comme je souhaitais la venger !… Je crois que j’aurais tué mon beau-père avec plaisir… Il a dû pressentir mes dispositions, car il ne s’est plus trouvé sur mon chemin. Je ne sais pas où il est, ni à quelle sorte d’infamie il s’adonne maintenant pour subvenir au confortable de sa vie… Après tout cela, j’ai passé quelques mois dans un état de folie qui devait se deviner, car j’ai vu quelquefois de la peur dans les yeux des gens auxquels je parlais. J’avais un désir de mort qui, d’abord intermittent et insidieux, s’était installé en préoccupation constante, maniaque, et passionnée, pourrait-on dire. À un moment, c’est devenu tellement irrésistible… J’étais à Paris, Harrach m’avait amenée avec lui pour jouer les derniers quatuors de Beethoven. Je hais Paris ! C’est de toutes les villes, celle où l’esclavage de la femme a sa forme la plus révoltante de satisfaction parée !… Harrach retourné à Berlin, je restais seule ; aucun engagement ne m’appelait. J’avais la tête perdue ; c’était horrible, la lutte entre le vertige de la mort et cet ignoble goût de vivre qui persiste. J’ai eu un moment de lâcheté, un désir frénétique de te voir. Il me semblait que rien qu’à regarder ta figure, qui m’avait représenté la paix et l’espoir aux heures de ma jeunesse, je trouverais un répit… Je suis allée chez toi : tu venais de partir pour le Midi. C’était comme une réponse du destin ; cela voulait dire que décidément, il ne restait plus pour moi rien à faire parmi les vivants… J’errais la nuit dans les rues, jusqu’à ce que l’excès de la fatigue abattît mon angoisse. Le soir de ce jour où j’avais inutilement sonné à ta porte, je suis descendue sur la berge de la Seine. J’étais bien décidée, pourtant, arrivée là, j’ai eu encore une révolte contre mon désir et mon vouloir. Il faisait froid, une de ces nuits de clarté et de sécheresse vives qui donnent envie de marcher allègrement en respirant jusqu’au fond des poumons le gel de l’air… De minute en minute, je devenais plus tranquille, plus implacablement résolue. Je sentais cette chose formidable que l’on ne comprend guère sans l’avoir éprouvée : j’allais pouvoir mourir. Je m’apaisais merveilleusement. Il me venait un plaisir hautain de la certitude de ma liberté, de la pensée goguenarde que tout à l’heure j’échapperais, que je serais la plus forte !… Je flânais mon agonie, et mes nerfs surexcités me faisaient une jouissance fine et prolongée de chaque impression… Le goût de l’air, aromatisé par l’eau, la beauté du paysage de pierres, si serein, d’une telle douceur grave, sculpté contre le ciel par la pleine lune, tout cela entrait en moi à la manière de certaines phrases musicales richement harmonisées… Comme on a peine à croire, lorsqu’on regarde les villes apaisées dans la nuit, que derrière ces façades purifiées par l’ombre, les êtres continuent à vivre leur infamie ou leur tourment !… Tu fais une figure d’impatience. Tu trouves que mon histoire traîne sur du détail inutile ?… C’est que, vois-tu, ç’a été la grande heure de mon existence, cette heure-là : lorsque je l’évoque, chaque sensation ressuscite si impérieusement qu’il faut que je les accueille, que je les examine toutes, l’une après l’autre, comme des amies graves à qui l’on est reconnaissant. Mais c’est fini, je vais dire les faits… Je m’étais arrêtée au bord de l’eau et je la regardais : ça file incroyablement vite, l’eau dans laquelle on va se noyer ; c’est fascinant, hostile d’une sorte de moquerie méchante qui donne le vertige… Mon calme avait cédé à une exaltation intense, mes muscles essayaient le mouvement qui précipite le corps en avant… Et puis… Je ne sais plus bien ce qui est arrivé ; j’ai dû avoir un arrêt de la pensée, car il y a un vide dans ma mémoire, comme si j’avais dormi debout quelques instants. Le choc d’une terreur soudaine m’a restitué la conscience… J’ai tout à coup senti que derrière moi il y avait quelqu’un. J’étais à quelques secondes de la mort désirée, et l’idée qu’il y avait dans l’obscurité un être que je ne voyais pas m’a fait une peur folle ! — Je me suis retournée, on a bougé dans cette ombre, une voix d’homme a dit : « Pourquoi voulez-vous mourir ?… » À l’instant même ma peur est tombée ; je suis restée immobile, gelée par une sensation indéfinissable ; c’était de la honte, je crois, autre chose encore, je ne sais, mais si fort que mes jambes tremblaient. L’homme est venu plus près et, comme je ne répondais rien, il a dit : « Savez-vous qu’aucune souffrance ne légitime la désertion de la vie tant qu’on garde la force de faire des œuvres de pitié ?… »

Léonora se tut : le souffle accéléré, l’œil fixe, elle regardait les lointains du parc.

— Qui était-ce ? interrogea madame des Moustiers d’une voix pressante. Que faisait-il là ?

Mademoiselle Barozzi respira profondément, puis, avec un accent d’ironie triste :

— Tu t’intéresses à l’aventure, dit-elle, ça a l’air d’une fin de chapitre pour un roman feuilleton, n’est-ce pas ?… Qui c’était ? Un prêtre, l’abbé Werner. Ce qu’il faisait là ? Il m’avait suivie… On a probablement une allure révélatrice quand on médite de se jeter à l’eau ; la mienne l’avait frappé au moment où — sans que je l’aperçusse — nous nous croisions sur le pont. Il m’avait observée de loin et, lorsqu’il m’avait vue descendre à la Seine, ne doutant plus de mon intention, il était venu… Voilà… Cinq minutes après, nous remontions ensemble vers le quai, nous rentrions dans la lumière… Jusqu’à trois heures du matin, j’ai marché près de lui, écoutant les choses qu’il disait… Ce qu’était le cœur de cet homme, nul autre que moi ne l’aura complètement su. Il avait le génie du dévouement. Sa vaste culture, l’acuité de son intelligence ne gênaient pas, bien au contraire, le jeu prestigieux de son imagination. Ses idées se faisaient vision, et il croyait à ces visions. Il avait un sens exaspéré de l’extra-naturel ; et, lorsqu’on vivait dans le rayonnement passionné de sa foi, on ne songeait guère à mettre en doute la certitude qu’il avait de son contact avec les choses de l’au delà. Il fascinait la raison par la force inouïe de sa croyance, et sa volonté tendre avait une énergie irrésistible. Sa famille, les gens de sa profession le jugeaient à demi fou. Il était malade, en effet, malade de sa gigantesque bonté qui brisait en lui l’équilibre vital… Tu penseras peut-être, que ce visionnaire, cet homme qui lisait les pensées les plus obscures, qui devinait le passé des êtres, et apercevait nettement leur avenir, n’était en somme qu’un hystérique intelligent. Mais j’ai vu les prodiges de cette sensibilité lucide, et un tel diagnostic me semble un peu trop simpliste… Je préfère croire qu’il était de la race des héros et des saints, gens inexplicables dont les actes ne correspondent jamais aux lois de l’intérêt individuel ni de l’instinct animal… Le soir de notre rencontre – il me l’a souvent répété – il avait été forcé de sortir de chez lui, bien qu’il fût souffrant : une volonté despotique, étrangère à la sienne, le conduisait par les rues, le contraignant au chemin qu’il suivait, il sentait qu’il allait vers une âme en douleur marquée pour lui. En m’apercevant, il avait été averti que j’étais celle-là… Tu trouves ces choses absurdes, sans doute…

— Oh ! non ! non !… Et qu’a-t-il fait pour toi, ensuite ?

– Il m’a instruite dans la science et la religion de la souffrance. Il m’a enseigné le chemin des taudis où on crève en silence, et celui des chambres élégantes où on s’enferme pour crier de désespoir… Pendant deux ans, je l’ai de mon mieux aidé dans ses besognes de consolation et de rédemption. Je ne quittais plus Paris que pour donner des concerts : il fallait de l’argent. Monsieur Werner avait eu une grosse fortune, il ne lui en restait presque rien ; il donnait tout… J’ai vu bien des choses auprès de lui, bien des choses… J’ai vu comment l’excès de la souffrance physique durcit les pauvres et les rend mauvais, comment l’excès de la souffrance morale pervertit les riches et les rend pires. J’ai comme touché avec mes doigts des fibres mises à nu par les passions que l’on rencontre au centre de toute misère. J’ai connu des femmes désagrégées par la tyrannie de l’homme, stupéfiées par la vanité comme par un toxique, abîmées par l’amour. J’ai souvent causé avec des prostituées et parfois je les ai trouvées meilleures de cœur que les mondaines, et bien plus innocentes. L’abbé Werner, dont il n’était jamais question dans les endroits où la charité met des affiches et des drapeaux pour attirer les passants à des réunions de flirt, avait une clientèle immense et disparate de souffrants honteux. Ce n’était pas seulement du pain qu’on implorait de lui… Pour vaincre ma désespérance, il m’a envoyée vers des désespérés. J’ai compris quel sot orgueil cela est de bercer en soi une douleur qu’on imagine rare et précieuse, qu’il y a pire. Avec lui, j’ai tenté, pour soulager les détresses, de grands efforts souvent inutiles. J’ai expérimenté l’ingratitude sous ses aspects brutaux et fourbes… J’avais des révoltes et des colères ; lui, jamais ! Je n’ai pas une seule fois aperçu la mélancolie des désillusions sur le visage de cet être sublime… Il n’a pu m’enseigner le secret de son indulgence : — il y fallait son âme ! — À voir sa bienfaisance ardente, subtile, savante, méconnue si souvent, mon mépris des hommes a grandi, mais aussi j’ai admis l’excuse qu’ils ont de mal faire, et je me suis persuadée qu’il faut secourir toujours, et plaindre… quand on peut. C’est le bonheur qui produit la bonté ; ceux qui demeurent bons dans la souffrance sont des saints, et ce n’est pas pour la sainteté que sont bâties nos carcasses avides et impatientes. Les cœurs et les consciences ne s’améliorent pas avec des conseils, ni même des exemples : il leur faut de la joie…

— Et après, chérie… Pourquoi te tais-tu ?

— Je songe… Ça me fait mal de dire le reste. N’importe, puisque j’ai eu la sottise de te parler de tout cela !… Ma vie a été absorbée ainsi pendant deux ans. Je n’étais en relations qu’avec des êtres qui avaient besoin qu’on soignât en eux de la maladie physique ou morale. Après nos travaux de la journée, nous nous réunissions souvent, monsieur Werner et moi, et nous causions dans la tranquillité de la nuit. Il semblait que les heures du jour ne nous appartinssent pas, mais à autrui, et que le soir venu nous rendît à notre amitié. Ces réunions-là payaient bien toutes les peines ! Quand il était las de me dire les paroles merveilleuses qui m’incendiaient le cœur, il se taisait et je me mettais au piano. Pour lui seul au monde j’ai chanté. Tandis qu’il m’écoutait, il lui arrivait d’entrer en un état étrange. On eût dit que ses yeux ne voyaient plus les choses de la terre, il pâlissait extraordinairement, son masque roidi s’ennoblissait comme celui des morts dans une paix magnifique et terrible. Il venait de ce visage une émotion surhumaine dont j’étais transportée. Je me sentais le rejoindre hors de la vie, ma voix était comme du feu et brûlait mes lèvres en y passant. Ai-je rêvé cela ? Était-ce réel ?… souvent j’ai cru voir une lueur blanche flotter autour de cette figure d’extase… Il me semblait que si je cessais de chanter je tomberais morte. Puis un moment venait où les larmes brisaient ma voix, je partais alors, très vite, sans lui parler, sans qu’il me vît… Il était si loin… si loin !…

Léonora se dressa d’une impulsion violente, et les bras croisés, ses minces narines crispées par le rythme difficile de sa respiration, marcha de long en large devant Jacqueline, qui, immobile, les mains inertes abandonnées sur ses genoux, la regardait.

— Et puis, Léo ? dit-elle au moment où mademoiselle Barozzi s’arrêtait.

Léonora vint se rasseoir auprès d’elle et, d’un ton bref qui peu à peu s’échauffait, elle reprit :

— Il y a dix-huit mois, dans une mansarde où nous avions passé la nuit auprès d’une agonie, il a pris un refroidissement… Il était tuberculeux, ça a marché très vite… Quelques jours à peine… J’aurais tant voulu le soigner, avoir son dernier regard, lui dire avant qu’il partît que, quant à moi du moins, son œuvre n’avait pas été vaine !… Mais sa sœur est venue s’installer auprès de lui, à la première nouvelle de sa maladie, et elle n’a pas permis qu’on l’approchât… Lorsque, avec quelques-uns de ses pauvres, je suis entrée dans la chambre où il était déjà préparé pour le cercueil, je ne l’ai pas reconnu. Son visage, travaillé par la maladie et par la mort, avait pris une expression d’ironie… Son cadavre semblait railler l’effort de sa vie… Et, en ces quelques jours, il était devenu vieux…

— Quel âge avait-il ? demanda Jacqueline avec un regard vif, aussitôt amorti.

— Trente ans… Attends-moi là, veux-tu ? Je vais marcher un peu.

Pendant qu’elle allait, de son pas rapide et libre, dans le chemin qui cerclait la pièce d’eau, madame des Moustiers l’examinait. Elle restait troublée des rudes paroles de Léonora. Sous toute cette emphase n’y avait-il pas une précise armature de vérité ? Se pouvait-il qu’elle fût la créature fragile, vaine, mauvaise, que Léonora décrivait en l’insultant ? Et elle-même, Léonora, quelle femme était-ce ? Jacqueline ne retrouvait plus rien de l’amie qu’elle croyait connaître comme un conte souvent relu aux heures de l’enfance où l’attention est vive. La discordance si évidente entre le tempérament et la volonté, qui apparaissait en mademoiselle Barozzi inquiétait son jugement. Cette beauté d’un caractère presque théâtral, cette véhémence passionnée, l’accent déclamatoire, tout le romanesque des façons de dire, de l’attitude, étaient en antagonisme si évident avec ce qu’elle cherchait à faire croire d’elle-même ! Mentait-elle, ou bien était-ce totale ignorance de son vrai personnage ?

Debout, immobile un instant, Léonora se découpait sur le fond des feuillages : mince, vigoureuse, d’une ligne fière, sa petite tête dressée sur son col haut, elle avait dans la simplicité de son attitude un style naturel d’héroïsme et d’orgueil ; c’était Diane irritée, la Walkure savante et terrible. Cette hautaine fille commandait un destin bizarre ; rien des douces médiocrités qui composent l’harmonieux bonheur de femmes bien exercées à leur rôle ne convenait pour elle. Quel ton d’ardeur en disant son amitié pour l’homme extraordinaire si étrangement surgi dans l’heure du désespoir ! Comme on devinait l’intensité des joies mentales où ensemble ils avaient communié ! Jacqueline songeait à sa propre existence. Quelle misère ! Tout ce qu’elle avait éprouvé s’avilissait d’être comparé aux extases du dévouement mystique que Léonora avait fait entrevoir. C’était là vivre, au moins ! Et elle… Avait-elle aimé, seulement ? Ah ! aimer, aimer !

Elle trouvait un plaisir pénible à demeurer ainsi sans faire un mouvement, tandis que ses artères battaient, que son exaltation silencieuse allait croissant. Tout à coup elle eut un sursaut d’énergie, et dans sa pensée plus active le souvenir s’imposa, d’un incendie qu’elle s’était arrêtée à regarder, du bord de la route où elle passait à cheval. La nappe de feu montait d’un amas de maisons, vers le ciel, un coup de vent avait fendu la flamme haute, et dans la déchirure un soudain paysage était apparu : des arbres, un clocher fin, pourpré par le feu… Elle comprit pourquoi cette image lointaine revenait ainsi, et l’analogie la troubla. En elle aussi cela flambait et, dans l’écartement du brasier, elle distinguait une image ardente : beau, dangereux, avec son regard inquiet, son âme secrète, l’homme dont elle ne savait rien, pas même si elle l’aimait, l’homme auprès de qui elle avait vécu huit années sans chercher à lire en sa pensée… Elle se sentit sur le point de pénétrer le sens de l’angoisse inexpliquée qui depuis la veille l’habitait et, se levant d’un mouvement robuste, elle marcha vers son amie.

Pâle et soucieuse, mademoiselle Barozzi regardait l’eau du bassin, encombrée de grasses végétations. Quand elle fut tout près, d’un geste timide, madame des Moustiers lui toucha le bras.

— Léo, j’ai compris, je crois, les choses que tu m’as dites. Le grand destin des êtres, c’est le dévouement, et le moyen de vivre noblement, utilement, magnifiquement, c’est l’amour, n’est-ce pas ?

Elle parlait d’une voix contenue, car l’insouciance radieuse du matin d’été lui paraissait hostile à sa grave émotion.

Mademoiselle Barozzi releva la tête et la regarda profondément.

— Oui… l’amour qu’on donne, pas celui qu’on veut inspirer, répondit-elle lentement.

Et, détournant ses yeux des yeux trop lucides, Jacqueline rougit.

III


Maud Simpson et M. des Moustiers avaient rejoint les amies. Tous les quatre vinrent s’asseoir autour d’une table à nappe quadrillée de bleu et de rouge. Des choppes en verre épais, pleines de la sombre bière bavaroise, le col délié d’une bouteille de vin du Rhin dressée sur un seau à glace, tentaient la soif. On attendait le déjeuner en causant par phrases interrompues. À terre, des plaques de soleil découpaient finement l’ombre des feuilles. Un rayon coulé entre deux branches, touchant les cheveux de Jacqueline, mordait comme un bijou d’or clair le chignon couleur de marron d’Inde ; de là, le rayon filant au bord d’un verre y faisait pétiller un minuscule brasier prismatique. La chaleur moite de midi épandait de la paresse.

Jacqueline, visiblement distraite des propos qui s’échangeaient, observait André. Il était joyeux et agité, s’inquiétait à tout moment du déjeuner lent à venir, tournait sans cesse la tête dans la direction de la bâtisse où s’élaborait le repas, manifestait la crainte de rentrer à Bayreuth trop tard pour le premier acte du Crépuscule, faisait un compliment à sa femme sur son chapeau, jetait une taquinerie à madame Simpson. Son attitude aisée, la maîtrise qu’il apportait à exécuter les petits actes de la vie frappaient Jacqueline. Il avait les façons de despotisme câlin des hommes à qui leur admiration de la femme confère des droits sur elle. En glissant un tabouret sous un soulier il paraissait se dévouer tout entier ; pourtant, une nuance de raillerie permanente certifiait qu’il n’était le captif durable de rien. Sa grâce facile n’eût suggéré que l’idée du plaisir insoucieux, sans l’inquiétude qui vibrait toujours dans ses yeux verts. D’où lui venait cette expression qui — Jacqueline par un effort de mémoire venait de le découvrir — ne le quittait jamais ? Rien, dans la vie, ne lui opposait de résistance. Il choisissait toujours son bon plaisir, ne faisait pas ce qui l’ennuyait, ignorait la contrainte et mettait un art incomparable à glisser hors de toute tristesse. Cultivé, curieux, il prenait un agrément égal aux œuvres d’art, à la comédie sociale, à l’amitié épidermique ; maniait les grands problèmes de la pensée comme un journal, rapidement lu et dont les nouvelles divertissent un moment ; goûtait en connaisseur les joies de la beauté et celles aussi que donne le ridicule. Chaque circonstance, dans le milieu plaisant et varié qu’il s’était fait, lui fournissait la matière d’un amusement. Mais tout cela n’était bon que pour les surfaces de son intelligence. Avec quoi s’alimentait le besoin d’émotions qu’il avait certainement comme tous les êtres richement organisés ? Quelque chose devait manquer à sa vie profonde. Cela suffisait peut-être à expliquer l’inquiétude de ses yeux, cette étrange inquiétude qui était toujours là, toujours…

En ce moment, il avait un air d’impatience, on eût dit que, requis ailleurs par un devoir pressant il s’irritait à voir grandir son retard. Cependant il n’avait qu’à flâner dans ce parc. C’était lui qui avait organisé ce déjeuner, il devait y trouver de l’agrément… Mais, rejoignant d’autres circonstances, Jacqueline confirmait plus fortement sa notion nouvelle. Il était toujours ainsi : pressé d’arriver, et, à peine arrivé, désireux de partir. Les amusements les plus désirés lui semblaient durer trop…

L’omelette parut. André l’accueillit avec des exclamations blagueuses, mêlées de français et d’allemand, et qui jetèrent dans une confusion rougissante et charmée la grosse fille à hanches en bourrelet et à joues pailletées de taches de rousseur qui apportait le plat. Puis M. des Moustiers s’occupa de servir les trois femmes.

— C’est la joie de la nourriture prochaine qui vous donne envie de rire, Jacqueline ? dit-il, en mettant un morceau d’omelette sur l’assiette de sa femme.

— Non, c’est vous, dit-elle gentiment. Vous avez l’air d’un dompteur affable qui nourrit ses fauves.

— Affable, peut-être ; dompteur, certainement pas, pour les fauves… je n’ose dire le fond de ma pensée, répondit André. Puis versant du Rudesheimer dans le verre de Léonora : Mademoiselle, j’ai causé de vous ce matin avec quelqu’un qui vous admire fort, Hans Hauer, un très excellent homme et, sans contredit, le meilleur critique musical de ce pays-ci ; il m’a révélé que la merveilleuse virtuose, dont j’ai tant entendu exalter le génie, Marthe Helding, n’est autre que vous… J’en ai eu une joie extrême. À première vue, j’avais deviné en vous la grande artiste… J’ai une faveur à implorer : puis-je me risquer à vous dire quelle elle est ?

— Vous me surprenez, monsieur, répondit froidement la jeune fille ; je ne suis en mesure d’accorder de faveur à personne.

— Ah ! si, par exemple ! Vous êtes de celles qui, ayant tout, ne peuvent que donner… C’est déjà une générosité à vous que de consentir à vivre et de permettre qu’on vous regarde…

Il s’était un peu penché vers elle, la gaieté du sourire raillant à peine la tendresse du regard et de l’accent. Le désir de plaire occupait toute sa vitalité : il était charmant.

— Je voudrais vous entendre, continua-t-il après un temps très court ; ne me ferez-vous pas cette suprême grâce ?

— La musique est un métier pour moi et non un passe-temps ; je ne joue que pour étudier et pour gagner de l’argent, riposta rudement Léonora, qui avait rougi.

— Qu’à cela ne tienne ! On payerait volontiers et très cher une pareille joie, fit Maud Simpson, avec une mine de drôlerie qui atténuait l’extrême insolence du ton.

Léonora se tourna brusquement pour lui répondre, mais Jacqueline la prévint :

— Laissez-la tranquille, dit-elle avec un entrain hâtif, vous l’ennuyez. Pensez-vous qu’elle n’ait rien à faire que de vous divertir ?… Si elle est gentille, bien gentille, à un moment où ça lui dira… Car moi aussi, Léo, j’ai une terrible envie de t’entendre… Le concerto de Bach… tu sais, le concerto en mi majeur… ce serait fameux !

— Je jouerai pour toi… peut-être… Tu aimes la musique…

— Eh bien ? et moi, mademoiselle ! croyez-vous que je ne l’aime pas ? s’écria André. Ce serait d’une injustice !… J’en ai la passion ! La musique ! mais c’est le seul moyen que nous ayons d’échapper à tout ce qu’il y a de conventionnel dans notre personnalité acquise… C’est par la musique qu’on retrouve en soi, pour des secondes, l’énergie de l’être primitif, celui que nous avons tous été à quelque moment de l’histoire humaine, et que n’avaient pas encore anémié la civilisation, la morale, toutes les sottises qui naissent de la vie en société… Je n’ai qu’à regarder vos yeux, pour être certain que vous le sentez comme moi ; la musique donne l’illusion de tout désirer et de pouvoir tout étreindre… Vous vous souvenez de ce pauvre diable nostalgique, qui souhaitait que l’humanité tout entière n’eût qu’une seule tête, pour goûter la joie de la trancher d’un seul geste… Eh bien, il n’est pas d’homme digne d’être appelé un homme qui n’ait fait le rêve du cœur de toutes les femmes réuni en un seul et battant contre sa poitrine : le duo de Siegfried réalise pour moi celle envie-là ; il multiplie la sensation à tel point qu’on y possède l’amour total avec ses nuances diverses à l’infini réunies dans l’émotion unique…

— La musique de Wagner convient particulièrement aux sensuels à volonté intermittente, dit Léonora avec un air de dédain irrité.

André éclata de rire ; il s’inclina :

— Voilà comme vous me jugez ! Merci bien ! fit-il gaiement.

— Ce n’est pas de vous que je parle ; je ne vous connais pas.

— Pourtant, je suis sûr que vous avez déjà une idée très arrêtée de mon pauvre individu, et je voudrais en entendre le détail… Je dois vous révéler que, malgré le mépris évident que je vous inspire, j’ai, moi, pour vous une violente sympathie faite d’admiration et de curiosité : les agents les plus actifs du sentiment, vous devez savoir ça. Mais je vous déplais cordialement ?… C’est insupportable !

— Vous vous trompe, monsieur. Vous ne me déplaisez ni me plaisez. J’attends pour me faire une opinion, de vous avoir vu davantage… si cela se produit, ce dont je doute.

— Heureux homme ! Vous ne déplaisez pas à mademoiselle Barozzi !… C’est déjà un triomphe. Manifestez votre joie en étant généreux, donnez-moi à boire ; je meurs de soif, dit madame Simpson dont la bouche étroite souriait méchamment d’un seul côté.

— Nous ne sommes pas venus ici pour nous disputer à propos de Wagner, ni pour explorer mutuellement nos âmes. Cherchons un sujet de conversation où nous soyons tous du même avis ; ce sera hygiénique, par cette chaleur, dit Jacqueline.

Elle s’inquiétait de sentir l’atmosphère chargée d’irritation ; Léonora avait une figure de combat, et elle entendait autre chose que le son de la plaisanterie familière dans la voix d’André.

Il répondit, avec beaucoup de vivacité :

— C’est assommant d’être du même avis ! D’ailleurs, tenez pour certain que mademoiselle Barozzi ne consentirait sous aucun prétexte à accepter le mien, quel qu’il fût. Ne voyez-vous pas qu’elle me déteste ?… Il faut qu’elle finisse par m’aimer un peu, j’y suis décidé… Je veux savoir ce que vous pensez de moi, mademoiselle.

— Qu’importe ce que je pense ? répondit Léonora.

Ses sourcils rejoints barraient son front de leur mince ligne noire ; il y avait de la colère dans ses yeux.

— Il m’importe beaucoup, à moi ! insista André, devenu très sérieux.

– Ce que je puis vous dire ne saurait avoir aucune valeur… Je vous ai vu hier pour la première fois…

— Il n’y a que les impressions de rencontre qui vaillent, interrompit M. des Moustiers. L’intuition seule est juste… Je suis sûr, moi, de vous comprendre mieux que si nous avions passé six mois à faire ensemble le tour du monde sur un bateau à voiles. Je pourrais vous révéler des coins de vous-même que vous ignorez certainement… Voulez-vous que j’essaye ?…

— Non ! Je ne prends aucun plaisir à parler de moi, ni à ce qu’on m’en parle.

— J’ai moins de pudeur et je répète ma prière…

Léonora déplaçait avec des gestes saccadés le couteau, la fourchette, le pain placés près de son assiette ; elle avait la figure blanche, et ses yeux, qu’elle essayait de tenir ailleurs, revenaient sans cesse sur André pour s’en détourner aussitôt. Elle hésita encore ; puis, la parole froide d’abord et s’animant peu à peu jusqu’à l’accent de la brutalité :

— Eh bien, puisque vous y tenez… dit-elle. Si je vous offense, vous vous souviendrez de m’avoir contrainte. Je pense que vous êtes de ceux qui ont ensemble l’égoïsme, sûr de ses droits, indifférent à la souffrance qu’il cause, — quand il n’en tire pas le meilleur de sa joie, — et le goût maniaque de plaire, ce besoin de séduire n’importe qui, même les êtres dont on se soucie le moins, pour rien, pour l’amusement… Vous devez avoir un redoutable art de mentir : à la manière des hommes, pour être le plus fort, à la manière des femmes, pour se défendre. Vous êtes de la race des pervers, dangereux entre tous, parce qu’ils cultivent leur perversité comme une supériorité mentale et qu’ils savent tromper leur conscience par l’insoucieuse gaieté qu’ils mettent à troubler et à trahir…

— Léo ! interrompit Jacqueline d’un accent vif de reproche et d’inquiétude.

Mademoiselle Barozzi tourna vers elle ses yeux violents.

— Oui… pourquoi me force-t-on à dire ces choses ?… Excuse-moi… Tu as eu tort de m’inviter… Je te l’avais dit ! Je suis mal faite pour la gentillesse des déjeuners sous les arbres.

Elle se leva, jetant sa serviette.

— Où vas-tu ? dit Jacqueline avec un geste hésitant pour la retenir.

— Aiļleurs !

Et, de son grand pas rapide, elle s’éloigna et disparut dans une allée.

— Espérons, dit madame Simpson après un instant de silence pendant lequel ils avaient tous les trois suivi des yeux Léonora, qu’elle cédera à l’inspiration de se tremper la tête dans le bassin. Ce sera excellent pour ce qu’elle a… Dites-moi, Jacqueline chère, étiez-vous beaucoup de folles à votre couvent ? Quel singulier endroit ce devait faire !

— Vous trouvez que je suis folle… aussi ?

— Oh ! oui, sans aucun doute ! Mais, heureusement pour vos amis, vous avez une folie harmonieuse, vous ! Pour s’apercevoir de vos crises, il faut regarder soigneusement dans vos yeux… comme j’ai fait tout à l’heure, pendant que votre gracieuse petite camarade nous expliquait en termes d’un si joli goût le caractère de monsieur des Moustiers… Vous aviez l’air d’une personne enfermée depuis sa naissance dans une cave, et qui, sortie sans explication en plein midi, découvrirait la nature dans l’éblouissement et la migraine. Si vous aviez exprimé votre sensation, vous auriez certainement dit : « Vraiment, c’est ça, André ? Est-ce possible ? Mais oui, parfaitement ! Comment ne m’en étais-je pas aperçue ? » Jacquelinette, bonne amie, croyez-vous vraiment que cet homme si agréable en voyage, et dont vous avez le bonheur sans limite d’être la femme, ressemble au portrait que vient de nous en faire cette violoniste délirante ?

— Qui sait ? dit Jacqueline en essayant de sourire.

— C’est une drôle de fille, cette Léonora ; pas polie à l’excès, mais plaisante quand même ! fit André dont les facultés étaient à tel point absorbées par la dissection d’un poulet maigre, qu’il en avait le visage grave.

— Voulez-vous une aile de ce squelette, chère madame ? ajouta-t-il au bout d’un instant.

Il était redevenu gai, ses yeux inquiets souriaient et, de minute en minute, allaient vers le chemin par où mademoiselle Barozzi venait de disparaître.

IV


Il n’y avait pas eu de représentation ce jour-là. Vers midi, Léonora était montée jusqu’à la tour plantée au sommet du bois de sapins, derrière le théâtre, et revenait, lasse d’avoir tant marché. Elle allait vite pourtant, selon sa coutume. Ses gestes avaient toujours un caractère de hâte irritée ; sa parole brève, son allure brusque, toute sa personne était impérieuse dans l’action, et plus encore dans la tranquillité soudaine, où elle se figeait parfois lorsqu’elle ne se sentait pas regardée. Il apparaissait alors dans les lignes de son corps et de son visage, un peu de la fatalité qui force le respect devant les grands marbres antiques. Dès qu’elle ne bougeait plus, elle prenait le style des immobilités éternelles. Mais c’étaient de rares instants. L’agitation détruisait sans cesse son harmonie. Chaque détail d’elle, depuis les plis de sa robe jusqu’au mouvement de ses yeux, indiquait une créature de lutte et de liberté, soucieuse de prouver que rien ne devait la soumettre. Au contact des êtres, l’éclat prochain d’une permanente colère travaillait ses traits. L’ironie rude de sa parole brisait le rythme de sa bouche auquel eût convenu l’apaisement des silences pensifs. Ses joues auraient dû garder toujours leur pâleur de datura ; elles semblaient se déformer lorsque la véhémence intérieure les marbrait de rougeurs anxieuses. Il y avait un pli déjà profond entre ses sourcils trop souvent rapprochés dans l’indignation. Sa froideur même révélait un tumulte secret, et sa violence avait le décousu de la bataille incertaine.

Elle allait droit devant elle, les yeux au sol, la figure pareille à un superbe et dangereux masque de Méduse comme on en voit, forgées au centre des boucliers. Dans sa toilette noire, avec ses cheveux sombres, et ce visage où pesaient la gravité et le tourment, elle semblait, sur ce chemin jauni par le soleil oblique, enveloppée d’une obscurité qui marchait avec elle, cette obscurité d’avant l’orage que creuse le coup de fouet des premiers éclairs.

Un homme qui venait à sa rencontre s’était, en l’apercevant de loin, arrêté au milieu de la route et la regardait venir. Elle se heurta presque à lui, recula, levant la tête d’une saccade, et eut une exclamation :

— Comment, vous êtes ici ?…

– J’ai eu des besognes à Berlin… Puis plus rien à faire. Alors je suis venu jusqu’à Bayreuth pour vous voir un peu… Le temps me durait de vous, comme disent aux nourrices les militaires sentimentaux.

— Vous auriez bien pu m’écrire !

Elle dégagea sa main qu’il avait retenue.

— J’étais en veine de romanesque… ça arrive aux plus honnêtes gens… Je me suis diverti à vous regarder de loin sans que vous me vissiez, et à me rendre compte de la mine que vous faites dans les endroits où on s’amuse.

— Qu’avez-vous découvert ?

— Que vous étiez agitée, troublée, triste… Et aussi que vous avez des relations fort élégantes… Qui donc est la dame à cheveux couleur de miel sombre, avec laquelle vous avez causé dans un entr’acte de Siegfried, il y a deux jours, que vous avez rejointe le soir au restaurant, après avoir quitté les Hauer, et avec qui vous déjeuniez hier à l’Ermitage ?

— Vous êtes bien renseigné sur mes mouvements ! Vous me filez, à ce qu’il me semble.

— Oh ! pour me donner l’habitude. On peut avoir ça à faire un jour… Mais répondez : qui est celle dame ?

— Elle vous intéresse bien, la dame ?…

— Oui, taquine ! J’aurais pu savoir son nom, si j’avais voulu ; car Hauer connaît le monsieur tellement chic qui l’accompagne. — son mari sans doute ?… — Mais j’ai préféré attendre de vous rencontrer pour savoir qui elle est.

— Elle s’appelle Jacqueline des Moustiers, le monsieur chic est son mari, et elle aussi est une personne chic. J’ajoute, dernier renseignement après quoi je n’aurais plus rien à vous apprendre, que c’est une de mes amies d’enfance.

— Vous ne m’en aviez jamais parlé ?…

— Mais, mon bon Erik, je ne vous ai jamais parlé de moi non plus, et, jusqu’ici, ça ne vous avait pas gêné. Vous savez que je déteste raconter mon passé !… Et comme, depuis huit ans, j’étais sans nouvelles de madame des Moustiers…

— Vous l’aimez ?

— Quelle question ! Aime-t-on les gens qui peuvent passer huit ans sans s’occuper de vous ! Je l’ai aimée jadis ; mais, ayant reconnu la vanité de cet exercice, j’y ai définitivement renoncé. Que vous importe tout cela ?

— Elle m’a frappé, cette femme… Elle est particulière ! Je ne sais pas si on peut dire qu’elle soit jolie… c’est autre chose, mieux encore ; davantage, en tout cas. Voulez-vous savoir à qui elle ressemble ? À la duchesse de Montbazon.

— Laquelle ?

— Celle du poème de Gaspard de la Nuit… La dame exquise qui attend l’homme qu’elle aime, et qui meurt de comprendre qu’il ne viendra pas… « Alors madame de Montbazon, fermant les yeux, demeura immobile. Elle était morte d’amour, rendant son âme dans le parfum d’une jacinthe… » Les Fantaisies de Gaspard de la Nuit, c’est un des premiers livres français que j’aie lus, le premier que j’aie senti… J’avais dix-sept ans ; cette phrase, que je viens de vous dire, m’est entrée dans le sang à la manière d’un virus qu’on ne peut plus éliminer. J’en ai été malade tout un printemps, là-bas, en Norvège ; j’étais halluciné par cette vision. Elle est restée en moi. Elle apparaît lorsque je suis souffrant, exalté, ou plus triste que de coutume. C’est une hantise poignante, et délicieuse aussi. Tenez, pendant tout le temps du procès d’Henry, elle ne m’a pas quitté, et, le jour de l’exécution, je l’ai vue à côté de lui sur l’échafaud. Je sais qu’elle viendra me prévenir quand ce sera mon heure. C’est une femme frêle et brûlante avec des yeux d’une douceur mortelle, des yeux sombres de biche traquée ; il y a en elle je ne sais quelle fièvre qui se communique ; sa pâleur tendre a un sens mystérieux, c’est comme une idée précieuse. On devine qu’elle pourrait donner un bonheur surhumain, mais on sait qu’elle est l’Impossible. Entre elle et soi, on sent qu’il y a la mort… Et quel miraculeux pouvoir d’amour, de douleur et de silence ! C’est celle-là qui aime jusqu’à en mourir, le dernier souffle de sa bouche mêlé au parfum de la fleur… Je connais madame de Montbazon, Léonora, je la connais, vous dis-je, et votre amie lui ressemble comme une sœur ! C’est la même souplesse de rameau, la même chevelure molle et lourde et si épaisse que, bien qu’elle soit blonde, elle fait une obscurité pourprée autour de son visage… ce visage dans lequel les yeux vivent si fort qu’on ne voit pas les autres traits, mais eux seuls… Ces yeux !… « Elle était morte d’amour, rendant son âme dans le parfum d’une jacinthe… » Comme elle doit savoir aimer, Léonora, votre amie que vous n’aimez plus !…

Mademoiselle Barozzi regardait le jeune homme avec une douceur inhabituelle ; elle haussa les épaules.

— Je ne vous aurais pas imaginé d’un goût littéraire si attardé ! fit-elle. Le contraste avec vos préoccupations ordinaires est drolatique ; et quant aux rapports de votre conception avec la réalité de madame des Moustiers… Vous ne pouvez pas deviner la prodigieuse bouffonnerie qu’il y a dans tout cela. Ah ! non, elle n’est pas de celles qui prennent le parti de rendre l’âme parce que le bien-aimé ne vient pas !… Pauvre Jacqueline ! Elle sait trop bien que, si celui-là fait défaut, il s’en trouvera d’autres… Vous êtes bon à enfermer ! Êtes-vous vraiment devenu amoureux d’elle à distance ?

— Vous savez bien qu’il n’y a pas de place pour l’amour dans ma vie ! Il faut s’appartenir avant de songer à se donner ; et, si j’avais été libre de moi-même…

— Ne perdons pas de temps à bâtir des hypothèses. Nous avons autre chose à nous dire que toutes ces insanités. Vous auriez pu y penser d’abord ! Chaque fois que je vous retrouve, j’ai toujours l’angoisse de ce que peut-être vous allez m’apprendre. Vous n’êtes pas, au moins, venu ici pour me dire adieu avant de vous risquer dans quelque nouvelle aventure ?… Qu’avez-vous fait à Berlin ?

— Soyez tranquille, il n’y a rien, rien du tout pour le moment ! Ce que j’ai fait… pas grand chose ! J’ai parlé, les autres ont parlé, ça a un peu remué l’air pendant quelques minutes ; et puis, c’est tout. Nous manquons d’une volonté centrale. Nous voulons détruire le principe d’autorité — ce qui, soit dit en passant, est une grande naïveté — et nous ne nous rendons pas compte que c’est au moyen du principe d’autorité autrement baptisé que nous agissons. On ne détruit rien, on déplace, voilà tout, et on change des étiquettes… Ils font d’incroyables dépenses d’énergie et d’abnégation pour des résultats douteux et médiocres. Je suis bien revenu de mes premiers enthousiasmes… Au reste, pour dire la vérité, et vous le savez bien, ce n’était pas la cause elle-même qui m’emballait, mais un désir de vengeance né de ma colère et de ma douleur après la mort d’Henry… J’avais comme le besoin de garder en moi un peu de lui, j’ai imaginé qu’en me consacrant à ses idées je ferais quelque chose pour sa mémoire. Pauvre garçon ! C’était une si belle âme héroïque !… Mais il se trompait. Nous nous trompons tous en croyant qu’on peut efficacement enseigner par la peur et, en les épouvantant, vaincre la stupide et méchante inertie des heureux… La peur rend les plus doux féroces et pousse les plus indifférents à s’unir pour lutter… Ah ! je sais bien maintenant la bêtise foncière que cela est de vouloir faire le bonheur de l’humanité avec des bombes et des couteaux…

Il eut un petit rire triste… Léonora le regardait, d’un air de pitié presque tendre.

– Sans doute, dit-elle, on ne crée rien qui vaille que par le moyen de l’amour. Monsieur Werner vous le répétait souvent. Pourquoi rester avec eux, puisque leur déraison vous apparaît maintenant ?

— Ce n’est que lorsqu’elle triomphe, que l’on peut sans déshonneur abandonner une cause. D’ailleurs, il faut aller jusqu’au bout de ce qu’on a commencé… Que faites-vous de votre passion pour la responsabilité ?…

– La responsabilité de ses actes ? Bien ! Pas celle des actes d’autrui, surtout quand on les juge inutiles ou mauvais… Croyez-moi, vous êtes entré dans une voie qui n’est pas la vôtre. Vos atavismes, votre éducation, la forme purement artiste de votre culture, votre conscience aussi, trop lucide et scrupuleuse, et, par-dessus le reste, vos nerfs trop délicats, tout, vous rend impropre aux actions qu’un jour ou l’autre on peut exiger de vous… J’y songe bien souvent. C’est la seule chose au monde qui me donne la notion de la peur… Vous savez bien que je ne trouve pas que la vie ait une telle valeur qu’on doive hésiter, fût-ce une seconde, à la sacrifier, dès qu’il s’agit d’être utile. Mais c’est révoltant de penser que, pour une idée à laquelle on ne croit pas, on risque de mourir dans l’exécration et le mépris, non seulement du plus grand nombre, ça n’importerait guère ! mais des meilleurs.

– Tant pis, il faut marcher !

– Mais non ! C’est imbécile ! Ce n’est pas ma prudence de femme qui vous conseille ; car je sens bien que ce doit être plus dangereux que n’importe quoi, d’avouer à ces gens-là, dont on a les secrets, qu’on ne veut plus collaborer à leur œuvre. Mais ce danger-là me paraît préſérable à l’autre.

– Toujours notre même dispute, bonne Léonora, que de fois n’avons-nous pas dit tout cela ! Vous vous acharnez à calomnier ces pauvres diables, vous avez tort… En somme, ils ne tuent que des chefs d’État ; et encore, pas bien souvent.

– Allons donc ! Ce n’est pas aux rois qu’ils en ont lorsqu’ils jettent leurs boîtes à sardines dans les cafés ou qu’ils posent des marmites devant les loges des concierges. Ils tuent au hasard, pour tuer, comme des idiots !

— Ils ne vont aux extrêmes que quand ils sont exaspérés. Ils sont quelquefois maladroits ; mais, quand même, dans une certaine mesure, insuffisante, je vous l’accorde, – ils remuent un peu les fonds de la conscience bourgeoise ; ils appellent l’attention sur ce fait que la souffrance humaine peut devenir un danger pour ceux qui en sont la cause torpide ou active… c’est quelque chose, cela ! Et puis, écoutez, Léo, il ne faut pas que des esprits affranchis comme est le vôtre, qui savent si bien la souffrance et travaillent si courageusement à l’adoucir, à redresser les âmes courbées, se contentent des jugements sommaires des mondains. Criminels, idiots… c’est vite dit, et très mal dit ! L’esprit de sacrifice de ces idiots et de ces criminels est parfois sublime ; ils sont sans cesse prêts à donner leur vie. Le but fût-il mauvais, cela n’atteint pas la qualité de leur héroïsme. Le soldat qui se fait tuer dans une guerre injuste n’est pas inférieur à celui qui se fait tuer en défendant la patrie envahie, et l’homme qui meurt dans la réprobation, pour une idée qu’il comprend et qu’il adore leur est supérieur à tous les deux… Les chrétiens qui étaient joyeux sous la griffe des lions et dans les brasiers, ceux-là dont on célèbre la fête en balançant des encensoirs, avaient dans le cœur une émotion très pareille à celle qui mène ces hommes dont vous avez tort de parler ainsi… Comme les chrétiens nous sentons et comprenons que le sacrifice de soi est seul efficace et, même si nous ne prenons pas les bons moyens, l’intention est sainte.

— C’est possible ! Seulement votre comparaison même vous condamne. Les chrétiens se contentaient de mourir pour leur espoir : vos amis commencent par tuer… cela fait une différence. Mais vous vous trompez sur eux. Ce ne sont que des détraqués, féroces par inconscience et dégénérescence nerveuse, ou bien des fous d’orgueil qui rêvent l’illustration par le crime décoratif. Il n’y a nulle beauté dans leur cas. Je vous l’ai dit souvent, je vous le redirai, jusqu’au jour où, sans conviction, inutilement, vous serez détruit pour avoir obéi à l’un de leurs ordres…

— Les efforts peuvent ne pas donner tout ce qu’on attend d’eux, ils ne sauraient être entièrement vains… Où voyez-vous qu’on ait jamais fait de profondes révolutions sociales par la persuasion ?… Tout se fonde dans le sang et par le sang… celui qu’on donne, celui qu’on prend… Pour instaurer l’idée chrétienne, il a fallu les martyrs ; pour réveiller l’Europe de la léthargie catholique, il a fallu les bûchers de l’Inquisition ; la pensée de la Révolution a nécessité la guillotine et les guerres de Napoléon. Pour qu’une idée vive et soit féconde, il faut des persécutions et des meurtres de réaction. On ne prouve rien qu’en tuant et en mourant.

— J’admire que ces gens qui prétendent à créer la loi nouvelle se réclament des méthodes par quoi se sont justifiées toutes les choses qu’ils veulent détruire. Au xiiie siècle, le Vieux de la Montagne et ses assassins, persuadés par le haschisch et l’abrutissement, n’opéraient pas autrement que vous ne faites. Eux aussi prétendaient régner par la peur… Le but était différent, direz-vous. Mais avez-vous seulement un but défini ? Non, non : rien n’est viable qui n’ait la logique à sa base… Le tyrannicide est un mauvais argument contre la tyrannie. Le respect de la vie humaine est le principe de tout ce qui mérite le nom de progrès. Si elle triomphait, l’anarchie mettrait en d’autres mains ce principe d’autorité que, vous le reconnaissez vous-même, on ne peut pas détruire : elle ne ferait que de « l’autrement »… c’est du mieux qu’il importe de faire.

– Ah ! sans doute, mais l’injustice est immense et la souffrance impatiente… Alors ?… Après tout, les seuls hommes utiles, c’est peut-être ceux qui fondent une famille, se satisfont de la dureté ou de l’étroitesse de leur sort, pensent tout près de l’endroit où ils sont nés et où ils mourront, donnent à leurs enfants l’exemple de la règle et ne se tourneboulent pas la tête avec les devenirs de l’humanité… Mais ça non plus n’est pas sûr… Chaque fois qu’on fait un enfant, on risque de remettre en circulation les instincts infâmes d’une canaille d’ancêtre qu’on ne se connaissait pas. C’est de quoi troubler les scrupuleux dans leur désir de peupler la terre… Au fond, il n’y a rien pour satisfaire pleinement l’esprit que le sort des fakirs de l’Inde, gens sagaces qui laissent sécher leurs bras à force de les tenir en l’air et qui, pendant que dure l’opération, s’occupent en ne pensant à rien. Je finirai par me faire fakir.

— Vous finirez peut-être sur l’échafaud, comme Henry, pour payer un acte atroce que vous aurez exécuté en sachant à l’avance qu’il ne mènerait à rien. Mais je n’ai pas renoncé à tout espoir d’un réveil de votre raison ; et puis, Dieu merci, il y a sous votre énergie une incertitude de fond qui vous arrêtera, sans doute à temps… Ça vous fâche, ce que je dis ? Parce que vous sentez que c’est vrai. Voyez-vous, Erik, quoique vous en pensiez, vous avez le lait de la femme dans le sang, et la rêverie de vos paysages du Nord dans la tête. C’est ça qui vous sauvera… à moins que, par d’autres routes, ça ne vous perde… En y songeant bien, je crois que vous finirez par vous suicider dans un désespoir d’amour, tout bêtement… très bêtement.

Le jeune homme eut un éclat de rire. Il ôta son chapeau ; la masse de ses cheveux d’un blond très pâle se répandit autour de son visage étroit, blême et glabre, à front trop haut. Ses yeux, d’un gris verdâtre de foin nouveau, riaient comme sa bouche. Il salua Léonora d’un geste emphatique.

— Prophétesse ? dit-il. Nous verrons bien !

Puis, redevenant grave :

— J’ai tort de plaisanter… Pourquoi ai-je ri ? Votre pouvoir de deviner est si fort ! Il me rappelle souvent celui de notre ami Werner. Vous avez hérité des choses de lui… Pas sa douceur, par exemple !

— Les femmes qui veulent marcher seules ne peuvent pas s’accorder le luxe d’être douces !

— La douceur, amie Léonora, c’est le sommet de la force… J’ai toujours eu l’impression de quelque belle faiblesse cachée sous votre terrible combativité.

— Une de ces faiblesses qui rendent les femmes adorables à l’énergie virile ? répondit mademoiselle Barozzi avec une ironie coupante. Renoncez à l’espoir de me trouver ces grâces délicates. Je suis telle que je parais.

— Et cependant vous êtes capable de tendresse, ne le niez pas : j’ai vu. Vous êtes merveilleusement bonne avec les malheureux, et vous aimiez Werner. Ah ! comme vous l’aimiez ! Entre vous deux, il m’est arrivé d’éprouver presque matériellement la force du sentiment qui vous liait l’un à l’autre… Je ne vous ai jamais dit cela… J’avais, à certains moments, la sensation d’en être étouffé comme on l’est par de la fumée qui emplit les poumons… Au reste, c’est dans cette atmosphère extraordinaire, et grâce à elle, qu’est née mon affection pour vous, une affection extraordinaire, elle aussi — je me demande si vous vous en rendez compte : il y a dedans de la crainte, de l’attente, de la colère aussi parfois… Pourtant je ne puis me passer de vous voir. Quand nous restons séparés longtemps, je ne suis plus moi-même, il me semble que ma sensibilité s’est mise à parler une langue que je ne sais pas…

— Redescendons vers le théâtre, voulez-vous ? J’en ai assez d’être sur mes jambes, j’aimerais bien m’asseoir.

– Ah ! Léonora. Vous avez cru que j’allais vous faire une déclaration !… Soyez tranquille ! Je ne suis plus capable que d’amitié intellectuelle. Ce n’est pas seulement par nécessité que j’ai le cœur solitaire, c’est par choix aussi… Tenez, voici madame de Montbazon, elle vous a vue… elle vient ! Rejoignez-la ; moi, je reste ici.

Vêtue de blanc, coiffée d’un vaste chapeau qui ombrait ses yeux, Jacqueline s’avançait, de son allure assouplie. Mademoiselle Barozzi marcha vers elle.

— Je t’ai cherchée depuis ce matin dans tout Bayreuth, dit madame des Moustiers en serrant la main de son amie. J’avais un tel désir de te voir !… Tu es toujours fâchée ?…

— Non… et j’ai conscience d’avoir été ridicule et prodigieusement mal élevée hier… J’avais les nerfs agités par les mauvais souvenirs. Il ne faut pas m’en vouloir… Quelle idée ton mari a dû prendre de moi !

— Il te trouve délicieuse. Il m’a chargée de te faire ses excuses. Il prétend que c’est lui qui a eu tous les torts, qu’il a manqué de tact… je ne sais quoi encore. Il s’expliquera tout à l’heure avec toi, si tu le veux bien. Lui et Maud sont au restaurant. Mais je t’ai dérangée ; tu étais avec quelqu’un que ça n’a pas l’air d’amuser d’attendre.

– Laisse-le attendre.

— Pauvre homme ! Qui est-ce ?

— Un camarade… Je l’ai connu chez l’abbé Werner, dont il était l’ami ; il s’appelle Erik Hansen. Ça ne te dit rien, je suppose ?

— Non… Il est singulier. Sa laideur me plaît assez. Je l’avais remarqué, il était derrière moi pendant le Crépuscule. Il a quelque chose d’intense… Que fait-il dans la vie ? C’est un artiste ? un orateur ? il a une tête à inventions et une bouche à discours éloquents…

— Ni un artiste, ni un orateur, ni un inventeur… Non, rien de tout cela !

— Quoi, alors ?

— Que t’importe ?… Tu ne songes pas à l’employer, sans doute ?

— Comme tu réponds drôlement : Est-ce que ton ami a une profession inavouable ?… Il est bourreau, peut-être ?

— Peut-être…

Jacqueline cessant de regarder dans la direction d’Erik Hansen, fixa les yeux sur Léonora :

— Je ne veux pas être indiscrète, dit-elle avec un sourire de moquerie retenue, mais il s’ennuie bien là-bas, le pauvre. Il regarde le paysage avec un air fâché, comme s’il n’arrivait pas à trouver la place convenable pour une ligne de chemin de fer… Ce doit être un ingénieur, et pas du tout un bourreau, comme tu voudrais me le faire croire ? Quel dommage ! Appelle-le. J’aimerais le voir de près.

— Avoue que c’est l’hypothèse du bourreau qui t’intéresse ?… Et si elle était exacte ?

— Tant pis ou tant mieux !

— Je puis te donner sur lui un renseignement qui t’en dégoûtera sans doute. Ce n’est pas un homme du monde. Il est né en Norvège d’une bonne famille bourgeoise, mais, avec son pays, — où il n’est pas retourné depuis douze ans, – il a quitté les préjugés sur lesquels pivote l’existence de tes pareilles… C’est un esprit très libre, il vit, en dehors de toute convention… Je crains que tu ne le trouves singulièrement inhabile aux compliments.

— J’en serai ravie ! Si tu savais comme j’en ai assez des compliments.

Mademoiselle Barozzi fit un signe à Erik, qui s’approcha rapidement.

— Permets-moi de te présenter monsieur Erik Hansen.

Puis Léonora se tut et prit un air de distraction.

Après avoir salué, le jeune homme demeura silencieux, examinant Jacqueline avec une attention grave qu’il ne prenait la peine de masquer sous aucune attitude de déférence. Embarrassée un moment, elle dit avec une grâce quêteuse de sympathie :

— Vous aimez notre Léo, monsieur, et elle vous aime aussi ? Vous êtes bien heureux ! Je vous envie…

— Auriez-vous eu, madame, l’imprudence de démériter son affection ?… Je sais qu’elle est, comme le dieu d’Israël, fort implacable par tempérament.

— Oui, j’ai démérité. Mais je me repens. Depuis que je l’ai retrouvée, j’ai aussi découvert que j’avais absolument besoin d’elle. Elle ne croit plus en moi, cela me fait une peine affreuse. Vous dites qu’elle ressemble au Dieu d’Israël… Est-ce qu’il ne pardonnait pas quelquefois, lorsqu’il s’était donné l’agrément de la vengeance ?

– J’espère qu’elle ne vous pardonnera pas, madame ; on ne pardonne que par mépris.

— Alors, que faire ?… Elle m’aimait bien, autrefois, vous savez !

— Je m’en doute !… On ne ressuscite pas les sentiments qu’on a détruits, mais rien n’empêche qu’on rebâtisse sur la place des ruines.

— Ah ! je voudrais tant ! Et cela semble si facile ! Je suis si différente de la mauvaise sotte à qui elle en veut ! J’ai un cœur tout neuf… Mais elle ?…

— Madame, le plus grand des poètes a dit dans un vers devenu banal, que l’amour ne permet pas à l’être aimé de n’aimer point. Mais, si je comprends bien, vous vous êtes remise à chérir mademoiselle Barozzi depuis quelques jours, et vous l’aviez oubliée pendant des années… Soyez patiente.

— Si nous causions un peu de Wagner, ou du soleil couchant ? dit Léonora d’un ton de sarcasme. Ne penses-tu pas que tes relations avec monsieur Hansen sont encore un peu bien fraîches pour que tu te confies ainsi à lui ?

— Non, riposta madame des Moustiers d’un ton ferme, car je pressens qu’il sera mon allié contre toi. Tu m’as contrainte à regarder en moi-même… et maintenant tu veux t’en aller, me laisser déconcertée, désireuse de marcher dans le bon chemin et ne sachant où il est… Ce serait trop simple, et trop cruel aussi. Monsieur Hansen, apprenez-moi par quelles paroles ou par quels actes je la persuaderai. Il fait vide en moi sans elle, et triste, si horriblement triste !…

— Je te l’ai déjà dit, tout cela, c’est l’agitation wagnérienne. Ça passera dès que tu seras sortie du cercle fatidique de Bayreuth. Ce sera assez d’avoir à commander tes toilettes d’hiver, pour te remettre de bonne humeur ; et, tu riras bien en te souvenant d’avoir raconté ton pauvre cher cœur à une vieille fille bougonne dont tu ne t’es jamais souciée et à un monsieur qui passait par là, dont tu ne connais ni l’histoire, ni le caractère, rien — pas même la position sociale.

Jacqueline rougit en voyant le maigre visage d’Erik se colorer. Ensemble ils détournèrent les yeux ; Léonora continuait :

— Tu as des mélancolies de femme riche, oppressée par la gêne de ne savoir quoi souhaiter… Tu ne connais pas la vraie douleur, celle qui se tait.

Le ton était d’une telle amertume et si dur que le visage de Jacqueline se contracta de colère souffrante. Elle dit, amèrement, elle aussi :

— Tu te trompes ! Léo ! Je connais cette douleur-là… J’ai eu un enfant : il est mort…

Mademoiselle Barozzi lui posa la main sur l’épaule, d’un geste vif et tendre.

— Pardon, fit-elle très doucement. Si je l’avais su, tu n’aurais entendu de moi rien qui pût te blesser ! Mais pourquoi ne m’avoir pas parlé de cela d’abord ?

— Parce que, dès les premiers mots échangés, tu as été si cruelle pour moi que je n’ai pas eu le courage de mêler ce souvenir-là au mal que tu me faisais.

— Pauvre petite ! Oui, tu as raison, j’ai été mauvaise. Je ne savais pas… Je te croyais prise tout entière par des frivolités, inconsciente, satisfaite dans un mariage banal…

— Dis, Léo, qu’appelles-tu un mariage banal ? Et qu’est-ce qu’un mariage qui serait autrement ?

— Les unions sacrées se fondent sur le sentiment de légalité, le goût du respect et le désir du sacrifice, répondit mademoiselle Barozzi d’un accent singulier qui hésitait.

Ils étaient arrivés devant le théâtre ; M. des Moustiers et madame Simpson, qui sortaient du restaurant, s’approchèrent.

Maud, toute vêtue de bleu pâle, ajustée avec une exquise précision, salua mademoiselle Barozzi assez dédaigneusement, et, prenant la face-à-main qui pendait à sa taille au bout d’une chaîne de perles, examina Hansen. Elle possédait le secret de cette insolence dans l’attitude qui établit comme mécaniquement les distances sociales. À ce moment, il était visible qu’elle tenait à faire partager au jeune homme l’immense étonnement, un peu choqué, qu’elle éprouvait de se rencontrer avec lui dans un voisinage si immédiat. Erik soutint l’insulte tacite de l’intention, avec un sentiment de perceptible agressivité.

M. des Moustiers, déférent et affectueux, s’était empressé vers Léonora ; il l’implorait de lui pardonner ses maladresses de la veille. Jacqueline l’interrompit d’un geste qui le désignait à Erik :

— Mon mari… monsieur Erik Hansen, dit-elle.

Puis, aussitôt :

— Maud, laissez-moi vous nommer monsieur Hansen, un grand ami de mademoiselle Barozzi.

L’autorité du ton imposait la courtoisie.

André salua, tendit la main ; ses yeux rapides parcoururent, des cheveux aux bottines, toute la personne d’Erik, dont la mise correcte révélait pourtant l’indifférence anti-mondaine d’un homme qui ne prend point souci de ce qu’on pensera de son apparence. Pendant cet examen, il n’avait cessé de regarder M. des Moustiers au visage ; et lorsque, la brève vérification finie, leurs yeux se rejoignirent, il y avait du déplaisir dans ceux d’André, du défi dans ceux d’Erik.

M. des Moustiers, pour meubler le silence qui s’était établi, reprit le développement de ses excuses à Léonora. Jacqueline l’interrompit encore :

— Ah ! ne parlons plus de ça, je vous en prie, dit-elle, c’est oublié ! Occupons-nous d’assurer la prolongation de nos existences par le moyen de la nourriture. Où manger ? Au Restaurant berlinois, n’est-ce pas ? À sept heures ? Oui, c’est cela. Léo, tu dîneras avec nous. Et vous, monsieur, nous ferez-vous le grand plaisir de l’accompagner ?

— Merci, madame, oui, très volontiers, répondit Erik.

M. des Moustiers d’un air cordial, dit un mot du plaisir que lui donnait cet arrangement, et fit une plaisanterie sur l’illusion d’imaginer que ces dames pussent être prêtes exactement à l’heure indiquée.

Après quelques paroles encore, on se quitta. Mademoiselle Barozzi et Hansen prirent à pied le chemin qui descend vers Bayreuth ; madame Simpson et les Moustiers regagnèrent leur voiture.

— Quelle idée baroque d’inviter cet individu ! dit André dès qu’ils furent à quelque distance. Est-ce que vous le connaissez ? D’où vient-il ? Qui est-ce ?

— Il est l’ami de Léonora ; j’aime Léonora ; cela m’a paru suffisant, riposta Jacqueline un peu sèchement.

— L’ami… Jusqu’à quel point, demanda Maud en arrangeant avec soin les plis de sa jupe dans la voiture où elle venait de monter.

— Ah ! je vous en prie, ne plaisantons pas là-dessus, cela me serait souverainement désagréable ! répondit madame des Moustiers.

— Mais je ne plaisante pas ! Qu’y aurait-il de surprenant à ce que cette personne « libre » fût la maîtresse de ce singulier homme ? Vous voulez bien reconnaître qu’il est singulier, je pense ? Ils iraient ensemble délicieusement.

— Je nous souhaite, à toutes les deux, d’être aussi parfaitement pures de fait et d’intention que l’est mademoiselle Barozzi, dit Jacqueline dont un peu de colère pourpra les joues.

— Merci bien ! Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’insisterai sur mon ambition de n’être « aussi » quoi que ce soit qu’elle.

— Je vous avertis, pendant qu’il est encore temps d’éviter un malheur, que vous allez vous disputer, dit M. des Moustiers. Employez mieux vos belles intelligences. Aidez-moi à retrouver ce que me rappellerait — si je me le rappelais — ce nom de Hansen ? Où diable l’ai-je entendu ?… ou lu, peut-être ? Hansen, voyons, Erik Hansen ! C’est un nom germanique. Qu’a-t-il bien pu faire que j’ai su et ne sais plus ? Un traité de philosophie ? Il a une tête à ça ; il ne lui manque que des lunettes pour réaliser le type de professeur d’écriture qui distingue les penseurs allemands du reste de l’humanité… Ça doit être un homme qui s’occupe de la chose en soi et de l’impératif catégorique… Erik Hansen ? Ça ne vous dit rien ni à l’une ni à l’autre ?

— Non, répondirent les deux femmes.

Ils cessèrent de parler. La voiture traversa la ville, où l’humidité et la brume crépusculaire montaient ensemble du sol noir, et s’arrêta devant une façade grise, sur une place morne bordée d’anciennes maisons, avec, à son centre, une statue de Jean-Paul dressée au-dessus de jardinets dont les fleurs avaient un air de mélancolie.

Maud et Jacqueline descendirent.

— Ah ! parbleu, voilà ! s’écria André en laissant aller la main que madame Simpson avait appuyée sur la sienne en sautant à terre.

— Qu’arrive-t-il ? demanda Jacqueline s’arrêtant au moment de franchir le porche.

— Je sais ! J’ai retrouvé… Eh bien, elle est forte, par exemple ! — Oui, oui, parfaitement ! Hansen ! C’est le nom d’un anarchiste. Vous ne vous souvenez pas ? Barrois nous en parlé au moment du procès deHenry. Voyons, vous savez bien, il vous avait assez énervée avec toute cette histoire… Cet Hansen était l’ami intime d’Henry, une manière d’illuminé. Barrois disait de lui un tas de choses, que j’ai oubliées. Je ne sais plus pourquoi on ne l’avait pas arrêté, lui aussi. Et, après — au moment de l’assassinat de l’impératrice d’Autriche, – on a inquiété quelqu’un qui s’appelait comme ça ; il me semble bien, du moins.

– Ah ! dit Jacqueline.

Elle restait immobile au seuil de la maison, ne songeant plus à entrer. Elle regardait devant elle la place morne, les anciennes maisons, les fleurs mélancoliques et la statue de bronze luisante encore sous le jour défaillant. M. des Moustiers suivit la direction de son regard.

– Ça a un charme pénétrant, les petites villes allemandes, à cette heure de fantômes et de souvenirs, dit-il comme s’il eût voulu commenter la rêverie singulière des yeux de Jacqueline.

– Oui, répondit-elle.

Ils entrèrent ensemble. André revint à son idée.

– Je suis certain du nom, c’est bien le même qu’avait l’ami d’Henry ; par exemple, s’appelait-il Erik ? Ça, je ne sais pas… Oh ! probablement, ce n’est pas lui, ce serait trop absurde ! Au reste, l’autre, l’anarchiste, devait avoir un nom de guerre ! Tout de même, si c’était lui !… Vous voyez-vous ayant invité à dîner un type qui tue les rois et met des bombes chez les banquiers juifs ? Ça vous ressemblerait bien ! Il a l’air assez tranquille ; espérons que ce n’est pas lui… Ne faites pas une figure consternée, Jacquelinette, tout cela n’a aucune importance. En admettant même que la belle Léonora choisisse ses amis dans l’anarchie, comme nous n’aurons guère de chances pour jamais revoir ce personnage, il n’en sera rien de plus.

Jacqueline fit un mouvement de tête qui signifiait peut-être qu’en effet tout cela n’avait pas d’importance et, sans répondre, passa dans sa chambre.

V


La dernière représentation des Festspiele venait de finir ; la foule envahissait le restaurant du théâtre. Le bruit avait un timbre plus élevé que les autres soirs, l’excitation nerveuse de tous un caractère particulier. Ceux que fanatisait sincèrement le culte wagnérien tentaient d’échapper dans l’animation verbale, au sentiment de vide et de détresse causé par la certitude que la récente griserie ne devait plus se renouveler de longtemps. Les purs snobs libéraient, en gestes inutiles, leurs muscles fatigués d’ennui, respiraient allègrement et goûtaient comme un plaisir revivifiant la fin de la contrainte. On voyait dans leurs yeux la joie saine de la corvée menée à bien, l’honnête bonheur de n’avoir plus d’harmonies compliquées à subir, d’être délivrés enfin, avec le bénéfice de pouvoir dire qu’ils étaient venus là. Tout le monde avait une faim inaccoutumée, un besoin de se refaire. Les garçons du restaurant tourbillonnaient avec des clameurs rudes, tiraillés par les devoirs antagonistes de servir les clients et de ranger les vaisselles qui devaient le lendemain être expédiées vers d’autres lieux. Des verres heurtaient des assiettes, et des mots criés très haut se rencontraient. On s’appelait de loin, on croisait des adieux avec les amis qui prenaient le train de onze heures pour Nürnberg. Il y avait des contestations véhémentes autour des places envahies. Un brouhaha énorme remuait une odeur de bière dans l’air épaissi.

Les Moustiers et madame Simpson eurent quelque peine à joindre leur table. Ils étaient arrêtés à chaque pas. La belle madame Steinweg désirait raconter la syncope qu’elle avait eue par excès d’émotion en écoutant « l’enchantement du Vendredi Saint ». Albert Marlette, essayait un commencement de conférence sur Jacqueline qui, cherchant des yeux Léonora et Hansen, ne l’écoutait pas ; les Audichamp, ayant repris le goût de vivre, au dernier accord de Parsifal, insistaient pour organiser avec M. des Moustiers une excursion vers les châteaux de Louis II : « On avait besoin de s’aérer, après toute cette musique… oh ! admirable, certainement, tout à fait admirable, mais un peu fatigante !… »

Jacqueline, très pâle, les yeux cerclés, l’air absent, répondait par monosyllabes distraits, avec un sourire de migraine.

Depuis une semaine, laissant ensemble madame Simpson et André, elle avait passé des heures à marcher dans la campagne avec Léonora. Erik Hansen les rejoignait toujours à quelque point de la course. Ils causaient interminablement et Jacqueline prenait un plaisir énervé à leur compagnie. Auprès d’eux elle se sentait dans un monde neuf où toute chose avait une saveur forte. Elle ne trouvait plus Léonora déclamatoire ; l’inquiétude sourde que lui causait l’énigmatique personnalité d’Hansen s’affaiblissait. Ces gens singuliers devaient détenir le secret d’un bonheur plus vif. Désireuse de vaincre les méfiances qu’elle leur apercevait, elle n’avait songé qu’à leur plaire et s’y était employée de tout son art, qui était grand. Ce jour-là, pendant la représentation de Parsifal, elle avait eu la soudaine notion de la fin de quelque chose. Les amis à demi séduits allaient partir, elle resterait seule, le cœur inoccupé et plus ardent. Elle avait eu pitié d’elle-même. En entendant la pathétique Kundry dire son brûlant désir de servir, elle avait tout à coup compris qu’elle n’était plus l’inconsciente venue à Bayreuth pour y prendre un divertissement et, toute pleine de détresse et d’enthousiasme alternés, elle s’était laissé ravager par le voluptueux mysticisme de Parsifal jusqu’à en souffrir, mais de façon délicieuse. Et tandis que le vénéneux et savant baiser de la magicienne enseignait le devoir au pur enfant, elle avait reconnu que le départ d’Erik et de Léonora ne devait pas la tant désoler, ils la laissaient fortifiée pour l’accomplissement de son véritable destin : la conquête de l’âme mystérieuse d’André. C’était vers cela qu’elle allait, sans le savoir, tandis qu’elle écoutait ses amis d’un cœur si fervent. Elle cessa de penser à eux pour ne plus penser qu’à André. Saurait-elle lui faire comprendre et partager ce souhait d’union parfaite et d’entente profonde ? Une fatigue peureuse l’envahit vers la fin de la représentation, et, en ce moment, elle ne savait pas si elle souhaitait ne plus penser, dormir dans un grand silence, être morte, ou bien sans attendre, faire les efforts qui devaient la recréer à l’image du bel idéal entrevu.

André salua quelqu’un ; elle regarda machinalement dans la même direction que lui et aperçut, rendant le salut, l’étrange personnage qui l’avait presque effrayée, le jour où, après sa rencontre avec Léonora, elle était venue rêvasser au bord de la terrasse. Depuis, elle ne l’avait pas aperçu et n’avait plus songé à lui.

— Qui est ce monsieur ? dit-elle à André, contente de trouver dans sa curiosité une petite excitation qui la ramenât à la réalité de l’instant.

— Étienne Marken, vous savez ? le critique de l’Époque, l’auteur de Prométhée vengé. Un drôle d’individu, vaguement taré, on ne sait pas bien par quoi. Il a de l’esprit, du génie un peu, comme tout le monde. C’est bien, son Prométhée. Vous vous rappelez le chapitre : Victorieux vouloir, ça ne ressemblait à rien d’autre. Il est agréable, d’ailleurs ; et d’une insolence quand on ne lui plaît pas ! On dit que c’est l’homme de Paris qui a le plus de dettes. Mais on le flatte, sans doute. En tout cas, il ne m’a pas encore tapé.

— Comment se fait-il que vous ne m’ayez jamais parlé de lui ? Vous le connaissez depuis longtemps ?

— Oui… je crois. Je ne sais plus. Depuis toujours, sans doute. C’est comme si vous me demandiez depuis quand je connais la colonne Vendôme.

— Où le voyez-vous ?

— Mais partout. Vous l’avez rencontré cent fois aux premières, aux courses et même à Puteaux, où il a trouvé moyen de s’introduire je ne sais comment. Je le vois souvent au cercle aussi. Il est très joueur, gagne et perd des sommes énormes avec un sang-froid de sauvage… ou de monsieur qui risque plutôt l’argent des autres que le sien.

— Et, dit madame Simpson, c’est sa femme, cette jolie petite brune qui regarde Jacqueline comme si elle devait sous peine de mort faire son portrait ressemblant avant d’aller se coucher ?

— Oui, c’est sa femme. Il l’a importée d’Italie, ça se voit de reste… En effet, ma chère, vous paraissez l’intéresser à l’extrême. C’est dangereux, on la dit d’une jalousie farouche, d’ailleurs justifiée, naturellement.

— Pourquoi naturellement ?

— Parce que les femmes jalouses sont vouées plus encore que les autres à la trahison. — Asseyons-nous là ; il y aura moins de courants d’air.

— Vous méprisez la jalousie ? dit Jacqueline en dépliant sa serviette.

— Je ne méprise rien. On peut tirer du plaisir de tout… mais la jalousie des femmes gêne et ridiculise l’homme.

— Et celle des hommes ?

— Ah ! c’est bien différent. La femme appartient ; il est légitime d’être jaloux de ce qu’on possède.

— L’homme devrait appartenir aussi.

— Quelle idée ! Comment, vous, la liseuse de bouquins de physiologie, dites-vous une chose semblable ! L’homme prend, la femme se donne, et tout le monde est content.

— Pourquoi alors le mensonge des contrats qui feignent d’astreindre à un engagement identique votre activité et notre passivité ?

— C’est au mariage, je pense, que vous faites allusion en ces termes sévères et obscurs ? Prenez des haricots verts, ils ont l’air d’être moins toxiques qu’à l’ordinaire… Vous avez bien raison : le mariage est une institution absurde. Mais les spécialistes prétendent qu’il sauvegarde la famille… Quant à moi, je suis prêt à admettre tout ce que vous voudrez dans le sens contraire.

— Vous ne pensez pas que le mariage ait en soi une force spirituelle capable d’agir sur ceux qui l’ont librement contracté ? Vous n’éprouvez pas la puissance mystique dont la tradition l’a investi ? Il vous semble inadmissible qu’un acte accompli pendant des siècles par des gens qui l’ont tenu pour sacré devienne tel en effet ?

— Ma pauvre chérie ! En voilà une conversation !… Ah ! vous n’êtes pas gaie après Parsifal ! Sérieusement, tenez-vous beaucoup à ce que je réponde comme ça, tout de suite, sans avoir fait de recherches dans aucune bibliothèque, ni consulté les gens compétents ?

— Prenez courage, dit madame Simpson avec une gravité burlesque. D’abord, je vois sur la figure de Jacqueline qu’elle est décidée à tout savoir, et puis, c’est excellent pour vous d’être examiné sur cette question-là. Je suis sûre que vous n’y avez jamais tant réfléchi.

— C’est vrai… Mais, tout de même, je m’aperçois que j’ai une opinion et je vais la dire comme un gentil garçon obéissant : le mariage, Jacquelinette pleine de gravité, c’est une convention de bonne compagnie qui permet à certains de faire des opérations financières et à d’autres de posséder une femme qu’ils désirent et qu’ils ne pourraient avoir par d’autres stratagèmes.

Il regardait Jacqueline avec un sourire de complicité câline ; et, à voir dans ses yeux des mémoires voluptueuses, elle se sentit d’une faiblesse soudaine et exquise, et son désir de servir et d’aimer grandit, effaçant les doutes et les peurs de l’heure précédente.

VI


Maud Simpson coupant la conversation d’une remarque comique, André se pencha, pour mieux voir la table où, majestueuse, affable avec condescendance, pareille à une reine avachie sous la pesée des honneurs, madame Wagner trônait. Cette veuve illustre, balançant mollement son chapeau funéraire, montrait de vastes dents à la fente de son sourire, qui laissait couler le pardon sur l’imperceptible humanité. Elle acceptait avec bonté les louanges où on devinait l’effort de se surpasser l’un l’autre et qui montaient vers elle des bouches respectueuses des artistes et des manieurs de réclame conviés à la joie de manger leur saucisson sous son regard tutélaire.

Le contraste de ce ridicule avec la gloire partout présente en cet endroit excitait la verve de Maud ; elle dit des mots drôles. M. des Moustiers répondit du même ton. Jacqueline les écouta un moment ; puis, l’attention soudain tournée en dedans d’elle, cessa tout à fait d’entendre.

Comme on répète la syllabe qui doit susciter un nom oublié, elle se redisait les paroles d’André : « Pour posséder une femme qu’on désire »… C’était bien pour cela qu’il l’avait épousée ! Elle trouva un plaisir énervant à revoir les images du temps de ses fiançailles. André ne songeait pas à discuter avec elle de leur avenir. Il s’inquiétait de ses goûts en matière d’objets d’art, apportait des bijoux d’une invention recherchée, puis, dès qu’elle avait dit merci, il l’embrassait jusqu’à ce que, les nerfs bouleversés d’une émotion inconnue, et, le voyant devenir grave à force de désir, elle se persuadât d’être merveilleusement aimée, et d’aimer merveilleusement.

Ensuite, ç’avait été le voyage, les aspects renouvelés où traîne la distraction des regards pressés de se rejoindre, la pensée retenue par la joie récente ou tendue vers la joie prochaine, s’éparpillant sous l’énergie trop active des sensations. Ils n’avaient point eu de ces causeries où les cœurs s’élucident. Il disait, après les longs silences de lassitude ivre : « M’aimes-tu ? » d’un ton de prière et d’orgueil ; elle se jetait contre lui, cherchant l’énergie habile de ses bras, le goût de son baiser. Certes, elle ne songeait pas à répondre aux lettres de Léonora, elle ne songeait à rien, sinon à absorber sans en rien perdre la griserie du moment : Avide et fatiguée alternativement, la pensée flottante ; heureuse, en somme. Pourquoi le souvenir de tout cela gardait-il tant d’incertitude ?

— Oui, merci bien… et de la glace aussi…

Elle prit son verre, but, parut s’intéresser à l’ovation qui accueillait Van Dyck tout moite encore d’avoir magnifiquement chanté et qui, un sourire sur sa figure de poupard intelligent, saluait à droite et à gauche en traversant la salle.

…Comment peut-on, six mois durant, oublier toutes les choses, puis oublier ces six mois-là de telle sorte qu’en les regardant de loin, un soir de grand débat intérieur, on n’y reconnaisse plus sa propre image ? Ce travail de la vie, qui fait de nous mille êtres successifs, différents, incompréhensibles l’un pour l’autre, la stupéfiait. Rien de ce temps-là ne subsistait plus. Quel jour, à quel propos, l’enchantement s’était-il rompu ? Elle ne savait pas. D’une façon confuse elle se voyait pourtant, rentrée à Paris, si malade pendant sa grossesse, refusant de laisser André l’approcher parce qu’elle se croyait devenue laide. Il y avait du trouble aussi sur la mémoire des grands accidents nerveux qui, après la naissance de son enfant, la condamnaient aux longs repos. Elle ployait sous la moindre fatigue et n’avait plus de force que pour sa passion maternelle. C’était ainsi, elle l’apercevait maintenant, qu’avait commencé leur séparation. Lorsque André venait dans sa chambre pour quelques instants et racontait les incidents de la veille ou des potins, elle l’écoutait à peine, uniquement préoccupée de lui dire les progrès que faisait le bébé. Elle était presque contente qu’il s’en allât, la laissant seule avec ce petit. Sa débilité physique la détournait de l’amour, et son être sentimental agissait loin d’André. Il aurait dû se plaindre, être jaloux, impatient. Mais non, il montrait la même humeur égale. Pourtant, il n’avait pas comme elle, pour expliquer son indifférence, l’excuse de la maladie, ni, non plus, celle d’une tendresse trop vive pour son enfant…

– Vous vouliez dire quelque chose, Jacquelinette ?

– Non. Pourquoi demandez-vous ça ?

– À cause de la façon dont vous me regardiez. Ah ! voilà Pierre d’Althay ; je voudrais lui serrer la main, il part tout à l’heure… Vous permettez ?

– Oui, allez, allez !

Maud parlait ; Jacqueline, d’un hochement de tête, acquiesçait aux propos qu’elle n’écoutait pas.

Quel droit aurait-elle eu d’accuser André ? La faute était à elle seule. Elle n’avait été sa compagne que pour la joie, toutes les impressions graves l’éloignaient de lui : la souffrance physique, la maternité, puis, surtout, le désespoir atroce de la mort de son enfant. Il y avait là un grand espace noir et silencieux. Les jours se succédaient, tous pareils, sans qu’elle en perçût même le mouvement. Elle s’étonnait qu’on allumât les lampes, n’ayant pas su que la nuit tombait ; au matin de ses insomnies, elle ne comprenait pas que ce fût l’aube qui bleuissait les rideaux. Tous ses sens se défendaient contre la vie ; le goût des aliments la révoltait ; elle s’évanouissait en respirant le parfum des fleurs qu’André apportait ; un orgue sur le trottoir, ou les arpèges égrenés d’un piano voisin la faisaient sangloter. Pendant des mois elle avait voulu être seule, ne pas parler, fermer les yeux… Parfois, le soir, André venait avec des mots tendres, il restait là malgré sa prière… Et, comme aux parfums et aux sonorités, son cœur et son corps se refusaient. Elle se souvint avec un peu d’amertume de cette irritation de toutes ses fibres à chaque abandon d’elle-même, et comment c’était l’occasion de réveils plus âpres de sa douleur. En retrouvant la sensation qui lui avait donné son enfant, elle revivait les détails de son agonie.

Elle disait tout cela à André avec des larmes et de la colère. Il avait fini par la laisser à sa solitude. Il était patient et bon. Mais il vivait hors de la maison. Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Perdue dans l’égoïsme de son chagrin, avait-elle songé à ce qu’il éprouvait peut-être ? Elle le supposait consolé, qu’en savait-elle ? C’était grâce à son manque de courage et de tendresse qu’ils s’étaient ainsi éloignés, perdus ; et, lorsqu’elle s’était remise à vivre, ils n’avaient pas su se reprendre…

N’est-ce pas honteux qu’après de telles tortures on s’apaise, on rentre dans le cercle des êtres, on trouve un plaisir au jeu de l’existence ? Ç’avait été ainsi, pourtant ! Sans doute, c’est le vœu de la nature savante. Et si elle s’était consolée, c’est qu’il devait y avoir encore pour elle de belles besognes à accomplir. En ce moment elle se pardonnait le désir de sortir qu’elle avait eu un matin de printemps, plein de bruits et de flammes, et ces faims qui lui étaient venues ensuite, et les langoureuses joies de convalescence qui rafraîchissaient sa sensibilité. Il fallait que ce fût ainsi pour qu’elle redevînt elle-même ; ce n’était pas faiblesse de cœur, mais le contraire, cet amusement mélancolique qu’elle avait pris à revoir des amis, à ouvrir des livres.

La pensée du petit s’était installée en douleur sourde, constante, mais tolérable, coupée de retours spasmodiques, après quoi sa vigueur s’accroissait. Deux ans avaient passé sur son deuil lorsqu’elle se trouvait l’envie de retourner dans le monde. Elle s’apercevait alors qu’elle n’était plus la même, se sentait distante de tous ces gens demeurés à leur place et dans leur forme ; son cœur enseigné par la douleur avait des exigences nouvelles. Les amusettes ne lui cachaient plus le vide de ses heures. Elle avait tenté de se rapprocher d’André, de restituer les habitudes anciennes, de refaire l’intimité. Mais il s’était montré surpris, comme d’un inélégant désir d’entraver sa liberté, de la prière qu’elle lui avait faite de vivre un peu moins hors de chez lui. Elle n’était pas assez certaine de ce qu’elle voulait pour insister, et elle avait accepté, comme une manifestation inéluctable du mauvais arrangement de toutes les circonstances, qu’ils fussent désaccoutumés l’un de l’autre.

Un soir, en dînant tête à tête avec elle, il avait parlé de Constantinople, rappelé des incidents de leur voyage de noces. Ces évocations les avaient troublés ; et comme il s’attardait au salon avant de partir pour l’Opéra, tout à coup, obéissant à un geste de tendresse elle s’était donnée, rapidement, au milieu d’une causerie gaie.

Cette scène avait imposé son style à leurs habitudes amoureuses. Lorsque dans le monde elle avait été particulièrement jolie et admirée, André rentrait avec elle au lieu d’aller au cercle. Les jours suivants, ils étaient plus affectueux l’un pour l’autre, puis chacun retournait à sa préoccupation du moment. C’était loin de son mari qu’elle cherchait de quoi satisfaire l’appétit d’émotion qui l’emplissait d’inquiétude. Que de livres lus avec des doigts pressés de tourner la page ! que de musiques écoutées à demi en escomptant le plaisir possible du lendemain ! Tout ce qu’elle faisait lui causait un sourd malaise. Elle devinait que ces tentatives dont elle ne tirait que des impressions fugaces auraient pu lui donner du plus et du mieux, mais elle n’y atteignait pas. Elle avait la fatigue des surfaces, et trop d’impatience pour aller au fond. Les journées employées lui laissaient le même vide que les journées perdues. C’est à ce moment qu’elle s’était mise à chercher dans le flirt l’assouvissement sentimental qu’elle ne trouvait nulle part.

Toujours elle avait eu le goût de plaire, la conviction aussi que c’était une manière de devoir pour les femmes douées de sorte à y réussir. Amortie pendant ses fiançailles, sa lune de miel, sa maladie et son chagrin, cette disposition renaissait plus vive du centre de son ennui. Elle se retrouvait pareille à la toute petite fille qui, voyant des fiancés en visite dans le salon de sa mère, avait des larmes sous les paupières, à se dire que ce jeune homme épris et distrait ne songeait pas à elle. Quelle misère cela semblait, en cette minute où elle jugeait ses intentions avec l’inflexibilité d’une conscience nouvelle ! Combien elle se méprisait ! Sans scrupules, pour se distraire, elle avait pratiqué un donjuanisme tout psychique, car elle n’accueillait pas l’hypothèse d’appartenir à aucun des hommes qu’elle troublait savamment. Il ne s’agissait que de se procurer ce délicieux échauffement du cœur qui vient d’apercevoir la crainte du désir dans un regard jusque-là insoucieux et libre. Elle avait le dégoût délicat des mises en scène grotesques de l’adultère ; et, aussi, l’éducation reçue l’armait de peurs et de vanités préservatrices. Elle arrachait à l’émotion des hommes des mots plus profonds qu’il n’était dans leur destin d’en proférer, elle leur faisait sentir des choses plus vives que ne le comportait leur organisme ; cela rendait ses heures moins lourdes ; mais elle ne songeait pas à s’engager elle-même dans les difficultés de la passion. Elle se trouvait vertueuse, quand simplement elle n’était pas tentée…

André était revenu, il racontait une histoire. Jacqueline répondait par monosyllabes ; elle ne pouvait ni ne voulait s’arracher de la prise forte du passé qui lui faisait la leçon. La minute était décisive pour elle, il fallait achever son enquête. Elle se forçait à reprendre le détail de ces comédies sentimentales où elle avait usé son temps. L’une s’imposa. Le héros était un très jeune homme, poète de son métier, qui se coiffait comme Musset, et dont elle recevait chaque matin des lettres éloquentes qu’ensuite elle avait fait relier en vélin blanc. Elle retrouva les senteurs d’un printemps et d’un automne au cours desquels, ensemble, ils s’étaient promenés dans les quartiers anciens et dans les quartiers déserts de Paris. Elle avait pris un plaisir fin aux désespoirs mêlés d’ironies modern style de ce garçon. Il lui avait baisé les mains en des matins frais, sur la plate-forme d’une des tours de Notre-Dame ; il avait pleuré, un soir rouge et jaune, dans le Luxembourg solitaire. Puis elle s’était désintéressée de lui pour s’occuper d’un mondain qui faisait profession de cruauté amoureuse. Amusée de voir celui-là pris plus foncièrement qu’il n’était dans ses habitudes, ayant fort à faire pour le tenir en respect, elle avait tant négligé le poète que, exaspéré de jalousie et désirant immortaliser ses plaquettes, il avait fait une mimique de suicide. Bien que la blessure fût de tout point insignifiante, elle s’était effarée du risque encouru. Jamais jusqu’à ce soir-là elle n’avait vu à quel point l’anecdote était ridicule. En vrai gendelettre, le poète n’avait pas manqué de publier tout ceci, insultant la femme sans âme, au moyen de symboles infiniment obscurs et en vers de dix-huit syllabes. À ce moment-là, elle s’était crue dégoûtée de séduire ; et, justement, pour l’aider à se mettre en meilleure direction, elle avait rencontré Émile Barrois, le chimiste à la gloire européenne. Dès leur troisième causerie, elle s’était éprise des spéculations de l’esprit. La laideur tourmentée de ce grand vieillard, ses yeux extraordinaires, d’un bleu de fleur fraîche, où l’activité foudroyante du génie vibrait, son incomparable don verbal, tout de lui l’avait enchantée. Elle regrettait cette amitié perdue. Mais était-ce bien sa faute si entre eux les choses avaient mal tourné ? Qu’avait-elle fait ? Elle l’écoutait, captive de ses improvisations où les secrets de la nature semblaient souffler leur vaste vertige ; elle lui était une élève docile, rien de plus. Sur son conseil, elle lisait des traités de géologie pareils à de gigantesques contes de fées ; elle s’exaltait en rêves sidéraux, lorsque par les nuits claires ils allaient ensemble regarder le ciel dans les télescopes de l’Observatoire. Évidemment, elle exprimait le plaisir que lui donnait sa pensée, élargie par un tel maître, en phrases de câlinerie, et sa reconnaissance prenait des formes familières. Lorsqu’il avait plus magnifiquement parlé, il arrivait qu’elle lui tendît ses deux mains à baiser en lui disant : « Je vous aime ! » Mais c’était vrai ! Elle l’aimait d’une tendresse limpide. Il lui donnait une saine fierté d’elle-même. Grâce à lui elle avait cru que sa vocation était de comprendre, et elle s’était apaisée. Pouvait-elle deviner le faune que cachait sous ses cheveux blancs l’illustre et grave Barrois dont la vie s’étalait aux yeux, ouverte comme une belle leçon ? Quel dégoût, le jour où il s’était révélé ! Elle en avait encore un frisson sur la peau. Il cessait à peine de dire à propos de Darwin et de son action sur la pensée contemporaine des mots lourds de sens, et fulgurants, elle se sentait portée vers les sommets par cette pensée agile et forte ; tout à coup elle avait été prise dans les grandes pattes brunes ; il avait fallu, et très vite, faire les gestes ridicules par lesquels on se défend… Elle l’avait jeté à la porte, folle de colère. La rancœur de cela restait aussi vive qu’au premier jour. Cette brutale audace du vieillard lui avait infligé l’humiliation de sa faiblesse et fait sentir un instant son infériorité, sa dépendance de l’homme ; c’était cela qu’elle ne pardonnait pas, et qui laissait en elle un point d’irritation sans forme définie, mais d’une acuité extrême.

Comme le suicide du poète la détournait du flirt, la tentative du chimiste l’indisposait contre l’intellectualité en général. Depuis ce fâcheux après-midi qui les avait brouillés, les gros livres et les hypothèses scientifiques tendaient à évoquer les déplaisantes images de ses dentelles arrachées, de ses jupes malmenées et de la laide figure, enlaidie de lubricité, qu’elle avait sentie contre la sienne. À regarder froidement tout cela, elle découvrit un sens nouveau à cette rage débile qu’elle conservait encore. Ce qui s’était soulevé en elle sous l’agression, c’était l’esclave digne de liberté, la femme qui pressent qu’il faut que l’homme soit vaincu par elle, puisque, même si près d’achever une carrière vouée au culte de l’idée, il demeure ce singe insultant qui en l’amie fervente ne sait voir que la femelle.

Mais, de cela comme du reste, elle n’avait rien perçu alors, et elle se souvenait d’avoir essayé de la religion où elle ne trouvait que l’ennui des formules. Cela devait être ainsi nécessairement : ce dont elle avait besoin, c’était, non de se protéger, de s’engourdir, de s’appuyer, mais d’apprendre à marcher seule vers le but qu’elle se serait choisi. L’heure en était venue, elle surgissait de sa longue rêverie toute frémissante de la certitude de sa force, et lucide à miracle. Elle redressa la tête, et cambra fièrement son étroite taille ; elle se sentait prête et apte à se faire aimer d’André d’un noble amour : comme elle se mettait à l’aimer, en s’apercevant qu’elle ne le comprenait pas.

VII


Le restaurant se vidait. Il avait plu. On entendait rouler sur le sable humide les voitures qui rentraient à Bayreuth. Madame Wagner effectuait une sortie pompeuse, parmi les groupes de son peuple extatique et humilié.

— Il me paraît que c’est l’heure de s’en aller, dit M. des Moustiers. Qu’avez-vous, Jacqueline ? Je ne vous ai jamais vue à ce point distraite et silencieuse.

— Un peu mal à la tête…

Elle se leva. Léonora Barozzi, quittant Richter avec qui elle causait, s’approcha. Tout le monde était debout. Rejointe par une amie, madame Simpson s’écarta de quelques pas. André, au milieu de la salle, serrait des mains, disait adieu.

— C’est fini. Tu pars, dit Jacqueline à Léonora. Quand nous reverrons-nous, maintenant ?

— Je ne sais pas. Je vais courir beaucoup. J’ai changé mon itinéraire, j’irai en Italie d’abord, voir la tombe de maman ; le mois prochain, je serai à Vienne pour un bout de temps ; puis Pétersbourg… Je reviendrai par Berlin, où je veux passer quelques semaines, pour travailler avec Harrach. J’arriverai à Paris en avril… peut-être…

— Comme c’est long ! Écriras-tu, au moins ?

— Oui.

— Merci, Léo. Tu m’as pardonné, dis ? Tout à fait ?

— Non. Mais je suis repincée par l’illusion ; on est bête… Sans doute, quand je cesserai de voir tes yeux, et cet air d’oiseau malade que tu as si tu sens qu’on va te juger, je reprendrai mon bon sens… mais enfin… Dis-moi, ton mari ne trouve pas d’inconvénients à nos relations ? il ne t’a pas conseillé…

— Lui ! Grands dieux ! Mais il t’adore ! Pourquoi prends-tu l’air fâché ?

— Moi, non ? Comment !… Je n’ai pas l’air fâché… Pourquoi serais-je fâchée ? à quel propos ?

— Tiens, voilà ton ami… notre ami…

Erik Hansen s’approcha, elle lui tendit la main.

— Léo me navre avec ses voyages extravagants, dit-elle. Savez-vous qu’elle ne doit venir à Paris qu’en avril ? Elle m’a réservé cette jolie nouvelle pour le coup de la fin… Et vous ? Qu’allez-vous faire ? Ne serez-vous pas là avant elle ? Si vous m’abandonnez tous les deux, je ne saurai quoi devenir.

— Oh ! si, madame !

— Non, non, et non ! J’ai besoin de vous. Je compte absolument sur votre amitié. Je voudrais tant être sûre que vous aussi vous comptez sur la mienne !

— Oui, madame, bien que je ne la mérite pas, et qu’elle n’ait subi aucune épreuve qui la garantisse… mais, lorsque vous parlez, il faut qu’on vous croie.

— Croyez-moi, je vous en prie ! Et, quand vous serez à Paris, viendrez-vous me voir ?

Il hésita ; puis, avec beaucoup de sérieux, comme si c’était là s’engager à un acte important :

— Je vous le promets, dit-il.

— En attendant, vous m’écrirez… souvent ?

— Mais sur quels sujets ?

— Tous ! Et vous parlerez de vous. Je suis curieuse de ce que vous cachez de vous-même.

— De tout ? dit Erik, en la regardant attentivement.

— Mais oui… On m’appelle là-bas ; il faut nous quitter ! Quel chagrin cela me fait ! quel vrai chagrin !… Adieu, mes amis, mes chers amis, mes seuls amis !

D’un geste doux et vif, elle tendit à chacun une de ses mains et, souriante, avec une grâce puérile et délicieuse, elle ajouta :

— Je sens que je vous ai vendu mon âme ; soyez de bons diables, aimez-moi… aimez-moi bien !…

Il y eut entre eux cette émotion suspendue qu’on craindrait de rompre au bruit des mots. Les mains se détachèrent. Hansen et Léonora s’en furent vers la porte, et Jacqueline se rapprocha du groupe où causait son mari.

— Permettez-moi de vous présenter monsieur Étienne Marken, dont vous avez si vivement goûté le beau livre, dit André d’une voix qui flattait.

Marken se courba très bas devant elle, puis, indiquant une petite personne brune à cheveux luisants, à grandes prunelles d’émail :

— Ma femme, dit-il.

Madame Marken tendit la main et se mit à rire. Cette gaieté de fillette sotte et contente sans raison s’accordait mal avec le caractère de sa beauté. Elle s’écria, parlant vite, avec beaucoup d’accent :

— Oh ! chère madame, quel plaisir de vous connaître enfin ! J’ai si souvent entendu parler de vous par un ami d’Étienne, le professeur Barrois ! Il vous veut tant de bien ! Il a une admiration… Il dit que vous êtes une femme supérieure. Vous aimez la musique ?

Jacqueline avait eu une sensation désagréable à entendre le nom du chimiste, elle répondit sèchement :

— Ne faut-il pas l’aimer pour subir le snobisme qui sévit ici ?

— Ah ! comme vous avez raison ! Je déteste le snobisme ! C’est faux. Et, nous autres Italiens, sommes tellement sincères !… Et puis toutes ces personnes qui ne sentent rien… Étienne est, comment dites-vous ?… arrabiato de ce qu’on lui dit sur la musique… Vous comprenez, lui, il sait ! Il a été un des premiers à venir ici, quand personne encore…

— Ne prends pas la peine de faire ma biographie, interrompit Marken rudement.

La petite femme rougit ; ses paupières battirent sur la méchanceté sournoise de son regard.

Madame des Moustiers, choquée, jeta vers l’écrivain un coup d’œil sans bienveillance. Il était extrêmement pâle ; ses lèvres sèches semblaient froissées de morsures, il avait les yeux meurtris. L’antipathie de Jacqueline se nuança de quelque curiosité : elle s’étonna de l’impression de violence que donnait le calme de cet homme. Elle le sentit isolé du tumulte ambiant par quelque pensée précise, ou le tour secret de sa mentalité. André avait dit : « C’est un homme singulier ». En effet, il était singulier.

Des paroles vagues se croisèrent. Il fit un pas qui le rapprocha de Jacqueline.

— Comme c’est vain, n’est-ce pas, madame, cette manie que nous avons tous de parler de Wagner ? En cet endroit, le seul mode décent de lui faire hommage serait le silence.

— Tout est dit sur le sujet.

— Au point de vue technique, certes, mais nous sentons le besoin de chercher la formule de l’action perturbatrice que ce dompteur de volontés exerce dans notre vie.

— Ah ! il agit ainsi sur vous…

— Oui, madame. Et sur vous aussi ?… L’être sensible est remué par cette musique de telle sorte que les habitudes de l’esprit en sont troublées, et dans tout ce bouleversement on croit soudain apercevoir… sa destinée.

Il déplut à Jacqueline qu’il éprouvât des sensations si pareilles aux siennes ; elle riposta, très agressive :

— Les révélations que Parsifal vous a faites ne semblent pas vous avoir enchanté !

— Il a pleuré tout le temps, madame, figurez-vous ! intervint la dame aux beaux yeux ; ça se voit assez.

Marken fronça les sourcils, ses joues noircirent sous l’afflux du sang ; il eut, une seconde, une figure de crime ; puis, souriant, blagueur et méchant :

— Ma femme tient à ce que nul n’ignore mes sottises, fit-il. C’est vrai, j’ai pleuré. Autant que je me souvienne, c’est la première fois de ma vie, et je n’imaginais pas qu’une telle chose pût m’advenir. J’avais les nerfs en faiblesse…

M. des Moustiers, qui s’était écarté un moment, revint vers eux.

— Rentrons-nous, chère amie ? demanda-t-il.

— Oh ! déjà ! Vous partez, s’écria madame Marken, dont toute la personne eut un instant le pathétique langoureux immortalisé par Bernin. Et où irez-vous en quittant Bayreuth ? Et quand serez-vous à Paris ?

— En décembre, au retour de la campagne.

— Ah ! vous allez à la campagne ! Dans votre château, probablement ? Vous êtes heureuse. C’est une telle beauté, la campagne ! Nous sommes obligés de rentrer pour le feuilleton d’Étienne… Quand on écrit dans les journaux… Mais faites-moi la grâce… Permettez que j’aille chez vous, à Paris. J’ai un tel désir… Étienne aussi… Étienne, pourquoi ne dis-tu rien ?

– Ah ! parce que je trouve que tu en dis bien assez, riposta Marken d’un ton de moquerie amère. Laisse-moi t’indiquer que, dans les pays civilisés, la coutume est d’attendre qu’on ait marqué l’envie de vous voir avant d’imposer sa présence. Or, madame des Moustiers n’a rien fait qui t’autorise à croire…

— Mais si, je serai charmée, interrompit Jacqueline, gênée par la colère à peine contenue qui rendait la figure de l’Italienne incroyablement vulgaire.

Elle ajouta :

— Il est tard.

Elle tendit la main et on se sépara.

— Pourquoi m’avez-vous présenté ces drôles de gens ? dit-elle à André lorsqu’ils furent éloignés de quelques pas.

— Marken me l’a demandé : je ne pouvais lui refuser.

— La dame semble être de tempérament familier, observa Maud Simpson ; je crois que vous la reverrez.

— Oh ! vous savez, je mets une certaine énergie à défendre ma porte. Comment trouvez-vous le mari ?

— Très mal, et tout à fait très bien parce que très mal, répondit Maud. Il est beau, incontestablement. Il devrait être ridicule, car il a l’air satanique… et c’est d’un démodé !… Cependant il n’est pas ridicule, Je me demande pourquoi. On se dit qu’il doit être capable de tout, et on sent que ce n’est pas encore assez. J’accepterais de croire sans discuter qu’il ait volé, violé, tué, fait des faux, n’importe quoi ; mais je ne suis pas sûre qu’il n’ait pas commis des actes magnifiques, ou qu’il n’en puisse commettre. Et puis il pratique la blague avec dextérité, ne gobe pas son diabolisme, qui du reste n’empêche pas que sa jaquette aille dans la perfection et qu’il soit aussi bien cravaté que monsieur des Moustiers, et c’est beaucoup dire… Pendant que vous causiez avec votre folle Barozzi, il a été très drôle ; ce n’est que lorsque vous nous avez rejoints qu’il a trouvé bon de devenir stupide.

— C’est simplement, dit André, un irrégulier qui se débat dans les marges de la société, et fait des efforts pour se maintenir. S’il a l’air féroce, c’est qu’il pense à ses créanciers. Les gens ne sont pas si compliqués que ça. Tenez, c’est comme le Norvégien de mademoiselle Barozzi, dont nous avions fait un anarchiste. À le revoir, je me suis fortifié dans cette conviction que c’est un très brave garçon : Quelque professeur d’écriture qui n’a pas le courage de sa profession.

— Comme il fait bon ! dit Jacqueline, en respirant l’odeur de feuilles mouillées qui saturait la nuit de calme tristesse. Si nous marchions un peu ? proposa-t-elle, tentée par cette fraîcheur sapide.

– Moi, je rentre en voiture, je suis claquée, dit Maud.

— Eh bien, moi, je trotte.

— Bonsoir, alors, à demain les grands adieux… Bonsoir, mon cher ; très bonne nuit je vous souhaite.

Le ton d’ironie inutile de ces derniers mots arrêta l’attention de Jacqueline. Puis elle se dit que l’ironie était l’attitude perpétuelle de madame Simpson et qu’à la longue on s’en fatiguait. Ensuite elle se demanda si l’affection de Maud pour elle avait des racines profondes, et si elle aimait Maud. Elle reconnut que non. Même elle était assez satisfaite des organisations de voyage qui, le lendemain, allaient les séparer.

Pendant quelque temps, elle descendit sans parler le chemin où roulaient les dernières voitures. D’une portière surgit la tête de madame Marken, qui cria d’une voix sonore et agitée :

Buona sera, cara signora !

Jacqueline ne répondit pas.

— Vous voilà intime avec la petite personne. Madame Simpson avait raison, dit André.

— Je ne crois pas.

Cet incident rompit le silence.

— Donnez-moi le bras, dit Jacqueline.

Et, appuyée à lui, pesant un peu, elle continua :

— C’est dommage que les représentations soient finies. Ça m’attriste de partir, j’ai été heureuse ici.

— Nous reviendrons l’année prochaine.

— Peut-être… Vous aussi avez été ému par toute cette musique ?

— Vous savez bien comme Wagner me monte à la tête.

— Oui… c’est-à-dire, non… Je sais combien, je ne sais pas comment, il agit en vous. Écoutez, il faut que je finisse par vous le dire. J’en étouffe ! J’ai découvert que je ne connaissais rien de vous.

– Vraiment, chérie ! Après huit ans de ménage ?… C’est à désespérer… Je suis un individu si parfaitement simple !

— Non, ah non ! Vous êtes un individu compliqué. Je veux regarder en vous, vous apprendre, comme on apprend un livre difficile, et très beau… sans doute.

— Grands dieux !… Je pensais bien, à voir la figure que vous nous avez faite pendant tout le dîner, que vous prépariez quelque manœuvre pas ordinaire ! Comme c’est troublant ! Ah ! je ne suis pas tranquille.

— Ne plaisantez pas, je vous en prie, tout ceci est sérieux. J’ai la conscience inquiétée, par la certitude qui m’est venue de n’avoir rien fait pour vous de ce que j’aurais dû.

— Mais quelle folie petite aimée ! Vous m’avez donné votre adorable personne, et vous savez bien que de cela je vous resterai éternellement reconnaissant.

Il serra contre lui le bras de Jacqueline. Cette phrase et ce geste la persuadèrent mieux encore qu’il ne leur serait point aisé de s’entendre. Elle s’irritait de mal voir son but, et les ténèbres où elle marchait lui parurent une matérialisation des difficultés de sa recherche.

— Répondez franchement aux questions que je vais vous poser, reprit-elle avec un peu d’effort.

— Oui, bon juge.

— Ai-je tort de croire que vous êtes un passionné ?

— Vous avez raison de croire que je vous aime passionnément.

— Mais je ne le crois pas ! Si vous m’aimiez passionnément, il n’y aurait de place dans ma vie que pour vous, et vous me laissez le moyen de m’intéresser à mille choses où vous n’êtes pour rien. Vous ne savez pas ce que je fais de mes journées, j’ignore ce que vous faites des vôtres. Et quant à nos pensées… Expliquez-moi ce que veulent dire vos silences !

— Je suppose qu’ils commentent les paroles qui les ont précédés !

– Mais quand aucune parole n’a été dite ? Tenez, un exemple : l’autre jour, après le dernier acte de Siegfried, je vous ai vu une expression extraordinaire, — poignante, presque désespérée, vous aviez la figure qu’on a lorsqu’on est penché sur du vide avec du vertige plein la tête… En quelques secondes, vous avez eu l’air d’un homme qui va se précipiter dans un danger, puis d’un malade qui retient à peine des cris de douleur. À ce moment-là, dites, que signifiait votre silence ?

— Diable ! diable ! diable ! Vous êtes bien sûre que j’ai eu tant d’airs que ça ?… Pour dire la vérité, je ne sais plus très bien à quoi je pensais en sortant de Siegfried, mais je puis résumer aisément l’impression générale que me fait la musique de Wagner : elle me donne une envie excessive de vous embrasser à fond : Vous verrez ça, dès que nous serons rentrés.

— Mais, si vous avez de telles expressions à des moments où nous sommes seuls, et où vous ne paraissiez même pas savoir que j’existe ?

— Écoutez, Jacquelinette, c’est une rude besogne pour un honnête homme que de rendre compte de tous les mouvements qu’a faits sa physionomie pendant huit ans. Je ne prévoyais pas cette explication ; sans cela, j’aurais vécu un miroir d’une main, un carnet de l’autre, notant mon état d’âme à chaque clignement d’œil, mais…

— Laissons le passé… Il doit vous être facile de répondre au moins à ceci. Pourquoi avez-vous toujours une hâte préoccupée, comme si vous étiez attendu ailleurs, et le regard inquiet ?… Ce regard-là, vous l’avez jusque dans les trains, quand vous savez bien que vous n’avez rien d’autre à faire que de rester assis pour toute la journée.

— Je suis sans doute claustrophobe, je ne vois pas d’autre explication. En y songeant, je m’aperçois que, sitôt enfermé, j’ai une envie maniaque de m’en aller. Le malheur, c’est qu’à constater ses manies on les aggrave. Cette conversation malsaine m’incitera peut-être à me jeter hors du train de Prague demain.

— Pourquoi ce ton irrité ? Ça vous ennuie d’aller à Prague ?

— Non ! mais non ! pas du tout ! Ça m’enchante ; seulement, je suis consterné par ce tic de névrose que vous venez de me révéler.

— Comment se fait-il que vous en souffriez même dans les instants où rien ne vous contraint, où vous faites librement les choses que vous avez choisi de faire ?

– Eh bien… Dieu ! que c’est fatigant, l’autodissection ! Ce serait si délicieux de se taire tendrement, dans cette adorable nuit ! Mais votre chère patte me serre le bras avec une si épouvantable résolution de me confesser !… et puis je suis faible de caractère… j’avouerai tout ! Si j’ai l’air inquiet, c’est à cause de ce sentiment bizarre, et qui ne me quitte presque jamais, que la chose que je fais, fût-ce celle qui m’amuse davantage, m’occupe à perdre l’occasion d’une autre chose, bien plus plaisante et que je pourrais exécuter si, au lieu d’être là, j’étais ailleurs…

— Bien ! Je commence à comprendre… N’est-ce pas, rien de ce que vous éprouvez ne donne ce que vous aviez attendu ?

Il prit la main de Jacqueline et, glissant un doigt dans l’ouverture du gant, lui caressa le poignet :

— Presque rien… Mon existence est étroite et j’ai des appétits énormes. Mais, fût-elle mille fois plus vaste, elle ne me satisferait pas encore. Le temps et l’espace m’opposeraient toujours leur irritante résistance… Si j’étais Napoléon, je regretterais de n’être pas Goethe aussi ; si j’étais les deux ensemble, l’idée qu’il y a eu Alexandre et Shakespeare m’agiterait de désir, et, encore bien plus, la certitude qu’avant moi il y aurait eu déjà, qu’après moi il y aurait encore, des poètes et des conquérants. Le génie, la joie, la beauté, l’amour éprouvé par les autres, c’est autant de vols qui me sont faits. Je voudrais tout ! Et si je l’avais, la prescience d’un lendemain que je ne dois pas voir gâterait mon plaisir. Chaque chose nouvelle que je conquiers me fait mieux juger la beauté, vérifier le nombre de celles que je n’ai pas… Je suis un peu indigné lorsque je songe qu’en Chine, par exemple, il y a de braves mandarins qui connaissent des nuances d’émotion que j’ignorerai toujours, parce que je n’ai à mon usage qu’une seule sensibilité. Je crois même que je suis curieux de la douleur. Je le suis de tout ce qui s’éprouve avec intensité. Il m’arrive, lorsque j’entends décrire des souffrances physiques, d’avoir l’impression qu’il y a injustice à ce que cet état du « plus sentir » me soit dénié. Pourtant j’aime mon équilibre et ma force, mais cela aussi est insuffisant. Les hercules de foire sont plus forts que moi. Il y a aussi… bah ! puisque je me raconte !… Il y a aussi le travail qui se fait au cerveau des criminels qui me tente ; je m’irrite à penser que je n’en saurai jamais, — c’est probable au moins, le goût brutal… Il y a même la monstrueuse peur des assassinés… Tout enfin, que vous dire ? tout !… La sensation du bourreau et celle du condamné. J’aimerais ensemble commettre et subir tous les actes de la vie violente… Dans ce théâtre, là-haut, je suis tout le temps tiraillé par l’énervant désir d’être : Wagner qui a créé, Van Dyck qui chante, Richter qui mène les tumultes de l’orchestre, le public entier avec ses émotivités disparates ; et, en même temps, j’ai le tracassin à me dire que, pendant que je suis dans ma stalle, il y a peut-être, de l’autre côté du mur… ou au bout du monde, l’occasion de commettre une action où ma vitalité tout entière s’assouvirait d’un seul coup !… Là, êtes-vous satisfaite enfin ? Vous avez vu le tréfonds de mon absurdité…

— Satisfaite ! Oh ! non, André, je ne suis pas satisfaite, je suis terrifiée… mais pas seulement cela. Qu’ai-je donc été pour vous, pauvre moi ! Quelles impatiences j’ai dû vous donner ! Je suis si peu, pour vous contenter !… Mais je ne vous ai pas contenté, même un moment. Ce désir universel doit vouloir toutes les femmes aussi… Vous l’avez dit, l’autre jour, et je croyais que c’était une plaisanterie…

— Allons, bien !… Comme on a tort de faire des confidences ! Vous n’y avez rien compris ! Ce sont des états intellectuels, la volonté n’y participe pas. Voyons, réfléchissez : si ces appétits me descendaient de l’esprit dans les nerfs, ils feraient de moi un ambitieux frénétique, au lieu que, vous le savez bien, je suis un dilettante aisément rassasié et que suffit à rendre heureux un joli effet de soleil, une conversation gaie, ou le maniement d’un objet d’art un peu délicat.

— Vous n’êtes ni heureux, ni rassasié. C’est du tourment et de la fièvre, ce que vous venez de raconter ; votre accent moquait vos paroles, mais j’ai entendu ce qu’il y avait sous cette moquerie… Vous valez trop pour la vie que vous menez. Cette inquiétude s’apaiserait si vous vous employiez à quelque belle besogne où toute votre puissance intérieure serait requise et jouerait fortement.

— Jacqueline ! Prenez garde ! Nous n’aurons pas fait dix pas de plus que vous me conseillerez de me présenter aux prochaines élections.

— Je n’y songeais pas, je vous le jure ! Mais pourquoi non ?

— C’est bien ça ! J’en étais sûr… Léonora vous aura fait jurer de me convertir au socialisme. Cruelle fille ! J’ai eu tort de vous laisser aussi souvent seule avec elle : « Malheur ! malheur ! s’écrièrent les corneilles ! » ainsi qu’il est dit au cours d’un conte fantastique, dont j’ai d’ailleurs oublié toutes les circonstances.

— Mais non, André ! Je ne tiens pas à ce que vous fassiez de la politique… Je voudrais seulement que vous fussiez heureux et que ce fut un peu… ma faute !

— Eh bien, chérie, on peut arranger ça. Nous voici arrivés ! Madame Simpson est déjà couchée, il n’y a plus de lumière à sa fenêtre ; venez me prouver vos bonnes intentions… Viens… tant chérie, vite !

. . . . . . . . . . . . . . .

– Aimé, tu souhaites sans doute être ailleurs, près d’une autre femme ! dit Jacqueline, la voix émue encore de l’heure amoureuse qui s’achevait.

— Non, folle ! adorable folle ! Je ne souhaite plus rien !

Penchée sur lui, elle regarda dans les yeux d’André. Il souriait, mais elle vit l’éternelle inquiétude bouger dans ses prunelles vertes. Elle se rejeta sur l’oreiller, étouffée par la certitude grandissante qu’entre elle et cet homme dont elle venait de goûter le baiser émouvant s’interposait le malentendu des âmes trop lointaines ou trop différentes pour se rejoindre, et que, jusqu’en l’illusoire communion du plaisir, chacun d’eux gardait inattaqué son mystère profond.

DEUXIÈME PARTIE


I


Baissant le nez dans son grand col de chinchilla, Jacqueline marchait. On était aux derniers jours de mars ; le froid piquait aigrement la main dont elle retroussait sa jupe. Le pas et la pensée vivement rythmés, elle se sentait en énergie et jouissait de la claire profondeur du ciel. L’élégance du Parc Monceau atténuait dans sa mémoire les scènes de misère qu’elle venait de voir.

Il lui parut que, du trottoir opposé, quelqu’un la saluait. Elle tourna la tête, hésita un moment, puis traversa la chaussée.

— Monsieur Hansen !

— Oh ! madame ! Je croyais que vous ne me reconnaissiez pas.

— J’étais distraite, pardon. Depuis quand êtes-vous à Paris ?

— Depuis hier soir.

— Vous demeurez par ici ?

— Non… Rue de Fleurus, au-dessus des arbres du Luxembourg… Je flânais… au fait, je puis bien vous le dire, je suis allé regarder votre maison.

— Je regrette de n’avoir pas été chez moi.

— Mais je ne vous ai pas demandée. Ce n’est guère l’heure de faire des visites.

– Alors pourquoi êtes-vous venu ?

— Pour savoir quel aspect a l’endroit où vous vivez.

— Vous vous souvenez un peu de moi ? J’en suis bien aise. Je commençais à croire que je ne vous reverrais jamais ! Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? J’aurais commencé volontiers, mais j’ignorais votre adresse. À propos, dites-moi votre numéro rue de Fleurus, afin que je puisse vous atteindre, si de nouveau vous me lâchez comme vous venez de le faire pendant sept mois… Car il y a sept mois que nous ne nous sommes vus ! Le savez-vous ?

— Oui ! je le sais.

— Allons, dites le numéro et racontez pourquoi vous n’avez pas écrit.

— Le numéro, c’est 14… Et vous, dites-moi plutôt pourquoi j’aurais écrit ?

— Pour tenir votre promesse d’abord, et puis pour m’être utile. Voulez-vous que nous marchions ? Il fait un froid !… Avez-vous des nouvelles de Léo ? Elle ne répond plus à mes lettres.

— Je l’ai vue ce matin.

— Comment ? elle est à Paris.

— … Depuis dix jours. Elle m’a fait l’effet d’avoir une attaque de spleen. Elle m’a dit qu’elle vous rencontrerait ce soir, dans une maison où vous dînez ensemble.

– Chez les Audichamp ?… Son spleen l’empêche de venir me voir, mais elle a averti madame d’Audichamp de son retour, elle dîne chez elle. Avouez que si on avait l’amitié susceptible…

— Cela cesserait d’être de l’amitié : l’amitié ne vit que de liberté, d’égalité et de tolérance.

— Eh bien, malgré l’infamie de ses procédés, je suis heureuse de revoir cette mauvaise personne. D’abord, j’ai à lui dire des tas d’histoires, à lui demander des conseils. Vous vous souvenez qu’à Bayreuth elle m’a délégué ses pouvoirs sur ses pauvres ? Je viens de voir une famille qui l’intéresse particulièrement et au sujet de laquelle je suis perplexe : les Dalizes… Vous les avez aidés aussi ; ils parlent de vous avec une reconnaissance !…

— Je me suis occupé d’eux, il y a quelques années. Où en sont-ils ? Comment va le père ?

– Pitoyablement. J’ai de la peine à leur faire le bien que je voudrais. Ils sont irritables, un peu vaniteux… Je n’ose jamais leur poser une question ; ça les offense.

— Que faites-vous pour eux ?

— Mais que puis-je faire ? je leur donne de l’argent. Ça réussit mal… J’ai beau être douce, chaque mot que je dis semble les fâcher. Comprenez-vous pourquoi ?

— Ça n’est pas de l’argent qu’il faut leur donner, mais le moyen d’en gagner.

— Comment ?

– Il y a bien des façons… J’ai payé l’apprentissage du fils aîné chez un menuisier. Il y a deux ans de cela ; il doit commencer à savoir quelque chose. Faites-lui faire des meubles grossiers que vous donnerez ensuite à d’autres ; ça lui remontera le cœur, à ce petit, de savoir qu’il aide ses parents au lieu de leur coûter. Et puis, madame Dalizes est une très bonne ouvrière. Commandez-lui des travaux. Il suffira, pour lui être utile, que vous lui donniez le quart de ce que vous demande votre lingère. La première des charités, madame, consiste à cultiver la fierté du pauvre. L’aumône démoralise, sème la haine et c’est logique. Songez-y : pour que le miséreux se sentît tenu à la reconnaissance, il faudrait qu’il vît le riche se gêner, se ruiner pour lui. Vos obligés aperçoivent le dilettantisme, la vanité ou la cruauté, sous cette bienfaisance qui consacre à leur soulagement une miette de son bien, une parcelle de son temps, un fragment de son émotion !… Puisque que nous parlons des Dalizes, je vais vous indiquer un cadeau que vous pouvez leur faire sans les offenser. Chargez-vous de l’éducation musicale du petit Paul. Léonora lui a fait commencer le violon et dit qu’il est très bien doué. Il est trop frêle pour les métiers rudes et, s’il est capable de faire une carrière d’artiste, il pourra dans l’avenir tirer sa famille du besoin. Voilà, madame, un peu au hasard, des indications. Tout cela vous coûtera plus d’efforts que de prendre un billet de banque dans votre porte-monnaie en assurant ces gens de votre sympathie à leurs maux, — que vous ne pouvez même pas comprendre. Cela vous ennuiera peut-être ?

— Pas du tout, mais je croyais qu’on sait la charité sans l’avoir apprise. Je me trompais.

— Oui… Pour qu’elle soit belle, il faut transformer le principe de la charité, qui est l’égoïsme le plus bas. Cela vous surprend ? Regardez les motifs ! Les meilleures âmes cherchent à s’ôter l’image de la souffrance multiforme et générale en soulageant une ou deux souffrances particulières ; les plus nombreuses n’ont qu’un goût inconscient et cruel de perfectionner la douceur de leur luxe par le contraste des images de misère.

— Vous devez avoir raison. J’ai été souvent déçue, irritée de ne pas réussir immédiatement à changer les désespoirs grognons en allégresse. Je ne pensais qu’à mon plaisir évidemment. Et puis, l’exploitation grossière m’a déconcertée. Ils sont menteurs souvent, et presque toujours de mauvaise foi, les pauvres pauvres !

— Quelle raison auraient-ils d’être bons ? Souffrir sans espoir ni relâche n’élargit pas le cœur. Le bienfait, subi d’abord, requis ensuite par nécessité, dégrade. Il faut pratiquer la charité humblement. Surtout il faut rendre à ces êtres courbés le sentiment d’une responsabilité qui les redresse et ce goût de l’effort qui s’use, quand trop longtemps l’effort a été inutile.

— En somme, vous pensez qu’il n’y a d’intéressante que la souffrance matérielle ?

— Mais, madame, comment la séparer de la souffrance morale ? Mourir de faim et voir les siens dans le cas d’en faire autant, donne des sensations qui, tenez-le pour certain, ne se localisent pas uniquement à l’estomac… En outre, la souffrance matérielle — comme vous la nommez — fait à l’homme le tort suprême, car elle casse en lui les ressorts de l’orgueil. Oui, je trouve les souffrances de la pauvreté plus totales que celles de l’amour et de l’ambition. On n’en guérit pas comme d’une passion, qu’une autre passion efface.

— Pourtant je vous assure que j’ai vu des vieillards, — un justement, hier, — si abrutis par l’habitude de manquer de tout et de ne pas espérer que, certainement, ils ne sentaient plus rien.

— Ne doutez pas que, pour en venir là, il lui ait fallu plus de temps que n’en mettent les vieillards qui mangent des truffes et entretiennent des danseuses pour oublier leur plus grand chagrin sentimental.

— Vous haïssez la richesse ?

— Je hais les riches… Les riches, ce sont « toujours les mêmes » comme ceux qui se font tuer. Acquérir — et surtout conserver — une fortune dans les conditions actuelles, exige un pouvoir de dureté et d’indifférence qui révolte le sens humain. L’abbé Werner, dont Léonora vous a si bien parlé, était riche lorsqu’il a perdu ses parents ; il est mort ruiné. Léonora, qui gagne beaucoup d’argent et qui a une tête de caissier, ne sera jamais riche…

— Pourquoi ne pas achever ?… Vous songez que je suis riche, moi… Je ne me suis jamais dit tout cela. Il semble si naturel que j’aie de la fortune. Il est certain que j’ai l’habitude de dépenser beaucoup d’argent… Mais si madame Dalizes fabrique des lingeries élégantes et chères, c’est que je suis là pour les porter. Mon luxe fait vivre ceux qui le produisent.

— Très mal. Il parvient très peu de votre argent à ceux qui travaillent pour vous, il s’arrête aux mains des intermédiaires… Il y aurait beaucoup à dire sur l’utilité du luxe ; c’est à mon sens une idée régressive. Mais nous ne sommes pas encore au moment où les personnes de votre sorte pourront accepter les raisons que j’aurais à donner. Laissons cela ! Je voudrais seulement fortifier votre courage contre les déceptions que vous rencontrerez. Vous ne pouvez guère que soulager momentanément ; mais, si vous rendez la vie possible à une famille où le père est un ivrogne invétéré, vous mettez les enfants de ce père en état de résister, dans une certaine mesure, à la dégénérescence atavique. Vous leur permettez de choisir entre la mauvaise route et une route un peu meilleure. C’est ce choix-là que la misère interdit. Si votre générosité est cause qu’un certain nombre de jeunes êtres n’aillent au vol et à la prostitution que si leur tendance les y porte, vous aurez fait une œuvre suffisante. Ces enfants de meurt-de-faim qui par vous auront à manger ne seront pas encore des héros d’énergie et de pureté, mais leur santé meilleure leur fera une meilleure mentalité. Ils seront plus aptes à la joie — c’est cela seul qui importe — et leurs enfants, à eux, auront chance d’être un peu mieux débarrassés des tares héréditaires… C’est un long travail auquel vous collaborerez ainsi ; mais cette action qui va se répercutant à travers la race n’a-t-elle pas de quoi tenter ? Et quelle magnifique façon de durer, que d’être une cause lointaine de bonheur et de dignité pour ceux qui viendront, lorsque depuis longtemps nous ne serons plus !… Il m’a semblé, dès la première fois que je vous ai vue, que vous étiez capable de sentir cela ; c’est pourquoi je me permets de vous parler avec une liberté qui vous choque peut-être. Au reste, tout ce que je vous dis là est très banal, mais vous n’êtes probablement pas accoutumée à y songer ?

— Non… Avant de retrouver Léonora et… de vous connaître, j’étais dans une grande indifférence à ce sujet. Même, j’étais détournée de la charité par ceux à qui j’en voyais faire profession. Ils s’en autorisent volontiers pour avoir le cœur plus aride que les plus égoïstes cyniques.

— La charité de ceux-là est le pire des gestes pharisaïques. Ils prétendent à la reconnaissance, ils veulent moraliser. Tout cela ne vaut rien. Avant de conseiller, il importerait que l’on se représentât les conditions morales et physiques de qui on conseille. Tout à l’heure vous avez dit : « Marchons, il fait froid. » Le froid vous est pénible ; il vous paraît que la délicatesse de votre organisme, votre accoutumance au confort vous y rendent plus susceptible que le voyou qui, à son ordinaire, couche sous les ponts ! Vous ne vous trompez pas : il a, pour apprécier le froid, une sensibilité plus rude que la vôtre. Pourtant, si vous voulez le soulager, vous ne devez pas vous dire que cette souffrance qui, en se prolongeant vous torturerait, vous tuerait, n’est pour lui qu’une gêne, et qu’une petite dépense suffirait à la lui rendre tolérable… Ce qu’il importe d’atteindre et de guérir en lui, c’est la dépression, l’irritation nerveuse, la diminution d’activité vitale que le froid incessant crée dans l’organisme profond. C’est le dépôt laissé par la répétition de ce malaise. C’est enfin l’âme de froid des miséreux qu’il faut réchauffer et non leur froid actuel… Me comprenez-vous ?

— Oui ! Oh ! oui !

— L’abbé Werner qui, malgré son indulgence, avait parfois des éclats d’ironie, disait, à propos du despotisme des bienfaiteurs : « Ils donnent cent sous à un pauvre », puis d’un ton sévère et compétent : « Et avec ça mon garçon, allez apprendre « l’anglais ! » ordonnent-ils… » La générosité la plus large ne suffit pas à acheter la liberté de l’être le plus déchu… Mais je prêche, madame… Vous vous moquerez de moi ?

— Non ! Seulement vous me découragez un peu. C’est curieux… comment dire cela ? Il me semble en vous écoutant que je suis plus faible, plus femme que jamais. Longtemps je me suis crue libre. Depuis quelques mois j’ai le sentiment contraire, et voici que tout à coup je me sens toute entortillée de contraintes. Pourquoi ?

— Vous êtes captive de votre vision de la vie qui est fausse. Et si vous sentez en ce moment que votre liberté est illusoire, c’est que vous venez d’appuyer votre attention sur du réel. On a dû cultiver en vous l’instinct de servitude ?

— J’ai été élevée dans la religion du préjugé. On, m’a enseigné qu’il faut ne rien changer autour de soi. J’ai vu par moi-même que ceux — et celles surtout — qui brisent la norme pour affirmer une personnalité ou satisfaire leurs passions, ne sont pas heureux, et qu’ils créent du désordre. Alors je me suis accoutumée à croire qu’il est dangereux, et même laid, de réaliser celles de nos aspirations qui perturberaient la société, la famille, le petit coin ou le grand espace où nous vivons. Mais avais-je tort ? C’est une telle responsabilité que de s’isoler par des actes insolites ! Le faut-il ? À quoi bon ?

— Vous venez de dire le mot qui enferme le destin des femmes : vous avez peur de la responsabilité ! Depuis le commencement des sociétés, la femme est en esclavage. Le sens de la responsabilité n’a pas pu se développer en elle. C’est parce qu’elle se sent et se veut irresponsable qu’elle n’a pas de solide moralité. La parole donnée est sans force, pour elle. Elle n’a pas non plus notre honneur grossier quant aux questions d’argent. Comment l’aurait-elle ? Elle est irresponsable ! Elle ment, parce que le mensonge est la défense des faibles. Il faudra qu’elle abuse longtemps de sa liberté, avant de se nettoyer des marques de la servitude. Cela viendra lorsque, débarrassée des lois hostiles et du despotisme de l’homme, elle sera parvenue à se désasservir d’elle-même.

– Vous méprisez les femmes ?

– Non. Je pensais à celles de votre monde, qui dans leur jeunesse pratiquent l’adultère sans amour, et, plus tard, manigancent des mariages riches pour leurs filles, ou risquent des intrigues équivoques afin de pousser leurs fils dans les carrières, celles, qui à l’ouverture des testaments trouvent moyen de fausser la loi, et maintiennent avec des mains acharnées et stupides la mauvaise bâtisse de la famille, cette fondation inique de l’égoïsme humain.

Jacqueline regarda la figure assombrie d’Hansen.

– Alors, dit-elle timidement, il faut aussi supprimer la famille ?

– La famille surtout, avec les conséquences qu’elle entraîne après soi ; l’infamie de l’héritage, le non-sens de l’éducation individualiste qui fausse les cerveaux…

– Mais je suppose que vous ne comptez pas sur les femmes – même lorsqu’elles auront, en masse, la passion de la responsabilité — pour collaborer à la suppression de la famille ? C’est leur sauvegarde.

– Il semble ainsi, aujourd’hui. Les femmes de l’avenir seront différentes de celles qui ont tant besoin d’abriter leur faiblesse au foyer conjugal… Déjà maintenant il y en a d’autres, et nombreuses. Je connais en Russie et ailleurs, des jeunes filles hautement nées, belles, de forte instruction, qui ont renoncé volontairement, passionnément à l’esclavage du luxe, et qui, mal vêtues, mal nourries, mal logées mènent des vies utiles et dangereuses. Ces femmes-là enseignent, soignent les simples, à qui elles savent se rendre semblables ; font de la lumière dans les têtes obscures, diminuent le vice et développent l’espérance. Vous avez vu des figures pareilles dans des livres qui amusent votre goût littéraire, et vous avez pensé qu’elles s’étaient embellies d’avoir traversé des cerveaux de grands artistes. Elles sont strictement vraies. Mais ce ne sont pas là des Parisiennes, amoureuses de leur plaisante geôle.

– Pas si plaisante !

— Souffrez-vous dans la vôtre ?

– Je commence.

– Sortez-en.

– Comment faire ?

— Vous conquérir vous-même. Vous devez connaître vos points faibles ? Attaquez-les. Pourquoi souriez-vous, de cet air de moquerie inquiète ?

– Parce que je pense à ces points faibles.

– Qui sont ?

– Le désir d’être aimée, fit-elle à demi-voix.

Et son visage blanc, ses yeux, sa bouche sinueuse prirent une ardente douceur.

Erik la regarda un instant, puis d’un ton froid dit :

– Le désir d’aimer serait d’une âme plus noble.

— Léo pense cela aussi. Et je commence à le croire, mais ça fait mal… Faut-il nécessairement souffrir ?

— C’est mieux : la douleur concentre la dignité ; la joie l’éparpille.

— La joie ?… Mais le bonheur ?

— Il faudrait savoir quelle idée vous vous en faites.

— Ne serait-ce pas : vivre hors de soi, dans un être dont on sait qu’il vous appartient tout entier ?

– Ah ! oui, la passion ! C’est un moyen élégant de tuer le temps pendant quelques années. Cela ne saurait être un but pour la durée de l’existence. Mais, si tel est votre concept du bonheur, de quoi souffrez-vous ? On ne peut admettre que celui qui est aimé de vous ne vous aime pas !

– Il y a de la souffrance à être mal aimée ! N’est-ce rien que de ne pouvoir pénétrer dans une pensée ?

– Pardonnez-moi l’insolence de ma question. C’est bien de monsieur des Moustiers que vous parlez ?

– Oui, mais je mérite que vous me demandiez cela. Car… en de mauvaises heures j’ai presque tenté d’aimer d’autres hommes que lui.

– Ah !… Et vous vous êtes arrêtée en chemin ?… Pourquoi ?

Jacqueline s’étonna de n’être choquée ni de cette interrogation ni même du ton dont elle avait été faite.

Elle répondit, très simplement, comme si Erik avait le droit d’attendre d’elle qu’elle s’expliquât :

— Parce que — je pense cela si fort, aujourd’hui ! — il y a pour chaque femme un homme particulièrement destiné : mon mari est cet homme-là pour moi. J’ai mis longtemps à le comprendre ; j’ai laissé s’élever entre nous une sorte de malentendu que je ne puis élucider. C’est bizarre de vous avouer tout cela…

— Je suis très sensible à l’honneur que vous me faites, croyez-le, riposta Erik, dont la bouche souriait mécaniquement, bien que ses yeux restassent durs et distraits.

— Certainement, si vous le voulez, vous pouvez m’aider. Je vous supplie de venir chez moi. Il faut que vous connaissiez André ; et puis vous me conseillerez.

— Qui vous a fait croire, madame, que je fusse propre aux étranges emplois que vous me destinez.

– J’en suis sûre ! Avouez que vous comprenez pourquoi je ne parviens pas à être pour mon mari une amie profonde, à absorber toute sa pensée en lui donnant toute la mienne, à faire qu’il n’y ait que moi qui compte dans sa vie, comme dans la mienne il n’y a que lui.

— Monsieur des Moustiers vous est-il fidèle, madame ?

— Pouvez-vous en douter !

Il y avait de la colère dans son exclamation.

— Cette fois, vous conviendrez que je vous ai choquée ?

— Oui, un peu.

— Alors, c’est donc que monsieur des Moustiers vaut mieux que vous, puisqu’un soupçon sur sa fidélité vous indigne, alors que — c’est vous qui venez de le dire — vous avez été sur le point d’aimer d’autres hommes.

Jacqueline fut un moment sans répondre ; puis, hésitante :

— C’est vrai, dit-elle, mais…

— Mais ? Vous alliez ajouter : ce n’est pas la même chose. Ce qui signifie qu’en vous trahissant votre mari serait coupable, parce que responsable, tandis que vous…

— Ah ! comme vous avez raison ! Quel mépris de moi-même vous me donnez ! C’est parce que je pense ainsi que je ne mérite pas qu’il m’aime comme je voudrais. Enseignez-moi comment réaliser ma vie. Parlez-moi, mon bon, mon cher ami !

— Je vous prie de m’excuser ! Mais, au cas même où j’aurais les moyens de vous obéir, je ne m’en servirais pas.

– Pourquoi ? Qu’y a-t-il ? Vous ai-je blessé ?

– Pourquoi ?… Parce que je vous aime follement… mortellement… Et vous exigez trop en voulant que je vous aide à cultiver votre passion pour un autre… pour celui-là !

Il salua et partit rapidement. Immobile au bord du trottoir, Jacqueline le regarda s’éloigner, tandis qu’autour d’elle des enfants couraient avec des piaillements de peur et de plaisir sous l’argent froid du soleil d’hiver.

II


– Enfin, chère madame, vous êtes revenue ! Votre projet de passer le printemps à la campagne nous avait jetés dans le marasme ! Finies, les réparations de Larcey ?

Et Maud Simpson, qui venait d’entrer chez la comtesse d’Audichamp, lui serra les mains d’un air prodigieusement tendre. De ses lèvres, son sourire parut couler sur toute sa personne. Sa joie d’être là se répandit sur la blancheur grasse de ses épaules, aux plis du crêpe de Chine rose de sa robe, au long des reptiles d’émail noir qui lui serraient le cou, se tordaient à ses bras, se nouaient dans la mousse jaune de ses cheveux.

– Ah ! ne m’en parlez pas, ma chère ! répondait madame d’Audichamp. J’ai cru que ça ne finirait jamais ; j’ai cru que j’en mourrais ! Dieu sait ce que j’ai cru ! Il a fallu refaire toute la faisanderie, les chenils ; monsieur d’Audichamp ne voulait pas démarrer que tout ne fût fini. Quelle scie ! Ah ! la campagne ! J’avais une vieille amie qui disait qu’on y devient laid, sale, bête et ennuyeux ; comme c’est vrai ! Et la plaie des invités !… Ces monstres. Charmants dans la vie naturelle de Paris, et si abominables dès qu’on les enferme dans un paysage !… Tout le temps à se débiner les uns les autres, à conspirer dans les coins contre le repos des maîtres de maison. Les repas ont des airs d’embuscade, on s’attend à voir sortir un conflit de derrière chaque carafe. Moi, les jours de pluie, je rêve une Saint-Barthélemy qui me débarrasserait de tous ces animaux-là… Et puis, quand on est seuls, c’est encore pis ! Les voisins, les encroûtés, ceux qui ne bougent jamais, vous tombent dessus aux heures où on veut écrire ses lettres, se reposer… Avec ça nous avons un curé fou de politique et stupide ! et assommant — il veut apprendre au pape la manière de s’en servir. Il faut l’avoir tout le temps, à cause du maire, une espèce de quincaillier en retraite, socialiste, qui, lorsque l’abbé n’a pas dîné deux fois dans la semaine au château, fait des potins… Et les histoires de gardes et de braconniers, et les filles de ferme qui n’arrêtent pas d’être enceintes. Jamais je n’arriverai à comprendre la monomanie qui nous pousse à aller champignonner dans nos terres ! Et vous, qu’avez-vous fait, après nous avoir quittés à Bayreuth ?… Comme c’était assommant aussi cet endroit-là !…

— J’ai flâné en Allemagne, et en Grèce après.

— Avec les Moustiers, toujours ? je ne les ai pas vus encore, naturellement. Je suis là depuis une semaine. Pas eu le temps de faire des visites. Il m’a semblé que ce serait plus gentil de nous retrouver tous à dîner ce soir.

— Je crois bien, c’est délicieux !… Non, je n’étais pas avec les Moustiers. Je les ai rejoints en novembre à Blancheroche, où j’ai passé quinze jours.

— Ils vont bien ? Quels gens charmants ! C’est si rare un ménage où on n’invite pas la femme pour avoir le mari… ou le contraire. Le bel André est toujours aussi fascinant ?

— Est-ce qu’il est fascinant ? Je n’avais pas remarqué.

— Ah ! ma chère bonne petite ! Mais, voyons, ne dites pas ça ! On a envie de rire… André des Moustiers… Mais c’est la séduction même ! Il a le je ne sais quoi auquel on ne résiste pas, et cet air d’avoir toujours de l’amour sur lui pour en offrir à celles qui en voudront, et puis ces façons câlines et énergiques… Il doit embrasser dans une perfection…

— Nous pourrons nous renseigner là-dessus auprès de Jacqueline.

– Et d’autres aussi.

— Est-ce que vous croyez que… Vraiment ?

— Allons, comment me demandez-vous ça ? Vous le savez mieux que moi.

— Pourquoi ?

— Vous êtes tellement dans l’intimité de la maison !…

La figure épanouie en rosace, madame d’Audichamp se porta au-devant du ministre des affaires étrangères qui venait d’entrer.

La comtesse d’Audichamp fut célèbre à la fin de l’Empire par l’éclat brun et rose de sa beauté, son esprit coupant et l’obstination excentrique de sa fidélité au somptueux hussard, qu’elle avait épousé bien qu’il fût sans fortune, séduite par la carrure de ses épaules, et ses larges yeux simples. Maintenu dans le devoir par la régularité d’un service conjugal dont, à ce que disent ses familiers, il n’a pas encore démissionné, M. d’Audichamp étonna la cour de Napoléon III et les salons des temps républicains par une constance dont il serait malaisé de citer beaucoup d’exemples. Ils font un ménage excellent où la galanterie un peu surannée du mari et la verveuse brusquerie de la femme s’emboîtent avec une précision parfaite. Leur fille unique a épousé le marquis de Lurcelles qui, fort passionné de politique et d’idées progressistes, a introduit dans le salon de sa belle mère quelques-uns des hommes qui gouvernent le pays. De telles fréquentations horripilent grandement M. d’Audichamp qui, depuis trente-quatre ans, ouvre chaque matin son Gaulois avec l’espoir d’y trouver la nouvelle d’un coup d’État effectué par des gens résolus pendant le sommeil de Paris.

La maison, à ceci près qu’on y voit de temps à autre des ministres sans leurs femmes, est restée ce qu’elle était sous l’Empire : un fastueux passage où, autour d’un groupe étroit de familiers, dont aucun ne saurait prétendre le titre d’ami, défilent les personnalités classées du monde, de la diplomatie, de l’armée, des académies et des arts. On y rencontre les ambassadeurs de toutes les puissances ; des archiducs y acceptent les fêtes données en leur honneur ; d’illustres actrices étrangères y dînent avec des duchesses. On potine là dans toutes les langues, mais seulement sur de hauts personnages. Les historiettes du Quirinal et les incidents de la Hofburg s’y commentent entre gens renseignés. Les infamies du gouvernement français sont jugées comme elles le méritent, les soirs où personne de la place Beauvau ni du quai d’Orsay n’est là pour contredire. On y entend d’excellente musique, bien que monsieur et madame d’Audichamp soient doués l’un et l’autre d’une totale incapacité de percevoir les intentions de cette forme du bruit.

Pas plus que le service, qui se fait toujours à la française, le mobilier n’a subi l’action brouillonne de la mode. Les canapés en damas bouton d’or se souviennent d’avoir connu le contact de crinolines augustes. La pendule du grand salon — le bouquet de lis en bronze doré jaillissant de l’urne de Sèvres — évoque des images effacées et déjà historiques. Deux portraits de Winterhalter montrent M. d’Audichamp en grand uniforme et rayonnant d’une pompe amortie, et la comtesse, décolletée en baignoire. Les épaules tombantes, comme entraînées au poids de bracelets trop lourds pour tant d’idéale flexibilité, les cheveux bouffant en bandeaux, elle retient un châle de chantilly de ses mains croisées à la taille, avec un geste reposé de femme qu’une foncière distinction met à l’abri de toute possibilité d’être émue.

Il y a toujours des fleurs magnifiques dans les jardinières de faux Boule ; mais volontiers on les croirait artificielles, encore qu’elles ne le soient pas. Dans les silences, on entend, quand passe un omnibus, tinter les pendeloques des lustres, car l’hôtel est ancien et de douteuse solidité. Et ce bruit de cristal semble une petite voix de fantôme qui saurait des histoires démodées. Bien que la maison soit tenue à merveille, on s’imagine voir partout des poussières, faites de débris d’un temps déjà périmé, l’élégance des toilettes prend dans ce cadre des aspects de mascarade où les couleurs neuves et trop fraîches détonnent.

Après avoir quitté madame d’Audichamp et dit bonsoir à droite et à gauche, Maud Simpson alla s’asseoir à côté de madame Steinweg. La belle banquière, comme de coutume, était là sans son mari. M. Steinweg se recommande à l’estime des nombreux amis de sa femme par la persévérance qu’il met à être toujours en voyage ou grippé. On l’aperçoit aux grandes fêtes qu’il donne à l’aristocratie française, et, là encore, il sait faire apprécier son tact. D’une pâleur profonde, où s’avoue l’usage des poisons de joie, madame Steinweg est une de ces admirables israélites qui deviennent si laides à cette heure de la vie des femmes où les duchesses de sang aristocratique commencent à donner aux bourgeois l’impression d’avoir été « très bien » dans leur jeunesse. Mais, ce soir-là, personne ne songeait aux tristes possibilités que l’avenir réservait à cette pâle et magnifique dame. Avec une mollesse de fleur alourdie qu’un souffle va faire tomber de sa branche, elle gouvernait un cercle d’hommes, réduits au silence par l’admiration, et causait, d’une voix lente et moqueuse, en remuant doucement son collier de perles roses qui, noué à la taille, pendait jusqu’à ses genoux.

— Contente de vous voir, chère ! dit-elle à Maud ; ça va bien ? Qu’êtes-vous devenue depuis un mois ? Comment se fait-il que je ne vous aie aperçue nulle part ?

— Je l’ignore, car je suis allée dans une masse d’endroits ; pas les mêmes que vous sans doute !

— Savez-vous qui madame d’Audichamp attend encore ? Ah ! voilà les Moustiers ! Quelle chance ! Eux non plus, on ne les voit pas. Est-ce que vous vous cachez ensemble ! Jacqueline est incroyablement en beauté, cette saison. Regardez comme ça lui va bien, ce velours noir ; elle a l’air d’une opale. Moustiers a bien tort de la tromper comme il le fait : ça finira par lui jouer un mauvais tour. Elle n’a guère le type d’une victime résignée. Mais elle ne sait pas encore, probablement ?

— Y a-t-il quelque chose à savoir ?… Ils font le meilleur ménage… Ils ne se quittent pas !

— Oui, ils sortent ensemble. Croyez-vous vraiment qu’elle n’ait aucun soupçon des fantaisies de son cher mari ?

— Elle ne m’en a jamais rien dit, et je ne suis pas au courant des fantaisies dont vous parlez.

— Comme c’est curieux ! Eh bien, ma chère, il faut qu’on vous renseigne. André a, en ce moment, une liaison avec une étrangère dont je ne vous dirai pas le nom, parce que tous ces individus qui nous écoutent iraient le crier sur les toits. On assure que la dame est assez perverse, méchante aussi, passablement jolie, quoiqu’elle ait de grandes mains et de grands pieds… Elle prétend à quelque intelligence… J’ai entendu dire par cette sorte de bavards qui veulent tout savoir et en particulier le secret des sentiments d’autrui qu’elle n’aime pas Moustiers, mais qu’elle l’a pris par haine de Jacqueline, dont les supériorités de tout genre l’exaspéraient. Je crois, du reste, que ce que je vous raconte là est presque de l’histoire ancienne. Car Herbault, qui a une pièce en répétitions aux Variétés, m’a raconté qu’André est depuis six semaines l’amant de Singly… Vous savez, cette drôle de bonne femme, qui a l’air de se nourrir avec du poivre et du vinaigre ? Elle a lâché, pour se mettre avec lui comme elles disent — le vieux Dalton, le collectionneur, et même, ce qui est plus important, Marken, qui lui faisait faire des réclames folles dans tous les journaux… Ça ne vous intéresse pas, mes potins ? Vous n’avez pas l’air de m’écouter.

— Si, comment donc ! avec ardeur… J’ai tout très bien entendu : l’étrangère, Singly, le vieux Dalton, Marken… C’est très amusant, par la façon dont vous le dites. Vous avez un art si incomparable du récit ! Vous y mettez un accent qu’on n’est pas accoutumé d’entendre dans le monde… C’est, sans doute, un peu du génie de votre race !

La crispation des lèvres, qui découvrit les dents de madame Steinweg, devait probablement être un sourire ; elle n’eut pas le temps de répondre. Jacqueline rejoignait le groupe. Les paroles rituelles des rencontres mondaines s’échangèrent.

— Nous causions de vous, chère, commença madame Steinweg, nous remarquions que vous êtes ce soir encore plus jolie que de coutume.

— Qui sait comment je serai demain ? répondit Jacqueline.

Et, s’adressant à madame Simpson :

— Maud, vous aviez donc oublié que nous devions lire le nouveau cahier de Schumann. Je suis allée chez vous et vous étiez sortie.

— Mais oui, c’est ce qu’on m’a dit, et je n’y ai rien compris. J’avais inscrit notre rendez-vous pour demain, vous vous serez trompée.

— C’est impossible. Rappelez-vous. C’est vous même qui avez insisté pour cette date, et vous n’avez dit que demain votre après-midi était pris tout entier. Ça n’a pas d’importance ; seulement, j’ai perdu ma journée ; André, qui devait venir me prendre à quatre heures — après notre musique — pour aller voir les tableaux chez Petit, a été retenu au cercle par je ne sais quelle histoire de duel. J’ai vécu avec mon chapeau sur la tête, une revue à la main, regardant à chaque instant par la fenêtre, et démoralisée par le sentiment du désordre universel.

— Je vous demande pardon, il faut que je sois folle, car je savais bien ce que j’avais à faire de deux à six et que je ne pourrais être chez moi !

— C’étaient aussi des affaires de duel à arranger ? demanda madame Steinweg, d’un air de candeur et d’intérêt.

— Toutes les affaires de la vie sont des affaires de duel, répondit Maud.

— Vous êtes terriblement occupée, j’imagine, à votre ordinaire ? continua madame Steinweg, toujours affable.

— Oui, assez.

— Dites-nous par quoi.

— Comme ça vous assommerait si je me mettais à vous raconter ma vie !

— Je suis sûre que ça m’amuserait — comme la comparaison est absurde ! — autant que les mauvais livres amusent les petites filles… Eh bien, Jacqueline, vous nous plantez là ?

— Je reviens. Le temps de dire bonsoir à une amie.

Elle s’éloigna, la figure plus vive.

– C’est la personne à qui madame d’Audichamp fait ses salamalecs pour ambassadrice ? La connaissez-vous, Maud ? Elle est splendide. Qui ça peut-il être ? Une déesse professionnelle ?

– Non, c’est seulement une violoniste, répondit madame Simpson. Elle s’appelle Léonora Barozzi, ou quelque chose d’approchant. C’est une sorte de folle, mal élevée au delà du connu, une amie de couvent à Jacqueline.

– Elle est… quoi ? vierge ? mariée ? divorcée ? veuve ? Sait-on ? Dieu qu’elle est belle ! Regardez-les toutes les deux ! Jacqueline a l’air d’une aquarelle persane, mise en français par Jean Goujon, et l’autre d’une statue grecque du ve siècle. Les femmes font bien d’être grandes, décidément ; Schopenhauer a raison : notre infériorité tient à ce que généralement nous avons les jambes trop courtes. Vous n’aimeriez pas avoir trois ou quatre centimètres de plus, vous ?

– Non ! Je me débrouille assez bien comme ça, merci… Vous voulez des renseignements sur cette Barozzi ? Elle n’est pas mariée, voilà tout ce que je sais. Quant à ses mœurs… à Bayreuth, où nous l’avons rencontrée, elle passait son temps avec un individu d’assez mauvaise mine. Elle fait des théories libertaires. C’est, je pense, une nihiliste en chambre. Je ne suis pas du tout de votre avis sur sa beauté ; moi, ces têtes régulières m’ennuient.

— Vous êtes difficile ! Voyons, messieurs, surgissez de votre silence et donnez votre opinion sur cette demoiselle Barozzi.

— Elle est très belle, dit gravement l’attaché autrichien.

— L’air trop décidé, et puis elle doit être froide, affirma le général de Troisbras.

Et il donna du pli à sa moustache dorée par le cigare.

– Elle a une allure étonnante, dit le peintre Allemanne, mais elle manque de flexibilité. Croyez-vous qu’on puisse lui faire courber la taille ? Moi, j’en doute ? Je préfère cent fois madame des Moustiers, dont les gestes les plus vifs n’arrivent jamais à dessiner un angle.

— C’est bon ! c’est bon ! on sait votre admiration pour Jacqueline, inutile d’exciter notre jalousie, dit gaiement madame Steinweg.

— C’est vrai, je la trouve incomparable ! Vous savez qu’Hogarth avait fait incruster dans sa palette une arabesque en cuivre dans la forme d’un S ; c’était un memento et il l’appelait : ligne de beauté. Madame des Moustiers est cela : une arabesque vivante et mobile qui suggère toutes les possibilités de la beauté.

— Et vous, Lamare, que trouvez-vous de mademoiselle Barozzi ? demanda madame Steinweg au compositeur célèbre, qui, l’œil voilé, souriant à demi, écoutait d’un air de patience distraite.

— Elle est très charmante ; mais, pour moi, sa beauté disparaît devant son talent.

— Ah ! vous la connaissez ?

— Je crois bien ! Si vous lui entendiez jouer la chaconne de Bach… c’est à lui baiser les pieds !

— Tiens, les Marken ! Ils viennent donc ici maintenant ? dit madame Simpson avec un accent de surprise fâchée.

— Ils se poussent, dit Allemanne.

— Qu’est-ce que c’est, en somme, que ces gens ? Savez-vous ? demanda Maud en regardant de loin madame d’Audichamp, qui, pour accueillir les arrivants avait amorti la bienveillance éclatante qu’elle répandait sur Léonora.

La perfection de sa politesse établissait une distance entre elle et les Marken.

— Non, je ne sais pas, répondit le peintre. Personne n’est tout à fait renseigné. On raconte que Marken a frisé, frise ou frisera la police correctionnelle ; quand on demande pourquoi, les gens se défilent. Ils ne savent pas. On leur a dit ça ! Qui ? Ils l’ont oublié. Il y a autour de lui une atmosphère équivoque. Mais de quoi elle est faite ? Ce n’est pas moi qui vous l’expliquerai. Il passe pour emprunter de l’argent à tout le monde, mais je n’ai jamais entendu personne se targuer de lui en avoir prêté. La femme est bête comme ses pattes, ne comprend rien à rien. Il la rend assez malheureuse ; mais je crois bien qu’elle se venge avec Morin, une espèce de reporter joli garçon qui fait les interviews d’actrices et les crimes passionnels.

— Vous avez raison de ne pas vous associer aux calomnies qui courent sur Marken, mon cher, c’est très bien à vous, dit Lamare. J’ai la plus grande estime pour son intelligence. Il a un sens musical si fin ! il rend service, avec de jolies façons d’être reconnaissant de ce qu’on lui demande !

— Il me plaît assez, dit madame Steinweg ; il a un air à lui. Regardez comme il tranche fortement sur tous ces individus vagues qui attendent leur dîner. Tenez, le voilà qui cause avec André des Moustiers. Il est exquis, notre André ; c’est une de nos gloires nationales : quelle différence avec l’autre, pourtant ! On sent qu’il n’a pas la faculté de l’acharnement. Tandis que Marken… Il est excitant, cet homme !

— Peut-être qu’en vous donnant du mal…, fit Maud avec son méchant sourire oblique.

— On verra, on verra, bonne amie, je vous remercie toujours de m’encourager… Ah ! mon cher Barrois ! bonsoir ; quelle joie de vous voir ! Je croyais que vous ne dîniez plus en ville.

— Vous aviez raison, madame, dit le vieux savant, qui inclina, pour lui baiser la main, une figure jaune, plissée, recreusée, à lèvres épaisses, à grand front bossué, et dont la terne laideur se trouait de la lueur magnifique des yeux, où, par instants, la force du regard se concentrait avec une acuité presque insupportable.

— J’ai peine à le croire en vous voyant ici.

— C’est exceptionnel. Il faut des circonstances spéciales pour que je me décide à sortir de mon antre, aussi bien fait pour moi que moi pour lui.

— Quelles occasions ?

— Mais, l’espoir de vous faire ma cour, par exemple !

Les plis de la vieille figure remuèrent, déplaçant de l’ironie.

— Bien ! mais alors pourquoi, depuis quelque temps, refusez-vous de venir chez moi, chaque fois que je vous y invite ?

— Chez vous, ma jalousie a trop de raisons de souffrir, dit Barrois d’un ton assez insolent.

— Moi, dit Maud, je sais bien pourquoi nous sommes favorisées ce soir. Vous êtes venu parce que madame d’Audichamp, qui sait son métier de maîtresse de maison, vous a promis que vous verriez Jacqueline des Moustiers.

Le regard de Barrois circula autour de madame Simpson comme s’il eût voulu bien vérifier la place qu’elle occupait avant de l’en ôter définitivement.

— Ce m’est toujours une grande joie de la rencontrer, dit-il ; elle est susceptible de faire des idées, son cœur est excellent et sûr. On n’en peut pas dire autant de vous toutes, mesdames.

— Oh ! cher ami, je vous en prie, pas de généralisations insultantes ! s’écria madame Steinweg. Si vous avez envie d’injurier Maud, ayez l’obligeance de parler au singulier.

— Je n’ai aucune envie de cette sorte. Les jolies femmes ont droit au respect et à l’admiration pendant tout le temps que dure leur beauté.

— Et après ? demanda madame Simpson.

— Oh ! après !… Elles récoltent ce qu’elles ont semé. La nature a décidé qu’il était juste et régulier qu’il en allât ainsi.

— Que pensez-vous que je récolterai quand j’aurai des cheveux blancs et des rides, comme vous ?

— Des graines d’amertume, car c’est de l’amertume que vous répandez.

— Vrai ? Je n’aurais pas cru ; mais, renoncez à ce langage biblique et démodé : dites comment vous nommez en termes courants ces amertumes que je sème.

— L’ironie, le mensonge, la cruauté, l’indifférence surtout ; car nulle n’a le cœur plus sec que vous ne l’avez.

— Quelle infâme calomnie ! Je suis la tendresse même. Et puis que savez-vous de tout cela ?

— Je vous révélerai, madame, que l’habitude d’analyser les substances rend parfois apte à décomposer les motifs des actions. Ce n’est pas toujours plus difficile de savoir ce qu’il y a dans la petite cervelle d’une femme que de connaître la composition de l’hyposulfite. Je sais à merveille que vous n’avez jamais rien aimé ! Vous êtes un monstre psychique d’espèce assez rare.

— Quand on pense que je m’attire tout cela, pour avoir deviné — bien que je ne sache pas la chimie — que vous êtes amoureux de mon amie Jacqueline ! La vérité n’est pas toujours bonne à dire.

— Est-on amoureux d’une femme parce qu’on l’admire en la vénérant ? Alors, je suis amoureux de madame des Moutiers… à l’exclusion de beaucoup d’autres femmes.

Il aggrava le sens de sa phrase, par un petit salut qui en dédiait à Maud l’intention offensante. Elle rougit et sourit.

III


On annonçait le dîner. Barrois obéit au signe d’appel que lui faisait madame d’Audichamp. Marken s’inclinait devant Jacqueline.

— J’ai l’honneur, madame, de vous conduire à table.

Elle prit son bras sans répondre. La solennité de la phrase lui paraissait manquer de goût. Elle regretta qu’il dût être son voisin.

Le défilé s’accomplit dans le silence qui convient aux cérémonies transitoires. Il y eut un bruit de chaises remuées, d’étoffes froissées, de couverts touchés. Les femmes ôtaient leurs gants longs, puis, les mains nues, étiraient leurs doigts, faisaient briller le prisme des bagues ; les hommes jetaient un œil modeste vers le menu. Au centre de la table une orchidée mauve bougeait un peu au-dessus de la corbeille. Des lueurs sautaient comme de petites danseuses folles, d’un bord d’argent à un bord de cristal ; une odeur mêlée de homard, de faisan, de sauces et de citron errait dans l’air chaud. Il faisait très clair ; la lumière, patinant sur le vernis des natures mortes hollandaises, encastrées dans les boiseries, cachait les peintures. Les valets de pied, en poudre et en bas de soie, semblaient avoir une pitié hautaine et renseignée des gens qu’ils allaient servir.

Dès la première cuillerée du potage à la reine, madame d’Audichamp, qui s’entendait à mettre ses dîners en train, apostropha l’attaché autrichien : les journaux du matin annonçaient que le cher empereur avait la grippe ; était-ce vrai ? L’attaché dut en convenir. On rechercha l’âge exact du souverain. Le général de Troisbras savait de lui une anecdote de chasse et la dit. Puis, de l’air d’un examinateur qui regrette d’être certain que le candidat ne sera pas reçu, M. d’Audichamp somma le ministre qui était à la droite de la comtesse, de lui révéler, sans plus attendre, ce qui se passerait en Europe, à l’heure déplorable où la mort de l’empereur mettrait tant d’intérêts aux prises. Le ministre ayant fait là-dessus les phrases qu’il fallait, il se trouva un député royaliste pour n’être pas de son avis. Le marquis de Lurcelles jeta dans le débat des opinions subversives, qui firent monter le sang d’une généreuse indignation au visage de son beau-père. Mais tout s’arrangea, dans l’étonnement inquiet et admiratif que causa madame Steinweg en donnant, d’un ton détaché, un renseignement diplomatique, dont le caractère intime fit tomber le monocle de l’attaché autrichien. On passait les timbales de homards à la Poliakoff : la conversation générale était lancée.

Dès que Barrois se fut assuré que le dialogue établi entre madame d’Audichamp et le ministre avait chance de durer, il se tourna vers Jacqueline et dit à demi-voix :

— Je ne suis venu ici que pour vous voir.

— Vous avez quelque chose à me communiquer ? demanda-t-elle en regardant avec attention le marli doré de son assiette.

— Beaucoup de choses ! Je voudrais obtenir mon pardon. Vous avez été sévère pour moi. Ne pourrez-vous oublier le tort d’un instant ? N’aurai-je plus jamais votre amitié ?

— Vous m’avez rendue méfiante ; on ne peut aimer que ceux dont on est sûr.

— Vous ne devez pas aimer grand monde, alors ?

— On aime toujours peu de gens.

— Vous en avez trouvé qui, en rien, ne vous ont déçue ?

— Oui, je crois bien ! quelle question !

— Oh ! elle est plus naturelle que votre étonnement. Je voudrais vous entendre nommer ne fût-ce qu’un seul de ces types si honorables pour l’humanité.

— C’est facile !… Mon mari…

Barrois vida son verre en trois coups violents, ainsi qu’on fait, pour favoriser la déglutition d’un cachet médicamenteux de proportions exagérées. Il reposa le verre, s’essuya les lèvres, et, l’air détaché de toutes les contingences, reprit :

— Expliquez-moi l’idée que vous vous faites quand vous prononcez ces mots : être sûr de quelqu’un ? Je vous l’ai dit souvent, on gagne du temps en vérifiant le sens qu’attachent aux vocables les personnes avec qui l’on cause. Les malentendus viennent de ce qu’on interprète différemment le dictionnaire.

— Il n’y a pas deux interprétations : être sûr de quelqu’un, c’est savoir qu’il est, et restera pareil à ce qu’il paraît être.

— Bon ! mais il peut vous plaire de prendre pour un héros, un brave homme d’âme paisible. Et alors, s’il agit en brave homme et non en héros, lui saurez-vous mauvais gré de se montrer différent de l’idéal que vous vous étiez fait de lui – et qui ne lui ressemblait pas ?

— Mais je ne suis ni sotte ni folle ! Si je vous ai admiré, vous, c’est que votre intelligence me cachait votre caractère. J’ai conclu de l’une à l’autre. Vous m’avez démontré que je me trompais. Je suis fondée à dire que vous m’avez déçue, car c’est vous qui m’avez renseignée sur vous-même.

— Laissons cela. Vous aurez toujours raison de moi. Mais il s’agissait de votre mari. Élucidons cette affaire. Vous dites qu’il reste pareil. Pareil à quoi ? Voilà la question. Qu’exigez-vous de lui ? Qu’il soit beau ? Il l’est. Qu’il sache dire, sur tout sujet, des choses suffisamment ingénieuses pour qu’on ne songe pas à leur souhaiter de la profondeur ? Bien ! Quoi encore ? Qu’il ait un grand goût, qui s’applique aussi justement à vos toilettes qu’aux ouvrages de l’esprit ? Qu’il pratique élégamment la générosité, se batte en duel avec une correction aisée ? Il est apte à tout cela. Mais est-ce bien la synthèse de votre idéal ?

— Résumons-nous d’un mot. Il faut que, sentimentalement comme en ses actes, il soit incapable de forfaire à l’honneur et à la sincérité, comme il est incapable de manquer à l’élégance.

— Je ne sais si je vous comprends. Précisons encore ; tomberait-il dans le mauvais cas de ne plus être pareil à ce qu’il semble… s’il avait des maîtresses, par exemple ?

– Bien entendu ! Qu’y a-t-il là de singulier, que vous me regardiez ainsi ?

— Ah ! c’est que ça l’est, singulier ! Déconcertant ! Inouï ! Comment, vous, dont j’admirais tant l’esprit critique, vous attachez de l’importance à la fidélité ?… pas à celle du cœur, cela va de soi ! à la fidélité physique ?… Je suis ahuri !

— Mais oui, j’attache de l’importance à la parole donnée ; c’est assez simple, vraiment. Vous moquez-vous de moi ? Qu’avez-vous à me faire dire toutes ces banalités et à les écouter de cet air de mauvaise ironie que je déteste !

– Ne vous fâchez pas ! Je cherche à vous comprendre. Vous me paraissez tellement différente de la femme que j’ai connue !

— Vous avez raison, je suis changée. Il me pousse une conscience.

— Pour autrui ?

— Pour moi, surtout… Mais prenez garde, il y a dans votre voisinage des personnes que nous intéressons trop.

— Qui ça ?

Sans bouger la tête, Jacqueline d’un mouvement des yeux indiqua Marken, qui absorbé, semblait-il, en une songerie triste, n’avait pas dit un mot depuis le commencement du dîner.

Quelqu’un ayant parlé du Pacifique, la conversation eut un ressaut. Dans la hâte d’exprimer de patriotiques inquiétudes, chacun coupait la parole à son voisin. On flétrit d’un commun accord tous les peuples anglo-saxons.

— Exécrables nations de marchands égoïstes ! s’écria le général de Troisbras.

— Oh ! mon Dieu, dit Barrois il faut avouer que les peuples ne sont ni bons ni mauvais. Tout n’est que moment et circonstance. Et les circonstances ne sont pas créées d’une pièce et soudainement par la tendance maîtresse d’une nation. Elles naissent lentement, fragmentairement, sans que leurs milliers de causes nous soient connaissables… Général, vous qui êtes un savant joueur d’échecs, vous n’ignorez pas ce qu’on entend par ce terme : la force de l’échiquier ? C’est le résultat, soudain apparu, de coups joués longtemps avant et qui ont semblé insignifiants à ceux-mêmes qui les risquaient. À un moment donné pourtant, les suites de ces petits coups, dont on se souvient à peine, déterminent une situation contre laquelle on ne peut plus lutter. C’est comme si des combinaisons qui se seraient faites latéralement à celles des joueurs, envahissaient l’échiquier, primant tout. Les jeux de la politique subissent de ces aventures, dont en justice on ne sait à qui se prendre. Car il arrive que les joueurs, grâce à qui le mat se donne, soient morts jusque dans la mémoire des hommes. On a tort, par exemple, d’attribuer la responsabilité des guerres à ceux qui les déclarent. Les pauvres taupes de ma sorte qui dans leur laboratoire découvrent l’application d’une substance ou d’une force pèsent plus lourd souvent en de telles questions que les politiques au sourcil compétent. Le monsieur qui déclare la guerre n’est que la trompette dans laquelle souffle la lointaine volonté des causes invisibles.

— Mais, mon cher maître, éclata le ministre, de la voix dont il usait pour interpeller, aux époques où il ne faisait pas partie du cabinet, vous négligez vraiment trop le facteur si important que représente dans la conduite politique d’un peuple ce que vous me permettrez de nommer son caractère ancestral. Les peuples recommencent toujours les mêmes actes comme ils conservent leur figure et leurs passions particulières. Par exemple, la guerre de Sertorius en Espagne a la même allure d’embuscade que la guérilla au temps de Napoléon. Et souvenez-vous que César a dit des Gaulois qu’ils se battaient et parlaient bien. Les Français restent tels !

— La formule n’a pas gagné en précision à être si souvent citée. Je veux me persuader que tous les Français se battent en perfection ; quant à bien parler… Au reste, à quels Français faites-vous allusion ? Aux Bretons qui ne savent pas le français ? Aux Grecs de Marseille ? aux Sarrasins de Bayonne ? aux Flamands de Lille ? On diffère d’aspect et de façons dans ces diverses régions, sans parler des idées. Pour moi, je vous confesse mon incapacité à reconnaître les caractères par où une race diffère des races limitrophes. Et quant à savoir ce qui exprime la volonté générale d’un peuple…

— Mais on l’aperçoit assez dans le gouvernement qu’il se donne.

— J’aurais mauvaise grâce, — au moment où nous jouissons de l’admirable ministère que vous représentez si brillamment ici, à vous dire que je ne crois pas qu’en aucun temps aucun peuple ait choisi son gouvernement. Et, s’il s’agit du nôtre, il faut bien se rendre compte qu’un bon tiers de la nation voudrait le renverser, qu’un autre tiers le souhaiterait également, si la peur des révolutions n’était si vive dans ce pays révolutionnaire, et que le dernier tiers, enfin, obéit à ses seuls intérêts en désirant que les choses restent comme elles sont, et verrait le régime changer sans horreur, pourvu que les mêmes avantages lui fussent assurés par un autre.

— Alors, qui donc est républicain dans notre république ? demanda le ministre en souriant avec bénévolence, pour témoigner que la souplesse et la portée de son esprit lui permettaient de tout entendre.

— Mais… le chef de l’État, naturellement, les ministres et aussi les ministrables, et encore ceux qui peuvent devenir ministrables avec le temps… C’est plus qu’assez pour sauver la République. D’ailleurs, elle n’a rien à craindre de ceux qui l’attaquent.

— Et pourquoi donc ? s’écria M. d’Audichamp.

— Pourquoi, cher monsieur ? à cause de ces incomparables truffes que je mange et de la beauté de ces orchidées. À cause aussi de la possibilité où nous sommes d’invectiver contre le régime sans courir le risque de la vie ou de la liberté, même en présence de monsieur le ministre des affaires étrangères qui est trop spirituel pour s’en fâcher. La République n’est pas en danger, parce que ceux qui lui veulent sincèrement du mal sont trop à l’aise dans leurs belles maisons. Ce n’est pas de haut en bas que se font les révolutions. Un jour peut-être, les mineurs sortiront-ils de la mine, groupés par une organisation logique, poussés par les dures colères du besoin trop longtemps senti… Alors la République sera peut-être en danger… Mais je pense qu’on causera quelque temps encore en des dîners tels que celui-ci, avant que pareille chose n’advienne.

— C’est gai, tout ça ! dit madame Steinweg ; on se voit pendue aux réverbères par des gens ivres… Quelles saletés !

— Mais, dit le marquis de Lurcelles, pour en revenir aux Anglo-Saxons, vous ne nierez pas qu’ils donnent des marques évidentes de cette volonté générale que vous refusez de concéder à la France. Quand ce ne serait que cette persuasion si anglaise et qui devient américaine aussi, qu’ils ont d’appartenir à une race préférable à toutes les autres et que la seule chose d’importance cosmique, c’est que cette race-là prime.

Marken se pencha et dit, de sa voix dure et chaude :

— C’est en croyant qu’on vaut plus que les autres — cela ne fût-il pas vrai — qu’on arrive à mener le monde. Le Messie ne pouvait naître que chez le peuple qui s’affirmait l’élu de Dieu.

— C’est du Christ, sans doute, que vous entendez parler, demanda Barrois ; l’exemple est faible. L’historicité de ce personnage est si incertaine !

— Quelle abomination ! cria madame d’Audichamp. Croyez-vous que je vais vous permettre de dire des choses pareilles chez moi !

— Qu’importe, dit Marken, même si le Christ n’a pas existé ! Il y a une idée chrétienne, et nous lui devons la forme et l’enrichissement de notre sensibilité.

— Une médiocre acquisition, dit André des Moustiers cessant de causer avec madame Steinweg. Le christianisme ne nous a pas perfectionné l’entendement. Toute la partie spéculative et critique de notre pensée nous vient des Grecs. L’élément judaïque a élevé notre conscience morale, je le veux bien, mais c’est au détriment de notre faculté de joie. Il nous a doté du socialisme, des grèves, et de la pitié !… Encore tous ces embellissements de la vie nous viennent-ils surtout du rationalisme germanique, dont la Réforme nous a empoisonnés. Le moment où on aperçoit dans son plein jeu l’action du christianisme, c’est le moyen âge, ce temps où l’intelligence dort un sommeil de brute, où les hommes ne savent plus que tuer, pleurer, ou tomber en transes hystériques.

— On peut discuter cela, dit Marken d’un ton bref. Le moyen âge est, à mon sens, la période poignante le sublime malaise de croissance de l’humanité. C’est l’heure anxieuse et singulièrement émouvante où se fait le transfert de l’intellectuel au sensible… Vous jugez que tout avait été pensé dans l’Inde, en Égypte et en Grèce ? Vous accorderez bien que tout n’avait pas été senti. L’histoire est tranchée en deux par l’éveil de la vie intérieure, devenue plus forte et plus riche que la vie de l’action. Non, le moyen âge n’est pas un sommeil, c’est un recueillement. Et je ne sais rien qui émeuve davantage que ces ardentes courses vers le rêve des extatiques, des saints candides, à cœurs puissants, épris de pauvreté, joyeux de souffrir, affamés de contemplation, simples êtres plongés jusqu’à la bouche dans l’idée chrétienne et qui y découvrent sans effort ce que la science a mis si longtemps à nous faire accepter : que tous les hommes ont droit à la joie et aussi que la souffrance n’est pas une dégradation, mais un sommet ! Vous dites que le christianisme nous a donné la pitié, oui, et c’est vraiment au moyen âge qu’elle naît de lui. Or, la pitié n’énerve pas comme vous prétendez ; elle est un plus puissant moteur de civilisation que l’intérêt lui-même… Et ce qu’il nous a donné encore, ce christianisme, c’est l’amour ! L’amour surgit du moyen âge tel que jamais le délicat et profond Platon n’aurait su le concevoir… La pitié a poussé les penseurs au fécond travail des sciences libératrices, et l’amour fuse vers les mains des artistes qu’il rend divinement habiles. L’antiquité a un cœur d’homme ; c’est un cœur de femme qui chauffe la pensée moderne ; et ce cœur-là, c’est dans le moyen âge chrétien qu’il bat pour la première fois ses rythmes d’angoisses, de désir, de contraintes et d’espoirs infinis…

— Il semble, riposta M. des Moustiers, que le peuple qui a donné le poète d’Antigone et d’Iphigénie avait tout de même une jolie notion de la femme ! Et quant à la pitié, je pense que Nietzsche avait bien raison de la tenir pour un principe d’avilissement.

— Nietzsche ? Oui !… Et ensuite il est devenu fou pour avoir voulu vaincre sa monstrueuse faculté de tendresse… Même en admettant que nous soyons plus faibles qu’on ne l’était au temps de Socrate, nous sommes, généralement parlant, dans une condition morale supérieure. Au reste, la force individuelle perd de son utilité, dès qu’on a compris la force collective de la solidarité. C’est par elle que nous irons vers la vraie civilisation.

— C’est la science qui nous mènera à la civilisation parfaite, trancha net le ministre.

— Oh ! avant cela, dit Barrois, elle aura bien besoin qu’on la reforme, cette pauvre science ! Toutes les monomanies dogmatiques des religions se sont réfugiées chez elle. Elle a ses papes, ses cardinaux, ses évêques ; ses conciles, où on décrète des articles de foi ; ses devins qui devraient avoir des bonnets pointus ; et ses explications du vol des oiseaux ; et ses thaumaturges qui persuadent sans prouver ; et ses fidèles qui croient sans comprendre… Oui, oui, elle est dogmatique, la brave science, et, comme tout dogme est forcément erreur, il faudra qu’on change cela, un jour ou l’autre. Quand ?… Comment ?… Voilà ce que je ne sais pas… Mais comme c’est ennuyeux tout ce que nous racontons là !

— Non, dit madame d’Audichamp, mais c’est bien subversif. Comme vous pensez mal, mon cher Barrois ! Tout le monde ce soir, d’ailleurs, est abominable.

— Mais non, madame ! Monsieur Marken a défendu le christianisme de la manière la plus efficace, en disant qu’il nous a révélé la femme. C’est en effet à cela que notre triste espèce devra de trouver son équilibre, ce qui ne manquera pas de se produire dès qu’on aura reconnu l’égalité des sexes.

— Voilà qu’il est féministe ! Barrois, je ne vous avais jamais vu sous une aussi mauvaise lumière.

— Tous les hommes sont féministes, bien chère madame, informez-vous. S’il n’y avait pas les femmes pour faire obstacle !…

— Oui, dit tout à coup Léonora Barrozzi. Elles s’obstinent à prendre les chaînes qu’elles portent pour des colliers.

— Comme ça ferait bien à l’Ambigu cette phrase ! confia madame Simpson au général de Troisbras, que cette conversation avait totalement dégoûté.

Barrois s’écriait :

— Bravo, mademoiselle ! Vous allez venir à mon aide, je vois ça. Vous aussi vous êtes féministe ? Quelle chance ! C’est la première fois que je rencontre une femme qui pense ainsi sans avoir d’abord pris la précaution d’être laide.

— Je ne suis pas féministe au sens habituel du mot et je ne tiens pas à voir les femmes affirmer leur indépendance par des allures spéciales. Même je ne sais si la question avance beaucoup de ce fait qu’on leur permet de discuter devant des juges la question du mur mitoyen, ou de défendre les cambrioleurs…

– Ah ! moi je suis pour les femmes avocates, interrompit madame Steinweg. Ça nous convient si bien de faire prendre des blagues pour la sainte vérité !

— Il faudrait justement, dit Léonora, que les femmes fussent écartées des professions où la duplicité est tenue pour une arme loyale. Car ce qu’elles ont à acquérir, avant de mériter un peu de ce qu’elles demandent, c’est le courage de la vérité et, d’abord, sa notion, qu’elles n’ont pas.

— Voilà, voilà ! Toujours la même chose ! dit Barrois ; quand une femme est féministe, c’est par mépris pour les femmes.

Madame d’Audichamp exprima des idées dont il ressortit que le sens du respect allait se perdant. On parla de l’esprit de caste, puis de l’esprit militaire. La conversation s’était fort animée. Marken discutait violemment avec le député royaliste un incident colonial. Barrois se tourna vers Jacqueline :

— J’ai dit assez de balivernes pour avoir le droit de causer avec vous maintenant. Nous en étions restés à ceci : qu’il vous poussait une conscience… Ça signifie ?…

— Que je commence à me rendre compte de mes devoirs envers autrui. Tenez, je me suis découvert des torts envers vous. J’ai été coquette… Je ne m’en doutais même pas, tant ça m’était naturel à cette époque-là. Mais, à présent…

– Quand même ce serait vrai… vous aviez tous les droits… Mais je me suis si terriblement repenti ! Vous ne saurez jamais ce que vous étiez pour moi, ce que vous êtes toujours. Jusqu’à vous, je n’avais connu que des femelles… ou des robes, comme madame Simpson par exemple. Vous, vous êtes la femme. Quand on vous aime, les poumons qu’on a savent mieux utiliser la pureté de l’air, les nerfs profitent mieux du soleil. Vous donnez cette espérance diffuse qui circule dans tout l’être sans consentir à prendre une figure précise, et qui est proprement : la jeunesse !… Vous vous moquez de moi ?

— Non.

– Ah ! j’ai vu dans votre regard la douceur d’autrefois ! Vous me pardonnez ?

– Eh bien, oui ! Mais faites en sorte que je n’aie pas à le regretter.

— Ne dites plus rien… Vous verrez !… Comme je vous remercie !

Les yeux bleus du vieil homme avaient cet éclat soudain qui révèle l’ébranlement heureux des profondeurs vitales. Il se jeta dans la conversation avec des contradictions bouffonnes.

Jacqueline était satisfaite d’elle-même. Léonora aurait sans doute approuvé tout ce qu’elle venait de dire. Et Erik ?… Depuis qu’elle était là elle y pensait sans trêve. En écoutant les propos qui se croisaient, elle imaginait les réponses qu’il y pourrait faire. Cet esprit tendu était différent de tous ceux-là, si différent ! Elle avait une admiration de lui, et une peur sourde, qui le lui rendait respectable. Elle voulut moquer son inquiétude : Cependant sur cette figure que les traits, trop petits, faisaient enfantine, elle avait vu le roidissement des résolutions implacables. Qui était-il, en somme ? Que faisait-il ? Léonora avait parlé d’un grand ouvrage politique auquel il travaillait. Il pouvait bien, après tout, n’être rien de plus dangereux qu’un utopiste, qui cherche dans sa chambre les moyens de transformer la société par la voie de l’argument. Pourtant… Pourtant. Un malaise circulait en elle. Elle pencha la tête pour regarder son mari, mais la figure d’André était cachée par les fleurs d’une corbeille. L’analogie banale de ce léger obstacle insurmontable qui empêchait qu’ils pussent se voir la troubla. Il lui parut que, dans l’air étouffé un courant froid passait sur ses épaules nues.

— Le dîner va finir, madame ; n’aurai-je pas droit à un instant de votre attention ?

C’était Marken qui parlait. Depuis qu’ils étaient là, il ne s’était pas une fois adressé à elle, et, instinctivement, elle s’était un peu détournée. Elle sentit croître son froid nerveux et remonta son boa en répondant :

— Mais si, certainement !

— J’ai eu quelque mérite à ne pas vous importuner jusqu’ici. Je souhaitais tant causer avec vous ! Évidemment, puisque vous ne partagiez pas ce sentiment, j’aurais dû m’abstenir jusqu’au bout… Mais qui sait si jamais nous nous retrouverons côte à côte ?

— Est-ce que vous allez quitter la France ?

— Non, mais quelle chance y a-t-il pour que nous nous rencontrions ?

— Oh ! toutes les chances. C’est très petit, Paris !

— Il ne suffit pas d’habiter la même ville pour causer ensemble.

— Vraiment si, quand on le veut.

— Croyez-vous que je le veuille ?

— Comment le saurais-je ? Vous ne l’avez guère témoigné ce soir.

— Vous écoutiez Barrois avec un tel intérêt !…

— Vous aussi, à ce que j’ai cru voir.

— Oui, mais avec moins de plaisir que vous, et cela pour des raisons que je n’ai pas envie de vous raconter. Au reste, je m’aperçois que je ne sais plus rien de ce que je voulais vous dire. J’ai la tête trouble.

— La migraine peut-être. Les calorifères de madame d’Audichamp sont meurtriers.

— Je ferais sagement d’accepter l’hypothèse du calorifère nocif ; mais on n’est pas sage… Non, je n’ai pas la migraine… Madame, on vous exprime tous les soirs bien des sentiments ingénieux ou fades ; quelqu’un vous a-t-il jamais dit : « Vous êtes ma conscience » ?

— Non, jamais. Heureusement ! C’est une sorte d’emploi dont je n’aimerais pas à courir les risques, étant données les besognes auxquelles les consciences sont astreintes, à l’ordinaire.

— Il faut vous y résigner pourtant, car c’est là le rôle que vous jouez dans ma vie. Depuis le soir où vous m’avez parlé en Allemagne, j’ai subi la pénible nécessité de ne plus avoir une pensée ni faire un acte, sans me demander quel serait votre jugement.

— C’est bien à moi que vous vous adressez ? Il n’y a pas erreur sur la personne ? Vous n’avez pas oublié que nous ne nous connaissons pas ?

— Vous ne me connaissez pas. Mais moi, je vous connais ! Permettez que je m’explique. Je vous ai vue pour la première fois, il y a trois ans, à une première des Français. Vous étiez tout en noir, — comme aujourd’hui, – avec un carcan d’émeraudes au cou. Dans votre loge, il y avait Barrois, Pierre Daussai et la marquise de Moloy. Depuis ce temps, j’ai vécu très près de vous, attendant l’heure de vous aborder. Je me suis intimement lié avec Daussai : ne rougissez pas, il n’y a vraiment pas lieu ; j’ai su en détail ce qu’il appelait son amour pour vous, son pseudo-suicide, et la basse façon dont il s’était conduit en publiant ce livre inepte qu’à part vous et moi personne n’a lu. J’ai fait aussi la connaissance de Barrois, dont j’avais, rien qu’à le regarder dix minutes dans cette loge, deviné la passion. N’ayez pas peur, il n’écoute pas, il est bien trop occupé à prouver que monsieur d’Audichamp est un imbécile. Mon enquête sur votre famille, votre enfance, m’a même permis — je suis expert à ce genre de travail — de découvrir votre ancienne amitié pour mademoiselle Barozzi, et je me suis fait présenter à elle. Tous ces gens vous racontaient d’une manière différente et d’ailleurs inexacte. Les renseignements fournis par mon observation sont plus certains. J’ai pris l’habitude de n’aller au théâtre que dans les baignoires d’avant-scène d’où on aperçoit les deux tiers de la salle. Vous n’imaginez pas à quelles manœuvres compliquées j’ai recours lorsque, à une première, vous êtes placée de façon que je ne puisse vous apercevoir.

— Tout ceci est fort curieux ! mais je n’en découvre pas le but.

— Le but ? C’est de vous regarder sans attirer votre attention. Pendant que vous n’écoutez pas les pièces drôles, ou que vous vous laissez couler tout entière dans la musique, je lis votre pensée vraie, au centre même de votre distraction. Bons endroits pour observer, les théâtres ! On s’y abandonne. Pendant qu’il se passe quelque chose sur la scène, personne — on le croit du moins — ne songe à regarder la figure qu’on fait. Les femmes vieillissent tout à coup, les hommes laissent voir leurs ennuis. Aux entr’actes, on remet les masques. Je vous ai vue, madame, lorsque vous écoutiez la plainte d’Orphée, pleurer de regret pour le grand amour que vous n’avez pas eu… Un soir où Tristan clamait son mortel désir, vos lèvres ont blêmi, et vous êtes devenue si pâle que j’ai perçu en vous — mieux que si vous l’aviez criée tout haut — la volonté de savoir quel goût a la vie lorsqu’on est aimée comme Iseult est aimée de Tristan… Puis encore, je vous ai regardée lorsque que vous receviez des hommages, j’ai reconnu les espoirs de la fatuité sur le visage des hommes à qui vous faisiez l’aumône de votre décevante attention… et, pendant tout cela, j’ai su que vous poursuiviez le rêve d’autres choses suscitées en vous par la pièce ou par la musique… Je sais comme personne, madame, à quel point votre vie vous satisfait mal.

— Je ne compte pas discuter les hypothèses qu’il vous plaît de faire là-dessus. Mais, puisque vous avez l’indiscrétion de vous tant intéresser à ma personne, comment avez-vous attendu si longtemps pour demander à mon mari de vous présenter ?

— Il y avait des jouissances d’esprit très exquises, et nul risque à être si près de vous sans que vous le sachiez. En m’approchant davantage, j’avais la chance de tout déranger si — comme cela s’est produit — je vous étais antipathique. On vous a dit beaucoup de mal de moi, n’est-ce pas ?

— Mais non… à peine…

— En tout cas on vous a trompée. Je suis pire et je vaux plus que ne le savent les plats imbéciles et les canailles qui me tolèrent pour m’exploiter. Je le leur prouverai !

Madame d’Audichamp se levait.

— Encore un mot, dit Marken, pendant qu’ils traversaient la galerie, et je vous demande une franchise que mon orgueil mérite. Votre jugement de moi est-il tel que je doive me tenir à l’écart de vous ?

— Je n’ai pas encore d’idée bien arrêtée sur la question.

— Cela suffit ! Soyez assurée que je ne suis pas de ceux qu’on a de la peine à pousser dehors.

Ils étaient dans le salon ; Marken s’éloigna. Presque au même moment, madame Marken rejoignit Jacqueline. Elle avait la figure vernie de sourires, les mains agitées et persuasives.

— Enfin, chère madame, je puis vous parler un peu ! s’écria-t-elle. Quelle longueur, ce dîner ! Et puis la conversation si ennuyeuse ! En Italie, on dit que les Français sont gais. Non, pas du tout ! Mais dans le grand monde, n’est-ce pas ?… La comtesse est aimable… tant ! Et quels beaux bijoux ! Les vôtres aussi, du reste… Mais sur vous, ça se remarque moins. J’ai vu que vous n’aviez pas du tout causé avec Étienne… Vous n’écoutiez que le professeur Barrois… Il a tant de talent ! Mais, tout de même, j’aurais voulu que vous parliez avec Étienne… Où s’est-il en allé :

— Pas très loin, je pense, dit Jacqueline, excédée.

Elle fit un pas avec la ferme intention de se débarrasser de la loquace petite Italienne. Mais madame Marken ne le lui permit pas.

– Ah ! chère madame, dit-elle en posant une main résolue sur le bras de Jacqueline. Je voulais vous demander… Quel jour recevez-vous ? J’ai déjà souvent mis des cartes chez vous ; mais, par fortune, vous étiez toujours sortie…

— Le jeudi… seulement je n’ai plus mon jour.

– Je tâcherai de vous trouver tout de même… À quelle heure ai-je chance ?

— Un peu tard. Je suis très irrégulière dans mes habitudes.

— Cela n’importe ! J’essayerai. Je suis indiscrète peut-être ? Étienne m’a dit, à Bayreuth, que vous n’aviez pas le désir de nous recevoir. Aussi, il m’avait défendu de vous porter des cartes. Ne lui en parlez pas. Il trouvait que vous aviez été si froide !… C’est vrai que vous êtes froide.

— Monsieur Marken a tort, madame ; je vous verrai très volontiers.

— Ah ! quelle bonté ! Je savais bien que vous étiez bonne. Je le disais à Étienne : « Elle est froide, c’est sa manière, mais elle est bonne ! » Et puis, écoutez, il faudra aussi que vous veniez dans ma maison. On fait de la musique chez nous, splendide ! Tous les grands artistes étrangers sont bien contents de venir parce que Étienne est dans les journaux… vous comprenez ?

— Oui, je comprends.

– Alors, c’est entendu. J’irai vous voir… Che gioia !

Jacqueline parut répondre à un signe qui l’appelait et s’éloigna d’un air pressé.

IV


La serre était vide. Madame des Moustiers y entra et s’étendit sur un rocking-chair que cachaient les feuilles dépliées d’un grand paravent ; elle se sentait en sûreté là, on ne viendrait pas la déranger, elle pouvait tranquillement réfléchir aux choses saugrenues qui lui advenaient. Jusque-là son existence avait été comme un salon bien tenu où n’entrent que des personnages dont la situation mondaine est nettement délimitée, où ne peuvent se produire que des événements corrects, sans heurts ni bizarreries. Mais la norme de son élégante sécurité semblait rompue : rien n’était plus à sa place. Elle venait d’apprendre qu’elle était filée, surveillée, devinée par un individu équivoque qu’entouraient d’inquiétantes légendes, et le matin même, elle avait entendu la déclaration d’amour d’un homme qui n’appartenait à aucun milieu défini, qui peut-être se mêlait à des choses obscures ou atroces.

… Cet Erik Hansen l’encombrait. Évidemment, ce devait être un démolisseur social, ses propos l’affirmaient assez. Elle l’imagina commettant quelque crime politique, pittoresque et d’ailleurs vague ; puis, peu à peu, elle inventa les détails précis d’une émeute à péripéties héroïques. Erik était arrêté, lui écrivait de sa prison une lettre dont elle refit plusieurs fois le texte, pathétique à force de simplicité, lettre qui ne devait pas lui arriver mais que lisaient des magistrats à face dure, dans le cadre, d’un tragique sec, qu’ont les lieux de justice. Enfin elle le vit sur l’échafaud. Il la regardait. En un tel instant, il n’avait qu’une pensée : elle. Les pâles yeux, couleur de foin, scintillaient dans l’aube incertaine, et par ce regard il lui léguait toute sa vie… Le cœur de Jacqueline battait plus vite ; elle se promenait dans sa lugubre histoire, comme dans un jardin sombre, avivait un détail, ajoutait un incident, si bien prise par ce travail de l’imagination qu’une réelle anxiété lui venait.

La voix de madame d’Audichamp dérangea ces phantasmes. Jacqueline ne se montra pas et resta immobile, le souffle retenu, cachée dans les feuilles du paravent.

— C’est insoutenable, et puis si dangereux ! disait la comtesse d’un ton de fâcherie et de hâte. Du reste, il arrive toujours des choses impossibles dans ce petit salon. J’y ferai percer une baie !… Quels gens mal élevés ! Franchement ils pourraient bien faire ça chez eux.

— Ils ne vous ont donc pas entendue ?

C’était la voix du marquis de Lurcelles.

— On n’entend rien dans ce coin-là… Et puis elle criait comme une aveugle.

— C’est comique ! Vous avez écouté ? Que disaient-ils ?

— Est-ce que je sais ? Elle parlait d’une petite Singly. Qu’est-ce que c’est que ça encore, la petite Singly ?

— Une actrice des Variétés. La maîtresse de Moustiers… vous savez bien.

– Non, je ne sais pas, et ça m’est bien égal ! Oui, c’est ça, alors. Cette Simpson, que le bon Dieu bénisse, lui disait des injures là-dessus.

– Et il répondait ?… Ce que ça m’amuse, cette histoire ! Et puis si vous saviez comme vous avez l’air furieux !

— Franchement, il y a de quoi ! Ce qu’il répondait ? Des imbécillités ; et il la tutoyait, figurez-vous ! Quelles façons vous avez, vous autres hommes ! Il l’appelait « chère folle » !… Mon bon ami, jamais un monsieur ne pourra deviner à quel point il est grotesque quand il dit : « Chère folle » à une femme en colère. Et elle était en colère, je vous en réponds !… Je n’ai pas écouté longtemps, vous pensez bien ; au moment où je suis partie, elle disait : « Ah ! laissez-moi, n’est-ce pas ! C’est bon pour Jacqueline ça, pas pour moi ! »

— Diable ! qu’est-ce qu’il lui faisait ?

— Je n’ose pas y penser… Mais comme c’est drôle que, quand les gens en adultère se disputent, ils fassent intervenir les femmes légitimes ! C’est d’un goût !… Enfin voilà une affaire réglée : je les invitais ensemble pour faire plaisir à Moustiers, parce que c’est un gentil garçon ; mais assez de ça, merci ! Je déteste qu’on vienne chez moi faire des scènes de faux ménage. Allez-y, mon bon René, je vous en prie. Arrivez en chantant la Valse bleue, en sifflant, en imitant le chant du coq, ou en jetant des chaises par terre… Faites du bruit, enfin… Qu’ils aient la bonté de comprendre qu’ils ne sont pas seuls dans la maison. Car enfin Jacqueline pourrait aller par là. Voyez-vous l’histoire ? Quel air ça aurait ! Cette pauvre petite…

— Soyez tranquille, je vais aller les déranger avec éclat. Ce n’est pas très hospitalier ; mais, puisque vous y tenez… Le temps de mener les hommes au fumoir, de leur donner des cigares. Ils ont peut-être fini, d’ailleurs, ces tourtereaux enragés…

Ils étaient sortis tous les deux. Jacqueline restait sans bouger, la taille pliée, les mains jointes sur ses genoux. Elle regardait fixement le point aigu d’une lampe électrique. Pendant un moment, elle ne pensa pas. Sa conscience refusait de se laisser pénétrer par une chose dangereuse qui était là tout près d’elle. Les mots tournaient dans sa tête sans évoquer d’idées : Maud, André, le petit salon de la galerie. La vision d’Erik Hansen mourant sur l’échafaud se dégagea soudain et, autour d’elle, toutes les images se raccordèrent à l’instant. Jacqueline toucha ses joues froides avec des mains molles, et la notion de son être physique se ranima au cinglement d’une si incroyable douleur qu’elle serra son mouchoir sur sa bouche. D’une saccade, elle se dressa. Un frisson persistant la parcourait ; elle contracta ses mâchoires pour interrompre ce petit bruit affolant qu’elles lui faisaient dans la tête en claquant ainsi. Elle sortit par la porte qui donnait sur la galerie. Elle connaissait bien le petit salon turc, peu éclairé, presque toujours vide. C’était là que Pierre Daussai lui avait, la première fois, dit qu’il était épris d’elle. En marchant, elle pensa à lui, une minute. Puis il tomba de son esprit comme un objet qu’on lâche et dont la chute ne bruit pas. Elle allait vite. Elle n’entendait rien. Elle arriva devant la porte.

Cette vision la pénétra comme une coupure ; il lui sembla qu’elle saignait en dedans. La forme rose de Maud sur le divan, André à genoux, un mince rayon de lumière patinant sur le soulier en drap d’argent, éclaboussant le bijou qui fixait une jarretelle… Jacqueline avait eu comme un choc à la face. Elle percevait leurs deux souffles, aussi nettement que si elle eût été assez proche pour en sentir la chaleur alternée. Confus et précis, tous ses souvenirs de volupté se réveillèrent dans sa chair révoltée et la traversèrent d’une grande onde poignante, aussitôt transformée en une torture qui des flancs lui monta au cœur. Elle se revêtit de souffrance comme si quelque prodigieuse crampe eût noué tous ses muscles. Puis elle cessa de sentir, pour se mettre à penser : et cela fut pire.

Elle eut une plainte sourde. En un instant, tous deux furent debout. Jacqueline ne regardait qu’André, sur le visage duquel le désir s’achevait en inquiétude. Il se reprit très vite.

— Vous voilà, chérie ! c’est gentil de venir nous retrouver.

La gaucherie de la phrase et de l’attitude ajoutèrent l’irritation du ridicule à ce qu’éprouvait Jacqueline ; elle dit d’une voix détimbrée :

— J’étais là depuis un instant.

Ses yeux se fixèrent à la main d’André qui déjà ébauchait un geste de protestation contre ce qu’elle allait dire, cette main expressive dont elle connaissait la caresse… Une honte, le sentiment d’être nue, souillée, ranima sa rage qui défaillait déjà dans le besoin des larmes. Tournée vers Maud, elle dit :

— Vous pardonnez qu’on vous préfère mademoiselle Singly… Comme vous êtes bonne, au fond !

Elles se regardaient, et, sur les figures de ces mondaines expertes à nuancer leurs expressions, il y eut, un moment, la grosse fureur simple qui chauffe les visages aux disputes du trottoir. Elles se taisaient, étouffant ces paroles qui assouviraient un peu, mais qu’on ne dit pas, parce qu’on cherche plus loin la parole plus forte et suffisante qu’on ne peut trouver, car, après toutes celles qui viennent à l’esprit, il en faudrait une autre, puis une autre encore, toujours plus précise et plus atroce, jusqu’à ce point de la crise, où on cesse de penser avec des mots pour goûter l’horreur et le plaisir du tourbillon de folie qui vire et siffle dans la tête.

— Ne soyons pas grotesques, dit Maud, entre ses dents rejointes.

— J’allais vous en offrir le moyen, riposta Jacqueline. Je suis venue ici parce que j’ai entendu madame d’Audichamp raconter à son gendre qu’elle avait surpris votre… dispute. Ils plaisantaient agréablement sur vous. Madame d’Audichamp, un peu choquée que ce fût chez elle que vous fissiez ce qu’elle appelle vos scènes de faux ménage, a chargé monsieur de Lurcelles de venir vous interrompre… J’ai pensé qu’il valait mieux que je prisse ce soin. Rentrons ensemble dans le salon… Excusez-moi d’avoir dérangé vos petits divertissements… Pour l’instant, reprenons notre comédie de dupeurs et de dupée… Ah ! non, taisez-vous, je n’admets pas que vous ayez rien à dire ici.

Ces derniers mots s’adressaient à André, qui s’était approché avec un air de tendresse un peu implorante. Mais elle le regarda de telle façon qu’il n’insista pas. Elle sortit de la pièce. Maud la suivit en haussant les épaules.

Dans la galerie ils se heurtèrent presque à M. de Lurcelles, qui arrivait en chantonnant, selon ce qui lui avait été recommandé, et dont la figure exprima, lorsqu’il les vit ensemble, plus d’ahurissement qu’il n’eût voulu peut-être.

— C’est nous que vous cherchez ? dit Jacqueline.

— Oui… oui… je crois qu’on va faire de la musique.

– Eh bien, nous voilà !

À l’entrée du salon, ce fut Léonora qu’aperçut d’abord Jacqueline.

— Je voudrais…

Léonora s’interrompit. D’un air de parfaite aisance, M. des Moustiers alla vers le fumoir ; madame Simpson s’assit à côté de la petite Marken, qui, posée sur un pouf solitaire, évoquait la pénible image d’une passagère méchamment abandonnée dans une île déserte.

— Eh bien ! quoi, que veux-tu ? demanda Jacqueline, en examinant de loin M. de Lurcelles qui s’était approché de sa belle-mère et lui avait dit quelques mots, sur lesquels, après un sursaut, madame d’Audichamp regarda du côté de madame des Moustiers d’un air vif et anxieux.

— Peux-tu m’accompagner ?… ou bien ?… dit Léonora.

— Que vas-tu jouer ?

Elle forçait sa figure au calme.

— La sonate de Franck. Tu la connais, naturellement ?

— Oui… je l’ai jouée avec Viardot il y a très peu de temps. Dis-moi tes mouvements.

Elles allèrent au piano ; et Léonora, tournant les pages, donna des indications brèves. Elle avait posé sa main gauche sur le bras de Jacqueline et le serrait avec force comme si elle eût voulu la pénétrer de quelque véhémente émotion.

— Crois-tu être en état de jouer dit-elle. Tu trembles tant ! Tu souffres ?

— À en mourir… ou à tuer, répondit Jacqueline. Mais comment comprends-tu ? Tu savais donc, toi aussi ?… Comme tout le monde… Mais oui, tu m’as dit tout de suite… Tu te rappelles ce que tu m’as dit dans le parc de la margrave ?…

— Prends garde, ne parlons pas maintenant… Ça nous bouleverserait trop.

— Bonne chérie… Tu sens avec moi, comme moi ?

— Qui !

— Tu m’aideras ?

Jacqueline rencontra les yeux de Marken. Il sortait du fumoir en causant avec M. de Lurcelles, dont le rire s’arrêta lorsqu’il vit que madame des Moustiers l’avait aperçu. Elle se demanda si Marken devinait son angoisse. Tout de suite elle comprit que oui. Mais elle n’en fut pas irritée. Il n’y avait pas de pitié, au moins, dans le regard de celui-là.

Assise au piano, elle plaquait des accords, ses doigts filèrent en arpèges cinglants. Les sons tombaient sur elle en gouttes chaudes et froides. Sa colère et sa fierté blessée grossirent. Il lui parut qu’elle était ivre.

Léonora, son instrument à l’épaule, la tête pliée, semblait interroger l’âme du violon. Elle pinçait les cordes, s’assurant de leur justesse, serrait les clefs. Elle se redressa, l’archet prêt à l’attaque, souverainement calme et comme grandie par l’attente de la musique qu’elle allait faire jaillir.

La première phrase de la sonate s’éleva. Les sonorités rapprochèrent les deux amies en un dialogue exaltant. Ce chef-d’œuvre profond, où, qu’il l’ait su ou non, Franck a enclos avec tant de désespoir, tant d’ardeur vitale, convenait à l’état de Jacqueline. Le jeu puissant et passionné de Léonora l’entraîna comme une exhortation : il lui sembla que ce qu’elle jouait, c’était sa douleur. À mesure qu’elles allaient, elles se sentaient davantage se rejoindre, s’étreindre, souffrir du même mal. Lorsqu’à la dernière note du finale, — dont Léonora avait enflammé de sa magnifique ardeur la rudesse un peu vulgaire, — elles croisèrent leur regard, elles surent que cette minute les menait au sommet de leur affection.

On applaudissait comme il sied dans le monde : pas trop fort. Des personnes félicitaient Léonora. Marken vint à Jacqueline, qui s’était reculée du piano.

– On entend dans cette sonate la défaite passagère et le triomphe prochain de l’orgueil, dit-il. Quel commentaire, que la musique ! Vous venez de jouer comme si vous racontiez votre histoire.

— On n’a pas le droit d’écouter à la porte des âmes. Attendez que je vous en aie prié, pour rechercher ce qui se passe dans la mienne ! répondit-elle brusquement.

— Il y a une heure je comptais faire ainsi ; mais…

— Comme vous avez bien joué, ma chère petite ! Quelle musicienne !

C’était madame d’Audichamp qui arrivait avec une impétuosité de frégate sous le vent. Jacqueline entendait moins les paroles que l’accent, et cet accent pitoyable et affectueux disait : « Ma pauvre enfant, je suis bien ennuyée de toute cette affaire-là. »

Elle se cambra comme sous un outrage, et se mit à parler de Franck avec des mots exacts et un enthousiasme surexcité. Elle regardait madame d’Audichamp, dont l’ancienne beauté conservait de la pompe, à la manière des cultes surannés, au sens aboli, et où demeurent pourtant les fastes rituels. Elle avait su garder l’amour de son mari, cette vieille femme ! Comment fait-on cela ? Jacqueline croyait sentir les larmes qu’elle refoulait lui couler dans la gorge.

Les complimenteurs abandonnaient Léonora pour s’asseoir, afin de subir un nouvelle épreuve musicale : madame Steinweg se préparait à chanter des airs russes. André s’approcha de mademoiselle Barozzi.

— Je savais que vous aviez du génie, dit-il avec tant de simplicité que Léonora reçut l’éloge sans protester. Si vous pouviez vous douter du bien et du mal que vous venez de me faire !…

Elle détourna la tête en répondant :

— Cette sonate est merveilleuse.

— Oui, mais… vous ! Combien je voudrais que vous fussiez mon amie !

— Cela encombrerait votre vie, qui semble assez pleine comme ça ! Que feriez-vous de mon amitié ?

— De la force, probablement… et, en tout cas, de la consolation.

— Vous avez besoin d’être consolé ? De quoi ?

— De moi-même. Je me hais. Vous souvenez-vous d’avoir fait mon portrait moral, un jour, là-bas, en Allemagne ? J’en avais été irrité… C’était trop exact. Quand on juge si bien, on doit pouvoir secourir. Secourez-moi, vous qui savez vouloir !

— La volonté qu’on a ne sert qu’à soi. On augmente la faiblesse d’autrui en y faisant peser sa force.

— Quelle erreur ! Mais, tenez, n’en restons pas à ces propos vagues. Il vient de m’arriver quelque chose d’inepte et de très pénible.

— Je crois que j’ai deviné… Jacqueline est entrée à un moment où vous ne comptiez pas sur elle. Et, comme elle ne se doutait encore de rien — ce qui est assez extraordinaire…

— Vous saviez, vous ?

— J’ai su dès la première minute. C’était facile à voir. Cette femme hait Jacqueline. Elle s’est vengée d’elle en vous persuadant qu’elle vous aimait, et vous…

— Nous discuterons là-dessus ailleurs. Allons au plus pressé. J’ai un remords, très douloureux vraiment, d’avoir fait de la peine à Jacqueline. Aidez-moi à réparer cela.

— Qu’y puis-je ?

— Tâchez de la calmer.

— Vous redoutez les scènes désagréables ?

— Non… c’est tout autre chose. Mais il faudrait pouvoir causer… Laissez-moi aller chez vous. Je sais bien que je ne mérite rien, mais elle ! Et vous avez une telle influence sur son esprit !

— … Venez chez moi si vous voulez… Dimanche, à trois heures. Mais songez-y bien ; il ne s’agit que de chercher à réparer le mal que vous avez fait… Je n’ai pas de temps pour les causeries mondaines.

— Ni moi de goût en ce moment, je vous le jure !

Jacqueline s’approcha ; sans regarder André, elle dit d’une voix morne et très dure :

— Je m’en vais. J’emmène Léonora. Vous allez au cercle, sans doute. De toutes façons, nous ne rentrerons pas ensemble. Viens-tu, Léo ?

— Laisse-moi dire bonsoir à madame d’Audichamp. C’est une des rares personnes pour qui je sois polie, Je tiens à la ménager, je lui tire tant d’argent pour mes pauvres !

— Ah ! c’est donc ça ! Je comprends ce que tu viens faire, toi, dans cette maison de rendez-vous !

— Pourquoi ne voulez-vous pas que je vous accompagne ? demanda André lorsque mademoiselle Barozzi les eût quittés.

— Parce que j’ai besoin de me nettoyer les poumons de l’air que vous respirez !

Il ne répondit rien et s’écarta d’elle. En mettant son manteau, Jacqueline regretta d’avoir dit cette phrase emphatique. Elle était trompée, ridiculisée aux yeux de tous ; incapable de se maîtriser, voici qu’elle devenait vulgaire et déclamatoire. Elle sentit sa personnalité s’amoindrir, se désagréger. L’humiliation lui serra la gorge, elle eut des larmes chaudes sous les paupières.

V

. . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Jacqueline entra dans son cabinet de toilette, elle y trouva son mari qui marchait de long en large et faisait claquer ses doigts. Elle s’arrêta au seuil de la pièce.

– Allez-vous-en, s’il vous plaît, dit-elle.

André s’approcha.

— Non, je ne m’en irai pas avant de m’être expliqué.

Sans ôter son manteau, son visage pâle enserré aux zibelines de son col, Jacqueline s’assit.

— Expliquez-vous, fit-elle.

— Eh bien…

Il s’arrêta. Peut-être avait-il escompté de la colère pour mettre, dès le début, la scène au ton du pathétique. Des paroles violentes et injurieuses eussent autorisé des réponses passionnées, et ces gestes de tendresse qui fatiguent la résistance de l’adversaire. Après une hésitation il reprit :

— Vous avez exagéré.

Jacqueline eut un sourire méchant, et, appuyant son regard :

— Madame Simpson est fort élégante, elle a de beaux rubis à ses jarretelles.

— Tenez, justement, votre ironie remet les choses au point. Vous vous êtes rendu compte qu’il s’agissait d’un désir banal et fugitif — de quoi exciter la moquerie de la chère compréhensive que vous êtes, — rien de plus.

— Pardon, vous étiez trop troublé, probablement, pour comprendre le sens des paroles que j’ai dites au moment où je vous ai… interrompu. Je vais répéter : madame d’Audichamp a parlé de vos liaisons avec madame Simpson et mademoiselle Singly comme de faits de notoriété publique. Le temps lui a manqué pour citer d’autres noms. Tenons-nous-en à ces deux-là, c’est assez. Il faut que vous trouviez mieux que l’hypothèse du désir d’un instant… ça ne va pas.

— Je vous promets…

— On a mauvaise figure quand on ment sans être cru. Vous m’obligeriez en rentrant chez vous. Je suis fatiguée.

— Écoutez-moi. Je ne cherche pas à me disculper. Mais, quoi que j’aie pu faire, je vous aime. Je vous sacrifierai madame Simpson sans l’ombre d’un regret ; et je ne compte pas permettre que notre vie soit bouleversée par ce ridicule incident.

— Vous n’êtes pas maître de votre vocabulaire. « Ridicule incident » est une assez bonne formule, mais c’est à moi qu’il appartient de l’employer ; à vous, pas. Quant à me « sacrifier » vos maîtresses… l’offre est gracieuse infiniment, mais je ne veux vous être l’occasion d’aucun sacrifice. Puis, vous avez dit encore — c’est assez comique — que vous ne permettiez pas quelque chose… Quoi donc ? Ah ! oui, que notre vie soit bouleversée. Le sens du mot « permettre » m’échappe tout à fait quand c’est vous qui le prononcez. Laissez-moi vous apprendre que vous n’avez plus rien à me permettre ni à m’interdire. Vous êtes libre : moi aussi. Je ne vous fais pas de reproches ; même, je m’excuse d’avoir eu chez madame d’Audichamp un moment d’irritation, de très mauvais ton. C’est passé, comme vous pouvez voir… Oh ! je vous en prie, n’essayez pas de ce regard-là, c’est tout à fait inutile. Maintenant que je sais qu’il vous sert en ville, il ne me donne plus qu’une irrévérencieuse envie de rire… Là, nous nous sommes expliqués, laissez-moi, ce sera très aimable. Il n’y a pour vous aucun intérêt à rester. Vous ne dites que des bêtises, ce n’est pas votre faute, la situation ne comporte pas qu’on y soit spirituel. Vrai, croyez-moi : vous n’êtes pas à votre avantage… Et, si vous pouviez deviner combien j’ai sommeil !…

André avait fait quelques tentatives pour interrompre la tirade, mais elle n’y avait pas pris garde. Quand elle se tut enfin, il avait retrouvé l’air d’insolence hautaine qui lui était habituel.

— C’est bien, dit-il ; j’espère que vous ne regretterez pas de m’avoir repoussé, et de cette façon !

Il sortit. La porte refermée sur lui, Jacqueline se leva, fit un pas, tendit le bras comme si elle allait ouvrir, le rappeler, mais le geste s’interrompit. Elle resta droite, écoutant le pas d’André dans le couloir ; quand elle cessa de l’entendre, elle retomba assise, et, la figure dans ses mains, elle sanglota.

VI


Erik Hansen, assis devant sa table, dépouillait un courrier nombreux. Chaque lettre lue, il inscrivait quelques chiffres sur un carnet, puis jetait lettre et enveloppe sur le coke qui brûlait avec un bruit piquant et grésillant dans la cheminée peinte en faux marbre.

La sonnette pendue dans le corridor qui tenait lieu d’antichambre tinta faiblement. Erik rassembla les dernières feuilles, et, à genoux sur le sol, fit entrer la pointe d’un canif dans une fente du parquet ; une lame de bois, en se déplaçant, découvrit une cachette ; il y glissa les papiers, referma, et, après un attentif regard autour de la pièce, alla ouvrir.

— Monsieur Hansen, s’il vous plaît ?… Ah ! pardon ; je ne vous voyais pas dans cette obscurité, dit Jacqueline.

Elle s’appuyait au chambranle, haletante de la montée des cinq étages. Erik, au lieu de s’effacer pour qu’elle entrât, restait devant elle, tenant encore la porte, et comme s’il eût voulu la refermer.

— Que venez-vous faire ici, madame ? demanda-t-il, grave, presque hostile.

— Chercher du courage, dont j’ai grand besoin.

Elle tâchait à voir les yeux du jeune homme, dont la figure était dans l’ombre.

— Il ne faut pas que vous entriez.

– Il faut que j’entre ! Vous ne chassez pas les malheureux, je pense.

— Si je puis vous être utile à quelque chose, j’irai vous trouver au lieu que vous m’indiquerez. Chez Léonora ; chez vous, même, si vous le voulez.

— Non ! je suis venue, j’entrerai ! Si vous fermez votre porte, je m’assoirai dans l’escalier et j’attendrai jusqu’à ce soir.

— Bien… C’est vous qui l’aurez voulu.

— Oui.

Elle pénétra dans la petite chambre. Les murs blanchis à la chaux y réverbéraient la lumière des deux fenêtres, par où s’apercevaient les arbres du Luxembourg frottés d’une verdure aigre. Jacqueline trompa son embarras en examinant les meubles de sapin. Une photographie qu’attachaient au mur quatre punaises attira son regard. Elle s’en approcha.

— Le Mercure de Milan ! dit-elle. Vous aimez cela, vous aussi ?

— Oui, la beauté si calme de ce corps me plaît ? comme l’idée simplifiée et totale de la force.

— Vous vous intéressez aux choses d’art ?

— Je ne devrais pas m’y intéresser. Mais, comme tous les incomplets, je m’attarde aux beaux mensonges qui engourdissent — pour un temps — la conscience de la douleur universelle.

— Quand il ne servirait qu’à donner de ces répits-là, un chef-d’œuvre serait encore une bonne action, il me semble.

— Cette élégante banalité cache une très funeste erreur, madame… Le chef-d’œuvre isole dans un plaisir égoïste et d’autant plus dangereux qu’on se persuade qu’il est noble et désintéressé. Ceux qui ont compris — senti surtout que la société est mal faite ont le devoir de plonger sans cesse aux couches profondes du réel, d’en rechercher le contact blessant. Ce n’est qu’en souffrant avec qui souffre qu’on se fait le cœur brûlé d’ardeur qu’il faut pour guérir… L’art est l’île heureuse où on oublie ; un mauvais lieu ! Les adorateurs de la beauté gênent plus la marche en avant que les jouisseurs grossiers, dont les actes, au moins, appellent la réaction.

— Alors pourquoi mettez-vous des photographies de chefs-d’œuvre à votre mur, et ces violettes sur votre table ?

— Parce que je suis un raté au vouloir incertain, qui se cherche lui-même et par bien des routes. Parce que j’ai des nerfs exigeants et un esprit curieux de diversité… Mais ce n’est pas pour entendre la liste de mes faiblesses que vous êtes ici…

— C’est pour parler de moi… me plaindre et partir un peu consolée… Puis-je m’asseoir ?

— Je n’osais vous l’offrir.

— Pourquoi ?

— C’était accepter votre visite comme un incident normal, à quoi s’adaptent les conventions de la politesse.

— Cela vous déplaît que je sois venue ?

— Oui.

— Vous avez donc des préjugés ?

— Pas des préjugés, mais un peu de fierté… Je vous ai dit hier que je vous aimais, que signifie votre venue, sinon le peu de cas que vous faites de moi ?

— Quelle étrange interprétation ! et si fausse et si folle !… Je suis venue justement parce que vous m’avez dit que vous m’aimiez et parce que je compte sur vous.

— Toujours pour pénétrer les arcanes de monsieur des Moustiers ? J’espérais avoir clos ce sujet.

— Non, ce n’est pas pour cela. J’ai pénétré sans vous ces arcanes. Vous avez raison de railler. Mais laissez-moi vous dire vite, me débarrasser… Hier, dans une soirée, j’ai… surpris mon mari et madame Simpson, vous savez… elle était avec nous à Bayreuth.

— Ah !… Vous avez découvert que monsieur des Moustiers avait une maîtresse, et c’est parce que je vous aime que vous venez me le raconter… Excusez mon ineptie, je comprends de moins en moins.

Jacqueline fut un grand moment sans répondre. Elle eût voulu qu’Erik fût plus souple à entrer dans son chagrin ; cette résistance lui donnait une lassitude, mais non sans douceur. Il lui plaisait qu’il se gardât d’elle, qu’il agît en ami un peu rude. Ses yeux glissaient sur les objets. La paix sérieuse de cette chambre, les livres meurtris de la bibliothèque, le souvenir évoqué de la belle fresque et le lent parfum de violettes, cet homme aussi avec sa laideur sensitive, son regard lointain où sans cesse la volonté déplaçait un rêve, le secret qui l’entourait, tout cela s’unifiait en une harmonie puissante, agissait sur elle à la manière des musiques langoureuses qu’on écoute sous les arbres, les soirs d’été. Une fatigue enchantée l’avait prise, elle souffrait moins, elle se rappelait seulement avoir beaucoup souffert jusqu’au moment où elle s’était assise sur cette chaise de paille, dans cette pièce sereine, en face d’Erik Hansen qui l’aimait « follement… mortellement ».

Elle se savait en sûreté, et cela lui faisait une âme très claire. Elle pensait des choses nobles et un peu vagues sur la beauté des vies vouées à la pure idée… Lequel, parmi les hommes qui l’avaient aimée, n’eût déjà été bouleversé, impatient, avide de sa propre joie, négligent de sa peine à elle ? Lui, n’avait vu que ce qui pouvait la compromettre, dans cette démarche. Il était bien de cette race songeuse et tendre dont les émotions poussent en grandes racines, pénétrantes et enchevêtrées. La scène du petit salon turc repassa sur sa mémoire avec des vulgarités de basse enluminure ; elle regarda Erik pour se rafraîchir les yeux d’une belle image. Il attendait qu’elle parlât.

— Je suis très malheureuse, dit-elle. Que faut-il faire ?

Erik marcha vers la fenêtre, appuya son front à la vitre, et répondit :

— Pardonner.

— En quoi cela consiste-t-il ? on ne peut pas oublier. Voulez-vous dire qu’il me faut éviter les scènes et les reproches ?

— Davantage. Faites taire votre vanité, aimez votre mari pour lui et non pour vous.

— Mais je ne l’aime plus ! Ne dites pas de vaines paroles, comme un confesseur désireux de parer au scandale. Je vous jure que c’est fini, ce que vous appeliez ma passion. Toute la nuit, j’ai assisté à la destruction de cela en moi, comme on assiste à l’agonie d’un être. C’est fini, mort ! Je ne vous demande pas le moyen d’être heureuse, — ah ! je n’y songe guère ! mais comment je peux retrouver la force qu’il me faut pour continuer de vivre. Que reste-t-il à faire lorsqu’on n’a plus le désir d’être aimée ?

Il se retourna d’un mouvement sec, vint près d’elle et, la regardant du haut de sa grande taille :

— Vous vous croyez débarrassée du désir d’être aimée ?… Et le premier geste que vous dicte votre orgueil déçu, c’est de venir ici m’annoncer que vous n’appartenez plus à votre mari… Que voulez-vous de moi, sinon entendre des mots d’amour, avoir à vous défendre contre une audace possible, vous assurer que vous êtes toujours merveilleusement désirable, bien qu’on vous ait fait l’injure de vous en préférer une autre ?… Pauvre femme… si bien femme !

Jacqueline se leva, les joues brûlantes.

— Oui, dit-elle, c’est ainsi, en effet. Mais, vous pouvez me croire, j’étais inconsciente, je ne savais pas. J’avais foi dans le mensonge que je me faisais à moi-même aussi sincèrement que dans mon amitié pour vous.

— Vous voilà éclairée sur les deux.

— Oui, vous m’avez froissée, atrocement. Il était inutile de mettre de l’injure dans la leçon que vous me donniez. Je vous hais presque.

— Pas même… vous êtes seulement fâchée de ne pas m’avoir vu à vos genoux dès le premier mot ; mais je suis bien peu de chose pour valoir cette colère.

— Si je l’avais vraiment voulu, vous seriez à mes genoux comme vous le dites ?

— Je ne crois pas.

— Eh bien, vous vous trompez ! Laissez que, moi aussi, je vous renseigne. Vous m’aimez plus, ah ! bien plus que vous ne savez. Cela vous coûte cher, cette résistance à vous-même ; et les duretés que vous m’avez dites vous ont fait plus de mal qu’à moi. Vous êtes jaloux, abominablement jaloux de sentir que je souffre par un autre… Ah ! si vous pouviez voir votre figure !… Comme elle avoue !… Vous ne répondez pas : qu’est devenue votre ironie ?… Que feriez-vous maintenant, si je vous disais que, réveillée du songe stupide de mon amour, ayant aperçu à la lumière de ma douleur que cet homme n’avait ni le caractère ni le cerveau que j’avais cru, je suis venue ici, parce que vous représentiez la tendresse sûre et définitive ? si je vous disais que toute saignante, à demi folle, sans raisonner, j’ai couru à vous comme on va vers l’instinct de son cœur pour trouver la paix et la fièvre ?…

— … Si vous me disiez tout cela, madame… — Erik était plus pâle et l’énergie de son regard s’accroissait. — Mais vous ne le dites pas, vous voulez seulement éprouver ma volonté.

— Non, c’est vrai, je ne le dis pas… Il y a peut-être encore en vous le courage de quelque insulte, et je ne pourrais pas la supporter… Je suis à bout.

Elle s’assit, le cœur lui manquait. Elle s’accouda sur la table et posa son front dans sa main. L’épuisement de la nuit sans sommeil lui faisait un teint de convalescente, ses yeux sertis dans un cercle de lassitude brillaient maladivement, elle semblait plus jeune et d’une débilité exquise.

Les violettes lui soufflaient au visage leur parfum de framboise et de songerie.

— Savez-vous bien ce que vous faites ? dit Erik après un silence. Savez-vous qu’en jouant ainsi avec moi vous risquez un peu de vous-même ? Êtes-vous sincèrement la dupe de vos nerfs, ou bien cruelle à ce point qu’il vous faille me torturer pour détendre votre ennui ?

Il s’assit près d’elle, cherchant son regard.

– Non, ni l’un ni l’autre. Je suis faible comme une pauvre petite. J’ai besoin de tendresse et de sécurité… Soyez pour une heure un bon frère qui m’aime et que j’aime. Dites-moi des mots qui calment et qui font espérer… Après, je m’en irai, et vous n’entendrez plus parler de moi… jamais.

Il prit dans une étreinte étroite la main qu’elle lui tendait et ils se turent.

— Ça me fait du bien de sentir ma main dans la vôtre, prononça Jacqueline d’une voix apaisée d’enfant qui va dormir. Il me semble que je suis protégée contre tout… que je vous appartiens.

Et, ainsi qu’elle l’avait dit, il glissa à ses genoux, tout contre elle, levant vers la sienne une figure de blessé, brûlé par la soif.

— Que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-elle. Faut-il décidément pardonner ?

— Non !

Il posa sa tête sur l’épaule de Jacqueline, et le dangereux silence appuya l’un à l’autre leurs cœurs indécis.

Jacqueline goûtait le plaisir suspendu d’un demi-engourdissement analogue à celui où, sous une chloroformisation légère, on perçoit comme de loin une grande douleur un moment interrompue. Elle n’osait peser sur ses pensées. Cette minute d’anxiété délicieuse lui donnait, totale, la sorte de joie dont elle avait senti le besoin si vif à l’aube, dans sa solitude amère et brisée. Mais cela allait finir. Après ?… Elle cesserait de sentir sur sa poitrine l’émouvante tiédeur de ce front, elle s’en irait… Qu’adviendrait-il d’eux ? Ils étaient si loin l’un de l’autre !… Eh bien, qu’importait cela ! Ce n’était pas seulement sa vie conjugale qu’avait rompu la trahison d’André, mais aussi tous les liens conventionnels. Erik valait plus qu’aucun des hommes qu’elle eût jamais rencontrés et c’était justement parce qu’il était libre, au-dessus de tout préjugé, qu’elle était venue à lui ; et il l’aimait, combien il l’aimait ! À sentir battre contre elle la vie chaude du jeune homme, elle percevait que c’était elle-même, cette vie-là, qu’elle circulait en lui avec son sang, heurtait dans son cœur, naissait avec la pensée dans son cerveau. Ne serait-ce pas beau qu’elle aussi l’aimât, au mépris de toute conséquence : en liberté ? L’héroïsme monta vers son front en vague brûlante. Elle respirait en même temps que l’arome des violettes l’odeur de fourrure fine des cheveux d’Erik ; elle se pencha et le baisa, sur la tempe. L’instant suivant, leurs bouches furent rejointes, et Jacqueline, dont la sensibilité était en travail depuis la veille, connut par ce baiser une émotion neuve, d’une activité prodigieuse, et où s’exaltaient la détresse récente, la peur du risque, l’espoir d’infini.

Les mains tremblantes d’Erik, glissant sur elle en hésitantes caresses, chargeaient ses nerfs de violence. Quand leurs lèvres douloureuses se séparèrent, il y avait un accord entre leurs émotions exaspérées. Ils étaient en cet état puissant où la volonté supprime le passé et nie l’avenir pour se ramasser toute sur l’instant qui seul importe. Jacqueline ne pensait plus à rien, elle appartenait sans lutte à l’impérieuse nature, qui contraint les êtres à se rechercher l’âme au travers de la volupté.

Elle se leva en même temps que lui comme si une seule intention commandait leurs muscles, et ne résista pas au bras passé autour d’elle et qui la conduisait vers la porte ouverte. Elle savait qu’ils allaient ainsi vers l’irréparable, elle n’hésitait pas, elle était fière de se sentir libre.

Dans la chambre, au premier regard, elle vit le lit étroit contre le mur et s’arrêta, une seconde, devant la précision de sa pensée. Elle allait se donner, comme font les autres, comme avait fait Maud. Mais André, c’était l’infidèle pour qui l’amour n’engage pas la vie ; Erik ne l’aimait pas ainsi. Puis, brusque, elle se dit : « Il est trop tard, d’ailleurs, je l’ai voulu, je le veux… »

Elle eut la vision de son départ de cette chambre, lorsqu’une heure plus tard elle s’en irait avec la moiteur des baisers sur sa bouche, la marque des étreintes sur tout son corps, et, dans sa pensée, dans sa chair la palpitation atténuée de la honte et de la joie.

De nouveau leurs lèvres se joignirent, et la dernière hésitation de Jacqueline tomba. D’un geste résolu, elle ôta les épingles de son chapeau et le jeta sur une chaise. Mais Erik, la figure blanche, les yeux désolés, arrêta de sa main gelée et qui tremblait la main dont elle dégrafait déjà sa jaquette.

Elle interrompit son geste, stupéfaite.

— Non, dit-il, non, ça n’est pas possible. Je ne dois pas, je ne veux pas abuser de cette mauvaise heure… Ce n’est pas vous qui agissez ici, c’est votre affolement… qui vient d’un autre. Vous ne m’aimez pas. Vous ne pouvez pas m’aimer… Je ne veux pas vous devoir à votre colère, au trouble d’un instant que mon désir a fait naître en vous… Venez, ne restons pas là… Mon courage est si près de sa fin !

— Mais si, je vous aime ! dit Jacqueline hésitante.

Puis, avec un effort réfléchi, elle lui mit les bras autour du cou.

Il se dégagea, se recula d’elle. Sa voix passait difficilement entre ses mâchoires contractées.

— Hier vous en aimiez un autre… C’est lui que vous venez d’embrasser sur ma bouche. J’ai senti votre colère contre lui, nulle tendresse pour moi. Ne savez-vous pas que, s’il n’y avait en vous le besoin de la vengeance, vous n’auriez pas tant de courage à accepter mon amour ?… Je ne veux pas que demain vous me méprisiez… Je vous aime trop, voyez-vous… Et pourtant… Mais non ! Tout est mieux que de vous causer une souffrance… Écoutez-moi, je n’ai jamais menti : Je vous jure d’attendre que vous m’aimiez, – si vous devez m’aimer ! — jusqu’à la mort… Aucune femme ne touchera plus les lèvres qui ont touché les vôtres… Quand la trahison de votre mari ne vous torturera plus, si vous croyez encore que je puisse être digne de vous, appelez-moi ! Ma tendresse demeurera semblable malgré le temps, l’absence… même si vous m’oubliez. Eussiez-vous perdu votre beauté, votre jeunesse fût-elle fanée, je vous aimerai toujours, car ce que j’adore en vous, c’est la miraculeuse âme d’amour que j’ai devinée et qui dort encore… C’est elle que je veux, et que je perdrais si, en ce moment… Tenez ! Je vous aime comme j’aime l’humanité douloureuse, avec une violence folle, une immense pitié, un respect agenouillé. J’irai vers l’espoir de vous comme je marche vers l’espoir d’elle avec les yeux éperdus d’une térébrante lueur, qui vient de là-bas… tout au bout du chemin du sacrifice… Comprenez-vous ? Comprenez-vous ? Ceux de ma race vivent plus d’idéal que de pain… Non, non, je ne troublerai pas mon beau rêve pour un moment de bonheur, si vaste qu’il doive être… Et si je vous perds, ce ne sera pas au moins pour avoir été bassement égoïste… Dieu ! Sentez-vous combien il faut que je vous aime !

Droite, immobile, les bras tombés en abandon le long d’elle, Jacqueline avait écouté, gagnée par l’exaltation croissante qui entrecoupait la parole d’Erik, faisait éclater puis amortissait sa voix et lui emplissait le regard d’une démence de martyr, saoul du plaisir de sa souffrance. Il se trompait, le pauvre Erik ; elle l’aimait, avec tous ses sommets, et tous ses foyers ; la volonté voluptueuse virait en pathétisme silencieux. La fierté de lui et d’elle la dilatait. Ils avaient par des voies différentes touché le point culminant d’eux-mêmes, ce point où la haute tension psychique veut atteindre l’absolu par l’union de la chair. Mais le mirage de beauté dont les éblouissait le renoncement d’Erik leur cacha le miracle du désir mué, — pour un instant, – en amour total.

— Je vous aime et je vous admire, dit Jacqueline, lorsqu’ils furent rentrés dans la clarté blanche de la chambre de travail. Quoi qu’il advienne, rien ne rompra le lien qui nous unit. Promettez-moi de ne pas m’abandonner. Moi, je vous jure de me faire un cœur digne du vôtre. Que me donnerez-vous pour m’aider ?

— La douleur humaine. Prenez-la dans vos adorables mains pour qu’elle soit plus légère. Portez-la dans votre âme pour qu’elle en devienne plus forte et… quelquefois, pensez à moi qui ne vais plus vivre que pour vous.

— Penser à vous !… ah ! dieux !…

Elle retrouvait la possibilité de sourire. Sa figure gardait encore quelque chose des grands mouvements de son émotion, mais la grâce câline y revivait et sa pâleur s’effaçait.

Elle restait debout dans une attitude indécise, songeant à s’en aller. Elle dit :

— Il faut que je parte, maintenant.

Tout le romanesque excessif de la scène tomba à cette simple phrase, elle le sentit, et fut embarrassée d’être nu-tête.

Erik rentra dans sa chambre et en rapporta le chapeau qu’elle y avait laissé. Pendant qu’elle se recoiffait devant la glace piquée de la cheminée, elle rougit. Le moment où elle avait fait le geste brave de tirer les longues épingles était déjà bien loin d’elle. Et elle songea que, si elle s’était donnée, la petite humiliation qui brûlait à ses joues serait peut-être une effarante détresse. Toute sa délicatesse intime s’épanouit à l’idée que rien n’était arrivé, qu’elle sortait de cette aventure, la fierté sauve.

Quand elle fut près de la porte, les doigts à la serrure, Erik, dont le visage se bouleversait, la retint du geste et dit :

— Pourtant… pourtant… Je puis être mort demain, et cette joie, je ne l’aurai pas connue… Vous oublierez… vous.

Elle tendit ses lèvres avec un sourire de gaminerie tendre ; elle était redevenue la charmeresse assurée, habile, et qu’il faut qu’on adore. Erik hésita :

— Je ne pourrai plus vous laisser partir.

Et, comme il se penchait, elle aperçut dans son regard le désir maître enfin de la volonté. Elle se redressa, échappant, lui jeta son baiser du bout des doigts, ouvrit la porte en disant :

— À bientôt, ami cher !

Et très vite, elle disparut.

Tandis que, accoudé à sa table, les yeux dans ses paumes, les dents serrées, Erik goûtait bien le fiel de son courage et souffrait l’affre de l’irréparable, en songeant à l’heure pour toujours perdue ; Jacqueline descendait l’escalier presque en courant, avec la peur d’un danger qui se fût hâté sur ses pas. Sa surprise grandissait d’être venue là, d’avoir éprouvé de telles choses, dit et entendu toutes ces paroles, risqué l’avenir. Elle ne reconnaissait plus les forces occultes qui l’avaient conduite si près de la faute. La fatigue l’envahissait. Dans la rue, une tiédeur de printemps l’enveloppa et elle frissonna rétroactivement du froid de l’escalier noir. Elle vit à une horloge qu’il était midi moins le quart. Elle serait en retard pour le déjeuner… Le déjeuner ! La vie de chaque jour qui continuait pareille. Non, rien n’était plus semblable à soi-même. André qui l’attendait n’était plus l’homme qu’il était la veille, ni elle la même femme. Le découragement qui l’avait conduite chez Erik Hansen la ressaisit plus pénétrant, plus désespéré. Elle voyait nettement la folie que cela avait été de croire un moment qu’elle pût refaire sa vie en y laissant entrer cet homme dont tout l’éloignait, excepté son cœur ; mais son cœur était si las ! Elle ne savait presque plus qu’il l’aimait, tant s’imposait avec rigueur la certitude qu’ils ne pouvaient s’aimer.

Elle avait marché quelque temps, d’un pas mou, absorbée dans sa rêverie morose. Elle se décida à faire signe à un fiacre, il fallait bien rentrer. Comme elle y montait, Marken passa en victoria, la salua, se retourna pour la regarder encore. Elle eut le temps de voir l’étonnement et le sarcasme de sa figure. Il pensait que c’était bizarre de la trouver à pareille heure si loin de chez elle. Qu’importait, au reste, ce qu’il pouvait penser, lui et toute la terre ? Cependant elle fut ennuyée de l’avoir rencontré.

Quand elle entra dans sa maison, le concierge lui remit la carte de Maud.

— Madame Simpson a dit qu’elle avait reçu une dépêche, qu’elle était obligée de quitter Paris aujourd’hui même, et qu’elle regrettait bien de ne pas trouver madame pour lui faire ses adieux.

Jacqueline monta l’escalier, frappant la rampe à petits coups avec la carte de Maud qu’elle gardait à la main. Ce départ la laissait indifférente. L’histoire de la veille lui paraissait avoir cent ans. Qu’était-ce que tout cela ? Rien ! Rien n’était rien. À quoi bon s’obstiner à vivre, puisque les émotions les plus véhémentes durent un instant, puisque les plus douces laissent la bouche amère et le cœur excédé ?… À quoi bon ?

VII


Léonora se pencha sur un miroir, arrangeant un pli de ses cheveux souples, ondés largement et qui bouffaient autour de son petit front d’une blancheur de jade. Un moment, elle continua de se regarder, puis haussa les épaules. Après un coup d’œil sur la pendule, elle prit son violon et se mit à faire un exercice en doubles cordes, tout en marchant.

Le salon, meublé avec les épaves d’un luxe hasardeux, était inadéquat à la grave beauté de cette jeune femme. Les meubles avaient d’acerbes dorures bourgeoises, la soie des rideaux de trop vastes ramages, et les proportions de la garniture de cheminée étaient telles que la pièce en semblait rapetissée. Aux murs se pressaient des portraits de la Hellmann-Barozzi dans tous ses rôles : peintures disparates, trop pompeuses, et qui avaient cet air de représenter une vie, en imitation grossie de la vie, qu’on voit souvent aux portraits d’actrices, dont les peintres songent à rendre la célébrité évidente.

Tout en jouant, Léonora s’arrêta devant le plus grand de ces tableaux. C’était dans un paysage bleuâtre, une Iseult agitant l’écharpe qui suscite Tristan du fond de la nuit amoureuse. La jeune fille examina la peinture avec une attention roidie, comme si elle y eût découvert quelque singularité, puis elle reprit sa marche, attaquant d’un archet plus violent les cordes de son instrument.

Le timbre électrique de l’entrée vibra. Léonora précipita son exercice. Elle tournait le dos à la porte, lorsque sa bonne, une fillette bossue à regard de chien passionné, introduisit André des Moustiers. Mademoiselle Barozzi se retourna.

– Excusez-moi, l’infernal tapage que je faisais m’a empêchée de vous entendre.

— Laissez-moi vous remercier encore d’avoir consenti à me recevoir, dit André, qui avait une façon de mélancolie discrète très seyante. Je suis découragé, terriblement.

Léonora, sans répondre, indiqua un siège ; elle se mit à ranger son violon avec beaucoup de soin.

— Je crois que vous n’avez pas vu Jacqueline depuis jeudi. Mais, comme vous êtes revenues ensemble de chez madame d’Audichamp je n’ai sans doute rien à vous apprendre sur tout cela.

— Oui, elle m’a dit.

— Je ne sais si je puis parler librement d’un tel sujet avec une jeune fille ?

— Je ne suis pas jeune ; j’ai vingt-huit ans. Et mes susceptibilités se sont émoussées au contact des hommes et des femmes. Traitez-moi comme un camarade.

— Ah ! non !… J’entends que, si vous étiez un camarade, je me hâterais de ne vous rien confier. Les hommes sont des brutes égoïstes avec qui il ne faut échanger que du superficiel. Et ce n’est pas de cela qu’il s’agit entre nous… Vous admettez, vous, j’en suis persuadé, qu’il n’y a rien de grave dans cette aventure… Oh ! attendez, ne m’interrompez pas, encore, je sais ce que vous allez dire. Je pense de moi ce que vous en pensez ; seulement, tout de même, je suis informé de mes sentiments, et je vous affirme que ceux que j’ai eus pour madame Simpson étaient dépourvus d’intensité à un point… Voyons, vous acceptez bien que tous les hommes, même de meilleurs que moi – peuvent céder à une tentation vulgaire.

– Je présume que toutes ces tentations sont de même qualité. Mais Jacqueline n’a pas tort de trouver qu’il faut avoir totalement perdu le sang-froid pour risquer d’être surpris, comme vous l’avez été, au milieu d’une soirée.

— Ah ! vous avez bien raison. C’est délirant ! Ça n’a pas de nom ! Depuis quelque temps je suis très absurde. Je ne sais plus choisir mes actes ni leurs circonstances. Je suis détraqué.

— C’est la passion ! Vous voyez bien.

— Ne faites pas une méchante figure ! Non, ce n’est pas la passion — pour madame Simpson du moins ! La passion, c’est bien autre chose que ce mauvais caprice qu’elle m’a inspiré. C’est… l’idée fixe, la vision irrésistible d’une femme. Ça ôte le goût des plaisirs, on a besoin d’être seul, et de se taire. On étouffe de n’avoir pas avoué, et on a une peur folle que quelque circonstance fasse sortir de soi le secret acharné… On est certain de n’être pas compris, ou, si on vous comprend, d’être repoussé, parce qu’on se sent indigne… tellement !

— Quel rapport a tout ceci avec votre liaison ?

— Ah ! pas le moindre ! Je vous le jure.

Il passa la main sur son front et sourit, très nerveux.

— Je voulais dire seulement que ce n’est pas ainsi que j’ai jusqu’ici aimé madame Simpson, ni aucune autre.

— Pas même Jacqueline ?

— Non. Elle ne s’en serait pas souciée. Quand nous nous sommes mariés, je l’ai trouvée aussi éprise d’elle-même que je pouvais l’être. Elle demandait de l’admiration et de la tendresse, je lui ai donné tout cela et même davantage. Pendant quelques mois nous avons été très heureux… C’est ainsi qu’on dit, n’est-ce pas, pour exprimer que deux êtres échangent des sensations violentes ? Quand notre enfant est mort, elle s’est retirée de moi tout à fait. Oh ! je ne lui en sais pas mauvais gré : dans ces crises, chacun fait comme il peut. Seulement, si nous avions été des amis, notre chagrin nous aurait rapprochés. Ça a été le contraire.

— Est-ce bien sa faute si vous n’étiez pas des amis ? Avez-vous pris les peines qu’il fallait ?

— Nous avons mal commencé, il n’y avait entre nous que du désir ; ça fausse le reste. Et puis, remarquez-le : la vocation de plaire atteint le maximum chez Jacqueline. C’est sa fonction, J’ai répondu à sa volonté, en restant toujours séduit… Ce n’est pas le moyen d’aller au profond d’un être.

— Mais, quand vous étiez malheureux tous les deux, vous auriez pu faire l’effort nécessaire. Elle ne songeait pas à vous séduire, alors ?

— Oh ! non ! Elle ne songeait même pas que j’existais. Mais on n’a guère envie de se dévouer, quand on souffre ; moi surtout, qui suis mal organisé pour souffrir. Alors, que voulez-vous ? j’ai tenté d’échapper. Ah ! si j’avais eu quelqu’un, une amie comme vous, qui m’eût soutenu, dirigé, ainsi que vous pourriez le faire si vous vouliez… J’ai pris l’habitude des amusettes sentimentales. Quand Jacqueline s’est un peu consolée, le mal était déjà fait… Cependant, tout aurait pu s’arranger, si elle avait cherché en moi son principal intérêt ; mais, à ce moment-là, par réaction, elle s’est jetée dans la vie mondaine, s’est occupée d’un tas de choses… de tout excepté de moi… Alors j’ai continué. À vrai dire, je n’aurais jamais pensé qu’elle me crût fidèle ni qu’elle attachât la moindre importance à ce que je ne le fusse pas.

– Alors… pendant votre voyage d’Allemagne, vous imaginiez qu’elle était au courant de votre liaison, et qu’elle s’arrangeait de faire ménage à trois ?

— D’abord, madame Simpson n’était pas ma maîtresse à ce moment-là !

— Si !

— Comme vous dites cela !… Qu’en savez-vous ?

— Je sais !

— Eh bien, oui, c’est vrai. Je ne peux pas mentir… à vous. Mais je voudrais trouver un moyen de vous faire comprendre que j’ai eu des excuses… Je ne sais comment m’y prendre pour vous persuader sans être grossièrement indélicat et d’une fatuité imbécile.

— Vous vouliez dire que madame Simpson vous a provoqué ? Je suis toute prête à le croire. C’est une basse créature.

— Puisque vous devinez tout !… Avouez que mon cas est un peu moins mauvais qu’il ne vous semblait ?

– Non. Mais laissons ces choses. C’est répugnant. Parlons de Jacqueline. Vous n’êtes ici que pour cela.

— Certes !… Vous ne pouvez pas savoir le bien que ça me fait de me raconter à vous ; tout va s’arranger, si vous voulez bien vous en occuper. Je ne comprends pas ce qu’il y a en vous qui attire le meilleur de moi. J’ai le cœur plus net quand je vous regarde.

— Mais Jacqueline, enfin ! Parlons de Jacqueline ! Sincèrement, l’aimez-vous encore !

— Oui, mais vous êtes-vous demandé si, pendant ces quatre ans où elle m’a témoigné tant de cordiale indifférence, elle avait eu pour moi une tendresse bien ardente ?… Dans cette histoire-ci, elle a gardé un sang-froid singulier… J’ai toujours cru que, lorsqu’une femme était atteinte en plein amour, elle faisait des gestes malhabiles, disait des sottises et perdait un peu la tête… Quant à moi, je n’ai pas manqué à exécuter ces différents exercices ; car, vraiment je suis très malheureux… Elle a trouvé des mots blessants, des intonations spirituelles, et m’a couvert de ridicule. Croyez-moi, ce ne sont pas là des façons d’amoureuse.

— Mais, s’il vous plaît, de quoi s’agit-il ? Vous n’avez plus pour Jacqueline que de l’amitié ; vous jugez qu’elle n’en a même plus pour vous ; que prétendez vous tirer de tout cela ?

— Pour l’instant, je voudrais vivre en paix, ne plus voir la méchanceté de son regard, et qu’elle renonçât à avoir des manières qui me donnent la sensation de rentrer chez moi après avoir purgé une condamnation infamante, à la suite d’une infraction grave aux lois de ce pays-ci.

— Que comptez-vous faire de vos maîtresses ?

— Madame Simpson est partie vendredi, après m’avoir affirmé qu’elle ne m’avait jamais aimé, ce dont je me moque éperdument. J’ai liquidé Singly, ce matin même. Je suis l’homme le plus solitaire ! Et j’ai l’intention de le demeurer. C’est bien facile… dans certains états d’esprit.

— Quels états d’esprit ?

— Oh ! ce serait trop difficile à expliquer… Aussi bien ne voudriez-vous pas comprendre… Parlons d’autre chose ! Vous pouvez dire à Jacqueline que j’ai agi de mon mieux pour satisfaire à sa dignité, et que je reste son ami le plus tendre, prêt à accepter tout ce qu’il lui plaira de m’imposer.

— Je tâcherai de la persuader de vos bonnes intentions. Mais c’est de vous, surtout, qu’il dépend qu’elle y puisse croire.

— Non, non ! Je suis l’ennemi. Comprenez donc que sa vanité est en défense ; elle se gardera, comme d’une faiblesse, de croire rien de ce que je pourrai lui dire.

— Vous la jugez très mal, elle n’est pas vaniteuse.

— Presque toutes les femmes le deviennent, en face de l’infidélité de l’homme. Vous décidez que Jacqueline se conduira comme vous feriez à sa place… C’est absurde l… Pensez-vous qu’elle me sauterait au cou si j’allais lui dire : « J’aime votre intelligence, j’apprécie votre caractère et je vous suis entièrement dévoué ; vivons en amis sûrs, calmes et graves » ? Pas du tout ! Je n’ai encore vu aucune femme qui prît plaisir à ce qu’on se montrât moins troublé par sa beauté que sensible à sa valeur morale… Vous êtes ainsi… Oui, mais vous… c’est vous. Je suis bien certain qu’on vous offenserait en témoignant si peu que ce fût de l’émotion créée par votre incomparable splendeur.

— En effet !

— Mais ne seriez-vous pas indulgente à qui — sans se permettre même de penser que vous êtes… telle que vous êtes — vous avouerait souhaiter de toute son énergie un droit à votre pitié, à votre sympathie ? cette sympathie dont j’ai entendu la voix qui brûle, l’autre soir, dans la musique qui pleurait et chantait sous vos doigts.

— Je n’ai jamais eu l’occasion d’accueillir ni de refuser rien de pareil. Ceux qui sont mes amis ne parlent pas de leur amitié. Elle est là, je le sais, cela suffit.

— Ne permettez-vous pas cependant que je parle quelquefois de la mienne ?… J’ai tant besoin de vous ! Ce serait si encourageant, cette tendresse limpide, sans équivoque ! Vous avez vu, tout à l’heure, j’ai tenté de vous mentir… je n’ai pas pu. Vous êtes la seule personne qui m’ait donné l’envie de me montrer à fond, dussé-je en pâtir. Je vous apporte un cœur simplifié — pas très bon, mais si vrai ! — Prenez-le, que craignez-vous ? C’est une œuvre de charité que je vous propose… Grande sœur des pauvres !

— … J’accepte votre amitié, et je ferai de mon mieux. Puisque vous semblez croire que mes conseils puissent vous servir, je vous conseillerai. Seulement, à votre première résistance, au moindre mensonge, notre pacte sera rompu.

— Entendu ! me voici tranquille quant à sa durée.

– J’irai demain voir Jacqueline, et j’espère la convaincre de votre sincérité comme j’en suis convaincue… car je le suis… Pourquoi seriez-vous venu ici ?

— Parce que je vous aime !

Il avait dit cela vivement ; il se reprit avec quelque gaucherie.

— Car je vous aime beaucoup, grande amie ; il faut vous résigner à le supporter.

— C’est inutile à dire, ce sont les actes qui prouvent.

— Je ne le dirai plus jamais ! Permettez-vous que je revienne après-demain pour savoir les résultats de vos premières tentatives ?

— Oui.

— Merci… passionnément ! Et, dites, de vous, ne parlerons-nous jamais ?

— À quoi bon ?

Elle se leva.

— Je pars, je pars, dit André en se levant aussi. Vous avez un grand désir d’être laissée en repos : cela se voit. Vos yeux n’ont pas le beau calme froid et chaud qui leur est habituel… Voulez-vous me donner la main en signe d’alliance ?… Merci… Et… puis-je baiser cette main qui me tient et me conduit, comme on baise les doigts de la Madone aux miracles ?

— Je n’en vois pas la nécessité.

— Oh ! vraiment, suis-je pour vous un si dangereux personnage qu’avoir la main baisée par moi vous paraisse indécent… ou pas sûr ?

— Faites comme vous voudrez, mais allez-vous-en ; il faut que je travaille.

André se courba sur le poignet de la jeune fille et y appuya longuement sa bouche. Il vit en se redressant que Léonora était toute rose.

— Adieu, grande amie ! dit-il simplement.

Elle répondit : « adieu » et le laissa partir sans l’accompagner.

Quand elle fut seule, elle se tourna d’un mouvement machinal vers la grande toile où Iseult agitait l’écharpe qui suscite Tristan dans la nuit amoureuse, et resta là longtemps, la figure sombre.

M. des Moustiers, arrêté sur le trottoir, avait pris un cigare. À la lueur bougeante de l’allumette, on eût pu croire que ses yeux riaient. Sans doute, il n’en était rien. D’où lui serait venue l’envie de rire ?…

TROISIÈME PARTIE


I


Les rumeurs d’été venaient battre contre les murs du Louvre, et y mourir. La grande cour enfermait un cube de silence. L’ombre bleue du bâtiment semblait immuable, comme peinte sur le sol. Midi sonnait à l’horloge. Des copistes sortaient du musée. L’heure brûlait : immobile à force d’ardeur.

Léonora échappant à l’excessive lumière pour entrer dans la soudaine fraîcheur de la salle égyptienne, vit Erik Hansen qui marchait vers elle.

– Pourquoi m’avez-vous donné rendez-vous ici ? dit-il. C’est une drôle d’idée de se retrouver dans un musée quand on ne s’est pas vu depuis — savez-vous combien de temps ? — j’ai fait le compte en vous attendant — il y a neuf mois et cinq jours !

– Je vous ai écrit de venir ici parce que c’est le seul endroit frais de Paris, et, à cette heure-ci, les gardiens mêmes sont évanouis dans l’espace. Nous serions moins seuls chez moi : ma jeune bonne adore écouter aux portes, c’est une manie congénitale, on n’y peut rien. Et puis ça tient peut-être à ce qu’elle a l’oreille à hauteur de serrure.

— Je suis allé deux fois chez vous sans vous rencontrer. Vous l’a-t-on dit ?

— Je suis souvent dehors. J’ai des masses de leçons.

— Qu’y a-t-il, Léo ?

— Pourquoi demandez-vous ça ?

— Ah ! vous avez pris des façons de femme ! Vous questionnez au lieu de répondre… Je vous demande ça parce que vous parlez pour faire du bruit devant votre pensée. Parce que vous n’avez pas de plaisir à me voir. Parce que vous êtes maigre, et que vous avez l’air obsédé.

— Je vais très bien. Au moins, je le suppose. Mais si j’ai un air singulier, vous ne me le cédez en rien, et vous avez une mine !…

— Je viens de voyager très vite… j’ai des ennuis.

— Quoi !

– Ce sont des choses qui n’appartiennent pas qu’à moi. Vous ne vous trompiez pas quand vous disiez que je n’étais pas adaptable à ce que je voulais faire… Je renonce.

– Tant mieux ! Vous avez des regrets ?

— Non, de la fatigue et un écœurement !… Tenez, regardez — il désignait le buste en marbre de la « femme inconnue » devant lequel ils étaient arrivés en marchant par les salles — croyez-vous que ça ne vaut pas mieux que toutes les rêvasseries qu’on fait pour le perfectionnement de l’humanité ? Être un bon ouvrier d’idéal, travailler en cherchant humblement l’âme de secrète beauté du réel, qu’est-ce qu’on a de mieux à faire ? Si chacun, enfermé dans un endroit bien clos, s’entêtait à tirer de soi-même l’œuvre d’art, de pensée ou de bonté immédiate dont le potentiel est en lui, la vie deviendrait plus facile pour tous.

— C’est nouveau, ça ! Qu’a-t-il bien pu vous arriver ?

– Rien. Je me suis aperçu que j’avais usé plus de temps et de substance cérébrale, pour redresser les idées des gens dont j’ai partagé les risques sans accepter les chimères, qu’il n’en aurait fallu pour écrire un livre utile… À quoi bon ? Mais à quoi servent les efforts qu’on fait ? Est-ce que vous croyez encore à la perfectibilité de l’homme, vous ? Moi, j’ai renoncé à ça aussi. Nous nous imaginons que nous sommes plus doux à la souffrance que les contemporains d’Othon le Grand… C’est bien possible ! Mais la faculté et les causes de la souffrance ont augmenté plus vite que la bienveillance, et le niveau du bonheur ne s’est pas élevé, ni ne s’élèvera. On n’atteint que les symptômes des maladies morales comme des maladies du corps, on n’atteint pas le processus morbide… car la maladie, c’est la vie. Souffrir, c’est l’irréductible loi… On change le nom de la douleur, on la déplace, on ne la supprime ni ne la diminue.

— Erik ! c’est vous qui dites ces choses !

— Oui, c’est moi ! Exactement ! J’ai cru — j’y crois encore – à un avenir où tout le monde aura du pain et des loisirs… La belle affaire !… Autrefois, manger à sa faim et être libre de développer son intelligence me paraissait suffisant pour ce fameux bonheur général auquel on s’intéresse, tant qu’on croit qu’il y a quelque part un bonheur particulier à soi réservé… Maintenant je trouve ça stupide !

— Pourquoi ?

— Mais parce que quand tout le monde aura le temps de regarder en soi-même, on s’inventera de nouvelles tortures.

— Non, car la raison sera fortifiée chez des êtres que n’abrutira plus l’excès de travail.

— Oui, oui, je sais, c’est la vieille histoire ! Les religions oubliées ! L’esprit scientifique pénétrant les masses, refaisant les mœurs ! Plus de parents idiots élevant des enfants scrofuleux, tuberculeux ou cardiaques ; tous les hommes avec une santé de fer et un esprit libre… On ne verra plus que des gens doués d’un parfait sens critique. Ni dégénérescence, ni tares ataviques, l’équilibre partout… la joie universelle.

— Naturellement, vous me l’avez dit assez souvent : en ôtant la maladie et l’injustice, on met chacun en état de ne plus attribuer aux autres inconvénients de la vie que l’importance qu’ils ont, vraiment ; donc, on est plus heureux.

— Ah ! que non ! Savez-vous ce qui arrivera, dans ces temps où on aura supprimé les paysages et où il n’y aura que des choses d’acier ou de cuivre au lieu d’arbres, où tous les torrents seront dans des tuyaux, et lorsqu’il ne restera plus, pour inciter le rêve, que la mer, l’indomptable mer, et le ciel ?… Il arrivera que deux ou trois faibles êtres en régression vers le passé, voyant un soir le soleil mourir, auront le cœur gonflé d’une détresse imprévue ; le désir périmé de l’impossible leur tordra les nerfs, et les pleurs, les cris, la magnifique misère de ceux-là tenteront les bons équilibrés vers le besoin de sentir au delà de leurs forces, vers l’inutile désespérance… C’est quand l’humanité sera solidement rationalisée, bien nourrie, instruite et sceptique, qu’on y verra éclater comme des pestes des crises de lyrisme vénéneux et des souffrances plus corrodantes qu’aucune de celles que nous avons connues, car on y sera mal préparé : personne ne saura plus cet art de souffrir si nécessaire à l’âme multiforme.

Erik parlait d’une voix indifférente. Sa figure était diminuée, ses yeux luisaient trop, sertis dans des ombres violettes, Léonora dit doucement :

— Vous l’aimez toujours ?

— Qui ?

— Erik, si je vous blesse, un mot suffira pour que je me taise, mais ne mentez pas avec moi.

— Non… Je suis las, d’ailleurs, de ne jamais entendre son nom que dans mon crâne où il sonne la folie. Parlez-moi d’elle. Qu’est-elle devenue pendant que j’étais en Amérique ?

— Rien n’est changé, apparemment du moins. Elle a passé tout l’été dernier à Paris. Ensuite elle est allée à Blancheroche, sa propriété, en octobre et novembre ; puis après, en Italie — sans son mari. — Elle était avec les Lurcelles ; elle n’est rentrée qu’au mois de mars, elle est encore ici en ce moment. Que voulez-vous que je vous dise d’autre ?

— Ce qui se passe en elle.

— Il faudrait le savoir. Elle ne me raconte plus rien… depuis longtemps déjà. Je ne la comprends pas… Je ne l’ai jamais comprise. Elle est insaisissable… Savez-vous que je me suis demandé parfois si elle ne vous aimait pas ?

— Elle a parlé de moi ? que disait-elle ?

— Oui, elle a parlé de vous, l’autre année, pendant les deux mois qui ont suivi votre départ. Elle avait des manières bizarres, contraintes, nerveuses, elle qui manœuvre si bien sa figure et sa voix… Du reste, elle était comme ça avec vous aussi. Vous n’avez pas pu ne pas le remarquer, les deux fois que vous vous êtes rencontrés chez moi en avril. J’ai cru qu’il y avait un secret entre vous, mais… je me trompe sans doute.

— Oui, tout à fait… Je ne l’ai vue que chez vous, et, au parc Monceau, un matin où je lui ai dit…

– Vous ne l’avez pas mise au courant des choses que vous faites ?

— Grand Dieu ! non ! Et vous non plus, j’espère !

— N’ayez pas peur. Je ne suis pas complètement folle ! Mais pourquoi avez-vous si peur, au fait ? Vous en avez pâli davantage encore.

— Elle aurait un tel mépris de moi !

— Qui sait ?… les femmes aiment le danger… des autres.

— Pas elle !

— Pardon ! je ne voulais pas l’insulter.

— Je sais, Léo, je sais. Vous l’aimez, vous aussi !… Vous rappelez-vous quelques-uns des mots qu’elle a dits à mon sujet ?

— C’était toujours peu de chose. Quand je lui ai appris que vous aviez quitté Paris, — j’ai raconté que vous alliez organiser des coopératives et fonder un journal pour les ouvriers, — elle est devenue blanche. Elle a détourné la conversation ; évidemment, elle avait peur d’en dire plus qu’elle ne voulait…

— Et puis ?

— Elle demandait de vos nouvelles, presque tous les jours. Elle vous citait lorsqu’elle affirmait quelque chose. Elle disait : « Il penserait cela, il jugerait ainsi. » Pendant des semaines, votre souvenir l’a hantée.

— Et après ?

— L’été, je ne l’ai pas beaucoup vue. Quand je suis allée la retrouver à la campagne, en octobre, elle n’as pas une seule fois prononcé votre nom, pendant tout mon séjour… Pardon, pauvre Erik, je vous fais plus mal ?

— Non. Il faut de l’étonnement pour ajouter au mal qu’on a. Et je ne suis pas étonné… Ça devait être ainsi. Pourquoi penserait-elle à moi ?… Elle aime toujours son mari ?

— Oh ! non, certes non ! Elle s’est très vite consolée de son grand désespoir… Leur vie a été difficile pendant quelque temps. Elle était très dure avec lui… Il a eu une patience !… Il a fait ce qu’il a pu. Mais la vanité de Jacqueline n’a pas pu pardonner.

– Soyez tranquille, si elle ne pardonne pas, c’est qu’elle l’aime encore… Il aura son heure. Il est si séduisant, ce personnage !

— Vous vous trompez. Je vous garantis qu’elle ne l’aime plus, si tant est qu’elle l’ait jamais vraiment aimé ! Maintenant, les choses marchent tranquillement ; elle ne s’occupe plus de lui. Ils se voient aux repas et sortent ensemble le soir. Elle le traite comme on fait d’un indifférent trouvé dans une gare, et avec qui on cause sans trop songer à ce qu’on dit, en attendant les deux trains qui vont emmener chacun dans une direction opposée.

— Et, dites encore, cet apaisement s’est-il produit au moment où elle a cessé de parler de moi ?

— Quelle étrange question !… Attendez, que je cherche… Voyons, mais oui, vous avez raison, ça a coïncidé.

— A-t-elle de nouvelles relations ? Qui voit-elle beaucoup en ce moment ?

— Ah ! je comprends votre idée !… Mais là encore, vous vous trompez… Il y a toujours les mêmes gens autour d’elle : les Audichamp, les Lurcelles, madame Steinweg, Lamare, Allemanne, Barrois, et toute la bande de ses snobs habituels… Ah ! il y a les Marken, qu’elle voit un peu plus souvent. Vous savez le Marken du Prométhée vengé ?…

— Oui, je le connais. C’est un individu inquiétant. Il sait trop de choses, sur trop de gens… et pas par hasard… Alors elle le voit souvent ? Très souvent ?

— Non, pas très souvent. Les Marken ne vont chez elle qu’aux grandes réceptions, mais elle le rencontre un peu partout, je crois.

— Amoureux d’elle ?… Bien entendu ?

— Je ne sais pas trop. Puisque vous le connaissez, vous devez vous rendre compte que ce n’est pas un cœur ouvert à deux battants… S’il sait les affaires des autres, on ne sait pas les siennes… Je n’avais jamais songé qu’il pût être amoureux de Jacqueline ; l’amour n’est pas ma préoccupation fixe, et le flirt, ce n’est guère le genre de Marken. Cependant…

— Cependant, quoi ?

— Je pense… Lui et sa femme qui ont toujours été aimables avec moi, mais sans plus, se sont depuis un an jetés à ma tête. Ils m’invitent tout le temps. Marken a voulu que je donnasse des leçons d’accompagnement à sa femme, qui joue bien du piano, c’est tout ce qu’elle sait faire, cette dinde noire ! Et puis Marken passe son temps à me rendre service… Je me suis souvent demandé, sans y rien comprendre, d’où lui venait cette passion de m’obliger… Car ça n’est pas saint Vincent de Paul, après tout !

— Et vous croyez qu’il veut avoir auprès de madame des Moustiers une répondante de l’excellence de son âme ? Il vous parle beaucoup d’elle ?

— Non. Jamais… Il ne parle pas des gens : il en fait parler. Ça me frappe, maintenant que vous attirez mon attention là-dessus. Je ne suis pas avec lui dix minutes qu’il faut que je prononce le nom de Jacqueline, c’est irrésistible. Est-ce curieux que je ne m’aperçoive de ça que maintenant !

— Sa femme n’est pas jalouse de madame des Moustiers ?

— Non, elle se localise sur les actrices ; et puis cette jalousie-là, c’est surtout un moyen d’empêcher qu’on regarde dans ses affaires. Elle témoigne à Jacqueline beaucoup de servilité, parce qu’elle l’utilise pour augmenter ses relations. Elle va partout maintenant, on la supporte, à cause du mari.

— Il a des succès dans le monde ? Il plaît à madame des Moustiers ?

— Il l’ennuie moins que les autres. Il est renseigné sur tout et il s’est fait une attitude d’insolence qui la repose des bonnes façons mondaines. Mais s’il lui plaisait tant que ça, je suppose qu’elle ferait mieux que de l’inviter quand elle a deux cents personnes, et de rendre à madame Marken une visite sur dix…

— Comment savez-vous qu’ils se rencontrent souvent dans le monde ? Est-ce que vous y allez ? Ou bien vous parle-t-elle de lui chaque fois qu’ils se sont vus ?

— Quel interrogatoire ! Non, je ne vais pas dans le monde, excepté pour y jouer. Non, elle ne me parle pas de lui. Je sais les faits et gestes de Marken par madame Steinweg, dont la sœur est une de mes élèves de violon. Madame Steinweg s’est toquée de Marken et n’a jamais fini de raconter des histoires sur lui.

— Comment est-elle ? Gaie ? Triste ?

— Ce n’est pas madame Steinweg que vous voulez dire, je pense ? Comment est Jacqueline ?… Un peu différente. Elle a plus d’indépendance d’allures. Si elle voulait quelque chose, elle le voudrait plus énergiquement, je crois. Elle n’est ni gaie, ni triste. Elle doit s’ennuyer. Elle s’occupe d’une foule de choses, mais sans ardeur vraie. Elle continue à voir des pauvres. Elle est généreuse, bonne même, mais elle met de trop belles robes pour aller chez eux. Elle a souvent des déconvenues avec ses protégés, et elle les raconte avec beaucoup de verve. On dirait que ça l’amuse de ne pas réussir dans ses charités, et qu’elle continue pour se donner un plaisir d’ironie.

— Vous vous voyez constamment ?

— J’ai pris l’habitude d’être là comme un tampon, au temps où le ménage marchait si mal.

— Vous êtes très liée aussi avec monsieur des Moustiers ?

— Un peu… Il a souffert de cette rupture, j’ai eu pitié de lui.

— Il est capable de souffrir ? Je ne l’aurais pas imaginé. Mais dites, Léonora, depuis près de deux ans qu’ils sont séparés, il a dû avoir bien des aventures ?

— Je crois que non.

— Il vous l’a dit ? Positivement ? Et vous l’avez cru ?

— Je n’y vois rien d’impossible, il est très changé.

— Vous êtes sa confidente ?

— Je suis son amie.

— Il vient souvent chez vous ? Deux fois par semaine ? ou trois ? Davantage sans doute ?

— Comment le savez-vous ?

— Je le devine. Vous dit-il combien il vous trouve belle ?

— Jamais ! Voyons, Erik, êtes-vous fou ? Que supposez-vous ?

— La vérité. Si monsieur des Moustiers se convertit, c’est qu’il désire celle qui le prêche.

— Je vous plains. Il faut que vous souffriez beaucoup pour devenir à ce point injuste, grossier et inintelligent ! dit Léonora avec une soudaine violence.

— Je ne suis rien de tout cela. Mais… je vous ai aimée, vous le savez, bien que vous ne m’ayez jamais permis de vous le dire. J’ai gardé pour ce qui vous touche une prescience susceptible. Vous ne voyez pas combien vous êtes différente de vous même. Il y a de la peur dans vos yeux si braves. Ma chère, si chère Léo, vous avez cessé de juger cet individu parce que vous l’aimez. Ah ! vous êtes bien libre ! Et ça ne me regarde pas… Tout de même, je ne peux m’empêcher d’être irrité, quand je vois la créature d’orgueil et de liberté que j’admirais, abdiquer pour prendre rang dans la liste des mille et trois de ce séducteur de salon.

– Et moi, j’éprouve quelque chose d’analogue, quand je vous vois m’insulter pour satisfaire à la haine que vous inspire monsieur des Moustiers, et cela seulement parce qu’il est le mari d’une femme dont vous avez envie !

Erik toucha le bras de mademoiselle Barozzi d’un geste tendrement autoritaire.

— Taisons-nous un moment. Il faut nous apaiser. Nous allons nous faire trop de mal, dit-il.

Elle obéit. Ils étaient devant un des esclaves de Michel-Ange et le regardaient, pensifs :

— Ah ! la belle image de nos pauvres cœurs ! dit enfin Erik dont la voix s’était calmée. Comme nous sommes bien tels : des Titans liés, avec l’illusoire puissance de nos muscles inutiles ! Quand serons-nous assez forts pour que nos passions n’oppriment plus notre vouloir, comme ces liens de marbre enserrent la beauté lamentable de ce corps captif. Pourquoi le besoin d’aimer, cette cime de l’énergie vitale, est-il mêlé de tant d’angoisse ?… Les idées, les grands espoirs, tout est à la merci d’un regard, du pli d’une bouche… Ne reviendrons-nous jamais à l’amour brutal et sain qui s’assouvit dans un plaisir simple, sans que les rêves s’y infiltrent, nous saturant de leur poison ?… Une femme en vaut une autre… Qu’est-ce donc que cette démence qui nous obstine à vouloir une créature particulière, à ne vouloir qu’elle, à lui donner tant d’importance que la nature, l’humanité, tout disparaisse, qu’il n’y ait plus qu’elle au centre du monde déserté ? L’amour, l’exécrable amour, conduit à admettre la dualité de l’être… Il nous fait sentir notre âme non seulement différente de notre corps, mais indépendante de lui, errante, seule et torturée, loin de cette loque qu’elle oublie… Ce n’est que le désir physique, qui engendre ces folies… et pourtant, cet amour égaré finit par abolir la conscience même du désir !… On ne souhaite plus posséder… Cela ne suffirait pas ! Le néant seul serait assez grand pour combler une telle avidité… On veut la mort… Ah ! Léo, si vous aviez accepté mon affection calme et digne de nous deux, nous aurions été sauvés ! Mais non, ce n’était pas possible… Et puis, je vous aimais mal, sans doute, puisqu’il m’a suffi de regarder dans ces yeux, où un peu de musique avait mis son trouble passager, pour me détacher de vous en un instant… Tout de suite je lui ai appartenu irrévocablement. Elle m’a arraché de mon devoir, car je vous ai menti tout à l’heure…

— Pauvre ami ! En quoi avez-vous menti ?

— En disant que j’abandonnais par lassitude ces compagnons d’autrefois. Ce n’est pas vrai ! C’est parce que je veux être libre ; habiter la ville qu’elle habite ; n’avoir la pensée prise par rien d’autre qu’elle… Et tout cela, pour avoir cru qu’il y avait en elle la puissance d’un tel amour, et que peut-être… Mais non, je n’espère rien. Je ne désire pas… Il me suffirait de la voir… de regarder le mouvement de sa vie dans les colorations alternées de son visage et les lueurs mobiles de ses indéchiffrables yeux… Voyez-vous, Léo, quand nous cultivons en nous le sens de la pitié, nous y ouvrons de prodigieuses sources de douleur. Car la pitié est curieuse du secret des âmes, elle en a la faim, la fureur. Ah ! posséder une âme, y entrer, la retenir… Mais c’est là l’impossible… c’est le rêve qui rend fou et qui tue…

Tendrement Léonora dit :

— Pauvre Erik ?… J’avais toujours pensé que vous tomberiez de votre orgueil. Vous n’êtes qu’un passionné, un pauvre passionné.

— Et vous ? Qu’êtes-vous d’autre ?

— Moi ! Je ne sais rien des troubles dont vous venez de parler. Si j’avais, quelque jour, la honte de sentir cela en moi… je ne ferais pas comme vous. Je m’éloignerais de qui me le ferait éprouver.

Les yeux d’Erik pesaient sur elle, et elle détourna la tête.

— Il va falloir que je m’en aille, dit-elle.

— Où ?

— Donner sa leçon d’accompagnement à madame Marken.

— J’irai avec vous jusqu’à la porte. Je n’ai pas le courage de vous quitter encore.

— Comme vous voudrez.

Ils sortirent du musée silencieusement.

Quand ils eurent marché quelque temps :

— Expliquez-moi ces Marken, dit Erik en s’arrêtant pour regarder, par-dessus le parapet, l’eau du fleuve où le soleil faisait pétiller son insupportable éblouissement.

— Ce sont des gens qui échappent à l’analyse. Ils ont l’air de réciter des rôles dans un décor mal planté, qui menace de leur tomber sur la tête. Rien n’est réel dans leur existence. Au moins, j’en ai l’impression. Il y a un grand luxe chez eux, madame Marken s’habille chez Doucet, lui a des automobiles ; l’appartement est trop petit pour le nombre des domestiques qui y circulent. Ils donnent des dîners extravagants. Marken doit dépenser des fortunes chez les fleuristes. On voit chez madame Steinweg des corbeilles invraisemblables envoyées par lui ; chez Jacqueline aussi, du reste.

— Il lui donne des fleurs ? À quel propos ?

– Sans aucun à propos… Comme ça. Je me souviens d’avoir entendu André… monsieur des Moustiers, s’en étonner comme vous. Marken a inauguré ce système, un jour de musique chez madame Steinweg. Jacqueline avait fait un compliment du panier d’orchidées qui était là, et tout de suite Marken a dit : « Vous permettrez peut-être, madame, à la fleuriste qui a arrangé ces fleurs — je la protège, elle est très intéressante, pauvre femme ! – de vous envoyer parfois des bouquets ? » Ça avait l’air du coup de la recommandation, d’un tapage de charité. Jacqueline a répondu : « Oui, donnez-moi son adresse, je m’en occuperai ». Le soir même, elle a reçu un monceau de roses entortillées de tulle noir ; c’était joli, du reste. Depuis, ça a continué. On n’y fait plus attention. Il doit agir ainsi avec toutes les femmes qui le reçoivent… Et, pour commenter ces façons somptueuses, on rencontre dans son antichambre des têtes d’huissiers et d’usuriers ; je connais ces gens-là, j’en vois souvent, ils ont un regard acide qui ne trompe pas. Quelque-fois, pendant les leçons, auxquelles il assiste toujours, le valet de pied vient dire à Marken : « C’est la personne d’hier matin ». Il sort très vite et rentre avec une figure d’assassin. De temps en temps, quand je suis seule avec elle, sa grue de femme dit un mot qui fait deviner des ennuis d’argent. Ils me payent mes leçons vingt francs ; et, un jour, elle m’en a emprunté quinze pour régler une facture… Allemanne, le peintre, m’a dit qu’ils ne se maintenaient que soutenus par le syndicat de leurs créanciers.

— Oui, c’est la règle. On pourrait croire que créanciers et débiteurs ont des intérêts antagonistes… Pas du tout. Ils réunissent leur action. Le débiteur n’a qu’une idée : continuer à dépenser et ne jamais payer, les créanciers agissent au mieux pour lui fournir le moyen de faire de nouvelles dupes.

— C’est vrai, et comme c’est singulier ! Pour moi, tout ce que j’ai vu — et j’en ai vu, des gens détruits, par la dette ! — m’a persuadée que les usuriers avaient des cervelles de poètes et un chimérisme à nul autre pareil. L’argent est une sale chose qui détraque le bon sens de ceux dont le métier consiste à le faire travailler. Marken n’a pour toute fortune qu’une dette énorme, et il peut acheter n’importe quoi, pour n’importe quel prix. Si j’essayais d’en faire autant, ça ne réussirait pas.

— Il a du crédit.

— Oui. Est-ce assez fou : le crédit de Marken… Le crédit en soi, du reste ! Quelle extravagance, lorsqu’on le regarde au point de vue de l’absolu, que ce prolongement métaphysique de l’argent qui, dans ce cas-ci et dans beaucoup d’autres, ne s’appuie sur rien. C’est pareil à l’aboutissement de l’amour hors de la réalité, dont vous parliez tout à l’heure.

— Les deux idées voisinent. L’argent, comme l’amour, représente la domination… La vie ne nous apparaît plus comme un cercle fermé, mais comme une spirale qui monte dans l’inconnu. On veut aller toujours plus haut. Cet appétit de l’excessif, augmente à mesure que la vie multiplie ses formes. Pour le satisfaire nous avons besoin de la notion tout idéale du crédit, qui étend le domaine des possibilités, comme nous avons besoin de pousser l’amour au delà de son objet… en plein rêve… Tout cela ne vaut pas les joies qu’on trouve, lorsqu’on a le don de la solitude… Dès qu’on se mêle aux hommes, il faut posséder et vaincre. On devient mauvais… Chaque jour, j’admire davantage les âmes fines qui s’isolent dans l’ascétisme et la vision, comme faisait notre Werner… Puisque nous devons peupler l’espace avec les fantômes de notre imagination, n’est-ce pas plus pratique d’adorer le bon Dieu à grande barbe, fâché ou aimable selon le cas, et d’utiliser l’effort qu’il faut faire pour ne pas mourir, en se donnant la tâche de conquérir une éternité confortable ?

— Pas nécessaire ! Le bien accompli paye tout de suite l’effort qu’il coûte.

— Non, grande amie ! sans cela, vous seriez heureuse, et vous ne l’êtes pas. Pourquoi cela vous fâcherait-t-il, ce que je viens de dire ?

– Mais ça ne me fâche pas du tout !

— C’est que… vous avez rougi, et que je ne vous ai jamais vue rougir que de colère. Et puis vous avez une figure si étrange !

— Non, je vous assure, j’ai été seulement un peu surprise de vous entendre m’appeler « grande amie » ; c’est une expression dont vous n’avez pas l’habitude.

– J’ai tort. Rien ne vous convient mieux. Tous ceux qui approchent votre cœur devraient vous nommer ainsi, car vous êtes l’amie incomparable, et un grand être aussi.

— Non, je suis misérablement petite… Me voici arrivée.

– Déjà. Quand se revoit-on ? Et où ?

— J’irai chez vous. J’ai constamment des leçons… Chez moi, nous ne serions pas tranquilles.

— Bien… Vous n’avez pas perdu la clef de mon appartement ?

— Non, non. Je suis allée souvent en votre absence voir si tout était en ordre.

— Merci. Je suis toujours là jusqu’à midi. Mais si d’aventure j’étais sorti, vous m’attendriez ?

— Bien entendu. Dois-je dire à Jacqueline que vous êtes à Paris ?

— À quoi bon ?… Cependant, si vous pensiez qu’elle souhaitât me voir… Quelle absurdité ! Non, ne lui dites rien… À moins qu’elle ne s’informe de moi, naturellement… Vous comprenez ?

— Oui. Allons, adieu.

— Adieu. Nous nous aimons toujours, Léo ?

— Certes !… Même aux moments où l’un de nous s’obstine à méconnaître l’autre, nous restons si fraternels ! Voyez-vous, ce n’est pas en vain que nous nous sommes rencontrés à l’heure qui pour nous a été la meilleure quand tous les deux nous subissions la discipline de l’abbé Werner… Il nous avait fait de belles âmes claires et généreuses… Nous les avons abîmées depuis, mais le lien entre nous persiste et rien ne le cassera… Au contraire. J’ai toujours eu l’impression — ne me demandez pas de vous l’expliquer, par exemple ! — qu’à nous deux nous n’avions qu’un seul destin. Sans doute, en y regardant bien, on découvrirait que les grands incidents de notre vie intérieure se produisent à la même heure, et se ressemblent… Vous changez de route en ce moment… moi aussi, je songe à en changer… J’ai envie d’aller très loin, mener une existence calmée. Vous êtes las ? moi aussi… Nous nous apercevrons peut-être bientôt qu’il faut nous rejoindre pour finir ensemble loin des êtres qui n’ont rien pu… rien, ni nous comprendre, ni nous aimer…

– Vous voyez bien qu’il se passe quelque chose de grave en vous et autour de vous… Pourquoi n’est-ce pas de cela que nous avons parlé ?

— Il n’y a rien à dire… Ma fatigue s’accroît, comme la vôtre, voilà tout… Mais adieu, décidément. Je suis en retard déjà.

Elle entra sous la porte cochère. Erik reprit lentement sa marche. Il allait, sa grande taille courbée un peu, la figure brouillée, vieillie et incertaine.

II


— Madame, je crains que vous ne me pardonniez pas le guet-apens où je semble vous avoir attirée, dit Marken en s’avançant à la rencontre de Jacqueline, qu’un domestique venait d’introduire dans le salon.

Et il avait tant de sérieux dans les façons qu’elle admit presque l’hypothèse d’un véritable guet-apens. Elle demanda :

— Que se passe-t-il ? et tendit le bout de ses doigts.

— Une foule de choses lamentables. D’abord Morelli ne vient pas. Il a une extinction de voix, l’imbécile ! en plein juillet ! Rien n’est paradoxal comme un ténor !… Voilà déjà de quoi me mettre en très mauvaise situation,

— Ce n’est pas votre faute si Morelli est enrhumé. Vous ne pouviez deviner qu’il méditât rien d’aussi absurde, dit Jacqueline avec une fausse cordialité.

Elle ne s’était décidée à déjeuner chez les Marken que pour y entendre le grand chanteur italien ; la déception lui donnait de l’humeur.

— Évidemment, je n’ai aucune responsabilité dans le rhume de ce musicastre… Je pourrais vous dire même que je viens de recevoir le pneumatique qui l’excuse. Mais la vérité, c’est que j’ai su hier soir qu’il ne venait pas… Il était tout indiqué de vous téléphoner, vous ne vous seriez pas dérangée…

— Comment pouvez-vous croire ?…

— Ah ! madame, je vous en supplie, ne tentez pas d’être polie ! J’accepte d’être traité par vous comme un inférieur toléré, parce qu’il est bien entendu que j’ai la claire conscience de ma situation. Du moment où vous essayeriez de me duper avec de la courtoisie, tout cela ne serait plus supportable.

— Je ne comprends rien à ce que vous dites.

— Je vais tâcher d’être plus clair… Vous vous êtes décidée à déjeuner ici parce que, en cette saison, vous n’aviez pas la chance d’entendre Morelli ailleurs. Il n’y a pas de Morelli ; il fallait vous avertir que le marché ne tenait plus. J’ai manqué de courage pour me priver de cette occasion qui, probablement, ne se retrouvera pas ; c’est de cela que je m’excuse.

— Je ne compte pas vous répondre. Madame Marken va bien ?

— Non, justement. C’est la seconde de mes mauvaises chances. Elle a depuis ce matin un gros accès de fièvre. Elle avait espéré pouvoir rester debout. Mais elle était trop souffrante, vraiment. Elle a dû se coucher il y a une demi-heure… De cela je ne pouvais vous avertir… Vous préférerez peut-être ne pas déjeuner seule avec moi.

Jacqueline avait envie de s’en aller sous un prétexte de discrétion, mais à l’attitude de Marken, elle vit qu’il la soupçonnait d’avoir peur de lui et elle décida de rester.

— Puis-je voir madame Marken ? demanda-t-elle.

— Puisque vous le voulez bien, je vais vous conduire auprès d’elle… Excusez-moi de vous faire traverser ma chambre : il n’y a pas d’autre chemin.

Jacqueline le suivait. Elle regarda curieusement la pièce où elle venait d’entrer. La coloration en était obscure et riche ; de beaux meubles hollandais aux architectures lourdes, aux détails compliqués, se dressaient le long des murs, des traits fins de lumière pinçaient le bord des moulures d’ébène que le temps avait polies ; les panneaux de noyer d’un beau ton rougeâtre luisaient ; des cuivres lisses avaient des préciosités d’orfèvrerie. Sur une table, un orchis jaune penchait au col étranglé d’un verre de Venise. Il y avait là une odeur de tabac d’Orient, amortie par des fraîcheurs d’essences diverses. Dans un angle vivement touché par la lumière, Jacqueline découvrit, au-dessus d’une grande table sculptée, une tête de femme, peinte à la détrempe, et qui lui ressemblait de telle sorte qu’elle s’en approcha, et dit en la désignant :

– Est-ce un portrait ?

Marken eut un moment d’embarras, puis répondit avec beaucoup d’indifférence :

— Non, c’est, je crois, une étude faite de chic par un peintre espagnol très inconnu, et sans grand talent, comme vous pouvez voir.

— Pourquoi achetez-vous de la peinture que vous trouvez mauvaise ?

— Est-ce que vous savez les mobiles de vos actes, vous, madame ? Vous avez bien de la chance ! Il me serait impossible de vous dire pourquoi j’ai tenu à avoir cette tête. Mais j’y tenais bien… Vous me prendriez en pitié si je vous racontais tout ce que j’ai fait pour me la procurer.

— Dites toujours. Ça m’amusera peut-être de vous prendre en pitié.

— Je n’en doute pas. Eh bien, voilà. J’ai vu ce tableau chez un marchand de la rue Laffitte, un jour que j’avais mal à la tête. Quand j’ai mal à la tête, je suis hors d’état de résister à mes désirs. Je suis entré, j’ai demandé à acheter la toile. On venait de la vendre à Dalton — vous savez le vieux Dalton qui est si riche et qui a de si beaux tableaux, bien qu’il n’entende rien à la peinture. – Il n’y avait pas à prétendre lui racheter celui-ci ; il tient d’une manière frénétique à tout ce qu’il possède. Cependant, comme j’étais résolu…

— Qu’avez-vous fait ?

— Ce qu’il fallait. Je me suis renseigné sur cet individu, supposant avec sagacité qu’il devait avoir quelque vice dont je pourrais me servir. J’ai appris qu’il était l’amant d’une petite actrice. Alors, vous comprenez, j’étais sauvé.

— Non, je ne comprends pas.

— C’est que vous n’avez pas l’instinct de l’intrigue, madame. Quand un homme de soixante-cinq ans a une maîtresse de vingt, on peut toujours parvenir à lui faire faire ce qu’on veut, ainsi que l’événement l’a démontré. Je connaissais la demoiselle, comme je connais toutes les théâtreuses ; je me suis arrangé pour la connaître au sens biblique de la parole. Ah ! ça a été sévère ! Je ne sais pas de femme plus foncièrement cabotine, chiquée, toc et assommante que cette petite-là ! Mais il le fallait, n’est-ce pas ? Il ne s’agissait en rien de mon agrément dans cette affaire. Lorsque notre intimité m’a permis de lui parler clair, je lui ai expliqué que je voulais ce tableau, et que je lui organiserais dans la presse une réclame éhontée, si elle décidait son vieux monsieur à me le vendre. Elle a fait de son mieux, nous a mis en relations, a dit que je désirais la tête et qu’elle avait intérêt à me ménager. Ça n’a pas pris, le vieux misérable ne voulait rien entendre. Alors j’ai fait du chantage, en toute simplicité. J’ai déclaré à ma belle amie qu’elle avait à choisir, entre décider Dalton ou être éreintée au lieu d’être louée. Cette enfant a le sens pratique ; elle a donné un grand effort. Sur mon conseil, elle a feint de croire que cette étude rappelait à Dalton un ancien amour, et qu’elle en était jalouse ; elle a fait des scènes de hurlements. Le gros bonhomme n’a pas résisté à une telle marque de passion, et il m’a cédé mon tableau pour le double de ce qu’il lui avait coûté. J’ai lâché la personne, après lui avoir fait passer des notes dithyrambiques partout. Et voilà comment Paris étonné a su qu’il possédait en Jane Singly la plus éblouissante fantaisiste qui fût. C’est à des causes de cet ordre que tient la gloire, madame.

— Ah !… c’était mademoiselle Singly !… Et à quelle époque se passait cette histoire ?

— Janvier, février 1900, madame ; quelques mois après ce voyage d’Allemagne où j’avais eu l’honneur de vous rencontrer.

— Alors… vous étiez l’amant de Singly en même temps que mon mari ?

— Oui, en effet, madame. Monsieur des Moustiers a commencé de s’intéresser à elle, une quinzaine de jours avant notre séparation, répondit Marken.

Il y eut un court silence. Jacqueline examinait la tête de femme, penchée, songeuse et qui lui ressemblait tant.

— Et vous avez pris toute cette peine, — c’est vous qui dites que c’en était une, – pour avoir un tableau que vous jugez mal peint ? C’est assez bizarre, fit-elle au bout d’un instant.

Elle cessa de s’occuper du tableau et se regarda dans la profondeur liquide d’un miroir encadré d’ébène.

— Je prends toujours la peine qu’il faut, pour aller au bout de ma volonté, répondit Marken avec un imperceptible mouvement qui le redressa.

Elle tourna les yeux vers lui. L’intérêt qu’il lui inspirait parfois, pour un instant, venait de se ranimer. Cette phrase qu’il avait prononcée lui donnait la sensation presque physique de l’énergie totale de cet homme. Marken continua :

— Je ne regrette rien, d’ailleurs. Ce tableau m’est l’occasion de très beaux plaisirs. Comme la vie ne me donne pas grand’chose, je me suis entraîné à la patience en développant ma faculté d’imaginer. Cette dame dans ce cadre m’appartient et je lui ai enseigné à me comprendre. Quand je ne peux pas dormir, et c’est souvent, – la nuit irrite ma volonté de telle sorte que je n’y trouve aucun repos, — je m’installe là, et je regarde dans ces yeux pleins de ténèbres hantées… Nous nous entendons à merveille, elle et moi… Elle sait bien de quoi je serais capable pour l’amour d’elle.

Il avait le visage très grave, mais sa voix raillait.

— Allons voir votre malade, dit Jacqueline.

Marken ouvrit une porte et s’effaça. Dans des mousselines, du satin paille et d’admirables guipures, madame Marken était étendue parmi des boîtes à poudre et des glaces, coulées aux plis des couvertures. D’un geste saccadé, elle pressait la poire d’un vaporisateur qui répandait en pétillements une vapeur d’héliotrope. Malgré les taches rouges, visibles sous son blanc, et dont la fièvre marbrait sa peau mate, elle était très jolie.

— Ah ! chère madame, cria-t-elle d’une voix plaintive et rageuse, quelle bonté de venir me voir !… et quelle infortune d’être ainsi malade, précisément la première fois que vous consentez à déjeuner ici ! Qui sait maintenant quand vous reviendrez ?… Dio mio ! comme j’ai mal à la tête. Croyez-vous que ce soit périlleux, ce que j’ai ? Le typhus, peut-être ?… Vous resterez quand même, n’est-ce pas, à déjeuner avec Étienne ? Il vous admire tant !… Comme tout le monde, du reste… Je le disais encore hier à la marquise de Lurcelles… Quel joli chapeau vous avez !… Santissimo ! ma pauvre tête !…

Jacqueline profita de ce qu’elle se taisait un moment pour s’enquérir des détails de son malaise. Elle les obtint, nombreux, agrémentés de commentaires saugrenus. Pendant que sa femme discourait, Marken arpentait la pièce.

— Oh ! Étienne, ne marche pas comme un lion furieux, ça me résonne dans la cervelle, cria tout à coup la malade d’un ton de désespoir irrité.

Sans répondre, il se jeta dans un fauteuil. Jacqueline les examinait. Le contraste entre eux était si fort qu’il était inutile de chercher le détail de leurs raisons de ne pas se tolérer. Elle, avec cette jolie tête dont sa vulgarité intime défaisait le caractère ; inharmonique, agitée, bruyante et faible, fausse d’accent, de geste ; lui, sec, souple, élégant, son front dur dessiné par les pointes de ses cheveux ras, comme par une pièce d’armure précisément ajustée, et son énergie, sensible jusque dans l’immobilité, tout cet ensemble brillant, fin et redoutable…

« Elle a l’air d’un chiffon et lui d’une épée », — songeait madame des Moustiers.

L’Italienne avait repris ses doléances :

— Regardez-le, chère madame, il est furibond, parce que j’ai dit que ça me faisait mal de l’entendre marcher… Si vous n’étiez pas là… Dieu sait ce qu’il ferait, tant il est en colère… Mais vous êtes là, il n’ose pas.

Toujours silencieux, Marken se leva et sortit de la chambre.

— Là ! Voyez-vous !

Elle oubliait son mal de tête ; dressée sur son lit, elle gesticulait dans la direction de la porte, comme s’il y avait une chance qu’un peu de sa fureur allât rejoindre Marken et lui causer quelque dommage.

— Voyez-vous ce que je vous disais ! Il est furieux ! Il feint de me mépriser. Ou plutôt, non, il me méprise vraiment. Infortunée que je suis… Et si vous saviez comme il me traite ! Et pourtant, je le vaux bien, je suis de bonne famille, moi… tandis que lui… Ah ! papa avait bien raison de me dire : « On n’épouse pas un journaliste. Qu’est-ce que c’est, un journaliste ? rien… » Et j’ai trouvé des partis si brillants !… Un certain marquis Cutto, un Sicilien, qui m’adorait, madame, et le baron Lardini, qui est dans la diplomatie, et qui sera ambassadeur… Mais non, il a fallu que je prenne cet homme-là, ce mauvais homme. Vous ne pouvez pas savoir, vous dont le mari est un homme de bien et si courtois pour vous, la vie que me fait celui-là ? Pour tout, madame, ce sont des scènes. Et quelles !… Si je lis une de ses lettres, — ça n’est pas mal de lire les lettres de son mari, – il a de ces colères !… je crois qu’il va me tuer…

— Calmez-vous, dit Jacqueline. Il faut vous tenir tranquille. Votre mari est agacé de vous voir souffrante. Tous les hommes sont ainsi.

Elle parlait un peu durement, comme à un enfant qu’on tâche de réduire par le verbe avant d’en venir aux coups.

La porte s’ouvrit.

— Le docteur est là, peut-il entrer ? dit Marken, du seuil, où il s’était arrêté.

— Oui, oui, le si cher docteur ! C’est un compatriote, expliqua-t-elle à Jacqueline, il est si bon ! Qu’il entre tout de suite, Étienne, ne le fais pas attendre… Chère madame, excusez-moi, combien il me déplaît !… mais que faire ?

— Adieu, je vous laisse. Tâchez de guérir vite, dit Jacqueline en sortant avec Marken.

Quand ils furent dans le salon :

— Retournez là-bas, je vais lire en vous attendant. Il faut savoir ce que trouvera le médecin, dit-elle.

Marken sortit de la pièce, sans rien objecter.

Madame des Moustiers se promenait autour du salon fanfreluché, encombré d’objets disparates. Elle vit quelques belles toiles, alternant avec des cadres surdorés où s’étageaient les portraits des souverains d’Italie, de Verdi, de Garibaldi, de Léonora Duse et d’officiers à moustaches touffues ; d’affreux fauteuils en Aubusson moderne voisinaient ridiculement avec une admirable table Renaissance de l’école lyonnaise ; des étoffes orientales pendillaient autour d’une tapisserie à tons de coquillage, où les membres déliés d’une déesse de Boucher roulaient sur un nuage bleuâtre parmi des roses répandues. Il y avait, dans des vases, des touffes d’herbes marines teintes ; dans d’autres, des bouquets trop gros dont chaque fleur, empalée d’un fil de laiton, avait l’air d’attendre un anniversaire officiel.

En se rappelant la sombre beauté de la chambre qu’elle avait traversée, Jacqueline jugea que ce salon manifestait le génie individuel de madame Marken. Pour s’occuper, elle dénigra en soi-même la jolie Italienne. Comment cet homme avait-il pu un moment aimer une telle femme ? Il devait y avoir en lui des points de vulgarité : c’était cela peut-être, — qu’on ne soupçonnait pas sous son assurance agressive, ses façons de raffiner sur les choses, — qui donnaient à sa personne tant d’inexplicable. Elle refit en esprit les étapes de leurs relations. La première rencontre à Bayreuth, d’abord, l’impression peureuse qu’elle avait eue de la rude ardeur de son regard, les quelques phrases échangées la veille du départ. Il lui déplaisait vivement alors, elle croyait sentir, sous son admiration, le dédain d’un être fort pour sa faiblesse de femme. Et le soir du dîner chez les Audichamp, quelle sincère irritation il lui avait donnée en révélant ses espionnages ! Venant de tout autre, les mots qu’il disait auraient signifié l’intention précise de lui faire la cour ; mais il y avait un peu de haine dans l’âpreté de l’accent, elle s’en souvenait bien. Au premier abord elle s’était demandé s’il voulait avoir ses secrets, puis lui faire peur afin de se servir d’elle comme d’un moyen vers quelque ambition. Ensuite, pendant des mois, trop fortement requise par ses émotions personnelles, elle n’y avait plus songé. Vivant un peu à l’écart, elle ne l’avait guère rencontré. Dans l’hiver suivant, ils s’étaient retrouvés. Il gardait les mêmes façons exagérément respectueuses sous lesquelles l’insolence demeurait perceptible. Il s’abstenait de toute flatterie. Souvent elle le sentait dénigrant. Quand ils étaient ensemble dans un salon, et qu’un homme prenait vis-à-vis d’elle une attitude de galanterie, elle se tournait instinctivement vers Marken, sûre de trouver sur sa figure une expression de moquerie méchante qui l’irritait. Elle le dédaignait, et pourtant elle y pensait souvent. Il l’occupait comme un problème obscur. Elle en avait entendu raconter de mauvaises choses, et elle voyait toutes les portes s’ouvrir devant lui ; ceux-là qui le définissaient « un homme taré » le flagornaient sans mesure. Si c’était vrai pourtant ce qu’on disait ? Mais comment alors aurait-il trouvé pour lui servir de témoins dans un duel récent deux hommes classés dans l’opinion par la roideur stricte de leurs principes mondains ! Quand même, elle gardait de lui un petit dégoût instinctif de créature délicate pour ce qui est irrégulier ou équivoque. Elle le devinait taché, encore qu’une telle notion s’adaptât mal à ses manières orgueilleuses et coupantes, à la susceptibilité qu’il apportait dans ses relations masculines, la riposte toujours prête et féroce, la menace sans cesse à fleur d’accent. Mais c’étaient là peut-être des moyens d’aventurier risque tout qui, comptant sur la lâcheté générale « bluffe » hardiment jusqu’au jour de s’effondrer dans le mépris… Enfin il y avait une dernière hypothèse plus simple et qui arrangeait les choses : s’il était fou, simplement, comme tout le monde ? Mais cela ne satisfaisait guère son esprit. Elle lisait ses articles et connaissait le jeu puissant de cette pensée, l’étroite logique qui en liait les mouvements, la prodigieuse acuité critique, le clair éclat du style où malgré ce nom et cette apparence qui le marquaient si fort d’une race lointaine, le génie profond de la langue de France, ordonnée, lucide, ferme et probante s’affirmait à chaque tour de phrase, ou au choix habile de la moindre épithète. L’homme qui écrivait ainsi devait n’être dément que sur peu de points, et comment préciser quels étaient ces points-là ? En causant avec lui, elle avait l’impression de respirer un air soudain plus vif et salubre, qui lui faisait goûter une brève allégresse. À son sujet, un terme dont son père usait souvent, lui revenait : « C’est quelqu’un ». Quelqu’un, par opposition à la plupart des gens qui, à force de se ressembler entre eux, ne sont personne. Comme Marken tranchait brusquement sur ces vagues individus, qui font les mêmes actes, en même temps, et, tous ensemble subissent des idées qu’ils ne comprennent et ne choisissent pas. Mais en quoi consistait précisément la singularité de ce drôle d’homme ? Était-ce dans le don littéraire ? Jacqueline connaissait des écrivains de mérite égal, en qui rien de surprenant n’apparaissait. N’était-ce pas plutôt quelque infamie secrète qui le différenciait de son milieu ? Elle n’y comprenait rien. Était-il amoureux d’elle ? Ce tableau accroché dans sa chambre…

Marken entra.

— Elle a peu de grippe et beaucoup de mauvaise humeur, dit-il en réponse à la question où Jacqueline mit un intérêt exagéré pour mieux masquer le petit embarras que lui donnait le caractère particulier de sa méditation interrompue.

— Ce sera long ?

— La grippe ? Non, quelques jours, dit le médecin.

— Et la mauvaise humeur ?

— Oh ! ça !… Toute la vie !… Ah ! madame, comme il faut qu’un homme ait perdu la tête pour se marier !

— Écoutez, j’ai consenti à déjeuner avec vous ; mais, si c’est pour entendre dire du mal de madame Marken, je m’en vais à l’instant.

— Nous ne parlerons pas d’elle, rassurez-vous.

Il ne parla guère d’autre chose pendant tout le repas. Avec beaucoup d’esprit et d’adresse, de façon que les domestiques ne comprissent pas de qui il était question, il dit les jalousies, les colères, les conseils burlesques sur son travail, le snobisme grossier de la jolie petite femme, et aussi son inintelligence, son mépris sincère et son incompréhension du talent. Jacqueline, d’abord contrainte et pincée, s’amusa du portrait féroce fait avec un air de négligence, et elle finit par rire lorsqu’en quittant la table il dit :

— C’est, voyez-vous, la sorte de personne qui ne saurait vivre plaisamment que si son mari a ce qu’elle intitule « une place » : cela correspond dans son esprit à la faculté de mettre un uniforme et cela oscille entre des possibilités vagues qui vont de la situation de préfet à celle de concierge dans un ministère.

Rentrés au salon, ils quittèrent le ton impersonnel imposé par la présence des gens. Jacqueline s’étonnant qu’avec une clairvoyance comme la sienne il se fût trompé à tel point sur la femme qu’il associait à sa vie, Marken s’expliqua :

— Quand je l’ai connue, j’étais dans un dangereux état d’esprit, excédé de la prodigieuse banalité des actrices, des filles à diamants, et même des autres, de celles d’en bas qui ont par éclairs un style intéressant et l’accent du réel, j’avais besoin d’amour ! Mais ma vue de l’amour était fausse… j’ai mis longtemps à m’en rendre compte. Il me paraissait qu’un homme également passionné par l’idée et l’action, un intellectuel réalisateur comme j’en suis un, devait trouver dans la femme choisie un être neuf de sens, de cœur et de pensée, parfaitement plastique et à qui par son amour et son vouloir il imposerait une forme adéquate à son idéal, et qu’ensuite il pourrait adorer définitivement dans l’orgueil de la création réussie. Elle m’avait paru être cette matière souple et fine avec laquelle je devais pétrir la femme qui serait vraiment ma femme… Sa beauté m’a trompé, et puis aussi le mirage qui l’entourait… Je l’ai vue pour la première fois à Rome, une nuit d’été sèche, claire, silencieuse, dans un de ces jardins qu’il y a là-bas et où le cœur s’affole aux suggestions du passé. Elle est sortie d’une charmille noire, nu-tête, en robe blanche, et a marché dans le large clair de lune jusqu’au bord d’un bassin qui pleurait goutte à goutte. J’étais ivre de cette nuit, des odeurs amères et chaudes, de l’incitation à vivre qui sort de la terre miraculeuse. Il m’a paru que c’était l’âme amoureuse de la cité qui venait à moi… J’ai cru l’aimer, et j’ai eu un tel espoir de joie, que pour retrouver cette sensation première, je me suis contraint par la suite à ne rien voir de sa sottise, de sa vanité, de son inaptitude même à être belle avec sa beauté. Je voulais ressusciter cet instant de prestige où je l’avais confondue avec ma puissance de désirer… Je me suis obstiné… Voilà toute l’histoire ; elle est très simple, et très sotte comme vous voyez.

— Évidemment, on a tort de s’entêter dans une erreur ; mais, quand on l’a faite, le mieux est d’en supporter les conséquences sans se plaindre.

— Je n’ai pas coutume de me plaindre. Je ne parle jamais de moi à personne. Et je m’excuse de cette infraction à mon système.

— Vous êtes tout excusé… J’avais remarqué déjà, en effet, que vous n’aviez pas le goût de vous expliquer à autrui.

— À vous, en particulier. Je souhaite ne pas vous ennuyer et je vous déplais assez déjà…

— Qui vous le fait croire ?

— J’ai vu souvent la répulsion que je vous inspire, jusque dans les plis de votre jupe quand vous la ramenez contre vous, comme vous venez de faire, pour évitez qu’elle me frôle.

— Vous avez mal vu. Ce n’est pas de la répulsion, mais pourquoi n’en pas convenir ? — de la méfiance Vous êtes si incompréhensible ! Et puis vous avez une légende singulière. Où qu’on prononce votre nom, il se trouve toujours quelqu’un pour prendre un air mystérieux et donner à entendre qu’il sait de vous des choses effarantes. Il y a autour de vous une atmosphère spéciale. Mais, avec tout cela, peut-être êtes vous le personnage le plus bourgeois et avez-vous eu la vie la plus simple et la plus claire.

Il s’était planté devant elle, les bras croisés, la regardant durement.

— Non, dit-il, pas simple, ni claire. On vous a dit que j’avais un passé obscur, c’est vrai. On a insinué que j’avais tout commis… Je n’ai pas tout commis, mais j’ai été au bord extrême de quelques-unes des actions qui souillent un homme. Je n’ai pas fait ces actions, madame, mais j’ai failli les faire, et quelque chose de ces possibilités est demeuré en moi. C’étaient de laides choses, voyez-vous, que celles vers quoi j’ai été tenté, des saletés d’argent, des indélicatesses que les lois atteignent. J’ai même parfois songé à tuer. Le meurtre est un moyen qui en vaut un autre pour déblayer la route devant les énergies excessives auxquelles tout s’oppose, car l’énergie est dangereuse à ce tas de faiblesses agglutinées qui s’intitule société… Je vous fais peur, semble-t-il… Tâchez de me bien comprendre. Si je n’étais pas sorti net de toutes ces suggestions, je ne vous en parlerais pas, vous pouvez le croire. On a eu raison de vous dire que j’étais capable de tout : rien n’est trop beau ou trop hideux pour que je le réalise s’il me plaît, et rien ne me paraît illégitime pour les forts ; ils ont tous les droits y compris celui de forfaire au droit, établi pour la sauvegarde des médiocres. Mais ce qu’on nomme crime ou délit a l’inconvénient d’isoler ; or l’isolement affaiblit. C’est pour avoir compris cela que je suis resté sur la limite de ce que la lâcheté et l’intérêt ont taxé d’honneur et de déshonneur. Oui, je suis capable de tout ; mais, jusqu’ici, je ne suis coupable de rien. Commencez-vous à comprendre pourquoi on parle de moi ainsi qu’on le fait ? Les jolis messieurs corrects qui vous offrent le bras pour aller à table, et qui sont purs de toute vilenie parce qu’ils sont inaptes à rien désirer avec violence, sentent en moi le vouloir redoutable et soupçonnent que je puis bien être un bandit. Nul d’entre eux pourtant n’a pu vous citer un fait précis qui me déshonorât ; c’est que ce fait n’existe pas.

— Jusqu’ici ! Mais demain ? dit Jacqueline.

— Demain ! Oui, sans doute… Demain, qui sait ?…

L’obstacle entre moi et mon désir doit céder ou bien…

— Ou bien ?

— Ou bien, par tout moyen noble ou ignoble, j’en triompherai… Si je ne vaincs pas, je crèverai… Qu’importe ? Mais non ! Jamais rien de ce que j’ai voulu ne m’a résisté.

— Vraiment ! dit Jacqueline.

Et sa voix traîna sur le mot avec une ironie hautaine.

Les paupières de Marken battirent comme sous la menace d’un coup au visage.

— Il me semble, dit-il, que je suis allé trop loin et pas assez. Ne devrais-je pas vous montrer les grandes lignes de mon existence afin que vous sachiez s’il vous convient de continuer à me rendre mon salut ?

— Oui, cela me paraît indiqué par ce commencement de confidence, mais vous voudrez bien remarquer que je ne l’ai pas sollicité.

— Oh ! naturellement. Je n’ai pas l’espoir de vous intéresser ; c’est pour moi-même que je vous renseignerai, parce que j’ai usé toute ma patience sur votre mépris sans raison précise, et que ce sera un agrément pour moi d’être méprisé à cause de ce que je suis vraiment.

— Je vous écoute, dit Jacqueline, en mettant un coussin à son épaule.

— Les biographes commencent toujours par des indications sur la famille du héros, n’est-ce pas ? fit Marken, qui s’était levé et marchait par la pièce en déplaçant sur son passage les objets qui encombraient les tables et les étagères. Ma famille, c’est ceci : un Hongrois chez qui la sauvagerie primitive était restée sous les allures de mondain et de courtisan, et une gitane ramassée par lui, Dieu sait où, dans quelque campement où sa tribu grattait du violon, racommodait des chaudrons et volait des poules : c’est à ça que s’occupe, vous le savez, cette branche de mes ancêtres. La gitane que je n’ai point connue, car elle est morte de ma naissance, avait été pour mon père une cause de brouille avec sa famille. C’est la sorte de chose que personne ne fait, là-bas, qu’installer chez soi et traiter en dame une fille de cette race. Mais il l’aimait, je suppose ; on m’a dit qu’après sa mort il avait eu la tête détraquée pendant assez longtemps, et, d’après ce que j’ai pu voir, un peu de ce détraquement lui est resté jusqu’à la fin de sa vie. J’ai passé mes premières années à Buda et dans la plaine hongroise, l’endroit des mirages et des courses folles où l’on boit le vent et la frénésie. Pendant des semaines, mon père me gardait auprès de lui nuit et jour, me faisait coucher dans sa chambre, ne me quittait pas une minute ; c’étaient les détestables heures de ma vie, car il me défendait de parler et me tenait assis à côté de lui, me regardant sans cesse avec des yeux singuliers, comme s’il voyait en moi je ne sais quoi d’effrayant et de cher aussi ; il pleurait souvent avec de gros sanglots maladroits. Puis, un matin, on m’apprenait qu’il était parti, et des mois coulaient sans que je le revisse. J’étais libre, car mon précepteur ne s’occupait guère de moi et je passais mes journées à cheval, ce qui représentait pour moi la forme précise du bonheur. À quatorze ans, sans plus d’explications, j’ai été envoyé à Paris, placé dans d’excellentes conditions pour faire mes études, et je suis resté là jusqu’à ce que j’eusse vingt et un ans. Tout de suite j’ai pris la passion de la France ; jamais je n’ai eu la nostalgie de la vie libre que j’avais quittée. Ici, c’est le pays de la souplesse, la vraie patrie de l’âme latine que j’aime comme une femme. L’âme d’éloquence ! Les peuples du Nord gardent toujours une bonne moitié de leur pensée inexprimée ; les Français passent tout entiers dans les mots qu’ils disent, c’est leur cœur même qu’on respire dans l’air remué par leur parole ; c’est pourquoi on est, chez vous, à ce point captif du vocable et fasciné par lui, et c’est, pour qui le comprend, le charme non pareil de votre nation. Les lourdauds d’outre-Rhin ou d’outre-Manche disent que vous êtes légers : les imbéciles ! Vous êtes généreux suprêmement, vous vous donnez par le verbe comme par l’action, et c’est cette faculté de se donner qui fait que vous prenez autrui et que vous gardez votre suprématie partout où l’on pense. J’aime l’âme de France, madame, d’une ferveur incroyable… Lorsque j’ai été rappelé là-bas, je me suis juré de revenir à Paris pour y accomplir mon destin ; ce sera ainsi. À peine m’avait-il revu que mon père s’est tiré une balle dans la tête ; on n’a jamais su la raison d’un tel acte et on l’a attribué au dérangement mental dont il avait donné tant d’autres preuves. Cela a puissamment aidé à faire casser le testament, d’ailleurs irrégulier de tous points, par lequel il me léguait sa fortune. Les sept années passées hors du pays m’avaient fait oublier des quelques personnes qui me connaissaient ; la famille de mon père m’a signifié sa volonté de ne jamais entendre parler de moi ; inutile précaution, car je ne songeais guère à lui demander son appui. Je me suis trouvé, à vingt-deux ans, parfaitement seul, sans un franc. Jusque-là ma vie avait été stricte et austère. J’avais absorbé les sciences et la philosophie comme une éponge sèche boit l’eau, j’avais trop pensé et pas agi. Je savais que les morales sont régionales et les codes transitoires. Je jugeais non pas que la force prime le droit, mais qu’elle est le droit ; l’histoire me l’avait appris, mes premiers contacts avec le réel me l’ont prouvé. Je me sentais apte à beaucoup de choses, mais j’avais les mains vides de moyens, même du moyen de manger. Le surlendemain de la mort de mon père, je déchargeais des malles à la porte d’un hôtel borgne pour avoir de quoi dîner. Il me manquait les cinq sous nécessaires pour écrire à Paris et demander à quelqu’un des maîtres qui s’étaient intéressés à moi au cours de mes études de me procurer une place. La seule personne qui m’ait secouru, c’est un vieux domestique qui méprisait en moi le fils de la gitane, mais qui m’avait pourtant dans mon enfance donné le titre auquel j’aurais eu droit si j’avais été légitimé : à cause de cela, il m’a aidé à gagner ma vie… J’avais une âme effroyable et magnifique à ce moment-là, madame ; on n’y eût trouvé en aucune place la paille d’une faiblesse, d’un préjugé ou d’une pitié. J’étais le fauve sûr de ses muscles et travaillé par la faim, une redoutable bête, je vous jure. De plus, c’est alors que l’instinct d’amour, maintenu jusque-là par l’excès de dépense nerveuse du travail intellectuel, s’est éveillé en moi ; ma résolution de conquérir a eu la brutale sauvagerie que le désir de la femme met dans le sang impatient. J’ai fait n’importe quoi en attendant l’occasion ; d’abord, j’ai été secrétaire d’un très grand seigneur. Chez celui-là, j’ai été tout près de voler. Ne vous reculez pas, madame ; vos bijoux sont en parfaite sûreté… J’ai résisté à mon envie, ayant compris qu’une telle maladresse compromettrait mes meilleures chances… Ensuite j’ai été précepteur, rédacteur de bas journaux, courtier d’annonces. J’ai eu une amitié de quelques semaines avec un garçon très intelligent, mais d’esprit dévié, qui fabriquait de faux billets de banque : après avoir bien examiné la question, j’ai refusé de l’aider à les mettre en circulation… J’ai bien fait, il a eu une fin détestable… Partout le hasard m’a donné la possibilité d’actes louches et qui m’eussent tiré de peine. Pendant que j’étais précepteur, notamment, une fort belle personne m’a offert beaucoup d’argent et… mieux encore, pour voler dans un tiroir un testament. J’ai refusé ; pourtant le testament était inique et la femme admirable ; l’hésitation fut longue, cette fois-là, — terriblement. — Au reste, devant toutes ces choses que je viens de vous dire, j’ai été tenté ; pas une n’a révolté en moi ces fines sensibilités que les cœurs nobles ont, paraît-il, toute prêtes à agir avec la vivacité d’un réflexe. Ce qui m’a retenu, c’est la certitude que ça ne valait pas la peine. Apercevez-vous ce qu’est ma morale, à moi, madame ? Elle consiste à proportionner le risque à l’importance du but ; c’est la morale de l’énergie des conquérants. Je n’ai rien rencontré encore dont la possession m’ait paru valoir un crime. C’est ma seule raison pour n’en avoir pas commis. Vos amis font très souvent de petites indélicatesses qui sont la monnaie du crime ; je n’ai pas fait de ces choses-là parce que, comme les autres que j’ai écartées, je juge qu’elles ne paient pas l’effort. Le jour où j’aurais une vraie raison, une bonne…

— Continuez votre histoire, dit Jacqueline après un silence.

Elle avait pris un coupe-papier sur la table voisine et le tournait nerveusement dans ses doigts ; le coussin où elle s’appuyait était tombé sans qu’elle songeât à le ramasser. Marken, arrêté au milieu de la pièce, sa mince et brusque figure tirée par l’exaltation intérieure, était pâle et il regardait devant lui sans voir. Il se remît à marcher.

— Eh bien, ça a duré cinq ans, cette vie-là. Puis j’ai eu mille francs dans ma poche, mille francs gagnés sou par sou aussi honnêtement que si j’eusse été un bon jeune homme timoré. Je suis venu ici, à pied pour ménager ma fortune. J’achetais du pain, je buvais de l’eau et je couchais en plein air : c’était l’été. La route est longue… N’importe : quelles heures magnifiques ! Je n’ai rien vu des paysages du chemin, je regardais la face de mon ambition qui reculait devant moi comme un guide qui montre la voie. Aussitôt arrivé je retrouvais l’admirable camaraderie française et j’avais en deux jours une place de répétiteur. Ensuite, j’ai porté de la copie dans tous les bureaux de rédaction et j’ai eu la veine qu’on en prît dans deux petits journaux. Je touchais cinq francs pour un article, puis peu à peu ça a été mieux. J’ai fait des romans-feuilletons pour un entrepreneur de littérature populaire ; il me payait deux cents francs le volume, j’étais parfaitement heureux. J’avais une chambre propre, je mangeais une fois par jour, j’étais à Paris ! Je ressentais Paris, son cœur, son haleine par toutes mes fibres nerveuses. Quelles nuits j’ai passées seul à marcher dans les rues en respirant cet air qui fait vouloir plus fort ! Un jour, j’ai porté une chronique d’actualité sur un incident politique dans un grand journal où je connaissais un reporter. Ce brave garçon était là, par hasard. Je lui ai donné l’article, il l’a lu ; je vois encore sa figure bonasse pendant qu’il me disait : « Mon petit, ça, c’est épatant. Je vais le donner au secrétaire de la rédaction pour qu’il le passe au patron. » Et le plus singulier, c’est qu’il a fait comme il disait. Le surlendemain, j’ai reçu un mot du directeur me fixant un rendez-vous. Mon article avait paru. Il était assez bien documenté, je savais la question, on l’avait remarqué. J’ai eu tout de suite deux chroniques de tête par mois. Un an après, je vivais dans un vrai appartement, j’avais des bottines respectables, un domestique et une pièce en répétitions au Vaudeville. Puis j’ai publié Prométhée et je suis devenu quelqu’un avec qui on compte. Dès que je l’ai pu, je me suis fait naturaliser. La vie était facile ; seulement, j’avais des dettes. Excusez-moi de vous parler de cela ; mais c’est ce qu’on me reproche le plus et vous devez l’avoir entendu dire : c’est pourquoi je tiens à m’en expliquer. J’ai fait des dettes aussitôt que cela m’a été possible, et sans le moindre scrupule. Du reste, mon système se poursuit en ceci ; je n’ai jamais emprunté cent francs à un camarade, c’eût été compromettre ma liberté d’action. Quand j’attaque, on sait qu’il n’y a aucun moyen de me faire taire. Les usuriers coûtent plus cher que les amis à ceux qui vont au hasard sans connaître leur chemin : pas à moi ; et ce boulet de la dette que je traîne exaspère mon vouloir et le fortifie. Vous ne pouvez savoir quelle frénétique résolution de vaincre et de réussir on a dans les muscles et dans la pensée, lorsqu’on a passé tout le jour à lutter, à se battre, à s’humilier, devant des misérables qui tiennent dans leurs sales mains la possibilité du désastre où on s’abîmerait irréparablement.

— Mais qui vous dit que vous l’ajournerez éternellement, ce désastre ?

— Ma volonté, madame, mon implacable, mon irrésistible volonté ; l’art aussi avec lequel j’ai vécu. J’ai rendu bien des services à des gens qui savent que je ne suis pas homme à les oublier ; je tiens des secrets dangereux pour la plupart de ceux qui mènent les affaires, en ce pays-ci et ailleurs. Je connais Paris dans tous ses plis, dans son sang, dans ses nerfs, je sais comment l’émouvoir et le dompter. Je peux servir et je peux nuire. J’ai choisi mes ennemis savamment, parmi ceux dont la haine est une recommandation et un soutien ; ils me servent. Je n’ai pas d’amis, j’ai des obligés et des peureux. Lorsque s’offrira l’occasion que j’attends, il y aura autour de moi une clientèle passionnée d’égoïsmes et d’intérêts : c’est avec ça qu’on marche ! Voilà dix ans que je travaille mon destin sans une minute de distraction, sans avoir permis aux amusettes de la vanité ou de l’amour de m’entamer. Je n’ai commis qu’une seule faute : mon mariage. Mais on répare les fautes… Voilà, madame, quel homme je suis, embusqué, armé, prêt. Peu de chose aujourd’hui ; demain, peut-être, une puissance qui courbera bien des têtes.

Il s’arrêta devant Jacqueline, qui l’avait écouté avec une gêne croissante. Ils se taisaient tous les deux ; elle ne cherchait même pas la parole qui eût rompu le silence. L’énergie de cet homme lui apparaissait comme une chose neuve, d’une beauté répulsive ; elle ne songeait plus à s’étonner du tour emphatique que tout prenait à son contact ; il avait, en l’intéressant, faussé pour un moment son goût et sa critique. Le sentiment morne et étroit de l’inutile, qui mettait l’ennui dans la plupart de ses heures, était remplacé par une impression d’ardeur. N’avait-il pas le véritable sens de la vie, cet ambitieux qui grimpait avec des muscles rudes et souples, qui se créait lui-même à chaque seconde, déplaçait les circonstances et maîtrisait les êtres ? Elle l’imaginait tenant la fortune et la gloire dans ses doigts durs, posés en ce moment sur la tête de bronze d’une statuette qu’il palpait nerveusement. Elle était remuée par cette révélation de lui, si différent de ceux au milieu desquels la molle monotonie de ses sensations avait coulé. Différent aussi d’Erik Hansen qui, un moment, lui avait paru détenir dans le vaste champ de sa conscience un si large fragment de l’idéal humain. Erik rêvait, celui-ci agissait ; son but, c’était lui-même ; mais, s’il se fût acharné au bonheur de l’humanité, sans doute eût-il apporté à l’œuvre ce pouvoir de réussir qui détruit l’obstacle. Jacqueline se sentit en infériorité devant Marken et dit, d’une voix moqueuse :

— En somme, vous êtes le dernier des romantiques. Je me demande si vous vous en doutez.

Il ôta sa main de la tête de la statue et fit un geste qui moquait la phrase.

— Ah ! pas du tout, s’écria-t-il, à aucun degré ! Mais vous voulez peut-être dire seulement que cette confession était de mauvais goût ? J’ai un peu déclamé, c’est vrai ; j’étais ému ; et puis, si j’ai eu moins de simplicité, plus d’emphase que ne le comportent les conversations de salon, c’est qu’à tout prendre, je ne suis pas un mondain égalisé par le frottement des conventions. À l’ordinaire, vous me rendrez cette justice, je préfère les attitudes du sang-froid qui me paraissent d’un meilleur style. Mais de sang-froid je n’aurais pas pu vous dire tout cela ; il m’a fallu, pour en trouver le courage, me résigner à être vraiment tel que je suis : un excessif qui met de la passion dans tout. Je veux les petites choses aussi éperdument que les plus grandes. Jamais je n’entreprends rien, sans l’arrière-pensée de faire le sacrifice de ma vie plutôt que de renoncer. C’est, sans doute, pour cela que la résistance des autres cède toujours devant moi. On n’est vaincu que lorsque l’acharnement à vivre rend prudent et débile. Or moi, je ne tiens à la vie qu’à condition que les événements prennent la forme de mon vouloir. Subir, ce n’est pas vivre… Qu’importe de mourir pour l’objet le plus mince, si on l’a un moment désiré ?

— Vous subissez pourtant… Vous avez dit tout à l’heure que vous deviez parfois vous humilier.

— C’est la dîme payée au destin, ensuite la voie est libre… et on passe ! Mais je crains bien de vous avoir excédée, madame, en parlant ainsi de moi… Il le fallait, il fallait que vous me connussiez… Je voudrais tant être votre ami !

— C’est un point où vous vous rencontrez avec madame Marken : elle m’exprimait tout à l’heure le même bienveillant désir… Je suis flattée, croyez-le.

Marken, qui s’était assis près d’elle, se leva si brusquement que sa chaise tomba. Il se courba pour la ramasser ; le sang lui était monté aux joues et le ton de brique de son visage habituellement pâle en aggravait le caractère, d’une sauvagerie presque effrayante.

— La leçon est bonne, elle suffira, fit-il en essayant de sourire.

— Qu’avez-vous ?

— J’ai, madame, un orgueil que vous ne soupçonnez pas, trompée sans doute par l’humilité que j’ai jusqu’ici gardée devant vous ; je n’oublierai jamais que vous n’avez trouvé que cette pauvre ironie pour répondre à l’une des plus grandes émotions de ma vie… Avez-vous aimé la reprise des Français ? N’est-ce pas que Le Bargy est incomparable ? Quelle intelligence des intentions du rôle ! comme il nourrit ses silences de pensées et de sensations ! Le silence, c’est la pierre de touche du talent des comédiens, n’est-ce pas votre avis ?

— Oui, certainement. J’aime beaucoup Le Bargy ; mais…

— Je me demande souvent si le théâtre, au lieu d’être un art grossier comme le prétendent les purs littérateurs, n’est pas le premier de tous. Les autres arts tendent à l’objectivation de la personnalité ; il faut s’extérioriser pour entrer dans la beauté d’un tableau, par exemple. Les jeux de la scène, au contraire, nous refoulent en nous-mêmes ; c’est à l’intérieur qu’a lieu l’échange qui se fait entre l’œuvre et la sensibilité. On ne va pas vivre sur le théâtre les personnages des pièces, ce sont eux qui pénètrent dans le spectateur et chacun se mêle à un instinct qui lui correspond et qu’il dilate. Le théâtre exalte le sentiment du moi. Le drame, c’est nous-mêmes, notre passé, notre avenir, les possibilités de notre être actuel, finis, limités, mis au point, de façon que nous en puissions saisir toute la forme. Nous nous adaptons et nous réagissons comme sous l’action de la réalité, mais plus savoureusement parce que nous sommes resserrés par le temps. Nous avons une conscience plus précise de nous-mêmes, et cela est magnifique et délicieux. Je crois que c’est à cause de cela que je ne puis souffrir les pièces gaies… Le comique naît de la mauvaise attitude, inadéquate, incompréhensive des personnages. C’est de leur manque de liberté en face des circonstances que viennent la dégradation, le ridicule qui suscitent le rire… Je ne prends aucun plaisir à sentir vivre en moi le pauvre homme qui court en caleçon poursuivi par sa belle-mère, ni le mari verbeux dans le dos duquel les amants s’embrassent. Je veux bien être le fou Hamlet ou Macbeth l’assassin, mais pas l’éternel cocu du Palais-Royal… En somme, je n’ai peut-être pas le sens du théâtre, le vrai, le seul, qui est un goût de cruauté. Jadis on allait voir saigner et mourir dans le cirque ; maintenant on va chercher une jouissance dans la détresse ou le ridicule des personnages et de soi-même qui les contient pour un moment. Je ne sais si vous pensez comme moi là-dessus ?…

— S’il vous plaît, à quel propos cette conférence ?

— Mais, pour causer, madame, pour causer uniquement. Lorsque deux personnes indifférentes se rencontrent et sont dans l’obligation de passer ensemble quelques instants, n’est-il pas convenable et obligatoire qu’elles parlent de choses de théâtre ?

Jacqueline se leva :

— Rien ne nous oblige à demeurer ensemble, dit-elle, la tête dressée et le ton coupant. Vous voudrez bien exprimer à madame Marken mes vœux de prompt rétablissement.

Pour gagner la porte, elle dut passer devant Marken, dont la figure était de nouveau envahie par ce ton d’un rouge sombre qui la changeait. Une veine soudainement grossie traversait son front. Ce visage ramena dans les nerfs de Jacqueline la petite sensation d’inquiétude avertisseuse qu’elle avait eue la première fois où, dix-huit mois plus tôt, elle avait croisé son regard avec celui de Marken.

Il s’avança vers elle et, au moment où elle touchait le bouton de la porte, abattit sa main sur le poignet de la jeune femme, d’une étreinte si rude qu’il parut à Jacqueline qu’elle n’avait plus ni force ni poids, qu’elle était une chose molle serrée tout entière dans l’étau de ces doigts. Elle sentit la rage de Marken entrer en elle et rayonner de cette étroite place où il la tenait ; la violence circula dans son sang comme un virus rapide. — Êtes-vous fou, monsieur ? dit-elle avec du courage et de l’injure dans tout son être.

L’ardente rougeur de Marken s’effaça en une seconde ; il devint affreusement pâle, sa respiration s’embarrassait. Laissant retomber le bras de Jacqueline, il dit :

— Oui… allez-vous-en, vous ferez bien.

La menace de l’accent acheva l’exaspération de madame des Moustiers.

— Pensez-vous que j’aie peur de vous ? dit-elle.

— Vous auriez raison peut-être… Je ne suis pas un de vos amuseurs ordinaires avec qui l’on joue sans danger… Partez !

— Soyez tranquille, je n’ai aucun désir de rester ici. Je souhaite seulement vous dire que vous êtes l’homme le plus mal élevé qu’il m’ait été donné de rencontrer.

Marken eut un rire cassé et discordant.

— Caliban n’a pas de jolies façons avec Miranda, dit-il ; ça n’empêche pas qu’il puisse devenir à l’occasion une brute assez dangereuse.

— Ça se musèle et ça se cravache, les brutes ! dit Jacqueline, retenue là par un désir de soulager son irritation en mauvaises paroles.

Elle posa de nouveau ses doigts sur le bouton de la porte, en ajoutant :

— Je vous laisse le soin d’expliquer à votre femme que nos relations n’ont plus aucune raison de continuer.

Il fut un moment sans répondre. Sa pâleur s’était accrue, diminuant son masque et accentuant la noirceur de ses yeux. Il haletait convulsivement.

— Ni elle ni moi ne vous donnerons l’occasion de nous mettre à la porte, dit-il.

Son aspect était si étrange qu’au lieu de sortir Jacqueline se rapprocha de lui.

— Voyons, dit-elle, que signifie cette incroyable scène ? Avez-vous perdu la tête ! Reprenez vos esprits, s’il vous plaît ; faites-moi des excuses, d’abord, et puis expliquez-vous, si vous pouvez.

— Non ! Je ne vous ferai pas d’excuses… Je ne vous en dois pas. Je vous ai livré ma pensée et moi-même, et vous avez répondu à ma confiance par l’injure de votre moquerie ; c’est vous qui m’avez offensé… et comment !

— Espérez-vous que je vous demande pardon ? Ce serait d’une merveilleuse bouffonnerie.

— Je n’espère rien.

Il tomba sur un fauteuil, sa tête se renversa, il ferma les yeux, et, sans la respiration en saccades qui soulevait ses côtes, on eût pu le croire mort.

Jacqueline vint tout près de lui.

Qu’avez-vous ? demanda-t-elle avec quelque anxiété.

Il dit d’une voix vague :

– Rien… rien.

— Voulez-vous que je sonne ?

— Non !… ah non !…

Il rouvrit les yeux et, sa respiration sifflante hachant sa parole :

— Non, ce n’est pas la peine… J’ai de ces crises après les émotions fortes… J’ai une maladie de cœur… C’est grotesque et humiliant, n’est-ce pas ?… Je n’y puis rien ! Adieu, madame… excusez-moi de ne pas vous reconduire… mais…

Jacqueline lui posa doucement la main sur l’épaule.

— Tâchez de vous calmer, dit-elle. Vous vous êtes mépris sur mon intention… Je n’avais aucun désir de vous blesser… Je regrette de l’avoir fait.

— Prenez garde… Vous allez me demander pardon… malgré vous.

— Eh bien, oui, si vous voulez. Mais n’étouffez plus, répondit-elle avec un inutile effort de gaieté.

Il secoua la tête.

— À quoi bon tout cela ?… Dites seulement… devons — nous nous revoir encore… ou… plus jamais ?

— Mais oui, nous nous reverrons, certainement. Je viendrai demain prendre des nouvelles de madame Marken… et des vôtres aussi. Ça va un peu mieux, n’est-ce pas ? Vous êtes moins pâle.

— Merci, madame… oui… je suis mieux… Faites la charité à ma vanité. Laissez-moi goûter seul le ridicule de la souffrance physique.

D’un grand effort, il se mit debout. Tout son corps tremblait. Jacqueline lui tendit sa main, qu’il serra à peine ; puis, l’air un peu contraint, désireuse d’être bonne et n’en ayant guère envie :

— Peut-être finirons-nous par être amis, après tout, dit-elle.

— Ce n’est pas de la pitié pour ma faiblesse que je veux.

— Eh bien, on verra si on peut s’accommoder de votre force… Au revoir… À demain.

III


Jacqueline trouva dans la rue sa voiture qui l’attendait et elle la renvoya. À peine les chevaux avaient-ils tourné l’angle du boulevard qu’elle s’étonna de ce qu’elle venait de faire. Un moment, elle resta sur le trottoir, brûlée par la chaleur, étourdie de la sensation opaque et rapprochée de l’air et du bruit de l’été. Une distraction lui brouillait la vue, ses idées glissaient l’une sur l’autre comme des découpures de papier noir sur un transparent tendu. Elle réentendait la voix de Marken : « Allez-vous-en, vous ferez bien ». Comment avait-il pu advenir qu’un homme lui parlât ainsi ? Sa notion d’elle-même et de tout le reste de l’humanité hésitait, incertaine, trouble, discordante. Il lui paraissait qu’il pouvait bien y avoir dans le vaste monde et même dans le monde étroit où elle vivait une foule de choses dont les livres et ses propres expériences de lui avaient rien appris. Déjà elle avait eu une sensation analogue en considérant après coup le rapide passage d’Erik Hansen dans sa vie ; mais Erik était demeuré en marge : elle l’avait vu dans la rue, chez lui, ou dans cet endroit intermédiaire entre le réel et l’improbable qu’était l’appartement de Léonora. Cet homme-ci, qui avait frôlé des crimes, vécu en subalterne appointé, couché en plein air comme un vagabond, elle le rencontrait dans le monde, et elle avait déjeuné en tête à tête avec lui ; il était mêlé aux mêmes choses qu’elle, il venait de lui dire d’un ton d’insulte : « Allez-vous-en », il lui avait meurtri le bras, et elle avait fini par lui demander pardon. Elle cherchait en quel point de tout cela elle pouvait retrouver l’image fière et haute qu’elle se faisait d’elle-même, et tout à coup elle découvrit que cette image n’était plus qu’un souvenir lointain. Elle était devenue une autre femme. Elle revit comme en une perspective droite les différentes étapes de sa personnalité depuis que la trahison d’André avait bouleversé son existence : la dépression humiliée et coléreuse où elle s’était épuisée, la rêvasserie trouble du souvenir d’Erik, puis la lente reconstitution d’elle, cette convalescence écœurée, pleine de faiblesses et de découragements que coupaient des espoirs imprécis. Ensuite, l’attente où elle s’épuisait sans que rien arrivât, et cet état d’indifférence ennuyée où elle était maintenant, avec l’orgueil triste d’accepter sans emphase que sa vie fût terminée, qu’il n’y eût plus rien à faire qu’attendre la vieillesse et la mort en accomplissant les devoirs de sa situation. Voilà ce qu’elle était, une heure plus tôt ; mais le contact du singulier personnage qu’elle venait de quitter avait modifié quelque chose en elle ; elle se sentait une impatience singulière, et de nouveau cette attente qui avait troublé son sommeil et raccourci ses journées pendant une période. Chose étrange, depuis que Marken lui avait ainsi remué les nerfs, elle ne pouvait détacher sa pensée d’Erik et il revenait de l’oubli, traînant avec soi un remords confus. Elle avait honte d’avoir été si lâche, car c’est là le terme qui convenait seul à la peur de lui qu’elle avait eue après ce jour où elle était allée le trouver. Même, elle s’en souvenait, l’émotion si vive que lui avait donnée l’annonce de son départ comportait un soulagement, l’impression d’une délivrance. C’est de cela qu’elle était humiliée, et elle souhaita le revoir, lui parler, lui dire combien elle restait son amie, et aussi qu’elle était mieux digne qu’il l’aimât. Mais l’aimait-il encore ? Elle s’apercevait, depuis quelque temps, que dans le monde on lui faisait moins la cour. Pourquoi ? Parce qu’elle laissait deviner son indifférence ou sa lassitude. Sans doute elle n’avait d’autre moyen de plaire que son désir de plaire, puisqu’il avait suffi qu’elle y renonçât pour n’être plus entourée de cette atmosphère d’amour qui lui était nécessaire jadis… Jadis, il y avait deux ans ! C’était mieux ainsi, probablement plus digne d’elle, plus conforme à cet idéal que Léonora lui avait donné le goût de rechercher.

Elle s’enfonça dans une incroyable détresse en se répétant, une fois de plus, que sa vie était finie, que bientôt elle aurait des cheveux blancs, et que tout lui était égal, oh ! si égal ! Puis elle se détourna du spectacle désolant de sa destinée close, pour songer à Marken… « Caliban n’a pas de bonnes façons… » Non, certes, mais de détestables ! Des façons émouvantes cependant ; ce type d’homme résolu, dressé contre la société, ivre de lui-même, ne manquait pas d’intérêt. L’aimait-il, au moins, celui-là ? qui pouvait le dire ? Il n’avait peut-être voulu que l’étonner… Au reste, s’il s’avisait de l’aimer, il perdrait tout son style, deviendrait pareil aux autres, implorant, maladroit, stupide. Non, pas pareil aux autres. À quels autres, d’ailleurs ? À Érik ? Mais Érik n’avait pas la même façon qu’André de dire son amour, et André n’aimait pas à la manière de Barrois. En eux tous, elle avait trouvé un accent spécial, une manifestation individuelle de la vitalité sous la poussée du désir. Le désir, que Léonora méprisait et l’avait conduite à mépriser, n’était-ce pas pourtant l’occasion suprême où se révèle le génie que met la nature à différencier les sensibilités ? C’est par les surfaces que les gens d’un même groupe social se ressemblent ; chaque homme en état de passion est différent de tous les autres. Quelles absurdités et quelles magnificences elle avait aperçues, par secondes, dans des yeux affolés, entendues dans des voix que trop d’émotion détimbrait ! Les âmes les plus stériles et les plus plates contiennent un peu de beauté en puissance ; c’est l’amour seul qui la dégage. On ne sait les secrets exquis que de ceux qu’on a troublés un moment ; c’est le moyen unique de tirer d’eux la parole merveilleuse, le regard où soudain réveillée, toute la violence d’une race lointaine s’accumule. C’est dans l’amour, héroïque ardeur de l’espèce qui veut durer, qu’est toute la saveur de la vie. Celles-là en savent seules la splendeur multipliée qui ont été souhaitées dans l’angoisse par un grand nombre d’hommes. Jacqueline respira d’un souffle profond l’air aride et chaud ; émue par ces songes, elle fut pleine de la vaste nostalgie de tant de cœurs inconnus qui ne devaient jamais à cause d’elle précipiter leurs battements ; et il lui parut qu’elle avait froid, dans la brûlure de ce jour d’été.

Elle marchait lentement, distraite de ce qui l’entourait ; pourtant, tout à coup, son attention fut arrêtée par quelqu’un qu’elle revoyait pour la dixième fois peut-être, car, depuis sa sortie de chez les Marken, il la suivait, la dépassait, revenait en arrière, la dépassait encore. C’était un grand garçon dégingandé, à la figure creusée et vive avec des yeux de charbon trop rapprochés de son long nez maigre. Il avait une allure d’activité, d’entrain et de fièvre, et était vêtu d’un de ces costumes comme en adoptent volontiers les étudiants et les jeunes peintres, sculpteurs, graveurs, ouvriers d’art, dans le but d’indiquer qu’ils constituent l’élite audacieuse de la nation. Il frôla Jacqueline en passant une fois de plus et dit :

— Vous êtes bien jolie.

Elle cambra sa taille avec un mouvement de dédain fier qui la grandit, et détendit sa figure en une inattention totale, dans le but de suggérer au personnage quelques doutes quant à la réalité de sa propre existence. Elle marcha plus vite, et pensa à regarder sa montre. Il était trois heures : elle se souvint qu’elle avait promis à Léonora de voir une de ses pauvresses avant de rentrer ; elle avait oublié ce projet dans l’agitation où l’avait mise sa scène avec Marken. Elle fit signe à un fiacre.

Le jeune homme, arrêté à son coude, offrait sa compagnie, désireux seulement, du moins il l’affirmait, de contempler quelques moments encore le plus admirable visage de femme qu’il eût jamais aperçu.

Jacqueline ne répondit pas et, le fiacre s’étant rangé au bord du trottoir, elle y monta en disant :

— 12, rue Monsieur-le-Prince.

Sa stupeur fut vive de voir son admirateur sauter sur le siège avec une agilité d’acrobate et s’asseoir à côté du cocher, qui fouetta son cheval sans témoigner d’être sensible à l’étrangeté de l’occurrence.

C’était, décidément, une journée où les incidents se refusaient à toute correction. Jacqueline avait une trop grande crainte du ridicule pour entamer une discussion avec ce burlesque personnage. Elle se félicita qu’il n’eût pas choisi de monter à côté d’elle et attendit les événements, un peu amusée, et agacée aussi. Heureusement, Paris est vide à la fin de juillet, et il n’y avait guère de chances qu’elle rencontrât quelqu’une de ses relations, à qui, dans la suite, il aurait peut-être fallu expliquer pourquoi elle se promenait avec ce peintre. Car elle décida que c’était un peintre. Pour avoir une cravate aussi anormale, ce gilet d’escrime boutonné jusqu’à la gorge et ce pantalon de charpentier, il ne pouvait être qu’un élève des Beaux-Arts. Elle fut satisfaite de constater qu’elle devenait indifférente à l’opinion publique ; un an plus tôt, cette sotte aventure l’eût effarée ; maintenant, de plus en plus elle en percevait le comique sans conséquence ; elle se sentit plus libre et cela la mit de bonne humeur. La voiture n’avait pas fait cent mètres que déjà elle prolongeait l’anecdote en événements imaginaires. Quand elle arriva rue Monsieur-le-Prince, elle en était à rédiger la notice du dictionnaire des célébrités où les faits intimes du peintre, devenu illustre et mort, étaient racontés par le détail, et celui, entre autres, de la rencontre faite un jour d’été, tout au début de sa carrière, d’une femme qu’il n’avait jamais revue et qui lui avait inspiré un de ces amours qui rayonnent parfois sur la vie des grands hommes.

Renonçant à développer davantage son essai monographique, madame des Moustiers descendit. Le jeune homme était déjà sur le trottoir ; ôtant son trop vaste feutre, il rendit la liberté à une quantité de mèches noires et plates qui se mirent à l’aise autour de son visage, l’une d’elles menaçant d’entrer dans son œil gauche sans qu’il parût d’ailleurs éprouver la moindre gêne de cet état de choses. Sa fine et laide figure était toute réchauffée par ses yeux actifs ; il dit très respectueusement :

— Vous m’avez ramené chez moi, madame, je vous remercie bien. Puis-je espérer que vous me fassiez l’honneur de visiter mon atelier ?

Sans le regarder, Jacqueline entra dans la loge :

— Madame Gambier ? demanda-t-elle.

— C’est au sixième, au bout du corridor, à gauche, répondit la concierge. Madame est peut-être la personne que la mère Gambier nous annonce depuis si longtemps et qui doit payer ses deux termes ?… J’ai les ordres du propriétaire pour la mettre dehors… Du reste, quand madame l’aura vue… Ah ! vous voilà, monsieur Roustan, ajouta-t-elle en apercevant le jeune homme debout derrière Jacqueline. Attendez voir, j’ai une lettre pour vous, de vot’ maman, j’crois bien. Tenez, la v’là. Et puis il est venu deux messieurs qui m’ont chargée de vous dire qu’ils vous attendaient pour dîner à sept-heures au Chalet du Cycle.

Il prit la lettre et courut après Jacqueline qui montait l’escalier.

— Madame ! cria-t-il, madame ! Il ne faudrait pourtant pas croire que je suis un simple mufle… Je vous assure que mes intentions ne sont pas… Ne montez pas si vite, pour l’amour du ciel ! C’est haut, vous savez… Et il faudra bien que je vous suive jusque-là… c’est mon étage. Voyons, madame, écoutez-moi, je vous jure que je ne dirai plus de bêtises… Je sais bien que c’est stupide, ce que j’ai fait. Mais c’était si cocasse que vous veniez justement dans ma maison ! Là ! qu’est-ce que je vous disais ! Vous allez tomber, si vous courez comme ça dans cet escalier noir. Attendez une minute. Je vais vous révéler des choses de la plus haute importance sur la mère Gambier. Nous sommes intimement liés, elle et moi… C’est moi qui la nourris… Oh ! très mal… pour ça !… Elle a eu une fluxion de poitrine. C’est une femme charmante, un peu alcoolisée, mais pleine de caractère… Vous ne voulez pas que nous causions de nos pauvres, dites ? C’est innocent, ça, que diable !

Jacqueline, complètement hors d’haleine, s’arrêta, et, s’épaulant au mur :

— Franchement, monsieur, ne trouvez-vous pas que cette plaisanterie ait assez duré ? demanda-t-elle.

— Mais, madame, je ne plaisante pas du tout ! Mon sérieux rejoint le tragique. Ai-je l’air de quelqu’un qui rêve à de pâles blagues ? Si on pouvait se voir dans ce sale escalier, vous n’auriez qu’à me regarder pour être certaine que je suis un type de complexion mélancolique, et, dans la circonstance, tout prêt à agiter les plus sombres idées… Quel inconvénient y a-t-il à ce que je vous parle ? Supposons qu’on m’ait présenté à vous dans un salon, vous trouveriez ça tout simple… Je vous vois venir : vous allez me dire que je ne vais pas dans les salons… Mais j’irai, madame, je viens de décider ça irrévocablement… Quant à la présentation, ma sympathique concierge — avez-vous remarqué la forme de son nez ? — a bien voulu s’en charger. Vous savez mon nom, mon adresse, que j’ai une mère, que je me conduis bien puisqu’elle m’écrit, et que je dîne ce soir au Chalet du Cycle. J’ajouterai, pour ne pas faire de vains mystères, que j’exerce le métier de peintre, élève de Bonnat ; un chic monsieur, soit dit en passant ! Nous avons, vous et moi, les mêmes pauvres… C’est-à-dire que dix ans de fréquentation mondaine ne vous en auraient pas appris davantage sur mon compte !

— C’est bien possible ; mais, comme je n’ai pas la curiosité des détails de votre vie, ni aucun désir de continuer cette conversation, je vous serai particulièrement obligée de vouloir me laisser tranquille, dit Jacqueline.

Et elle reprit l’ascension de l’escalier.

— Alors ça va finir comme ça ? fit Roustan d’un ton adéquat à la complexion mélancolique qu’il s’était attribuée. Je ne saurai jamais qui vous êtes, et je ne vous reverrai jamais ? Madame, ça, c’est des choses impossibles, il faut que vous vous en rendiez compte. D’abord, je vais vous dire… en vous apercevant, j’ai eu un pressentiment… Vous me croirez si vous voulez, mais je n’ai pas l’habitude de suivre les femmes dans la rue. Non, vrai, je trouve ça bête… Si je vous ai suivie, vous, ce n’est pas seulement parce que vous êtes admirable… La mère Gambier, c’est la porte au fond ; la clef est en dehors, vous n’aurez qu’à la tourner… Ici, voyez-vous, c’est chez moi… Je laisse ouvert… En vous en allant… vous entrerez peut-être… Ah ! ça n’est pas chic, mais si vous vouliez me dire votre avis sur mes études…

Jacqueline, sans plus se soucier de lui, avait frappé à la porte indiquée ; une voix grasse cria :

— Entrez !

Elle tourna la clef, laissant le peintre au milieu de sa phrase.

La pièce mansardée où elle pénétra révélait la misère qui s’aggrave d’incurie. Elle était accoutumée à de tels aspects ; pourtant, ce jour-là, le disparate de son état d’esprit et de ces sombres et plates images agit sur elle comme si rien ne l’eût avertie qu’elle dût trouver là ce désordre miséreux, cette malpropreté, l’inexprimable relent de crasse humaine, de nourritures horribles, de bas alcool, qui emplissait comme une substance solide l’étroit taudis. La mère Gambier, assise sur une chaise couverte de loques dont la saleté unifiait les colorations, balançait stupidement sa pauvre vieille tête, si maigre que la peau jouait sur l’ossature comme si on l’y eût maladroitement épinglée.

À la vue de madame des Moustiers, ses yeux se mirent à vivre. Elle toussa d’une grosse toux encombrée, cracha, puis :

— Ah ! ma bonne dame, c’est-y vous qui deviez venir pour aider la pauv’mère Gambier ? dit-elle. Ah ! on en a, d’la misère ! Peut-être bien que vous voudriez vous asseoir. C’est haut d’monter ici, pour des dames surtout.

Elle s’était levée péniblement et débarrassait la seconde chaise où voisinaient un poêlon graisseux, un bout de fromage, un bas troué et le Petit Journal. Jacqueline déclina la courtoisie de la proposition, et, s’efforçant d’être cordiale, s’enquit de la situation de la vieille femme.

Madame Gambier s’épancha sans retenue en explications infinies, où sa biographie contradictoire et anachronique tenait une place importante, mêlée à des vues acerbes sur la dureté des riches, l’injustice de la vie, les mauvais procédés de la concierge, l’infamie du propriétaire, le favoritisme du bureau de bienfaisance et, d’une façon générale, la rosserie universelle.

Jacqueline démêla que sa protégée avait dû faire jadis une carrière brillante de fille de brasserie ; puis, que, l’âge venant, elle avait roulé un peu en dessous des derniers étages de la prostitution ; qu’ensuite elle avait exercé la profession de femme de ménage, et qu’à l’heure actuelle sa maîtresse occupation consistait à mourir de faim.

— Vous n’avez pas de famille ? demanda-t-elle.

— D’la famille ! Là là ! Pour sûr que non ! Qui donc que ça serait ? J’en ai jamais eu, c’est bon pour les riches.

Jacqueline, le cœur gêné par la lumière que jetait une telle parole sur la triste et sale existence de cette créature, repensa les mots dits par Erik Hansen : « Il faut cultiver l’orgueil des pauvres ». L’orgueil de madame Gambier lui parut d’une culture assez hasardeuse quant aux résultats qu’on en pouvait espérer.

La journée d’été surchauffait l’infâme atmosphère de la chambre ; Jacqueline était proche de la nausée ; le découragement, qu’elle trouvait si souvent dans ses visites de charité, lui inspira l’envie de mettre de l’argent sur la table et de s’en aller très vite. Mais, dans un de ses mouvements désordonnés, la vieille fit basculer un tas d’innomables chiffons ; quelque chose tomba sur le carreau, avec un bruit de verre cassé, et l’odeur d’alcool régna despotiquement sur toutes les autres puanteurs.

Les taches hectiques de ses joues avivées par la confusion, se lamentant, enchaînant des mensonges malhabiles, la pauvresse ramassa ses débris de litre et, en tenant le fond devant la lumière de la tabatière, regarda, la figure désolée, s’il n’y restait pas un peu d’eau-de-vie. Jacqueline examinait la loque lamentable qu’était cette vieille femme et se demandait au nom de quoi on pouvait interdire à un tel être d’abréger un peu sa souffrance et d’éclairer son abjection dans l’illusion heureuse de l’ivresse. Qui donc se sent le droit de décréter qu’il est bon pour le miséreux de garder constant et lucide le sentiment de la misère, lorsqu’il a le moyen d’y échapper pour un instant ?

— Écoutez, dit-elle doucement, je payerai vos deux derniers termes et celui qui vient aussi. Et puis je vais m’occuper de vous faire admettre dans un asile où vous serez bien soignée.

— Un asile ! Eh ben ! Pourquoi pas en prison, pendant que vous y êtes ? grogna la voix grasse et furieuse de la mère Gambier. Un asile ! Si c’est ça que vous voulez faire pour moi, vous pouvez bien vous en retourner d’où que vous venez !… En v’là, de la charité !

« C’est vrai, pensa encore Jacqueline, je n’ai pas plus de droits sur sa liberté qu’elle sur ma compassion… Mais si, puisqu’elle souffre ! »

Au reste, elle n’avait aucune compassion, elle s’en rendait compte, mais la certitude lassante de l’inutilité de ce qu’elle faisait là, et un croissant désir de s’en aller.

— Eh bien, ne parlons plus d’asile, recommença-t-elle, et sa bonne volonté s’exprimait d’un ton plus impératif qu’elle n’eût souhaité. Je m’arrangerai. Vous aurez de la nourriture, des vêtements et du feu pour l’hiver. Vous vivrez comme vous l’entendrez… Allons, au revoir. Bon courage, je ne vous abandonnerai pas, je vous le promets.

Elle ouvrit la porte.

— Vous vous en allez comme ça, sans me donner seulement un sou ! cria la vieille avec une colère piteuse.

Jacqueline lui tendit une pièce de dix francs.

— Tenez, et ce soir vous aurez un bon dîner, fit-elle.

— Ah ! merci, tout de même, vous êtes une bien. brave dame. Et qui donc qui me donnera à dîner ?

— Je vais m’en occuper. Ne vous inquiétez pas.

— Mais pourquoi que vous ne me donnez pas l’argent ? Je saurais bien acheté mon manger moi-même.

— C’est ça que vous achèteriez, dit Jacqueline en désignant les débris du litre, et il ne faut pas : ça vous rend malade… Au revoir, maintenant. Je reviendrai voir comment vous allez.

Elle sortit, et fit quelques pas indécis dans le couloir. Le peintre avait laissé sa porte ouverte, ainsi qu’il l’avait annoncé. Jacqueline appela :

— Monsieur Roustan ?

Il parut aussitôt.

– J’ai un service à vous demander, dit-elle en souriant d’un air de moquerie.

– Ne voulez-vous pas entrer ?

— Pourquoi pas, après tout ?

Elle entra dans l’atelier, dont Roustan ferma la porte.

Tout en lui expliquant qu’elle attendait de lui, qu’il voulût bien faire marché avec un gargotier du voisinage afin que la mère Gambier eût à manger deux fois par jour, Jacqueline allait et venait, examinant les études.

La pièce était nue, triste et propre. On n’y voyait que l’inévitable divan, la table à modèle, trois chaises, quelques chevalets encroûtés de taches de couleur et une grande quantité d’esquisses. Jacqueline s’était trop promenée dans les musées, pour ne pas découvrir l’accent vif d’une grande nature de peintre dans les ébauches qu’elle regardait. Les dessins de Roustan d’un caractère schématique, brusque, appuyé cruellement aux points significatifs de la forme dégageaient un style violent. On sentait là un rude don caricatural. Des têtes de filles à maquillages brutaux, à l’expression vide et fixe, des nus d’une rigoureuse vérité et d’une misère poignante avaient de la puissance ; et l’excès même du réalisme y devenait presque lyrique. Elle admira que la probité du dessin s’enchantât des colorations fines, subtilement accordées, fraîches et mates. Non encore dégagé de l’imitation de Degas, et visiblement hanté par les géniales formules de Forain, Roustan marquait déjà pourtant une personnalité en formation et de qualité supérieure.

— Vous êtes un visionnaire du réel, dit Jacqueline, interrompant ses explications relatives à la mère Gambier.

Et elle ajouta, sur l’une des toiles de Roustan, quelques mots précis qui étaient des éloges.

Le jeune homme rougit absurdement, avala sa salive, eut l’air d’un poulet qui s’étrangle, et ne sut rien répondre.

Jacqueline, continuant sa promenade dans l’atelier, venait de s’arrêter devant un ressaut du mur auquel était attaché un grand cadre de bois blanc, qui contenait des photographies d’après des maîtres. Elle se tut, un moment, puis :

— Vous êtes allé en Italie ? demanda-t-elle.

— Non, hélas ! Pas encore.

— Qui vous a procuré cette photographie ? Je croyais qu’on ne la vendait pas à Paris. Je l’ai inutilement cherchée, il y a un an.

Elle désignait le Mercure de Milan.

— Ah ! celle-là ! C’est un de mes amis qui me l’a rapportée.

— C’est un peintre, votre ami ?… Un de ceux avec lesquels vous devez dîner au Chalet du Cycle ?…

– Ah ! diable ! non… Et ce n’est pas un peintre non plus… c’est quelqu’un que certainement vous ne connaissez pas… Un être admirable. Il s’appelle Erik Hansen.

— Ah ! dit Jacqueline.

Et elle se remit à marcher par la pièce.

Elle avait si bien su que c’était ce nom-là qu’il allait prononcer ! Pourtant son cœur demeurait suspendu, d’en avoir entendu les syllabes. La chaîne occulte qui noue les événements lui apparaissait soudain ; elle eut l’angoisse peureuse du destin, devenu visible pour un moment. La coïncidence n’avait en soi rien d’extraordinaire ; c’était Léonora qui l’envoyait chez la mère Gambier. Léonora connaissait, sans doute, la misère de la vieille femme par Erik à qui Roustan l’avait signalée. Tout cela était simple ; cependant quelle combinaison singulière dans les faits ! Si l’attention de Roustan s’était fixée sur elle, n’était-ce pas parce que, à ce moment précis où il l’avait croisée, la pensée d’Érik l’emplissait tout entière ? Ainsi elle entendait pour la première fois depuis plus d’un an parler d’Erik parce que Marken en la troublant avec sa colère, — et son amour peut-être, — l’avait rejetée vers ces images à demi oubliées. Il lui parut qu’elle était comme un terrain de lutte où ces deux hommes allaient s’attaquer et où l’un devait vaincre l’autre. Mais lequel ? Et quelle force étrange la contraignait ?

Elle sentit l’examen de Roustan peser sur son silence ; parlant vite, elle reprit l’entretien, acheva ses indications charitables, donna son nom, dit où elle demeurait afin que le restaurateur pût lui faire chaque mois parvenir ses notes. Tandis que Roustan écrivait au fusain l’adresse sur une feuille de papier Ingres qui traînait sur la table à modèle, Jacqueline revint à la photographie du Mercure. Elle était bien exactement pareille à celle qui était épinglée au mur, dans la chambre blanche où elle avait senti les bras d’Erik autour d’elle. Et elle songeait que peut-être, en cet instant, il montait l’escalier, qu’il allait ouvrir la porte, entrer. Comment expliquer sa présence dans l’atelier de Roustan ? Que penserait-il ? Quelle colère et quelle douleur elle verrait dans ses yeux ? Mais non, il n’avait pas de colères, il était maître de lui-même en toute occasion, elle le savait bien, et il la respectait ; la rage et les violences, c’étaient les moyens de l’autre, le dangereux outlaw, l’énergique et redoutable personnage qui lui avait serré le poignet si durement qu’elle portait encore la marque de ses doigts méchants et rudes.

Roustan lui parlait, mais elle n’entendait pas les mots qu’il disait. Elle se retourna vers lui, avec un air de hâte.

– Adieu, monsieur, fit-elle. Je vous remercie de votre obligeance. Vous aviez raison, nous nous reverrons certainement quelque jour, et dans des circonstances moins absurdes, je l’espère.

— Oui, madame, nous nous reverrons, répondit le peintre avec un grand sérieux. Permettez-moi de vous accompagner jusqu’en bas.

– Non, merci, vous m’avez bien assez accompagnée aujourd’hui. Restez là… Je le désire.

Elle lui tendit la main. Roustan eut l’air hésitant, éperdu ; puis, courbé très bas, il baisa son gant. Elle sourit avec une mélancolie railleuse et sortit de l’atelier.

IV


Le soir même, Jacqueline racontait à Léonora, venue après le dîner passer une heure avec elle, l’aventure de sa visite à la mère Gambier.

— Comme tu restes bien dans ton type ! observa mademoiselle Barozzi ironiquement. Quel besoin avais-tu d’entrer chez Roustan ? Ne pouvais-tu toi-même faire l’arrangement avec n’importe lequel des gargotiers de la rue ?

— Tiens, c’est vrai ! Je n’y avais pas pensé, dit Jacqueline.

Puis elle reprit, en appuyant sa tête au dossier de la chaise longue où elle s’étendait.

— Tu le connais alors, ce peintraillon ?

— Oui, je l’ai vu quand il était encore presque un gamin chez l’abbé Werner, qui aimait beaucoup sa mère, une malheureuse créature à qui tout ce qui peut arriver de désastres est arrivé, et le reste avec ! Elle vit en province maintenant. C’est monsieur Werner qui a procuré au petit le moyen de commencer ses études d’art. Il a bien travaillé : il fait vivre sa mère. Je crois qu’il aura du talent. Je ne savais pas qu’il s’occupât à suivre les femmes… Mais c’est peut-être son début dans cette jolie profession. Il n’aura pas pu résister à ton invincible charme !

— Sais-tu, Léo, dit Jacqueline d’un air pensif, que, lorsque tu me parles, ce n’est plus, par moments, ta dureté habituelle que j’entends dans la voix, mais de la haine !

— Quelle folie ! Pauvre Jacques, à quoi penses-tu ? Voyons ! Tu sais bien, ça m’agace tant, que tu ne puisses pas renoncer à ce tic de conquérir les hommes, de les troubler !

— Conquérir ! Troubler ! Ah ! dieux ! comme tu te trompes ! Je ne suis pas loin de mépriser l’amour autant que tu le méprises.

— L’amour n’est pas méprisable en soi, mais bien l’usage qu’on en fait.

— Ma chère vieille, dit Jacqueline avec un petit rire, il n’y a pas plusieurs façons d’user de l’amour !

— Si… Quand on l’éprouve avec violence, en désespoir et non en joie, qu’on y résiste, qu’on n’accueille même pas l’idée de le réaliser, on le transforme en principe de force et en noblesse.

Jacqueline souleva sa tête pour regarder son amie. Léonora n’eut pas conscience de ce mouvement de curiosité : elle avait les yeux fixes ; on l’eût dite concentrée sur quelque travail intérieur où toute sa volonté s’employait ; sa figure souffrante et absorbée avait l’expression tragique qu’on voit aux grands malades qui semblent écouter la mort circuler au profond d’eux-mêmes suivant le trajet d’une douleur terrible.

— Est-ce que monsieur Hansen est à Paris en ce moment ? demanda Jacqueline après un silence.

Elle avait de nouveau renversé sa tête sur les coussins, et ses yeux erraient au plafond.

Léonora eut un petit sursaut.

— Je ne l’ai pas vu depuis dix jours.

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit qu’il était ici ?

— Pourquoi te l’aurais-je dit ? Il y a des mois que tu n’as prononcé son nom. Je supposais que tu ne pensais plus à lui.

— Oh ! si. J’y pense souvent… Comment se fait-il que vous restiez si longtemps sans vous voir ? Je croyais que vous vous rencontriez tous les jours, quand vous habitiez la même ville…

— C’était ainsi autrefois.

— C’est différent. Pourquoi ?

— Il n’y a pas de raison précise… J’ai beaucoup à faire, lui aussi… Il écrit un livre de doctrine sur l’anarchie… Et puis il est si changé…

— Mieux ?… Plus mal ?

— Très assombri. La vie ne lui a pas donné ce qu’il en attendait. Ça ne lui constitue pas un cas bien original, d’autant qu’il n’a jamais compris ses véritables tendances.

— C’était… quoi, ces tendances-là ?

— Tais-toi, un moment… Qu’est-ce qu’on crie dans la rue ?

— Les nouvelles du soir.

Elles écoutèrent.

Pendant un moment le silence fut déchiré par la voix hâtive et rude du marchand de journaux qui passait en courant et dont la clameur s’affaiblissait graduellement dans la paix de l’avenue déserte.

— As-tu entendu ? demanda mademoiselle Barozzi.

— Mal… Il a dit : « assassinat », puis autre chose, je ne sais pas quoi.

— Moi non plus. Si tu envoyais acheter le journal ?

— Sonne, là, près de la glace. Ça t’intéresse, toi, les crimes ?

— Oh ! pas autrement.

— Faites acheter le journal qu’on crie en bas, dit Jacqueline au valet de pied qui entra.

La porte fermée, elle reprit :

— Tu ne m’as pas expliqué ces tendances de monsieur Hansen, qu’il ne comprend pas lui-même…

— C’est un sentimental, dit Léonora distraitement et comme si le sujet l’eût ennuyée, un passionné, un cérébral. Il s’est imaginé, parce que ses rêves affectaient plus la forme de l’idée que celle de la sensation, qu’il était apte à vivre d’idées pures… Il se trompe. Il lui fallait une femme douce et tendre, assez docile pour ne pas déformer la chimère qu’il aurait bâtie à son sujet : il aurait été prodigieusement mélancolique et parfaitement heureux.

— Il n’est pas heureux ?

— Ah ! non !

— J’aimerais le voir avant mon départ pour Blancheroche.

— Quand pars-tu ?

— Dans huit ou dix jours.

— Eh bien, je lui écrirai. Vous pourrez vous rencontrer chez moi… Mais ça t’ennuie peut-être de venir chez moi ?

— Non. Et je ne suis pas fâchée d’avoir l’occasion de te le dire : si je n’y vais plus guère, c’est pour m’être aperçue que, lorsque j’arrivais à l’improviste, je t’étais extrêmement désagréable.

— Mais non ! Quelle idée ! Qu’as-tu ce soir à me tourmenter ? Tu sais bien les sentiments que j’ai pour toi… Si j’ai des façons dures, ce n’est pas ma faute, Pardonne-moi ! C’est si lourd, la vie, si long ! J’en ai tellement assez !

D’un mouvement brusque et souple, Jacqueline se leva, vint prendre mademoiselle Barozzi par la taille et l’embrassa en disant, avec une tendresse câline et grave :

— Pauvre Léo… chère Léo… ma Léo.

La détresse inouïe qui avait éclaté dans les dernières paroles de l’énergique fille retentissait comme un écho effrayant dans l’inquiétude que cette journée disparate et agitée laissait en elle.

Les deux femmes restèrent ainsi un moment, sans plus parler, puis Jacqueline dénoua ses bras des épaules de Léonora. Le valet de pied entrait, portant sur un plateau le journal du soir ; madame des Moustiers le prit sans le regarder et le jeta sur le petit bureau en bois de violette placé en face de sa chaise longue.

— Chère, dit-elle lentement, n’y a-t-il ni joie, ni paix même, pour personne ? Est-ce donc aussi vain de se renoncer, comme tu fais, que de se rechercher avidement à travers les autres, comme j’ai fait ?… Et alors, si, soit dans la chair qui souffre la faim, le froid, la maladie, soit dans l’esprit qui souffre le doute l’angoisse, l’amour qui trompe, l’œuvre qui avorte, il faut toujours aboutir à la douleur, à quoi servent ces misérables tentatives, pour réaliser un peu de bien.

— Ah ! je n’en sais rien, dit Léonora avec découragement. Nous sommes de pauvres êtres…

D’un geste impatient, elle se dégagea du bras qu’en parlant Jacqueline avait remis autour d’elle. Puis, consciente de ce qu’il y avait d’antipathique dans ce mouvement, elle y chercha un prétexte, alla au petit bureau et prit le journal d’un air d’intérêt soudain.

Jacqueline était fatiguée ; elle revint à la chaise longue et s’étendit de nouveau, les deux mains croisées derrière la tête, regardant distraitement la mule en drap d’or qu’elle faisait danser au bout de son pied, et qu’une lueur animait par instants.

Le petit salon était peu éclairé ; Léonora, assise devant le bureau, avait allumé une lampe électrique. Jacqueline, levant les yeux, examina la jolie silhouette de son amie, qui, pesant sur ses deux coudes, lui tournait le dos, sa taille étroite, ceinturée avec précision, la fine attache ronde des bras, sensible sous l’alpaga noir de son boléro, puis, au-dessus de la ligne dure du col blanc, l’énorme chignon d’un luisant de plumes : quelle forme exquise d’énergie délicate, quelle beauté dans chaque détail de cet être singulier ! Que se passait-il dans sa tête ? de quelle douleur inavouée avaient jailli les paroles de tout à l’heure ? L’attention de Jacqueline se faisait plus profonde et tout à coup elle fut frappée par l’immobilité absolue de Léonora. Mademoiselle Barozzi ne lisait évidemment pas le journal qu’elle avait posé, ouvert en deux, devant elle ; elle l’aurait déplié pour suivre la colonne depuis tout ce temps. Que faisait-elle là ? quelle pensée l’absorbait en cette extraordinaire rigidité de tous les muscles ? Un malaise vague gagnait madame des Moustiers.

— Eh bien, vieille Léo, c’est intéressant, il paraît, ce meurtre, car c’en est un, n’est-ce pas ? Qui ? Une vieille marchande à la toilette encore ?

La voix de Jacqueline parut agir comme un contact électrique sur les nerfs de Léonora. Elle se dressa d’une détente rude des jarrets, et, retournée, montra une figure si totalement décolorée que les lèvres grises y marquaient à peine.

Jacqueline cria :

— Mon Dieu, qu’as tu ? Qu’y a-t-il ? Mais réponds-moi donc !

Léonora fit un geste vague, comme pour desserrer son col, sa main retomba, et elle dit d’une voix sans timbre : . — Il y a… un attentat.

Elle prit le journal, le jeta sur les genoux de Jacqueline, qui lut en grosses lettres sur la manchette l’annonce de l’assassinat d’un souverain.

— Eh bien, quoi ? dit-elle stupéfaite, ne comprenant pas.

Léonora ne répondit rien. Rapidement, madame des Moustiers lut l’article qui racontait le crime, puis, relevant les yeux :

— Mais enfin, dit-elle, explique-moi…

Elle s’arrêta : le regard de Léonora venait de la traverser avec tant de force qu’elles s’étaient entendues. Elle aussi devint pâle, et, la voix basse, dans une peur folle de la réponse qu’elle allait entendre :

— Tu crois que ?…

Elle n’osa pas dire les mots qui sonnaient dans sa tête. Mais le silence de Léonora lui devint en quelques secondes si insupportable que, presque avec colère, elle reprit :

— Mais non ? Tu ne le crois pas ? Voyons, je suis folle ! Ce n’est pas possible… Réponds ! Réponds donc !

Léonora passa les doigts sur son front.

— Voyons, dit Jacqueline avec un effort terrible pour maintenir les pensées qui l’envahissaient. Ce n’est pas lui. Ce ne peut pas être lui, on a arrêté… l’assassin.

Ses dents eurent un petit claquement et, comme venait de faire Léonora, elle passa la main sur sa figure, qui était froide et raidie.

— Tu me rends folle, à rester ainsi sans rien dire !… Écoute, raisonnons. Ça n’est pas lui, puisqu’on a pris le meurtrier… Me comprends-tu ?… Ne me regarde pas comme ça… Tu entends ce que je te dis : l’assassin est arrêté, il y a son nom là, dans le journal.

— Il y a un nom ; qui te prouve que ce soit le vrai ?

— Dieu !… Mais tu viens de me dire qu’il était à Paris.

— Il y a dix jours que je ne l’ai vu. Il devait venir chez moi ; il n’est pas venu. Je suis allée chez lui, ce matin : je ne l’ai pas trouvé.

— Tu n’as pas demandé à la concierge s’il était parti ?

— Il n’avertit jamais de ce qu’il compte faire.

— Et quel air avait-il… la dernière fois ?…

— L’air d’un homme désespéré, que rien ne raccroche plus à la vie… Le lendemain de notre dernière rencontre, il m’a écrit une lettre délirante, incompréhensible… Il me semble que je comprends mieux maintenant.

— Léo ! Où vas-tu ?… Ne me laisse pas, je t’en supplie.

— Je vais chez lui… voir…

— Oui, c’est vrai, tu as raison… Va, dépêche-toi… Tu reviendras me dire ? Je t’attendrai toute la nuit, s’il le faut.

— Je reviendrai.

Seule, serrant sa figure dans ses mains, Jacqueline essayait de se défendre contre la circulation de terreur et de souffrance partout sensible, que faisait en elle le mouvement même de la vie. Des images effroyables et désordonnées se bousculaient devant ses yeux clos. Elle n’osait pas respirer profondément, dans la peur d’être obligée de rejeter son souffle en cris. Des souvenirs lui éclataient dans la tête comme des détonations blessantes. Un soir déjà, elle s’était occupée à bâtir un roman où Erik criminel mourait sur un échafaud, avec la pensée d’elle visible dans son regard. La honte d’avoir laissé sa fantaisie jouer sur ces atrocités la secouait d’un frisson nerveux, et, dans une épouvante puérile, elle se disait que, si une telle chose advenait, ce serait parce qu’elle avait eu cet abominable et pervers amusement à l’imaginer. Cela arrivait donc, des horreurs semblables ! Cet homme dont elle avait senti les lèvres sur les siennes avait tué peut-être, était prisonnier, allait mourir d’une mort hideuse et infamante. Elle eut dans la bouche un affreux goût de sang ; il lui parut que ses visions se matérialisaient, qu’il y avait du sang sur elle, autour d’elle, et tout son corps fut traversé du zig zag d’une telle torture qu’elle crut qu’elle mourait. Un moment, elle demeura inconsciente, la pensée arrêtée, puis elle sursauta, rendue à l’angoisse qui s’accroissait. Les mots que Roustan avait dits : « C’est un être admirable », tressaillaient en elle. N’était-ce pas comme un éloge funèbre ? Au moment où elle les avait entendus, le destin était clos déjà pour lui ; car, elle se souvenait tout à coup de l’heure de l’attentat, qu’elle avait lue sans y prendre garde : c’était au moment même où elle était avec Marken qu’Erik commettait cette chose… Et, si sa pensée avait été tirée si fort vers lui, c’est que lui avait mêlé la pensée d’elle à cet acte atroce. Elle ne doutait plus. La certitude la serrait comme une tenaille. Elle étouffa ses sanglots dans un coussin dont elle mordit les broderies. Le goût de cire et d’encens de la vieille étoffe, qui avait été un voile de calice, se mêlait à ce goût de sang qu’elle avait dans la bouche, et au sel de ses larmes, et sa détresse la rejeta vers des visions enfantines de chapelles blanches pleines de silence et de paix. Un moment, elle se débarrassa du scepticisme courageux acquis dans les livres et les conversations ; elle eut un cœur d’enfant qui, dans l’épouvante, cherche l’ange gardien disparu.

Elle n’était pas remise encore, quand M. des Moustiers ouvrit la porte. C’était sa coutume, lorsque en rentrant il voyait de la lumière dans le petit salon, de venir causer quelques moments avec Jacqueline. Leurs rapports étaient devenus parfaitement cordiaux. André avait pour sa femme une déférence complimenteuse, et elle le traitait en camarade affectueux ; la souplesse de M. des Moustiers lui permettait de se mouvoir à l’aise dans cette situation. Il était toujours prêt aux projets de Jacqueline et mettait de la coquetterie à faire des frais pour elle, à l’amuser. Ils atteignaient cette agréable période du mariage où l’on vit chacun de son côté en pleine liberté et où, étant assuré de ne pouvoir compter l’un sur l’autre, on renonce à se rien reprocher.

André était trop bien élevé pour demander à une femme qui visiblement venait de pleurer : « Qu’avez-vous ? » Il ne parut même pas s’apercevoir de l’émotion de Jacqueline, mais, lui ayant baisé la main, il dit, avec la hâte gaie de quelqu’un qui apporte des nouvelles :

— Vous n’avez eu personne, ce soir ? Vous ne savez pas, sans doute ? Il y a encore eu un attentat. Tenez, voilà les journaux. Quels imbéciles que ces gens-là ! Ils vont rendre tout le monde royaliste, s’ils continuent.

— Je sais. J’avais entendu crier la nouvelle dans la rue, dit Jacqueline, les yeux obstinément fixés au tapis.

Elle trouvait un soulagement à la présence d’André ; depuis qu’il était dans la pièce, elle se sentait plus en sûreté. Tandis qu’il parlait, donnant des détails, faisant des commentaires, elle se disait qu’encore qu’ils fussent séparés, le lien qui les unissait avait assez de force pour qu’il demeurât responsable d’elle et qu’il eût le devoir de la protéger. Elle savait bien que, dans l’occasion, il n’y manquerait pas, et son estime de lui s’augmentait de l’apaisante certitude qui lui en était venue, rien qu’à regarder les yeux gais et fiers, l’allègre tournure d’André.

— Pas de visites, ce soir ? dit-il, lorsqu’il considéra le sujet de l’attentat comme épuisé.

— Léo, un instant… Elle est allée voir quelqu’un et devait revenir… Même, je suis étonnée qu’elle ne soit pas là encore… Nous voulions faire de la musique.

— Que raconte-t-elle de neuf, cette belle personne ?

— Mais… rien.

— Dites-moi, est-ce que vous vous aimez toujours autant ?

— Sans doute ! Quelle raison y aurait-il ?…

— Aucune. Il me semblait seulement que vous la voyiez moins. Alors, je pensais que vous pouviez vous être un peu lassée de son agrément. Je m’étonne toujours de votre endurance à supporter ses… conseils.

— Elle m’en donne moins, depuis quelque temps. Mais, vous aussi, vous supportez qu’elle vous apprenne ce que vous devez faire !

— Oh ! moi, ça m’amuse à l’extrême ! Elle a une vue si étrange des gens, et tant d’illusions baroques sur elle-même ! Vous êtes bien de mon avis, n’est-ce pas ? c’est le plus beau type de passionnelle !… Alors ces façons qu’elle a…

Jacqueline regarda la pendule.

— Mais c’est seulement la passion amour, qu’elle méprise, dit-elle ; quant aux autres, manie de domination, charité, colère, elle les pratique avec une assez belle énergie.

— Voyons, Jacquelinette, vous ne pensez pas sincèrement que cette fille-là ait passé toute sa vie sans amour.

La pendule sonna minuit. Jacqueline se leva nerveusement.

— Voulez-vous une tasse de thé ou un lemon squash ?

— Du thé, et demandez de la glace ; on a une soit par cette chaleur !… Avez-vous décidé le jour du départ ?

— Tout est prêt : nous pouvons partir demain, si vous voulez.

— À votre guise. Quant à moi je ne suis pas pressé. J’aime assez Paris en cette saison : presque tous les raseurs sont partis. On se sent mieux chez soi.

Jacqueline donna des ordres au valet de pied qu’elle avait sonné ; puis elle s’approcha de la fenêtre. Les vernis du Japon plantés au bord du trottoir étalaient le parfum chaud et mou de leurs fleurs, l’air immobile pesait, plein de silence.

— Vous disiez que Léo a dû être amoureuse ? fit-elle distraitement. Comme elle serait indignée, si elle vous entendait !

Elle se pencha au balcon pour regarder dans l’avenue.

— Ne me trahissez pas, surtout ! Elle se méfierait et je ne pourrais plus continuer les investigations qui me divertissent tant.

— Vous avez découvert quelque chose ?

— Des masses de choses !… Il y a des moments — vous avez bien dû le remarquer — où elle est si fort absorbée par ses réflexions qu’elle n’entend pas ce qu’on lui dit. Regardez-la bien dans ces minutes-là ; vous verrez se jouer dans ses yeux des drames à plusieurs personnages. Et puis aussi cette hâte de s’en aller qui l’empoigne tout à coup sans raison discernable… Je jurerais bien que, quand elle file ainsi au milieu d’une phrase, c’est pour aller dans un bureau de poste écrire une lettre, ou rejoindre quelqu’un d’aussi pressé qu’elle…

— Que concluez-vous de cela ? dit Jacqueline, qui arpentait le salon, l’air agité.

— Rien… et tout. Savez-vous ce qu’est devenu cet espèce de Norvégien ridicule que nous avions pris pour un anarchiste ? Est-ce qu’elle vous en parle quelqueſois ?

— … Oui… quelquefois… Je l’ai même rencontré chez elle. Mais pourquoi demandez-vous cela ?

— Je continue mon enquête. Je crois qu’elle est amoureuse de cet individu.

– C’est possible… Je l’ignore.

– Vous avez l’air de très bien le savoir, au contraire ! Vous n’imaginez pas la figure que vous faites… Ça vous taquine, ma supposition ?

— Je préfère qu’on soit ce qu’on dit qu’on est… Ah ! la voilà ! J’ai entendu la porte se refermer.

– C’est à cause de ce que je vous ai dit que son retour vous énerve tant ?

— Oui, sans doute ! C’est toujours une petite infamie de parler des gens qu’on aime autrement qu’on ne ferait en leur présence.

Elle marcha vers la porte.

— Te voilà ! Comme tu as été longtemps !

Léonora était entrée brusquement ; en voyant M. des Moustiers, elle s’arrêta net et rougit. Il vint à elle, très cordial.

— Nous trompions notre impatience en disant du mal de vous, fit-il.

Et il lui baisa la main.

— C’est toujours imprudent de se faire attendre, répondit Léonora. J’étais allée voir des amis qui avaient annoncé leur arrivée à Paris, je les ai trouvés et ils m’ont retenue.

Jacqueline s’assit. La cessation de l’angoisse rompait sa volonté.

— Ils étaient nombreux, ces amis ? interrogea André avec un sérieux soudain.

— … Les vrais amis ne sont jamais en nombre.

— Ma question vous déplaît ? Excusez-moi. Vous savez que je suis passionnément curieux de tout ce qui vous touche.

— Jacqueline, donne-moi à boire, veux-tu ? je meurs de soif, dit Léonora d’un ton d’entrain un peu forcé.

Madame des Moustiers se leva et vint près de la table à thé.

— Tu veux du citron ? dit-elle ; je te demande pardon d’être si inhospitalière ; je suis fatiguée, ce soir, nerveuse : la chaleur me détraque.

— Oui, tu n’as pas bonne mine. Je vais te laisser. Moi aussi, je suis éreintée. Ça va être bon de dormir, solidement, comme font les gens qui ont l’esprit tranquille.

Elle avait pesé sur ces dernières paroles.

— En effet, dit André, un peu narquois, je vois que vous êtes rassurées toutes les deux.

— À quel propos ? demanda Jacqueline.

— Ah ! voilà ce que j’ignorerai, sans doute, toujours. Je suis un mari trop bien stylé et un ami trop discret pour poser des questions. Je me borne à constater que quelque chose vous troublait… mademoiselle Barozzi est allée aux renseignements et son attitude indique que tout va bien. Elle vous donnera des détails aussitôt que je ne serai plus là.

— C’est vrai, dit Léonora d’un ton net. Je n’ai pas besoin, je pense, de vous dire que, s’il ne s’agissait du secret d’autrui, vous sauriez déjà ce qui m’a émue et Jacqueline avec moi.

— N’expliquez rien, surtout ! Je m’en vais… J’avais le projet d’aller vous présenter mes hommages demain à cinq heures ; ai-je quelque chance de vous rencontrer ?

— Demain ?… Non… Je suis prise toute cette semaine… Mais après…

– Merci… J’attendrai donc… sans résignation ! Allons, bonsoir.

– Eh bien ? dit Jacqueline, dès que la porte fut refermée.

— Je l’ai trouvé chez lui : il a été absent, mais il est revenu depuis deux jours.

— Quel soulagement ! Il me semble que je respire avec des poumons tout neufs ! Tu es contente, toi aussi ?

— Sans doute.

— Pourquoi fais-tu cette figure-là, alors ? Il n’y a rien ? Il ne savait pas ?… Comment ? Si ?… Est-ce qu’il est mêlé à cette affreuse chose ?… Il connaît l’assassin, peut-être ? Il va être inquiété, arrêté ? Il l’a été déjà, n’est-ce pas, au moment de l’attentat contre l’impératrice… Oui ? j’étais sûre que c’était lui ; André avait bien deviné. Réponds-moi, Léo, je t’en supplie.

— Ne t’agite pas, il ne court aucun danger… Il me l’a affirmé, du moins… Mais il n’a rien voulu me dire sur tout cela. À mes premiers mots, il m’a défendu de l’interroger, de telle sorte que je n’ai pas insisté. Il avait la Patrie sur sa table. Peut-être a-t-il appris comme nous, par hasard ; peut-être savait-il. Je n’ai rien pu démêler. Il était dans un état extraordinaire, très calme, horriblement calme. Avec des yeux qui ne regardaient pas… J’en ai vu de pareils dans les hospices, pas ailleurs.

— Mais enfin, il y a vingt-cinq minutes de trajet d’ici chez lui : tu es restée deux heures. Il t’a parlé ? De quoi ?

— De toi.

— Et que disait-il ?

— À quoi bon répéter tout cela ? Il souhaite te voir une fois encore, et, je ne sais pourquoi, j’ai eu le sentiment qu’il considérait que ce serait la dernière… Tu ne te soucies probablement pas de le rencontrer ?

— Mais… si… certainement… Je serai contente.

— Ah ! ma pauvre fille ! Si tu savais comme tu viens de dire cela !… Il n’y a pas une fibre en toi qui ne se révolte à l’idée de te trouver un instant avec lui… Tu as peur d’être mêlée à quelque vilaine histoire, hein ?

– Mais, Léo, de quel droit me parles-tu sur un ton pareil ?

— Je te prie d’accepter mes humbles excuses. J’ai été remuée profondément, moi, et il ne me suffit pas, comme cela te suffit, de savoir que ce n’est pas lui l’assassin pour reprendre mon entrain. Et puis le contraste entre ce que je viens de voir et ton sang-froid est trop fort.

— Qu’as-tu donc vu ?

— Un homme sur qui, sans doute possible, quelque chose d’horrible est tombé. Est-il mêlé à tout cela ?… Enfin, quoi qu’il en soit, il est vaincu, détruit. Il serait mort demain que je n’en aurais aucune surprise. Au milieu de sa détresse, ce fou ne pense qu’à toi ; il n’a qu’une idée : te voir une dernière fois, et tu réponds à ce désir du ton qu’on prend pour ajourner poliment une relation importune et compromettante… Tu as eu une attaque de nerfs, sans doute, après mon départ… C’était indiqué. Une femme du monde qui frôle de telles aventures se doit cela à elle-même. Maintenant tu t’es reprise, il te reste seulement l’impression désagréable que le tragique cause aux personnes de goût, et l’écœurement, oh ! si naturel, d’avoir encore quelque chose à faire avec « ces gens-là ». Tu as bien raison ; frayer avec un anarchiste, c’est quelque chose de pire que de passer l’après-midi dans l’atelier d’un peintre qui t’a suivie dans la rue… Moi qui ai vu souffrir ce malheureux, je te trouve un peu médiocre en tout cela ; excuse-moi une fois encore ; les délicatesses des gens chic m’échappent si complètement !…

— Dis donc la vérité, tu l’aimes !

— Oui, certes, comme mon frère… Que penses-tu d’autre ?

— Ah ! je n’en sais plus rien. Ta colère me fait perdre la tête. Tu feins d’être irritée parce que tu crois que je ne veux pas voir monsieur Hansen ; en réalité, c’est son affection pour moi qui te met ainsi hors de toi : et pourtant on dirait que tu veux me contraindre à le voir… Je ne comprends pas.

— Je ne veux te contraindre en rien. Que m’importe, à moi, que tu le rencontres ou non ?

— En effet, son amour pour moi ne serait peut-être pas une raison pour que tu me pousses vers lui… Cela s’adapterait mal à l’attitude d’amie de mon mari, que tu as jugé bon de prendre.

— C’est par scrupule conjugal que tu redoutes cette entrevue ? Voilà qui est plaisant !

— Je ne redoute rien et je le verrai.

— Tu comprends qu’après ce que tu viens de dire, ce ne sera pas chez moi.

— Bien j’irai chez lui.

— Allons donc ! Ce n’est pas possible !

— Ce ne sera pas la première fois.

— Tu as été chez lui ? Toi ? Quand ?

— Allons donc, avoue que tu l’aimes ! Ta passion sort de toi comme du feu. André me le disait, il y a une demi-heure. Il avait bien vu. C’est de la jalousie, ton abominable dureté envers moi.

– Monsieur des Moustiers t’a dit que j’aimais Erik ?

— Il en a la certitude. Ah ! ça t’irrite, qu’il s’en soit aperçu ! Il n’y a pas de quoi ; ce n’est pas un crime. Seulement, tu feras bien de ne plus poser à l’intangible ; tu es comme les autres ! Rassure-toi, je n’irai pas chez monsieur Hansen. Ce n’est pas ma faute, s’il m’aime ; et je n’ai aucune envie de le prendre, tu peux m’en croire. Mais renonce à m’injurier, je ne le supporterai plus. Au reste, je partirai demain pour Blancheroche. Ça nous fera du bien de ne pas nous voir de quelque temps.

— Quelque temps ! Non ! Nous ne nous reverrons plus jamais.

Elle marcha vers la porte.

— Léo ! Attends ! Ne t’en va pas ainsi… Ce n’est pas possible. Oublie ce que je viens de te dire ; moi aussi, j’oublierai… Vraiment, j’ai les nerfs trop tendus. Crois-tu que je n’aie rien éprouvé pendant ces heures ?… Écoute, ce n’est pas moi qui ai eu l’idée que tu aimais monsieur Hansen, c’est André ; j’ai eu tort de te le dire, mais rappelle-toi ce que tu m’as dit aussi… À quoi songes-tu ?

— Je songe qu’il y a quelque chose de cassé entre nous, et que nous nous souviendrons toujours du mal que nous venons de nous faire. Mais tu as raison, il ne faut pas nous brouiller là-dessus… Tu pars demain ? Je n’irai pas à Blancheroche comme c’était convenu ; nous nous retrouverons à l’automne, calmées… du moins, je l’espère. Au revoir. Ne pleure pas. Tu vois, je t’embrasse sans rancune… Tu feras ce que tu voudras, naturellement ; mais il me semble qu’il vaudrait mieux que ton mari ne sût pas que nous nous sommes disputées.

— Je ne lui en parlerai pas, il faudrait lui expliquer… Dis à monsieur Hansen ma pensée la plus affectueuse ; il te sera facile de lui faire comprendre que mon départ était fixé à demain matin, que je n’ai pas pu le remettre parce qu’il aurait fallu donner des raisons à mon mari…

— Oui, oui, parfaitement.

Une fois encore, elles s’embrassèrent. Lorsque mademoiselle Barrozzi fut partie, Jacqueline vint s’accouder à la fenêtre. L’air était immobile, rien ne bougeait, elle avait le front lourd et les membres faibles. Les péripéties accumulées de cette journée lui laissaient un étourdissement. Sa pensée flottante mêlait les êtres qui avaient introduit dans sa vie toute cette agitation. Elle rêvait d’une façon imprécise, lorsque le souvenir revint de la promesse qu’elle avait faite à Marken d’aller chez lui le lendemain. Tout son épuisement nerveux protesta en elle. Non, certes, elle n’irait pas, elle ne reverrait ni lui ni personne. Elle en avait assez. Et elle se jeta dans l’idée du départ, comme après des heures surmenées on tombe sur son lit. Elle serait seule là-bas, libre, tranquille ; elle s’en irait dans l’apaisement de la nature douce et patiente et qui calme la fièvre à son rythme de paix.

V


Ce ne fut pas la paix que Jacqueline trouva à Blancheroche. Pendant toute la première semaine d’août, elle fut souffrante : elle avait des insomnies et, lorsqu’elle s’endormait enfin, des cauchemars effarants où Erik apparaissait parmi des décors terribles. Le jour, elle se traînait inactive, languide, la peau brûlante, la tête lourde. Le grand silence des paysages lui faisait peur. Chaque matin, elle déchirait la bande des journaux avec des doigts malhabiles et agités pensant y trouver la nouvelle de l’arrestation de l’anarchiste. Mais rien de pareil ne se produisit, de hautes doses de chloral lui rendirent le sommeil et il fit plus clair dans son esprit. Elle s’aperçut qu’elle s’ennuyait. Sa vie avait une pesanteur morne d’entr’acte. Après les sensations trop fortes accumulées dans le jour qui avait précédé son départ, la reprise des habitudes paisibles laissait un écœurement. Elle souffrit de ne savoir à quoi employer une énergie sentimentale qu’elle se trouva. Elle avait emporté une valise pleine de livres traitant du socialisme et de l’anarchie, elle voulait s’éclairer sur les doctrines qui fanatisent des esprits qu’elle s’efforçait encore de croire plus généreux que ceux de la moyenne humanité. Elle en lut plusieurs, consciencieusement, et fut déçue de n’y pas trouver de solutions immédiates. Ces livres lui parurent être des romans tristes et ennuyeux, comme la métaphysique lui avait paru, au temps où Barrois dirigeait ses lectures, un roman romanesque. Elle se découragea, ambitionna des actes d’énergie qui eussent tonifié sa volonté, tout en songeant que les tentatives pour déplacer les conditions normales, plates et lentes de l’existence avortent fatalement. Elle se dit que la vie a un sens, que pénétrer ce sens-là, c’est réussir, — et qu’Erik Hansen, et tous ceux qui veulent changer brusquement quoi que ce soit en manquent déplorablement. — Nul désir précis ne la tentait, elle était bien certaine que rien ne vaut un effort. Tout ce à quoi s’attachait son esprit apparaissait si vain, sous la moindre tentative d’analyse. Elle eut envie de faire des voyages dangereux ; puis, l’idée même de cela l’écœurant, elle cessa d’y penser.

André partant de grand matin en automobile et ne rentrant pas toujours pour dîner, elle était presque constamment seule. La musique lui donnait envie de pleurer ; elle en vint à compter les jours qui la séparaient du 15 août, date où la maison s’emplirait d’invités venus pour les chasses. C’est dans cet état de décousu mental, qu’elle reçut une lettre de Marken. Il s’excusait d’oser lui écrire : le dénouement de leur dernière rencontre devait faire souhaiter à madame des Moustiers de briser toute relation avec lui ; il supposait, du moins, que telle était l’interprétation rationnelle du billet qui, à l’heure où elle devait venir elle-même prendre des nouvelles de madame Marken, avait annoncé son départ pour Blancheroche. Il savait à l’avance qu’il n’y avait aucune chance pour qu’elle répondît à sa lettre, et ne se serait même pas risqué à l’écrire si la circonstance de l’apparition d’un livre anglais ne lui en avait inspiré le courage. C’était une manifestation curieuse de cette littérature de la peur dont les Anglo-Saxons détiennent le secret d’équivoque saveur. Il était certain qu’elle goûterait ce livre et se permettait de le lui envoyer. Puis, quittant le ton de l’apologie, il contait avec une drôlerie méchante la rencontre qu’il avait faite de M. d’Audichamp, « un Audichamp d’été », disait-il, le panama crâneur, seul à Paris, et suivant, l’œil rajeuni, des « petites mains », à la sortie des ateliers, rue de la Paix. Ensuite venaient des aperçus descriptifs sur madame Steinweg, précipitamment rentrée de la campagne pour ne pas manquer le passage d’un grand-duc. La lettre se terminait sur une demande de conseil au sujet d’un article qu’il voulait faire. Il semblait oublier qu’en commençant d’écrire il avait déclaré que sa lettre ne comportait pas de réponse.

Jacqueline lut le livre et répondit à la lettre. L’adresse que mettait Marken à rétablir entre eux le contact l’amusait. Il lui parut moins déplaisant que cet homme eût été tenté de voler de l’argent et des testaments, de mettre des billets faux en circulation ; elle conforma son esthétique à celle de l’Église qui sait plus de gré à ceux qui vainquent les tentations qu’à ceux qui ne sont point tentés, et du fond de son ennui jugea que Marken était en somme une manière de héros, non de la vertu peut-être, mais de l’intelligence. Sa réponse, qu’elle avait commencée sur un carton, continua sur une feuille de son plus grand papier, car, le carton rempli, elle se trouva avoir tant de choses à dire encore que les quatre pages furent couvertes. Même elle eut la tentation de prendre une autre feuille pour y noter une idée drôle qui lui vint à propos des tardives infidélités que M. d’Audichamp essayait de faire à sa femme ; mais elle ajourna cette bouffonnerie, se disant que Marken écrirait encore et qu’elle aurait d’autres occasions. En effet, il répondit par le courrier suivant. Elle avait, à propos du livre anglais, énoncé son opinion quant à la peur et au danger, dont elle jugeait la recherche inutile. Il réfutait vivement une telle opinion et démontrait sur le mode lyrique les bénéfices du risque qui alimente les forces psychiques comme l’exercice amplifie les muscles. Jacqueline aperçut tout ce qu’il y avait à dire de raisonnable sur la dépense vaine de soi-même que constitue le goût du danger ; elle eut envie de développer sans attendre le thème qui s’offrait, mais décida que trop de précipitation encouragerait Marken à croire que ses lettres plaisaient plus qu’il n’était exact qu’elles fissent. Pourtant, le lendemain même, reprise d’insomnie, elle mit son pupitre sur son lit et, d’une plume qui se hâtait, griffonna huit pages qui l’amusèrent lorsqu’elle les relut ; après quoi, elle s’endormit sans chloral, la conscience en repos.

Dans la semaine qui suivit, Marken écrivit deux fois ; la semaine d’après, il vint trois lettres de lui ; puis ce fut chaque matin qu’elle vit arriver l’enveloppe où s’écrasaient les grands caractères impérieux et contournés qui ressemblaient à l’écriture des manuscrits arabes. Ces lettres étaient gaies, moquaient tout d’un accent dur et vif. Une d’elles s’informait sans insistance de la mélancolie aperçue dans une phrase de la dernière réponse. Jacqueline avoua la tristesse que lui donnait la campagne, dit quelque chose aussi de la solitude mentale que crée dans l’être la certitude d’être différent d’autrui. Il s’associa à cette façon de sentir, indiquant la similitude de leurs états intérieurs. Jamais il ne risquait une flatterie, pas même l’éloge direct que méritaient les lettres de Jacqueline, spirituelles et pensives, d’un tour aisé, libre et alerte, et pleines de jugements si nets et ingénieux ! Elle aima qu’il ne crût pas devoir manifester d’étonnement de ce don du style qu’elle avait à un si haut point. Il la traitait en camarade de métier, la consultait sur son travail, lui rendait visibles les rouages secrets des incidents dont l’opinion devait s’émouvoir lorsque les surfaces en seraient connues. Pour lui raconter les nouvelles inédites de la politique, il inventa un chiffre ; et, voulant s’accoutumer à le lire sans effort, elle s’en servit dans toutes ses réponses. Elle avait cessé de se méfier de lui ; il mettait dans sa vie un intérêt nouveau. C’était un amusement que de savoir les raisons intimes des choses dont le public ne perçoit que les formes. Sa solitude était toute peuplée de secrets, et le secret est un lien d’une singulière force entre les êtres, elle s’en apercevait. La pensée de Marken lui était devenue un secours contre les multiples désagréments de son été. Car tout allait mal autour d’elle. Ses invités étaient insupportables, une brouille survint entre deux bonnes amies qui s’intéressaient d’une égale ardeur au même brillant joueur de tennis. Il fallut courir d’une chambre à l’autre, éponger des yeux désespérés, porter des paroles de paix. Cela se termina par le départ des deux dames, à demi réconciliées, mais fort refroidies pour leur hôtesse.

Au commencement de septembre, quelques lignes de Léonora lui apportèrent de quoi la rassurer définitivement sur Erik Hansen ; il était retourné en Norvège, dans sa famille ; Léonora indiquait son espoir qu’il se reprît aux suggestions du milieu et y demeurât. À l’instant même, Jacqueline eut la vision du libertaire dans une petite maison pareille à celles qu’elle avait vues à l’Exposition, avec des bois bien lisses aux parois, et fleuries de couleurs brusques. Elle l’imagina, mangeant de la crème dans une jatte de faïence aux tons d’herbe et de corail, et s’interrompant pour poser son regard sur un horizon marin, ou dire dans une langue qu’elle ne savait pas des paroles de tendresse à une jeune fille aux prunelles couleur d’eau, qui l’écoutait ravie et discrète. C’est ainsi que les choses devaient aboutir, du moment qu’il rentrait au foyer. Sans doute Léonora, avec sa boursouflure habituelle, avait amplifié le désespoir de ce garçon, dans cette soirée où elles s’étaient si rudement querellées. Jacqueline, totalement libérée de l’ascendant qu’avait eu sur elle mademoiselle Barozzi, jugeait fausse toute la mise au point de ses récits et de ses analyses. La pauvre fille était un peu folle ! Elle avait cru à la double vue de l’abbé Werner, lui avait vu une auréole autour du front dans les moments où la musique lui donnait des crises d’hypnose. C’était elle qui avait imaginé la culpabilité d’Erik, ce soir de l’attentat, et ce qu’elle avait raconté ensuite c’étaient autant de constructions de son esprit déréglé. Jacqueline conclut que peut-être Erik avait eu, en effet, le désir de la revoir, mais que c’était la dernière manifestation d’un amour déraisonnable et sans racines profondes. Son départ prouvait qu’il avait compris que cette rêvasserie devait finir là. Rendu à la raison et au calme, il revenait dans son pays pour n’en plus bouger. Elle songea avec un peu d’ironie à ces paroles qu’il avait dites : « Eussiez-vous perdu votre jeunesse, votre beauté fût-elle effacée… » Quelle absurdité ! Est-ce qu’on aime de la sorte, même lorsqu’on est Norvégien ? Et, du reste, qu’espérait-il lorsqu’il admettait la possibilité qu’elle revînt vers lui, amoureuse ? Qu’avec de grosses semelles et les cheveux coupés court elle irait en sa compagnie évangéliser des moujiks ou des mineurs… Pour arriver à quoi ? On n’est utile qu’aux êtres d’une culture analogue à la sienne. Comme sa mère avait raison — elle le comprenait enfin — de dire qu’il faut s’employer à la place où le sort vous a placé. Mais encore faut-il s’employer. Elle sortit de la longue songerie où l’avait mise la lettre de Léonora pleine d’un grand désir d’activité, et se mit à l’exercer, sans plus attendre, sur les habitants du village dont les toits de tuiles roses bordaient son parc. Elle organisa des réunions de petites filles qu’elle convoqua au château pour apprendre, sous la direction de sa femme de chambre, des ouvrages d’aiguille qui devaient leur permettre de gagner leur vie moins rudement qu’au travail des champs. Il y eut des séances régulières de couture et de broderie, et des jeux dans le terrain du tennis. Puis elle s’occupa de la guérison d’un alcoolique dont les mauvaises façons perturbaient le voisinage ; enfin elle fonda un hospice pour dix vieilles femmes impotentes, y plaça des Sœurs, prit beaucoup de peine. Les créations destinées au plus bel avenir commencent souvent assez mal ; il en alla ainsi, dans la circonstance. Les petites filles témoignèrent d’un médiocre génie de la couture fine, mais saccagèrent les fleurs du jardin et commirent des vols de fruits et de légumes. L’alcoolique, trop brusquement sevré, eut des crises épileptiformes qui nécessitèrent son transport dans l’hôpital de la ville voisine. Quant aux vieilles femmes, leur impotence masquait une perversité singulière qui éclata en furieux conflits dès qu’elles furent réunies. Jacqueline eut tant de tracas pour rétablir l’ordre qu’elle eût sans doute rendu ces antiques furies à leurs familles respectives et mis la clef sur la porte de son hospice, si les moqueries dont ses tentatives étaient l’objet de la part de ses invités ne l’eussent fortifiée du goût de la contradiction.

Vers la fin de septembre, elle se prépara avec une joie sincère à quitter les plaisirs ruraux pour passer quelques jours à Paris. La sœur cadette de madame Steinweg épousait le marquis de Mascrée, et la belle morphinomane, dans la propriété de qui le mariage devait se faire, avait sollicité Jacqueline par des lettres pressantes de vouloir bien y assister. Madame des Moutiers était excédée de Blancheroche ; elle en voulait aux grandes allées de peupliers de représenter si parfaitement le prévu et le continuel de la vie ; l’étang merveilleusement moiré la rendait triste et inquiète, car, sous certains jeux de lumière, il se mettait à ressembler au bassin qu’encombrent des verdures laquées à Bayreuth. Il rappelait trop le matin d’été où, deux ans plutôt, elle avait commencé l’évolution qui la menait par des chemins de tristesse vers un but qu’elle s’irritait de ne pas apercevoir. Car elle se sentait en état d’incessante transformation, et elle avait peur de la créature plus forte et plus hardie qui, par instants, se dégageait d’elle. Qu’allait vouloir cet être nouveau qu’elle devinait par petites secousses successives ? quelles douleurs et quels désenchantements l’attendaient ? La question se posait trop souvent dans le loisir et la tranquillité de cette vie qu’elle menait.

Une autre raison encore que le besoin d’écarter son problème intime la poussait vers Paris : elle souhaitait revoir Marken. Maintenant elle ne doutait plus qu’il l’aimât, mais elle voulait savoir si, même en sa présence, il garderait l’attitude de camaraderie paisible qu’il avait adoptée. La lettre qu’elle reçut au moment de monter en voiture pour aller à la gare lui fournit quelques lumières sur le sujet. Marken répondant à l’annonce qu’elle avait faite de son séjour à Paris, terminait ainsi :

« Il y a, dans la vie, des vacances tristes où l’on se sent en marge de soi-même ; c’est comme si l’avenir embusqué vous oubliait un moment. Rien d’heureux ni de cruel ne saurait en de telles phases atteindre la pensée ni la chair ; un boulet reçu en pleine poitrine serait impuissant à tuer, aucun espoir n’aurait la force de se faire réalité. Mais ensuite le destin se réveille de son mépris distrait, et, sans avertir, s’élance furieux et rapide sur notre inertie, nous saisit et nous précipite. Alors le moindre de nos gestes devient apte à nous engager ou à nous détruire, nos actes retentissent au loin. Nous sommes dangereux à nous et à autrui ; notre regard a la puissance de modifier ceux sur qui il se pose, la balle tirée au hasard nous frappe derrière le mur où nous nous croyions en sûreté. Nous sommes chargés d’une énergie prodigieuse et nous attirons les événements violents et multipliés… Je viens de vivre deux mois dans le premier de ces états. Votre retour a réveillé le destin. À notre prochaine rencontre je saurai si mon heure est venue enfin. Je dépends de vous. Je n’ose vous dire que je suis votre avenir comme vous êtes le mien… vous prendriez une de ces attitudes royales qui font éclater votre beauté à la manière des cuivres exaltant soudain une symphonie. Non, je ne vous dis point cela. Cependant, regardez la vérité en face. Pour que je sois habité par vous à tel point, il faut que vous y ayez consenti. On ne prend un être à cette profondeur qu’en donnant un peu de soi. Vous êtes ma vie, mais j’ai pénétré dans la vôtre ; il se peut encore que j’en sorte, et définitivement cette fois, car je suis assez fort pour arracher votre image. Mais nous sommes à la limite après quoi nous n’aurons plus de route pour revenir en arrière l’un sans l’autre. Si en m’abordant vous avez dans les yeux la volonté de me repousser, ce sera suffisant. Vous ferez selon que vous aurez choisi, je ne vous demande que de n’être pas distraite lorsque pour la première fois nos regards se rencontreront, car à ce moment-là il se fera en moi et pour moi de l’irréparable. »

« De sorte que, se disait madame des Moustiers en s’habillant le lendemain matin pour aller au mariage Mascrée, si je l’aborde avec un air de satisfaction à le voir, ça m’engagera… à quoi, décidément ? »

Elle trouvait l’ultimatum un peu brusque pour succéder à une correspondance de littérature et de potins, car elle tenait pour négligeables les explications plus profondes qu’elle y avait çà et là données d’elle-même. Pourtant l’impression qui se dégageait de tout cela n’était pas déplaisante, en somme. Elle jouissait de se sentir ensemble amollie et résolue ; l’attente l’énervait agréablement. Elle connaissait bien le sens réel des mots par lesquels les hommes offrent l’agrément de leur amour, et que lorsqu’ils disent : « Vous êtes mon destin », cela signifie proprement : « Si l’affaire manque, comme j’ai le cœur passionné et sincère, j’en aurai de l’humeur pendant trois semaines. » Mais Marken l’avait accoutumée à ne pas user de son habituelle critique pour juger des actes qu’il faisait et des paroles qu’il disait. Depuis qu’elle le connaissait, elle l’avait toujours vu se conduire autrement qu’elle s’y attendait. L’année précédente, elle disait de lui : « c’est un irrégulier », il se montrait tel en chaque rencontre, et, bien qu’il usât toujours de mots véhéments et excessifs, elle croyait deviner qu’il n’exprimait encore que partiellement ce qu’il éprouvait. Peut-être alors ce qu’il lui avait écrit signifiait-il un peu moins que ce qu’il comptait faire. Mais qu’attendait-il d’elle ?…

Jacqueline allait seule aux Louveteries, le château que madame Steinweg a rendu célèbre par les complications de son faste. André s’était excusé. Il tenait à passer les deux premières semaines d’octobre dans un manoir breton, chez madame d’Audibert, fort jolie veuve qui était venue à Blancheroche au commencement de la saison, et à qui Jacqueline, dont l’indifférence ne laissait pas d’avoir la vue claire, s’était aperçue qu’il faisait une cour discrète mais sûre quant aux résultats. Elle s’était plu à constater que sa vanité même ne souffrait pas des distractions que prenait son mari, et ce flirt avait par comparaison avivé la saveur de sa correspondance avec Étienne Marken. Le caractère des deux occupations différait si essentiellement. Cette belle camaraderie intellectuelle touchant aux mouvements les plus importants de la vie contemporaine, mêlée de soucis d’art, remuant des idées, l’équivoque même du sentiment sur lequel jouaient ces choses profondes et puissantes, l’utilité qu’elle sentait avoir dans la vie morale de cet homme, c’était bien autre chose qu’une petite organisation de plaisir sans lendemain, à la manière de celles dont André s’occupait ! Pauvre André ! Pour s’encourager à l’adorer, elle l’avait imaginé mystérieux, compliqué, plein de gouffres, et ce n’était au résumé qu’un curieux, un sensuel, lassé aussitôt que satisfait. Elle ne s’étonnait plus de n’avoir pu tout d’abord le comprendre ; ils se ressemblaient si peu !

Elle ne doutait pas que madame Steinweg eût invité les Marken au mariage ; elle craignait de les trouver dans la hâte bruyante de la gare et d’avoir à faire le trajet avec l’insupportable femme de son nouvel ami. Elle ne rencontra que les Audichamp, les Lurcelles, Barrois, madame d’Arlindes — que depuis vingt ans on appelle « la jolie petite baronne » – et la comtesse Janowska, si superbement brune et blanche, avec des yeux d’amour et une bouche de haine. On s’empila dans le même compartiment. Le voyage fut très gai. Jacqueline expérimenta l’agrément subtil qu’ont les choses ennuyeuses lorsqu’elles précèdent un plaisir certain. En écoutant M. d’Audichamp dire tout le fond de sa pensée sur le ministre de la guerre, — après quoi, on ne voyait pas ce que pouvait faire ce soldat infortuné, sinon s’aller pendre, — elle songeait que le bon M. d’Audichamp était stupide, mais que, au moment même où sa parole faisait ce vain bruit, Marken était là-bas à l’attendre, son cœur malade sautant dans sa poitrine.

Madame d’Arlindes tentait de persuader à Jacqueline que sa coiffure de l’année précédente lui seyait mieux que celle qu’elle avait adoptée depuis quelques semaines, l’inflexion des deux mèches qui, mordant de chaque côté sur le front, taillait un petit carré blanc sous la pointe aiguë des cheveux, ne la durcissait-elle pas beaucoup ? Jacqueline répondait, très affectueuse :

— Oui, vous avez peut-être raison, ce petit morceau de front…

Elle n’achevait pas tout haut sa pensée. Ce petit morceau de son front, il y verrait, lui, l’homme qui l’attendait, toute la lumière de sa pensée et la force de son vouloir. Il ne dirait pas que ce nouvel arrangement durcissait son visage, il dirait… Il ne dirait rien, il aurait ce regard pesant où toute la vitalité éperdue remonte et s’offre, ce regard unique, auquel si souvent elle pensait et qui lui contractait le cœur. Elle se répéta : « Il m’aime, oui, comme il m’aime ! » et soudain plus jolie, fondue toute dans son sourire, elle se tourna vers madame d’Audichamp en une cordialité ardente.

– Est-ce charmant, de retrouver ses amis à ce moment de l’année !… Chère madame, ne pensez-vous pas que, l’an prochain, nous devrions passer le mois de septembre à Paris et nous voir sans cesse ?

On arriva ; des breaks attelés en poste, des automobiles attendaient. On reconnut les autres invités des Steinweg qui descendaient du train ; on s’installa. Un quart d’heure plus tard, les voitures s’arrêtaient au perron des Louveteries. Le château reproduisait, un peu réduite, mais guère, la façade de Versailles ; le jardin à la française, les miroirs d’eau qui s’étageaient devant la somptueuse bâtisse achevaient la ressemblance, à quoi ne manquait, pour qu’elle fût émouvante, que le sentiment d’un peu d’histoire qui eut passé par là avec ses images diverses, au lieu de l’anecdote d’une énorme fortune hâtivement faite dans la finance. Cet effort avorté de rivaliser avec le type grandiose établissait, de façon qu’il ne fallût pas se fatiguer la tête pour en découvrir les causes, l’écart qui disjoint l’idée générale représentée par Louis XIV de l’autre idée générale que concrète en soi un grand banquier juif.

Chacun s’en fut à sa chambre pour ôter les cache-poussière, redresser les chapeaux, mettre de la poudre. Marken n’était pas visible. Jacqueline s’étonnait qu’il ne se fût pas trouvé au perron lorsqu’elle descendait de voiture. Mais qui sait ? Il pouvait n’être pas venu. On n’avait invité à cette fête que les relations dont on était glorieux ; les Marken ne rentraient pas dans cette catégorie. Jacqueline craignit une déception, regretta d’avoir pris tant de peine pour le bon plaisir de madame Steinweg, s’affirma qu’après tout ça lui était bien égal de ne pas voir Marken, et fut soudain de mauvaise humeur et fatiguée de toutes choses.

Elle retrouva ses compagnons de route dans les couloirs ; on descendit le grand escalier en causant. M. Steinweg surgit. Il était maigre, d’apparence minable, avec ses yeux pâles et très froids, un sourire qu’il ne décrochait jamais en public. Il se permit de supplier ses hôtes de vouloir bien entrer dans la galerie — une reproduction de la galerie des Glaces — décorée en ce moment de chrysanthèmes dont les guirlandes alourdies tombaient du plafond, s’enroulaient au cadre d’or des miroirs, retroussaient le velours de Gênes des rideaux, contournaient les portes, et saturaient l’air de leur puissante et mélancolique odeur de camphre, d’humidité et de japonnerie.

Une centaine de personnes, hôtes du château ou voisins, était réunie là. Madame Steinweg était fière de deux duchesses, l’une américaine et l’autre de noblesse impériale, — et d’une assez respectable sélection de grands noms français. La mariée, éclatante d’une indiscrète beauté orientale, était toute couverte d’un vieux point d’Angleterre, lequel avait appartenu à cette marquise de Mascrée qui fut en amitié tendre avec la princesse de Lamballe et dont la rivalité orageuse avec la comtesse Jules de Polignac défraya les causeries de Versailles. Cette admirable dentelle, quelques nécessaires et éventails historiques représentaient, avec son nom et la parfaite élégance de sa personne, l’apport du fiancé dans la communauté des biens. Personne n’ignorait cela et on en parlait un peu dans les coins, en attendant l’heure du départ.

— C’est gentil à cette petite Sonia d’avoir mis sur elle la dot de Mascrée, dit madame d’Audichamp à Barrois avec qui elle s’était installée sur un canapé de vieux Beauvais après avoir distribué généreusement sa bienveillance. Voyez, cher ami, comme vous avez tort de ne pas être avec nous autres traditionnalistes ! C’est toujours de notre côté qu’est le chic. Est-ce joli, cette robe de dentelle ? Et, je vous prie, imaginez-vous quel aspect aurait Mascrée si, pour rendre la politesse, il s’était fait faire une redingote avec les titres des cinq millions de mines de l’Oural qu’il a reçus de cette chère enfant !

Jacqueline avait traversé la galerie, échangé des saluts et des phrases rapides ; en arrivant auprès de la dernière fenêtre, elle vit, debout sur la terrasse, les bras croisés, le front haut, Marken qui la regardait.

Elle marcha vers lui et tendit la main sans parler, mais en souriant du regard et des lèvres.

Il décroisa lentement les bras, de façon à la laisser un moment la main tendue. Puis il lui serra les doigts avec une inclination silencieuse.

Elle perçut ce qu’il y avait de théâtral dans son attitude, mais cela lui plut. Elle détestait qu’on fût visiblement impulsif ; le geste préparé lui agréait plus que celui qui est émotif et hasardeux, il lui paraissait y découvrir un meilleur fonctionnement de la volonté : depuis quelques semaines elle considérait les manifestations de la volonté consciente comme la seule indication d’une belle vie intérieure.

Cette rencontre sans paroles les isolait de toute la banalité qui s’agitait parmi ce luxe sans passé. Elle se sentit identique de pensée à cet homme et seule avec lui dans la foule.

Une cloche joliment fêlée tinta au fond du paysage ; c’était l’heure de la cérémonie. Cérémonie catholique, cela s’entend de reste ; il y a beau jour que les femmes de la famille Steinweg ont abrité leurs cœurs élégants sous la protection de Rome. Quant au banquier, dès son entrée dans les grandes affaires, il s’est converti au protestantisme, car cet homme connaît son temps et sait comment faire pour parvenir, durer, mener.

Le cortège s’organisa. Cette fête tout intime devait avoir le caractère de la plus touchante simplicité. On allait à pied jusqu’à la petite église du village, par le chemin large aux bords duquel se dressaient de hauts vases de marbre. Des fillettes poudrées, dont les toilettes de satin et de passementeries d’argent avaient été copiées sur des tableaux de Lancret, jetaient des roses devant la mariée. Deux petits garçons en velours blanc portaient la traîne. Devant le cortège, des musiciens costumes marchaient, tournant des vielles, soufflant dans des musettes.

— Donnez-moi votre bras, avait dit Jacqueline à Marken en voyant venir de loin M. d’Audichamp, à qui madame Steinweg l’avait désignée.

Le vieil homme se rabattit sur une proie de moindre importance ; Jacqueline et Étienne passèrent ensemble et les derniers.

D’abord ils marchèrent sans rien dire. Ce matin de septembre avait un éclat affiné d’humidité. Tout était frais, brillant, exalté, près de mourir, et le paysage précisé se limitait délicatement comme ceux qu’on voit dans l’eau des miroirs.

— Madame Marken n’est pas ici ?… Est-elle malade ? commença Jacqueline.

— Non : en voyage.

– Pour longtemps ?

— Oui… pour très longtemps… Ne parlons pas d’elle. N’en parlons plus jamais.

Le ton était tel que Jacqueline se tut.

L’église apparaissait toute proche de la grille surdorée du parc ; dans le carré d’ombre de la porte ouverte, on voyait brasiller l’autel ; des notes d’harmonium rejoignaient le nasillement joyeux des vielles. La mariée toute blanche se dressa un moment sur le seuil, en haut des trois marches, puis, comme bue par l’obscurité, s’effaça ; le dos mauve de la marquise de Mascrée au bras de son fils parut ensuite, puis l’étroite silhouette rose et or de madame Steinweg, et la duchesse bonapartiste toute en crêpe bleu. L’harmonium tenu par un des grands virtuoses de l’orgue, ami de la maison, s’entendait mieux. Tout le cortège s’était engouffré au milieu de l’attention stupéfaite des paysans rangés de chaque côté du porche, et dont les dix gardes en grande tenue contenaient la sympathie trop vive. Jacqueline et Marken gravirent à leur tour les marches ; il s’arrêta, un moment, se retourna vers elle et dit :

— Vous savez que je vous aime ?

— Oui, répondit-elle, le regard dans le sien.

Ils entrèrent. L’architecture tout entière disparaissait sous les fleurs ; on eût pu se croire dans une de ces paradoxales constructions où les dômes reposent sur des pivoines et qu’on voit surgir dans les musics-halls au-dessus du ballet des sylphes. Une odeur végétale fade et forte régnait.

Jacqueline s’agenouilla, posant son front dans ses mains. Elle subissait déjà l’émotion que les mariages donnent aux femmes : regret des années effacées, sentiment amer des déceptions subies. Le cœur un peu trouble, elle se rappelait son propre mariage, recherchant les traces de cette grande impression sur quoi tant d’heures avaient passé. Elle se revit agenouillée — comme elle l’était en ce moment — sur un prie-Dieu de velours rouge, à Saint-Augustin, grisée, non de la chère peur de l’avenir, mais d’elle-même, de la palpitation vivace de ses dix-huit ans, des mots d’amour qu’André, insoucieux de la cérémonie, disait, tourné vers elle avec ses yeux rieurs et désirants, sa bouche éloquente : « Tu es si belle, si belle ; je t’adore, chère, chérie !… » Elle, non plus, ne songeait guère à la solennité de l’instant, ni qu’ils s’engageaient pour la vie, mais bien à ceci : qu’elle était belle et qu’il l’adorait. La légèreté qu’elle avait mise à se donner, sans pensée grave, sans vouloir réfléchi, lui causait, à être regardée d’où elle la regardait, une irritation. Elle méprisait la femme qui avait fait cela et dont rien ne restait en elle. Léonora avait raison, ce n’est pas le mariage, cette association d’intérêts, de plaisir et d’insouciance ; quel simulacre dérisoire de la véritable union de l’homme et de la femme enseignés par la vie, conscients l’un de l’autre, se choisissant et s’unissant par un pacte de fierté, de compréhension mutuelle et d’amour !… Elle leva la tête et rencontra les yeux de Marken ; ce qu’elle y vit lui déplut. Elle écarta un peu sa chaise en se rasseyant. Le souvenir lui revint, des vers où Michel-Ange exprime son regret de n’avoir pas même osé baiser au front Vittoria morte. Voilà l’amour qu’elle souhaitait : l’amour d’un être fort et violent, maître de soi au point de ne rien demander jamais, et de vivre près d’elle et par elle une vie élargie et plus ardente, douloureuse, mais si belle ! Était-il capable de cela, celui-là qui avait dit un jour : « Rien de ce que j’ai voulu ne m’a résisté » ?

Tout à coup il lui parut que oui, et sa sensibilité inactive lui monta au cerveau en bouffée d’orgueil. Comme le jour où, vêtue de blanc, elle s’était agenouillée à côté d’André, elle fut ivre d’elle-même, mais autrement ; ce n’étaient plus sa beauté et sa jeunesse qui la grisaient, mais la conscience de son aptitude à dominer. Elle éprouva une plénitude magnifique, une joie de vivre si chaude qu’elle se tourna vers Marken et se communiqua à lui par un de ces regards qui sont à l’ordinaire la promesse de la joie qu’une femme se sent apte à donner, mais qui de sa part signifiait qu’elle venait d’aller au bout d’elle-même. C’est l’un de ces regards où elle s’extériorisait toute qui avait fait dire à Erik Hansen : « Comme elle doit savoir aimer ! »

La messe était finie ; on sortait de l’église. Quand ils furent dans le parc :

— Vous avez accepté que je vous aime, dit Marken, c’est au moins ce que j’ai compris ; mais il faut que j’en tienne de vous la confirmation.

— Avant d’accepter, je veux savoir à quoi je m’engage, dit-elle d’une voix nette. Qu’espérez-vous de moi ?

— Autant que je donne… Tout ! Vous avez mis votre main sur ma vie : elle est vôtre.

— Mais comprenez-vous que je ne puis et ne veux être pour vous qu’une amie ?

— Vous serez ce qu’il vous plaira d’être. Je ne souhaite que vivre contre vous, vous voir, sentir par secondes que vous regrettez un peu que le sort ne nous ait pas rejoints complètement… Rien de plus… Et d’ailleurs, je vous aime bien trop pour vous désirer.

Jacqueline, le cœur suspendu, songea à Léonora. Qu’eût-elle dit de cet amour exalté au delà du désir ? Quel noble hommage lui faisait ce sensuel, ce corrompu ! Elle ne répondit rien pour ne pas interrompre, au bruit des mots, sa joie secrète. Seulement, elle pesa davantage sur le bras d’Étienne, le pas mieux accordé au sien, émue, presque jusqu’aux larmes de se sentir adorée avec le cœur neuf et tremblant d’un enfant par cet homme sur qui la vie avait déposé tous ses oxydes.

Les incidents du déjeuner sous les arbres, du bal champêtre, des conversations coupées par les musiques qui éclataient dans toutes les directions, passèrent devant la songerie de Jacqueline sans laisser de trace.

Vers quatre heures, l’envie de s’en aller s’abattit comme une épidémie sur les invités de madame Steinweg. Des automobiles soufflèrent, des chevaux piaffèrent, des roues écrasèrent le gravier parmi des exclamations de courtoisie et d’adieux. Madame d’Audichamp s’approcha de Jacqueline, qui causait avec la nouvelle marquise de Mascrée.

— Ma chère, ne croyez-vous pas qu’il faille partir ? demanda-t-elle.

— Oui, je disais adieu à Sonia.

Elle suivit la comtesse.

— Écoutez, ma petite, vous n’avez pas amené votre cuisinier à Paris, je suppose ; moi non plus ; monsieur Marken vient de nous inviter à dîner à la Cascade avec les Lurcelles, Barrois et madame d’Arlindes, il m’a chargée de vous inviter aussi… Ça va ? Ce sera amusant ; on pourra causer un peu de cette noce, sur quoi il y a vraiment des choses à dire.

— Je veux bien, répondit Jacqueline. Allons prendre le train ; il y en a un à cinq heures quatre.

— Je reviens dans l’automobile de Marken ; monsieur d’Audichamp vous accompagnera ; il a horreur de ces machines-là… Moi aussi, du reste, mais ce sont mes enfants qui m’ont forcée d’accepter.

— Ils ont bien fait. Je serai enchantée de rentrer avec monsieur d’Audichamp, nous parlerons politique. Où est-il ?

— Là-bas, tenez… Avez-vous dit au revoir à tout Israël et aux duchesses ?

— J’y vais.

Elle était satisfaite de la marque de goût que donnait Étienne en la faisant inviter par madame d’Audichamp, et en ne lui demandant pas de revenir avec lui. Elle sentit qu’il apporterait dans sa vie une prudence et un souci de ne pas la compromettre plus forts même que son désir de se rapprocher d’elle.

Pendant tout le trajet, elle eut une agréable impatience de le revoir, et, rentrée chez elle, changea de toilette si vite, qu’à sept heures moins dix elle était prête. Elle fit chercher un fiacre, mais, arrivée près du lac, elle songea qu’elle serait la première au rendez-vous et que cela aurait mauvais aspect ; elle fit arrêter la voiture, descendit, donna au cocher l’ordre d’aller l’attendre à la Croix-Catelan et prit à pied un sentier. Le jour baissait rapidement ; elle entendit des bruits furtifs dans les taillis où elle s’enfonçait ; la nuit, en ressaisissant la forêt mondaine, lui restituait son âme sauvage et délivrait les phantasmes et les bêtes que le jour retient. Jacqueline se sentit entourée d’occultes présences, en contact familier et voluptueux avec l’obscurité, et s’amusa de n’avoir pas peur. Le courage physique lui paraissait une élégance ; elle prenait plaisir à vérifier le sien. On marcha derrière elle dans le taillis ; au lieu de se hâter, elle ralentit le pas, attendant l’aventure dangereuse peut-être, car ce coin du bois était parfaitement solitaire, et la nuit presque close. Le pas se rapprocha et un homme sortit du fourré tout contre elle. C’était un garde. Dans le peu de clarté qui tombait du ciel il l’examina et, devinant quelque chose de sa situation sociale aux dimensions de son chapeau et au manteau de dentelles pailletées, il dit :

— Vous avez tort de vous promener toute seule comme ça, madame ; ce n’est pas sûr ; il y a de mauvaises gens souvent par ici.

Elle répondit gaiement qu’il n’y a de danger que pour ceux qui ont peur. Le garde s’éloigna ; elle regagna sans hâte le chemin des voitures. Son cœur n’avait pas battu plus vite, elle était satisfaite d’elle-même, regrettant un peu qu’au lieu du garde ce n’eût pas été quelqu’un de ces « mauvaises gens » dont il l’avait menacée qui fût sorti du fourré. Elle eût aimé qu’un risque précis s’offrît en ce moment où elle se sentait en goût d’aventures violentes. À la Croix-Catelan, elle reprit son fiacre et, lorsqu’elle arriva à la Cascade, elle trouva tout le monde réuni. Il était huit heures dix, on s’informa des raisons de son retard.

— Je me suis promenée dans les taillis, dit-elle tranquillement, en ôtant sa voilette.

— Mais, chère madame, c’était de quoi vous faire assassiner ! s’écria M. de Lurcelles.

— Non, répondit-elle, creusant un peu la taille, pendant que Marken lui ôtait son manteau, il n’arrive jamais rien qu’aux poltrons.

— Ah ! par exemple !…

– Eh bien, ma bonne petite, si vous prenez l’habitude des fourrés du Bois, vous verrez !…

— Voyons, madame, vous ne lisez donc pas les faits divers ?

— C’est tellement inutile de risquer des dangers bêtes !

— Moi, j’ai toujours un revolver sur moi quand je viens dîner par ici ; il n’y a pas à compter sur la police ; alors…

Tous avaient ensemble manifesté le mécontentement qu’éprouvent aux dilettantismes du courage les gens rassemblés dans la sécurité. Marken tenait encore le manteau de Jacqueline et l’appuyait contre lui d’un geste qui semblait distrait, il dit :

— Madame des Moustiers a parfaitement raison. Le danger n’atteint jamais qu’un certain degré d’intensité ; il suffit pour le vaincre d’avoir en soi, sous forme de bravoure ou d’ingéniosité, une intensité vitale supérieure. Je suis certain que madame des Moustiers ne risque rien nulle part. Elle est à l’abri dans le cercle de sa volonté héroïque et savante, que nul, ni rien, ne doit pouvoir briser.

— Pas même les messieurs des boulevards extérieurs en villégiature dans le Bois ? dit le comte d’Audichamp.

— Pas même !

Il se décida à donner le manteau de Jacqueline au maître d’hôtel, puis indiqua les places ; on s’assit. Le restaurant était presque vide ; deux tables seulement étaient occupées : l’une par trois Américains auxquels on eût donné seize ans environ, mais dans les yeux tranquilles et avertis desquels on devinait que déjà s’étaient reflétés d’innombrables et disparates paysages. Ils avaient entre eux une demoiselle à cheveux couleur de beurre, à profil marqué dans le style sémitique, très jeune, fraîche, avec une allure de garçon et qui usait, pour leur parler très haut, des termes les mieux accentués de la langue la plus verte. À une autre table, un homme à prunelles troubles buvait une orangeade, sous l’inspection d’un individu dont l’allure et la tenue révélaient la condition subalterne, et dont les façons témoignaient qu’il avait un droit de direction sur l’homme à l’orangeade qui, par moments, se levait à demi, interpellait un garçon avec une soudaine colère, puis sur un bref : « Asseyez-vous. Restez tranquille, ou je vous emmène », dit par son compagnon, reprenait sa place d’un air vaincu et furieux et se mettait à tourner lentement la tête de droite à gauche, examinant les choses avec un regard qui semblait remonter d’une équivoque profondeur.

Les tziganes arrivaient l’un après l’autre, baillant, l’air ensommeillé et déjà las d’avoir à jouer devant un public si mince.

Jacqueline prit une des roses à longues tiges jetées sur la nappe et la respira. Elle écoutait à demi la conversation, qui s’était fixée, comme le croc d’un navire à l’abordage, sur le mariage Mascrée.

Madame d’Audichamp avait noté toutes les discordances, les détails de pompe ridicule, les affectations de simplicité ; elle raillait d’un air bonasse de la plus sûre cruauté. M. d’Audichamp s’étonnait que son vieil ami le général de Troisbras eût consenti à servir de témoin.

— Je sais bien que c’est un camarade de promotion du père de Mascrée, disait-il, condescendant quoique fâché ; ça ne fait rien, ce n’était pas sa place… Les Troisbras étaient à la première croisade, après tout !… Certainement, on reçoit volontiers madame Steinweg, elle fait bien dans un salon, comme les fleurs… Les jolies femmes, n’est-ce pas ? ça n’a ni patrie, ni religion, ni rien… Mais Steinweg, que diable ! Sa fortune, hein ! on sait d’où elle vient !

— Avez-vous vu les grâces que faisait madame Steinweg aux deux duchesses ? c’était comique, observa madame d’Arlindes.

Jacqueline, assise à côté de Marken, ne lui parlait pas. De temps à autre, ils se regardaient. Une irritation vint à madame des Moustiers contre ces gens ; elle aurait voulu causer librement avec lui et qu’ils fussent seuls.

Un âpre coup d’archet venait de déclencher l’orchestre. Une grosse phrase lente et sombre se tordait lourdement aux cordes basses des instruments ; elle prophétisait un drame d’inquiétudes et de déchirements, hésitait, défaillante, puis, modifiée dans le sifflement ascendant d’une arabesque, elle s’épanouissait en un rythme de valse, voluptueux, suspendu et qui battait un rythme de cœur oppressé. La phrase montait, claire et mince comme un jet d’eau, retombait mortellement blessée et sanglotait tout bas un secret aux notes profondes du violoncelle.

Jacqueline, accoutumée à ces musiques équivoques que l’on entend dans tous les restaurants du Bois, s’étonna d’y avoir, ce soir-là, les nerfs si complaisants. À travers la fenêtre ouverte, elle regardait dans la nuit. Un grand arbre dressé sur la pelouse et qui laissait pendre de paresseuses vignes vert-de-grisées par la lumière, paraissait marquer la limite entre les féeries nocturnes, le monde de l’impossible aventure, et les gens qui dînaient dans le réel et la gaieté. Au point où s’attaquaient la lumière et l’ombre, des géraniums brillaient d’une ardeur étrange de regards avides. Au fond, c’étaient des obscurités de velours, d’huile et de goudron, parmi lesquelles pâlissait le ruban de la grande allée, animée parfois d’un point de feu cursif par le lampion d’une bicyclette. Le silence extérieur qu’on entendait dans les courts instants où la conversation était moins haute, s’écartait pour laisser passer le ronron vibrant d’une automobile, aussitôt disparue. Dehors, la nuit, l’inconnu, le mystère des poSsibilités et, dans la cage de verre aigre de lueurs, cette musique qui incitait, promettait, et révélait d’avance les futurs regrets…

— Écoutez, disait la petite madame de Lurcelles, je trouve qu’il commencerait à être temps de prendre une bonne décision : ou renonçons à débiner les gens que nous recevons, ou renonçons à les recevoir ; car enfin, c’est curieux tout de même de si bien accueillir ceux que nous nous étonnons de voir admettre ailleurs !

— Ma chère, fit madame d’Audichamp, tu as une âme de janseniste, on te connaît…

— Mais c’est surtout une loi de prudence que voudrait établir madame de Lurcelles, dit Marken en versant du champagne dans la coupe de madame d’Audichamp. C’est horriblement dangereux de fréquenter affectueusement les gens qu’on méprise. Supposez qu’il s’en trouve quelqu’un que le snobisme n’engage pas à supporter tout de vous, et qu’ayant eu pour seul espoir de conquérir votre sympathie il découvre qu’il n’a gagné que votre dédain… Si un de ces individus que vous admettez pour les railler ensuite avec un si terrible esprit, s’apercevait de n’avoir été toléré qu’à titre d’instrument, savez-vous qu’il pourrait avoir la tentation de se venger ?

— Vous avez l’air de raconter l’histoire d’une de vos connaissances, fit M. de Lurcelles.

— On raconte toujours l’histoire de quelqu’un, quoi qu’on dise, répondit légèrement Marken, car tout est déjà arrivé et tant de fois !

— Comme c’est ennuyeux à penser ! dit Jacqueline ; on aimerait tant à savoir que ce qu’on sent n’a jamais été senti !

— Il faut se contenter de l’espoir que cela ne l’ait été que rarement ; et on peut croire cela quand on a la certitude d’être par quelques points un peu exceptionnel.

– L’exception, l’excentricité, c’est le désordre, proféra M. d’Audichamp. J’espère bien que vous n’êtes pas partisan du désordre ?

— Oh ! si, cher monsieur, tout à fait. Je suis partisan du martyre, du sacrifice, des grandes passions, du génie, de tout ce qui rompt la norme.

— C’est absurde, s’écria madame d’Audichamp, abandonnant une aile de faisan dans un accès d’indignation gaie ; ces grandes affaires-là détraquent tout et d’abord elles mettent tout le monde de mauvaise humeur. J’admire les martyrs parce qu’on m’a appris que c’est une chose à faire et puis parce que je ne les ai pas connus personnellement. Mais je sens que, si j’avais été leur contemporaine, ils m’auraient agacée à la fureur. C’est si intolérable de voir des gens se donner des airs parce qu’ils font des choses dont on se sait incapable !

— Mais le sacrifice, maman, dit madame de Lurcelles, on est toujours un peu capable de ça.

— Laisse-moi donc tranquille ! C’est de la pose pour étonner la galerie. N’est-ce pas la sœur de Pascal, il me semble, qui raconte cette bonne histoire d’un homme qui, après avoir étonné les populations par les mauvais traitements qu’il s’infligeait à lui-même dans une sainte intention, s’était, pour finir, retiré dans un désert. Un de ses amis va le voir, le trouve mangeant à l’heure de nones, alors que, lorsqu’il vivait dans le monde, il ne mangeait qu’à l’heure de vêpres. Stupéfaction scandalisée de l’ami, qui aimait à voir les autres se macérer dur ; explication du saint homme : il avoue qu’il n’avait pas besoin de manger, lorsque les louanges qu’on donnait à ses austérités soutenaient son courage, mais qu’au désert, personne n’étant là pour s’écrier d’admiration, il n’est plus aidé par rien et doit satisfaire son estomac… Que dites-vous de l’histoire, monsieur Marken ? Elle est probante, je pense !

— Elle est charmante, madame, et on n’y saurait répondre. Il est parfaitement exact qu’on ne fait rien de grand ni de difficile que pour conquérir l’admiration. La façon la plus certaine de classer les esprits avec justice consisterait à les diviser en deux catégories : ceux qui veulent étonner la foule, et ceux qui ne souhaitent l’admiration que d’un seul être.

— Et, dit madame d’Arlindes, il est aisé de voir d’après votre accent que c’est à la seconde catégorie que vous appartenez.

— Sans doute, madame ; on n’est jamais désintéressé. Les hommes qui me racontent qu’ils ont usé leur vie à faire triompher une idée pour le pur amour d’elle me touchent, car j’aime les illusions, mais ils ne me persuadent pas, et je cherche volontiers l’intérêt particulier qu’ils ont à ce que cette idée-là fasse son chemin. Il faut un moteur à toute ambition et il n’en est pas de plus puissant que la conquête de l’esprit d’une créature élue.

— Vous admirez le politicien qui, pour amuser une jolie femme renverse le ministère ?

— Je reproche aux politiciens d’avoir trop rarement d’aussi bonnes raisons pour renverser les ministères.

– J’aime énormément votre façon d’envisager ces choses, dit madame d’Arlindes avec le célèbre regard de biais qui a troublé deux générations de pauvres hommes.

Des phrases se croisèrent, chacun dit son avis sans écouter celui du voisin. Les tziganes attaquaient un nouveau morceau.

Le cymbalon nasillait en notes pressées et fourmillantes. Ce fut d’abord un martellement précipité, pareil au piaffement des chevaux dont on contient l’impatience. Puis un vaste arpège s’élança. Les chevaux étant libres, la horde s’éparpillait en un galop sauvage dans la plaine ouverte. Le vent qui coupait la course folle sifflait aux cordes des violons. Marken ne parlait plus ; il écoutait cette musique, les paupières serrées, les yeux aigus et lointains, un sourire nerveux bougeant au coin de sa lèvre.

On causait vivement.

— Vous connaissez cet air-là ? dit Jacqueline à demi-voix.

— Je l’ai souvent écouté, là-bas, dans la plaine hongroise, où l’on voit des mirages, répondit-il si bas que nul autre qu’elle ne put l’entendre.

Détournée de la table, bras noués au dossier de sa chaise, Jacqueline de nouveau regardait dans la nuit et laissait entrer en elle les rafales chaudes de la musique.

Les sons s’enchevêtraient, furieux et cruels, comme des membres, des chevelures et des crinières durant le combat ; des notes hautes du violon, des cris jaillissaient ; le violoncelle haletait l’agonie des corps tombés qu’on foule ; puis, à l’appel irritant du cymbalon, tous les instruments réunis en une colère renouvelée s’attaquaient encore, se pénétraient à la manière de couteaux tranchant la chair. Cela disait la brutalité triomphale, le rire frénétique du meurtre, une volupté trop forte, la mort suspendue au-dessus d’un plaisir surhumain ; puis soudain la plaine était vide, la horde avait passé, on entendait la rumeur confuse de sa fuite déjà lointaine et rien ne restait plus que la plainte lente et nostalgique d’un cœur trop lourd de désir. La phrase calmée insistait, traînante et molle, se rompait au contact de l’impossible, courbait les replis de son gémissement inapaisable, se redressait soudain acharnée et brûlante, retombait en interrogation fiévreuse. Était-ce la peine de vivre ? existait-elle, cette joie sans pareille dont l’universel désir fait sangloter la terre dans les nuits d’été ?…

Jacqueline, pâlie d’angoisse, se tourna vers Étienne. La rencontre de leurs pensées fut si violente qu’elle baissa les paupières et qu’il détourna la tête… Au galop, fauchant, écrasant la route, la horde revenait par la plaine aux mirages, plus vite, plus vite encore, plus haut, et tous les instruments réunis criaient de la suprême énergie de leurs voix la conquête définitive d’une joie vaste comme la mort. Et Jacqueline sentit que cette minute de rage et de volupté emportait son vouloir, l’éparpillait dans un tourbillon de rire, de pleurs, d’espoirs, de cris et de plaisir.

Cela s’interrompit d’une saccade ; il fit froid, morne et sombre dans la tiède pièce claire. D’un signe, Marken appela le chef d’orchestre et, du bout de sa main sèche dont le geste avait le mépris ou la passion des choses qu’elle touchait, il tendit un billet de banque au musicien, qui s’effondra de reconnaissance stupéfaite. Puis, remplissant d’eau le verre qui était devant lui, il le vida d’un trait. Il avait le visage plein d’ombres et de lumières ; l’excès des sensations le martelait d’une expression nouvelle et lui donnait un style si âpre et si magnifique qu’autour de lui toutes les figures se vulgarisaient.

— Vous aimez cette musique-là ? dit madame de Lurcelles.

— Oui, beaucoup.

Il se mit à parler avec une gaieté brusque. Le dîner était presque fini. Il proposait d’aller au Point-du-Jour pour donner aux femmes l’amusement de voir les rôdeurs qui se réunissent là dans un cabaret. Mais personne ne témoigna d’enthousiasme pour ce projet. L’entrain baissait. Les Américains et leur cocotte indivise étaient partis, la mélancolie de la nuit d’automne entrait plus largement par les fenêtres. Chacun sentait la fatigue de la journée ; on songeait à rentrer.

— Nous avons pris un landau au Grand Hôtel, dit madame d’Audichamp, on fait des choses comiques en cette saison, nous pourrons bien y tenir cinq. Avez-vous des voitures, chères amies ?

Ceci s’adressait à Jacqueline et à madame d’Arlindes. Toutes deux répondirent que non.

— Eh bien, laquelle vient avec nous ?

— Emmenez madame d’Arlindes, dit Jacqueline, je rentrerai à pied avec monsieur Barrois, s’il y consent. Ça me fera du bien de marcher.

— Mais, madame, la route est bien longue, observa Marken d’un ton de courtoise indifférence. Si vous voulez bien m’y autoriser, je reconduirai vous et monsieur Barrois… J’ai mon auto.

— Acceptons-nous, cher ami ? demanda Jacqueline à Barrois.

— Certainement, si c’est de moi que cela dépend.

— Eh bien, voilà qui est arrangé pour le mieux, dit madame d’Audichamp. Maintenant que nous sommes tranquilles sur le sort de Jacqueline, allons nous coucher. Je tombe de fatigue. Cher monsieur Marken, cette petite fête était délicieuse, beaucoup mieux ordonnée que celle des Steinweg ; la poularde à la crème… incomparable ! Je vous remercie bien de nous avoir fourni l’occasion de terminer si agréablement cette sotte journée. Maintenant on ne va plus se revoir qu’en décembre ; je pars demain ; et vous, Jacqueline ?

— … Moi aussi. J’attends du monde mercredi à Blancheroche.

— Je vous plains ! Allons, adieu. Mes souvenirs passionnés au bel André. Vous savez mes sentiments pour lui ; toute feinte serait inutile.

— Oui, merci, chère madame. Bonsoir.

Tout le monde répétait hâtivement : « Bonsoir ». On remettait les manteaux avec cette précipitation joyeuse qu’apportent les gens du monde en chaque occasion de se quitter ou de se rejoindre.

Le landau reçut les Audichamp, les Lurcelles et madame d’Arlindes, s’ébranla et disparut dans la nuit. L’automobile était devant la porte. Marken fit monter Jacqueline, lui enveloppa soigneusement les genoux dans une fourrure, puis, tournant autour de la machine, s’assit à côté d’elle en passant avec une brusque dextérité sous le volant de direction.

— Vous avez des couvertures là dedans, n’est-ce pas ? dit-il à Barrois, qui s’installait dans le tonneau, à côté du mécanicien.

— Oui, oui, ne vous occupez pas de moi, songez seulement à la précieuse vie que vous tenez entre vos mains, dit le vieux chimiste.

— Que je tiens entre mes mains ? répéta Étienne.

Puis il eut un rire âpre.

— … Soyez tranquille, j’y songe.

Le moteur secouait la voiture de sa tremblante véhémence. On eût dit d’une bête prise, pleine de colère et d’un vouloir d’échapper. Jacqueline sentait sous ses semelles cette vibration faite d’un désir d’élan, et elle aussi avait ce désir ; une ivresse captive et impatiente battait dans son sang.

— Voulez-vous que nous fassions un tour avant de rentrer ? demanda Marken, qui avait fini de vérifier sa machine et dont les mains posaient sur le volant.

— Oui, allons.

Le tapage tumultueux fondit en un long gémissement, plainte tendre de la force enfin satisfaite, la voiture partit d’un mouvement souple.

Rejetée en arrière par le démarrage, Jacqueline restait appuyée, son épaule frôlant celle d’Étienne.

— Vous n’avez pas peur, n’est-ce pas ?

— Non, allez vite.

Il répondit d’un signe de tête.

L’automobile filait avec une rapidité folle, les arbres au passage semblaient se disloquer, tomber dans des abîmes, les nuages du ciel fuyaient. La lueur des phares trouait la nuit d’une courbe jaune autour de laquelle les ténèbres s’épaississaient. Les paysages couraient, pareils aux rayures d’une étoffe ; sur le sol, un caillou, une paille s’éclairaient un instant comme des fragments précieux, et le chemin semblait tiré en arrière par une force énorme et vertigineuse. Le poids de l’air plaquait au visage comme un masque gelé, vibrant, que rien ne semblait devoir détacher jamais. Jacqueline éprouvait que cette vitesse qui l’emportait, ce n’était pas un phénomène extérieur à elle, mais une manière d’être surhumaine de sa volonté devenue mouvement, et que, s’ils allaient ainsi, c’était menés par son front appuyé au vent, par ses mains contractées, par son cœur qui se précipitait et par le tourbillon de son sang.

— Plus vite ! dit-elle à travers ses dents serrées.

Elle eut alors l’impression que toutes les silhouettes étaient des lames qui taillaient l’espace. La Seine apparut un moment sous la lune, limpide comme une source vive, puis disparut. Le ciel se purifiait de ses nuages, l’atmosphère était pareille à un cristal mince, les étoiles très blanches, pas une buée, tout était net, coupant, éperdu. Les formes éloignées se rejoignaient en fraternelles arabesques. Il devenait sensible, dans la communion oscillante de tout, que la volonté secrète de la nature relie par une analogie mystérieuse le dessin de l’arbre à celui de la colline. Et Jacqueline, l’esprit surexcité, songeait, avec un plaisir d’éthéromane prêt à saisir le sens caché des grands problèmes, à cette identité qui rapproche les choses diverses ; à ce jet unique du génie créateur qui emploie une intention et un mode pareil à façonner toutes les apparences. Elle devinait que la structure d’un cristal et l’ardeur d’une pensée amoureuse sont des manifestations pareilles et obéissent à une même, inévitable et merveilleuse loi.

Dans la frénésie de cette course, elle se sentait libre, puissante et superbe, les veines trop pleines ; et le bruissement de sa propre vie l’emplissait d’un tumulte ambitieux.

Elle n’eut aucune surprise à sentir la main d’Étienne se poser despotiquement sur la sienne. Elle n’avait pas remis ses gants ; leurs peaux froides devinrent brûlantes au contact qui se prolongeait, et elle planta ses ongles dans les doigts qui la maintenaient, joyeuse de penser au danger où il la mettait en menant d’une seule main à une telle allure. Ils arrivaient sur une voiture dont le conducteur, endormi sans doute, ne se dérangeait pas ; Étienne fit le mouvement instinctif de se dégager, elle le retint. Il eut un sourire d’orgueil qu’elle vit.

– Et si nous entrons là dedans ? dit-il.

– Tant pis, tant mieux ! répondit-elle.

Et leurs doigts mêlés se tordirent.

La voiture dépassée, on entendit la voix de Barrois qui criait :

— Est-ce que nous allons quitter la France ?

— C’est vrai ! Où sommes-nous, où allons-nous ? demanda Jacqueline.

— Ah ! je ne sais pas ! Qu’importe ?

— Il faut rentrer… Le pauvre Barrois n’est pas tranquille… et il a raison.

— Rentrer ! Vous quitter !… Dites, voulez-vous que je jette la machine sur ce talus ? Ce serait fini, il n’y aurait rien après.

— Si vous voulez, répondit-elle d’une voix paresseuse.

Elle savait qu’il ne plaisantait pas et que le goût de la mort, aboutissement du désir, était en lui comme il avait été en elle, l’instant précédent.

Barrois vociférait son indignation.

— Oui, oui, nous allons tourner dans un instant, lui cria Marken.

Puis très bas, parlant vite :

— Vous avez dit que vous partiez demain ; c’est impossible ; je ne supporte pas l’idée de ne plus vous voir sans avoir pu vous parler librement. Donnez-moi cette journée… Il n’y a personne à Paris… et puis, qu’importe, il le faut… Dites ?

— Oui, je veux bien, répondit-elle.

– Je vous attendrai à onze heures au coin de l’avenue Marigny et des Champs-Élysées ; nous déjeunerons ensemble quelque part, et nous causerons : j’ai tant besoin de causer avec vous !

— C’est entendu.

Il ralentit l’automobile, vira et reprit le chemin de Paris à toute vitesse.

Ils ne dirent pas une autre parole jusqu’au moment où la voiture s’arrêta devant la porte de Jacqueline.

— Mon cher monsieur, dit Barrois qui était descendu lestement, vous venez de me fournir sur moi-même un renseignement duquel je vous reste fort obligé. Je me croyais en état de détachement philosophique, il n’en est rien. Je suis certainement l’homme le plus attaché à la vie entre tous les hommes qui ont eu l’avantage d’analyser les affres de l’agonie et de ne pas mourir pourtant.

— Adressez vos reproches à madame des Moustiers, mon cher maître ; elle m’a ordonné d’aller vite, et ce n’est pas à vous que j’apprendrai qu’on ne discute pas ses ordres.

— Évidemment, dit le chimiste qui éternuait comme un maniaque ; c’était d’ailleurs charmant, mais vous m’excuserez si je prends un honnête fiacre pour rentrer chez moi.

— Ne restez pas là, sauvez-vous, fit Jacqueline d’un ton câlin. Je suis pleine de remords ! Ne manquez pas de m’écrire demain pour me dire si vous êtes enrhumé.

– Je pourrais peut-être vous le dire moi-même si vous ne partez que le soir ?

— Non ; je prends le train de dix heures du matin… J’ai tant de choses à faire avant l’arrivée de mes invités ! Adieu, cher ami, écrivez surtout !

Barrois arrêta un fiacre qui passait et y monta. Jacqueline sonnait à sa porte. Ses cheveux libérés par le grand vent ondulaient en larges plis autour de sa figure pâle qui, avec cette coiffure défaite et l’anxiété mal apaisée de son regard, avait une ardeur inhabituelle, comme si ce plaisir qu’elle venait de goûter laissait en elle un écho et l’appétence d’émotions plus fortes encore.

La porte s’ouvrit, Marken dit de son accent volontaire :

— Demain… Vous ne changerez pas d’avis ?

— Non… non… Pourquoi changerais-je d’avis ?

— Oui, c’est vrai… Pourquoi ?

Elle le regarda encore une fois et vit dans ses yeux le désir d’elle si fort qu’elle hésita, puis, secouant sa magnifique chevelure défaite, elle dit, l’air résolu :

— Je tiens ce que je promets.

Et elle entra dans la maison.

VI


Vers quoi allait-elle en marchant de ce pas qu’il lui fallait un grand effort pour rythmer en tranquille flânerie tandis qu’elle descendait les Champs-Élysées ? Était-ce à la banale et véhémente aventure de l’adultère qu’aboutiraient le lent travail intérieur et les secousses subies depuis deux ans et demi ? Dès son réveil, elle avait discuté avec soi-même cette possibilité. Après en avoir accueilli les images, elle les rejetait énergiquement, et sa résolution accroissait sa fierté.

Elle était en avance au rendez-vous, ayant prémédité d’user, dans l’ennui de l’attente, la surexcitation que lui donnait son imprudence. Elle s’arrêta à regarder les gouttes d’eau luisantes qui tombaient avec un bruit pesant de grains de verre dans la fontaine. Une odeur de feuilles sèches, délicate comme l’arome d’un sachet ancien, et une saveur de moisissure, puissante comme un conseil circulaient dans ce coin des Champs-Élysées. Elle rompit son engourdissement rêveur, et s’efforça de penser avec précision. Certes elle dominait cet homme qui allait venir ; il l’aimait, comme jamais peut-être on ne l’avait aimée. Elle se sentait la maîtresse du danger accepté ; sa liberté totale était près de se réaliser dans l’asservissement d’un être que rien encore n’avait dompté. Elle sentait son énergie pour la première fois de sa vie et en jouissait. Comme elle était différente de la pauvre femme pleine de sanglots et de folie qui avait couru chez Erik Hansen pour guérir son orgueil meurtri ! Elle s’était bien examinée depuis la veille et, en sincérité, elle n’acceptait pas que ce fussent les incitations de la musique et la griserie de la course qui l’eussent déterminée à risquer cette compromettante aventure où elle se trouvait prise. Non, la vraie raison, la seule, c’était l’envie de vérifier sa propre résistance et la prise qu’elle avait sur Étienne. Il s’agissait de se bien démontrer, par l’exemple, qu’elle était supérieure à cette faiblesse des nerfs et du cœur qui livre la femme au fort désir de l’homme, et que cet homme-là était assez sa chose pour la respecter puisqu’elle voulait qu’il fît ainsi. Elle ne s’était pas occupée de rechercher si le sentiment vif et déjà tenace qui la poussait vers lui était de l’amour, les sentiments qu’il avait pour elle l’ayant jusque-là exclusivement intéressée. Elle s’interrogea là-dessus. À quoi reconnaît-on qu’on est amoureuse ? D’abord, sans doute, au tourmentant besoin de joindre toute sa destinée à celle de l’être cher. L’hypothèse la fit sourire. Elle se vit déjeunant tous les jours à la même table que Marken, échangeant avec lui des aperçus sur une sauce imparfaite, discutant des intérêts pratiques, l’attendant pour sortir ; l’idée de causer familièrement avec lui le matin, avant son bain, comme elle faisait avec André, lui parut horriblement choquante.

Non, évidemment, elle n’était pas amoureuse, puisque l’image de leurs vies mêlées se présentait sous des aspects burlesques et intolérables. Mais lui, songeait-il à rien de pareil ? Elle avait bon espoir que non. Cependant, qui pouvait le dire ? Peut-être allait-il offrir quelque absurdité, un départ romantique, par exemple ? Que lui répondre s’il en était ainsi ? Marken aurait tôt fait d’apercevoir, ce qu’elle découvrait elle-même en s’étudiant de près, son goût de la correction, des élégances morales, et que jamais probablement elle n’aimerait assez un homme pour faire à cause de lui un de ces grands mouvements de passion qui jettent bas le décor mondain et isolent une femme dans le mauvais côté de l’opinion. Il la jugerait de médiocre caractère ; mais, en somme, tout cela signifiait proprement qu’elle n’était pas éprise de lui, et elle ne lui avait pas dit qu’elle le fût.

Le courage un peu défaillant, marchant plus lentement, elle se souvenait du besoin si fort qu’elle avait eu, la veille, de ses yeux pendant que la musique remuait l’air d’une intoxiquante folie, et du moment où elle lui avait enfoncé ses ongles dans la main pendant cette course qui déchirait la nuit. Bien qu’elle n’eût pas dit qu’elle l’aimât, il était fondé à le croire. Comment avait-il interprété ce consentement si rapide à passer la journée seule avec lui. Aucun doute n’était possible à ce sujet. Il avait dit : « Je vous aime trop pour vous désirer » ; mais, depuis cette parole, la distance entre eux s’était singulièrement rétrécie.

Elle avait mal calculé en pensant qu’à flâner seule avant de le retrouver elle conquerrait le calme. Ses réflexions lui apportaient l’inquiétude, et elle commençait à n’être plus si certaine du dénouement de l’aventure. Il allait venir avec le sentiment d’un accord tacite établi entre eux ; le refus net qu’il faudrait formuler à un moment donné le jetterait sans doute dans une de ces colères dont elle avait vu quelque chose peu de mois auparavant, alors qu’elle ne lui avait encore donné aucune prise sur elle. Que serait-ce, maintenant qu’il se croyait des droits ! Avant la fin de cette journée, il pouvait se faire qu’ils fussent séparés par de la haine et d’irréparables violences. Elle regretta d’être là, eut envie de rentrer chez elle, de lui écrire qu’elle était malade… Elle l’aperçut, venant à sa rencontre. Son agitation tomba. Il n’y eut plus en elle que la volonté fixe de le garder à tout prix.

Il marchait très vite et l’eut bientôt rejointe.

— Bonjour, dit-elle, avec un sourire délicieux.

Étienne était grave ; il avait cette figure tirée, vieillie que lui donnait l’émotion. Il avait serré si rudement la main de Jacqueline que les pierres de ses bagues lui meurtrirent les doigts.

Il dit :

— Je croyais que vous ne viendriez pas.

— J’avais promis, répondit-elle.

Et elle se rendit compte que le sérieux involontaire de son accent devait augmenter l’équivoque de la situation. Mais une grande indifférence lui était venue des conséquences que pourraient avoir ses paroles ; l’appétit d’émotions réveillé par la vue d’Étienne dominait les prudences et les scrupules. Elle ne songeait plus à rien qu’à vivre fortement cette heure singulière.

Il la regardait d’un si pesant regard qu’elle sentit sa faiblesse, et n’en eut pas la honte mais une joie exquise. Ils marchaient lentement, sans se rien dire. Un ouvrier les croisa, allant d’un pas lourd et inégal ; il les examina l’œil gouailleur. Jacqueline sut qu’elle avait l’air d’une femme qui vient de retrouver son amant, et que ce passant grossier ne doutait pas du lien qui les unissait. Une gêne la crispa, mais très vite elle reprit sa vaillance hasardeuse et, le ton vif :

— Où allons-nous ? dit-elle.

— Déjeuner quelque part… où vous voudrez… Au Bois ?

— Ça m’est égal. Je vous ai donné cette journée : à vous d’en régler les circonstances.

Il fut un moment sans répondre, distrait en apparence ; il regardait à terre et, du bout de sa canne, déchaussait les petits cailloux incrustés dans le sable. Enfin, d’une voix indifférente, il nomma un hôtel récemment construit dans le voisinage.

— Nous pouvons aller là, si vous voulez ?

— Oui, allons…

Elle avait fait un effort pour dire cela simplement, car le choix de l’endroit la renseignait sur les intentions d’Étienne. N’aurait-elle pas dû insister pour déjeuner au Bois, en plein air ?… On verrait bien !

Marken héla un fiacre, donna l’adresse, puis, lorsque la voiture roula, se mit à parler littérature, ingénieusement, l’esprit libre, très gai, parfaitement à l’aise.

Elle eut quelque déception ; elle avait compté, en le voyant si ému lorsqu’il l’avait abordée, qu’il serait immédiatement passionné, éloquent, difficile à manœuvrer. Elle songea qu’elle le jugeait mal peut-être et qu’il avait dit vrai en affirmant qu’il l’aimait par delà le désir. Elle fut tout d’un coup entièrement rassurée, au point même de regretter l’inquiétude récente, dont le goût était plus fort que celui de son actuelle tranquillité. Elle se moqua elle-même d’avoir préparé des défenses d’un si beau style et dont elle n’aurait pas l’emploi, car, décidément, elle ne risquait rien.

Descendue devant l’hôtel, elle eut, à voir payer le fiacre par Marken, l’impression que pour quelques heures il était responsable d’elle et un peu son maître ; elle ne débrouilla pas si c’était là une des choses qui lui plaisaient ou si elle en avait de l’agacement.

— Attendez-moi un moment, voulez-vous ? Je vais choisir un salon, dit Marken en la faisant entrer dans une manière de parloir clinquant et somptueux.

Elle restait seule, regardant par la fenêtre les passants plus rares à cette heure. À mesure qu’elle avançait dans son aventure, elle avait le cœur plus affermi. Elle pensa à son mari qui cultivait en Bretagne les agréments d’une nouvelle liaison ; elle souhaita cordialement que tout, dans cette affaire, allât aussi bien qu’il le désirait. Elle était certaine de son droit à la liberté, et concédait volontiers le même droit à tous. Si quelqu’une de ses relations fût entrée, s’informant des raisons qu’elle avait d’être-là, elle eût répondu tranquillement : « J’attends monsieur Marken avec qui j’ai rendez-vous pour déjeuner », Mais personne ne vint lui offrir l’occasion d’affirmer son mépris de l’opinion. Étienne reparut, s’excusant d’avoir trop tardé, et lui enseigna le chemin. Elle retrouva dans les yeux du petit bonhomme qui manœuvrait l’ascenseur la même expression de gouaillerie qu’elle avait vue à ceux de l’ouvrier. Ce mioche érudit ès-mœurs parisiennes avait coutume de monter des dames qui venaient déjeuner avec des messieurs en cabinet particulier, il savait à quelles fins. Mais ce qu’il ignorait, le petit bonhomme, c’est que cette jolie dame-ci n’était point comme les autres et qu’elle pouvait tout affronter, étant sûre de tout vaincre. À se sentir incomprise du boy de l’ascenseur elle eut l’agréable certitude de circuler dans un beau mystère.

Ils traversèrent des couloirs, une porte s’ouvrit et Jacqueline, de son allure calme et hautaine, entra dans une pièce décorée de pâtes Louis XV, meublée de fauteuils et de canapés en damas groseille et bois doré ; au milieu, une table hideuse, incrustée de cuivre et d’écaille, un lustre en cristal au plafond, et sur la cheminée une pendule où des Amours se livraient à de paradoxales gymnastiques. L’endroit était sans âme et d’une complète décence. Les canapés semblaient n’avoir jamais eu d’autres fonctions que d’attendre les sacs de voyage qu’on jette d’un mouvement fatigué lorsqu’on descend des trains, nulle mémoire ne dérangeait l’impassible anonymat des apparences.

Le déjeuner fut long à ordonner ; Marken mettait à consulter Jacqueline sur chaque plat cette insistance que les hommes considèrent comme une marque de dévouement et qui ennuie si merveilleusement les femmes, pour lesquelles commander un repas ne constitue point un plaisir particulier. Le garçon évitait de regarder Jacqueline ; ses yeux allaient mécaniquement de la figure de Marken à la carte, comme si ignorer qu’il y eût là une dame eût été la partie de son style professionnel à quoi il tenait le plus. Enfin il sortit, le sourcil préoccupé, emportant la commande.

— Est-ce que vous n’ôterez pas votre chapeau ? dit Étienne avec le même air distrait qu’il avait eu pour proposer de déjeuner dans cet hôtel.

— Mais non, quelle idée bizarre ! Pourquoi voulez-vous que j’ôte mon chapeau ?

– Pour voir vos cheveux, tout simplement !

– Eh bien, vous vous passerez de cette joie-là, fit-elle gaiement. Voyons, depuis quand déjeune-t-on sans chapeau au restaurant ? D’ailleurs, même si c’était protocolaire, je n’en ferais rien ; ça m’assomme de remettre mes épingles.

Il eut un sourire de moquerie.

— Vous pensez que ce serait… quoi ? trop familier ? indécent ?… ou… dangereux, peut-être ?

– Ah ! certes non ! Rien n’est dangereux, riposta-t-elle vivement.

Et, soudain décidée, elle se décoiffa, fit bouffer ses cheveux, ôta et remit la petite broche de pierreries qui fixait les mèches courtes à sa nuque et, tournée de trois quarts devant la glace, s’assura que tout était en ordre sur sa tête.

Le garçon était revenu, il mettait le couvert avec des gestes accélérés de prestidigitateur et dont la rapidité semblait destinée à distraire l’attention du public de la place particulière où il posait les assiettes pour favoriser leur prochaine transformation en roses de papier. Tout en lui exprimait sa contrition de ne point se hâter davantage encore. La voltigeante certitude qu’il avait d’être impertinent en restant la divertit Jacqueline. Lui aussi pensait que, lorsqu’une dame vient déjeuner tête-à-tête avec un monsieur en cabinet particulier…

Les œufs brouillés posés sur la table, elle s’assit. Étienne la servait avec un soin tendre ; puis, comme elle lui laissait le soin d’attaquer la conversation, il se mit à la remercier d’être venue.

— C’est bien conforme à vous d’avoir accepté si simplement de passer quelques heures avec moi. Vous êtes au-dessus de toute banalité. Quoi qu’il arrive jamais, je vous garderai la reconnaissance de cela, et je demeurerai accroché à votre volonté comme une chose à votre service…

— Et puis ? dit Jacqueline gênée par l’insistance de son regard.

– Et puis il faudrait vous dire combien je vous aime… Je ne peux pas.

Le garçon entra, après avoir tourné le bouton de la porte d’un effort bruyant, et comme si quelque monstrueuse difficulté se fût interposée entre son vouloir et son pouvoir de l’ouvrir. Il ôta les assiettes, leur en substitua d’autres avec une clownesque dextérité, offrit le poisson.

— Vous ne prenez pas de sole ? Je vous avais bien dit que vous ne l’aimiez pas ?

— Mais si ; seulement, je n’ai pas très faim.

— Prenez-en un peu, je vous en prie… Et ce Rœderer, garçon ? Vous savez, c’est aujourd’hui que nous comptons le boire.

— Il vient, monsieur, il vient !

— Vite, n’est-ce pas ?

La porte se referma. Jacqueline commençait d’apercevoir une possibilité de ridicule dans l’équivoque qui tout à l’heure lui paraissait pleine de beauté. Peut-être y avait-il des choses mieux décoratives à faire que de manger un filet de sole dont on n’a pas envie en face d’un homme qui vous adore. La discordance de l’état intérieur avec les circonstances matérielles agit désagréablement sur elle.

Marken dit :

— Comme j’ai déjà souffert à cause de vous !

Elle songea qu’après cela il allait peut-être la forcer à reprendre du poisson ; un peu agressive, elle demanda, sans souci de ce qu’il venait de dire :

– Êtes-vous souvent venu ici avec des femmes ? Le maître d’hôtel a l’air d’avoir de l’amitié pour vous ?

— Avez-vous pu croire que je vous amènerais dans un endroit où…

Comment avait-il prononcé « amènerais ? » C’était bien cela ; il l’avait « amenée », il disposait d’elle. S’appuyant au dossier de sa chaise, l’air distrait, elle répondit :

— Pourquoi pas ? Quel inconvénient y aurait-il à déjeuner avec une amie dans un lieu où on est venu avec des maîtresses ?… C’est tellement différent !

— Oui, très différent… je le pense, au moins ; mais je ne saurais même établir de comparaison, car vous avez tué tous mes souvenirs. Rien qu’en passant devant ma vie, vous en avez modifié les aspects. Une parole de vous fait ma journée pleine ou vide. Quand j’ai touché vos doigts, je deviens insensible à tout contact, isolé dans ma fierté et dans ma joie. Rien de ce à quoi vous n’êtes pas mêlée n’a de sens. Pour qui vous aime, vous devenez l’âme intime de toute beauté. Il n’est pas une ligne noble qui ne rappelle quelque chose de vous, une musique sublime qui ne vous évoque, un grand vers où vous ne soyez tout entière présente… L’autre jour, je suis allé chez Dalton voir un vase grec qu’il vient d’acheter, une forme merveilleuse… il vous ressemblait, ce vase… Je ne pense pas qu’aucune autre femme, pas même Hélène de Troie, que les vieillards émus regardaient passer au soleil couchant, ait à ce point concentré en soi toutes les formes de la nature et de la pensée, pour en faire sa substance éloquente, le mouvement merveilleux de sa vie. Il me semble qu’on mourrait de joie si on osait se croire apte à vous donner une émotion.

— C’est chose très facile que de me donner de l’émotion, dit Jacqueline, qui ne souriait plus.

— Non, pas celle où toute la vie est en question et s’engage.

— Rien n’engage la vie entière. Quand on est de bonne foi, on ne fait marché que pour des heures, dit madame des Moustiers cherchant à retrouver le ton de la plaisanterie.

— Vous voyez, nous sommes d’accord. Vous ne connaissez pas et, sans doute, vous ne connaîtrez jamais le bouleversement causé par la rencontre de l’être qu’on pressent détenteur de la joie unique et particulière que chacun de nous cherche, à travers tout. Cette joie plus forte même que la souffrance dont elle est faite… vous savez… l’amour de Tristan et d’Yseult, cet amour qui garde le masque de l’épouvante et où le baiser doit avoir le goût de la mort.

Le bouton avertisseur travailla, le garçon pareil au destin ironique reparut et produisit avec de grands efforts un cliquetis terrible de couverts et de porcelaines. Il versa de haut le champagne dans les verres, servit l’entrecôte, parut stoïquement décidé à ne faire aucune des cent questions qu’il avait dans la tête et, saisi par la soudaine conscience d’un devoir lointain, s’échappa avec un envolement des basques de son habit.

– Si nous parlions politique ? dit Jacqueline.

Prompt à comprendre, Étienne épilogua sur des sujets indifférents. Le malaise de Jacqueline s’accrut ; elle y appuya sa pensée pour mieux enfoncer en elle sa détresse singulière. Écoutant à peine Marken, elle se répétait : « C’est bien la vie ». La vie… ce mot qu’on dit, la voix chargée de lassitude et comme si, en le prononçant, on donnait à la douleur son véritable nom. La vie qui heurte de ses grossières réalités les frêles constructions d’ardeur et d’espoir où l’âme humaine voudrait se réfugier. C’était la vie, ces entrées du garçon blême portant l’entrecôte Bercy et le champagne, au moment où elle commençait à croire qu’elle était aimée selon le rêve que, moqueuses ou tendres, elles font toutes. C’était conforme à la vie encore, cette aisance avec laquelle Étienne quittait le ton pathétique pour causer allègrement. Son exaltation si tôt transformée disait la parfaite maîtrise de soi. On ne reprend pas ainsi son calme lorsqu’on a le sang et le cœur troubles.

Elle coupa sa phrase.

— Où irons-nous après le déjeuner ? dit-elle, souhaitant qu’il fût surpris et irrité de la question.

Il répondit sans hésiter :

— Où vous voudrez, naturellement… Au musée Guimet, voir les dames momifiées et les Boudahs en or si divinement ironiques, ou au Trocadéro.

Il parla de l’art gothique et de l’art oriental. Jacqueline, très agressive, tout à coup, dénigra le moyen âge et exalta la Renaissance, déclarant comme un programme son admiration exclusive pour les belles joies sensuelles qu’exprime l’art de cette époque. Ils discutèrent vivement. Étienne semblait considérer comme son affaire personnelle de démontrer la supériorité de la vie intérieure, des passions refoulées et contraintes. Jacqueline trouvait cette conversation de cabinet particulier d’une grande absurdité ; elle s’irritait aussi qu’il gardât entières ses opinions et ne lui cédât rien. Elle devenait méchante, et, ayant proposé qu’ils allassent au Louvre pour comparer la belle Diane étendue au flanc du cerf royal, avec le triste tombeau de Guillaume Pôt, chancelier de Bourgogne, elle glissa de là à dire qu’elle connaissait le Louvre comme personne, s’y étant promenée souvent avec le jeune poète qui à cause d’elle s’était un peu tué et qui avait un sens si fin de l’école française au xviiie siècle, et aussi avec Barrois qui savait tout et entre autres choses pas mal d’égyptologie. Elle conta drôlement comment le vieux savant s’était un jour interrompu, au milieu d’une explication sur l’écriture cunéiforme, pour lui demander avec des larmes aux paupières qu’elle voulût bien lui donner la rose qu’elle avait à son corsage. Puis elle répéta la déclaration que lui avait faite un jeune peintre qui copiait l’Antiope, et qui, assurait-elle, avait des yeux incomparables.

Marken l’écoutait, de l’air d’un mondain charmé par l’esprit d’une mondaine avec qui il cause pour la première fois. Jacqueline le sentit plus fort qu’elle, et l’inconvenance révoltante de la situation prit son véritable aspect. Il était, lui, dans son rôle et le jouait bien ; elle jouait un rôle qui n’était pas le sien et où elle se diminuait. Elle eut le mépris d’elle-même, de lui et de la grossièreté du besoin d’émotion qui l’avait conduite là.

Le déjeuner s’acheva dans cette conversation qui les éloignait l’un de l’autre. Le garçon enleva le couvert, servit le café et disparut. Marken, qui était allé regarder par la fenêtre pendant que ces choses se passaient, se rapprocha.

— Vous êtes mal assise ; mettez-vous sur ce fauteuil, dit-il, en avançant une énorme bergère d’une forme grotesque.

— Est-ce que nous n’allons pas au Louvre ?

— Mais si. Voulez-vous partir tout de suite ? Vous ne prenez pas de café, peut-être ?

— Si, deux morceaux de sucre, s’il vous plaît, dit-elle.

Et elle s’assit sur la bergère, allongea ses pieds, s’appuya la tête d’un air de paresse.

Marken était debout devant elle. En quelques secondes l’atmosphère avait changé. Elle sentit le péril très voisin et dit d’une voix incertaine :

— Eh bien, vous ne parlez plus ? Qu’avez-vous ?

Il secoua la tête, s’assit à côté d’elle, le coude sur la table, sa main maigre soutenant sa tempe, et il continua de la regarder sans rien dire. L’interrogation de ses yeux agissait sur Jacqueline ; elle avait peur parce qu’il était immobile et silencieux, peur du cercle de volonté qu’elle sentait s’étrécir autour d’elle, et, davantage encore, peur de la faiblesse qui lui alourdissait les membres, faisait battre son cœur à gros coups ralentis et palpiter sa pensée de telle sorte qu’elle ne savait plus à quoi elle pensait. Toute son énergie était concentrée dans l’effort de cacher cette crainte qui était en elle et dont le délice l’humiliait. Elle voulut se dominer, le dominer, affirmer sa sécurité, et, d’un geste charmant, elle posa sa main sur la tête d’Étienne. Elle perçut que le tressaillement qui aboutit à sa paume avait traversé tout le corps de Marken. Il dit à voix basse :

— Comme je vous aime !

— Oui…

— Vous voulez bien que je vous aime ainsi, que toutes mes fibres tiennent à vous ? Vous acceptez que je sois à vous ?

— Oui.

Il se mit à ses pieds, elle entendit ce souffle brisé que lui donnaient les grandes émotions, elle vit la démence de son regard, tout près, et, en une indicible angoisse, elle se souvint de cet autre homme qui, lui aussi, s’était mis à ses pieds, et aux prunelles de qui elle avait aperçu cette expression de l’espoir, épouvanté de sa propre violence, ce cruel regard du désir. Elle repoussa inutilement la comparaison amère de cet amour oublié avec l’amour nouveau qui la tentait ; elle revoyait la petite chambre blanche, si différente de la banalité basse du cabinet particulier. Une affreuse détresse l’envahit. Le parfum fort et mat qui imprégnait les vêtements d’Étienne attaqua ses nerfs en désarroi avec une violence soudaine ; elle ne pensa plus à rien, et se rassembla toute dans le sentiment d’une poignante impatience.

Étienne la prit aux épaules d’un geste fort et très doux, ses paupières s’abattirent sous des lèvres chaudes et qu’elle sentit trembler. Elle eut un grand frisson par toute sa peau, une défaillance de la volonté, un plaisir abondant et anxieux rayonna en elle.

Il s’était écarté d’elle, lui tenant les deux bras, et la regardait ; les grandes secousses de son cœur heurtaient les genoux de Jacqueline ; les bruits de la rue coulaient confondus avec le bourdonnement du sang dans ses oreilles. Les yeux d’Étienne avaient une dureté qu’elle ne leur connaissait pas, mais elle n’avait plus peur de lui ni de rien, elle recevait de ce regard une volupté précise qui interrompait le mouvement normal de sa vie. Elle n’aurait pu parler, sa gorge était sèche et dure. Chaque seconde augmentait la sensation d’un définitif isolement où rien ne devait plus les atteindre.

Il lui baisa les yeux, le front, les joues, puis ses mains qui tenaient les bras de Jacqueline serrèrent plus fort, il avait effleuré ses lèvres d’un baiser qui n’osait pas encore. Elle eut au cerveau un choc qui dispersa toute sa pensée. Elle souhaita ne plus rien éprouver jamais, puis elle voulut, douleur ou joie, sentir davantage. Il dit :

— Dieu, comme je t’aime !

Ce tutoiement la traversa d’une souffrance de réveil trop brusque. Elle eut mal dans toutes ses fibres, retrouva la conscience d’elle-même, comprit. Sa fière résolution des heures précédentes se réveilla, elle fit un effort pour dégager ses bras. Cette défense acheva de bouleverser Étienne ; il se leva, et, la rejetant au fond de la bergère, il appuya sa bouche sur la sienne.

Jacqueline avait retrouvé son énergie ; elle libéra une de ses mains, repoussa brutalement le visage de Marken et, d’un effort de tous ses muscles, elle lui échappa, se mit debout en disant d’une voix dure :

— Assez, n’est-ce pas ?

Il avait une mauvaise figure. Jacqueline, indignée d’être confuse et hors d’elle-même, cherchait par quelle parole efficace elle restaurerait sa dignité. Ce fut lui qui parla :

— Excusez-moi. J’ai un peu perdu la tête… J’ai cru que vous partagiez mon émotion… Vraiment, je voudrais vous persuader que vous n’êtes pas seule à me trouver ridicule. Vous oublierez vite tout cela, j’espère. Venez, nous allons sortir d’ici et, à la porte, nous reprendrons chacun sa route. Je ne vous importunerai pas… On peut être un imbécile sans être un gêneur. Vous n’aurez jamais plus l’occasion de me parler comme à un valet irrespectueux. Et je garderai la mémoire de vous comme on garde un poison dans son sang… jusqu’à ce qu’on l’élimine !

Il avait repris l’avantage ; elle vit la sincérité de sa résolution et qu’il était capable de se détacher d’elle. Elle était résolue à ne pas lui appartenir, mais elle ne voulait pas le perdre.

— Il y a un malentendu entre nous, dit-elle avec hésitation. J’ai accepté de vous accorder cette journée parce que vous m’avez dit hier : « Je vous aime trop pour vous désirer ». Rappelez-vous… J’avais été fière d’entendre cette parole-là, j’y croyais. J’étais prête à vous donner ma tendresse, et, voyez, c’est vous qui ne voulez pas…

— Je ne vous demande rien, madame. Vous plaît-il que nous partions ?

— Étienne !…

L’étonnement de l’avoir malgré elle nommé ainsi lui coupa un moment la parole ; puis, le sang aux joues, elle continua :

— Vous refusez mon affection ? Dites-le, je veux vous l’entendre dire ; après cela, nous partirons.

— Ne parlons plus de tout cela. Nous nous sommes trompés l’un et l’autre, voilà tout ; nulle explication n’expliquera rien. Venez-vous ?

— Eh bien, non ! Je reste. Il faut nous comprendre pour être bien certains en nous séparant de n’avoir pas détruit une magnifique chose.

Elle s’assit sur la bergère ; il demeura debout en une attitude de déférence moqueuse.

– Nous avons mieux à faire, commença Jacqueline qui parlait avec lenteur pour se donner du temps, que d’installer une liaison comme toutes les autres, avec des jalousies, l’inévitable lassitude, le regret, le train ordinaire de ces choses enfin. J’ai eu, vous le savez, de l’antipathie pour vous, puis de la méfiance ; vous m’avez contrainte à être votre amie… Nul doute que je ne vienne à vous aimer bien davantage encore, mais ce ne sera que si vous me persuadez que vous n’êtes pas pareil aux hommes qui m’ont dit les mots que vous dites — moins bien, oh ! tellement moins bien, mais enfin… Je vous admire à cause de la puissance que je sens en vous, puissance sur autrui et sur vous-même : me suis-je trompée ? N’avez-vous de volonté que pour votre plaisir ?… Si c’est ainsi, vous avez raison, il faut nous séparer, mais si c’est autrement… Ne repoussez pas ma tendresse, qui vous fera plus fort, croyez-moi… Dites, mon ami cher, ne voulez-vous pas que ce soit ainsi ?

— Vous voulez bien m’admettre dans votre troupeau ? Je le comprends et j’en suis flatté. Mais je ne suis pas une bête de troupeau… Vous ne m’aimerez jamais, je l’ai senti tout à l’heure à ce mouvement de répulsion qui venait des profondeurs de vous… Sans doute, pour mieux m’asservir vous voudrez bien que je vous embrasse parfois lorsque j’aurai beaucoup imploré… Mais je ne sais pas implorer. Laissez-moi à ma solitude ; elle me convient. Hier soir, quand vous vous êtes tournée vers moi pendant cette musique qui ranimait ma jeunesse, mes ambitions, tout, j’ai cru voir dans vos yeux mon rêve qui se mettait à vivre. J’ai été sur le point de me lever, de vous dire : « Venez ! » et de vous emporter loin pour toujours… Vous m’avez dit une fois que j’étais romantique… c’était bien vu… Je ne sais dans quel monde légendaire j’ai transporté votre image ; il est évident, en tout cas, que c’est hors de la réalité et qu’il y a en moi un point de folie qui est vous… Mais ça se guérit, la folie… Vous voyez je ne suis plus irrité, je vous parle tranquillement… J’espère vous avoir assez aimée pour pouvoir ne pas vous haïr et même vous pardonner… avec le temps.

— Alors nous allons nous quitter… brouillés ?

– Non, mais il faut nous quitter définitivement. Vous ne pouvez pas m’aimer, et moi, je ne puis pas vivre près de vous sans être aimé par vous.

— Mais vous savez bien que je vous aime, dit-elle avec un sourire triste qui affaiblissait le sens de la phrase. J’ai besoin de vous, de votre intelligence, de votre ambition… et j’ai besoin que vous m’aimiez aussi… Songez à cette belle intimité que nos lettres de tous les jours avaient faite entre nous ; pourrez-vous vous passer de cela ? Moi, pas… Ne détruisez pas notre affection ; c’est une pitié… Comprenez donc enfin !

– Je comprends que je vous adore, que vous ne m’aimez pas et que si je ne vous arrache pas de moi je serai détruit par vous ! J’ai choisi.

Il avait l’air dur et excédé ; ses yeux allèrent à la pendule ; elle fit comme lui machinalement et regarda l’heure. Il était trois heures passées ; elle s’étonna de la rapidité avec laquelle avait marché le temps. La froideur de Marken la paralysait. Elle sentit qu’elle avait déjà commencé à le perdre et goûta la savoureuse amertume de la fin des choses, avec une intensité telle qu’elle ne discerna pas si c’était plaisir ou peine, mais seulement que cet homme la faisait vivre avec une secrète et superbe violence.

Résolue, elle se pencha vers lui, prit ses deux mains et l’attira. Il résista d’abord, puis ses bras fléchirent ; il fut de nouveau à genoux. La joie de vaincre fit à Jacqueline un beau visage triomphal et passionné.

— Pourquoi ne voulez-vous pas être l’ami, le cher ami que je souhaite ? dit-elle.

— Je ne veux pas souffrir… tant ; c’est trop.

Alors, penchée vers lui, comme deux ans plus tôt elle s’était penchée sur Erik, elle le baisa au front et il lui parut que ce qu’elle embrassait ainsi, ce n’était pas cette peau chaude, cette artère battante, mais bien toute la volonté de cet homme.

— Vous souffrez beaucoup, vraiment ? dit-elle, avec une raillerie tendre dans l’accent.

— Non… Je suis heureux… comme je n’aurais pas cru qu’on pût l’être.

Il passa ses deux bras autour de la taille mince, qui se cambra nerveusement. Il regardait ses yeux, puis sa bouche avec une expression d’avidité douloureuse. Elle avait plaisir à sentir posé sur elle le désir de ce baiser qu’il ne demandait pas, et, parce qu’il ne le demandait pas, ce fut elle qui offrit ses lèvres ; cette fois, elle rendit la véhémente caresse et, comme elle donnait au lieu de subir, elle y goûta une joie orgueilleuse.

Ils restèrent longtemps ainsi, ne parlant plus, interrompant à peine pour le reprendre aussitôt le térébrant baiser, immobiles, appuyés l’un à l’autre, attentifs au rythme inégal de leur sang qui s’exaltait.

Les allées et venues avaient cessé dans le couloir. L’hôtel était plein de calme. Par la fenêtre ouverte, les bruits de la rue tranquille arrivaient ralentis. Jacqueline cherchait la parole qui servirait de transition entre tant de bouleversements et l’attitude de craintive espérance où elle voulait que Marken, s’installât une fois pour toutes, et se trouvât parfaitement heureux. Soudain, sans que rien eût annoncé l’intention, elle eut les deux bras immobilisés. Étienne, debout, la renversait dans son fauteuil où il appuyait son genou ; elle sentait peser sur sa poitrine les saccades de son cœur désordonné. Le souffle écrasé contre sa bouche, il dit :

— Je te veux.

Et elle comprit qu’il lui fallait toute sa force à se défendre. Mais elle restait sûre d’elle-même très complètement ; elle savait bien maintenant que, quoi qu’il advînt, elle le tenait et qu’il serait vaincu. Elle serrait les dents, toute contractée, calme et résolue, suivant avec une lucidité complète les mouvements du tumulte intérieur qui bouleversait Étienne, aux convulsives pressions des mains qui lui tenaient les bras. Ce geste qui broyait était comme une interrogation éperdue qui sollicitait sa faiblesse. Mais elle n’avait point de faiblesse ; elle attendait, sans ridiculisante tentative pour se dégager, l’instant où un seul mouvement efficace suffirait à lui rendre sa liberté d’action. Il lâcha un de ses bras ; preste, sûre de soi, déplaçant un peu sa tête, elle interposa sa main entre leurs bouches. Il la mordit à la paume. Sans violence, mais de toute sa force, elle l’écarta en disant :

— Mon ami… je vous supplie…

Et sa voix suppliait, en effet. Elle était maîtresse de la situation, sans hâte ni colère, désireuse seulement de se tirer avec élégance de l’instant difficile.

Il obéit. Elle fut débarrassée du poids de la poitrine palpitante ; il était debout devant elle, avec un visage bouleversé, tremblant tout entier. Elle se leva aussi, mit les deux mains à ses cheveux dérangés, cherchant des yeux le miroir. Un de ses peignes était tombé ; elle tourna autour de la bergère, l’aperçut à terre, le ramassa, et, tandis que, la taille creusée, les bras en l’air, elle remettait sa coiffure en ordre, elle eut la vision du domestique qui balayait cette pièce chaque matin, et retrouvait sur le tapis les peignes qui s’échappent des chignons bousculés, dans le désarroi des heures amoureuses, et qu’on oublie de chercher en s’en allant.

Lorsqu’elle se : tourna vers Étienne, son visage rétabli comme sa coiffure avait beaucoup de douceur et d’assurance.

– Cher ami, comme je vous remercie de me si bien comprendre ! En me cédant, comme vous venez de faire, vous m’avez persuadée de votre tendresse dont je doutais encore… Jamais je n’aurais deviné qu’on pût avoir tant de fierté d’être reconnaissante.

Il se jeta sur le canapé.

— Quelle femme êtes-vous donc, dit-il, pour faire de moi ce misérable jouet de vos caprices !… Je ne peux pas m’arracher de vous… J’ai si peur de vous perdre !… Mais de quoi êtes-vous faite pour garder ce calme ?… Votre regard, vos gestes, votre tristesse, surtout, expriment un tel pouvoir de passion… Mais vous ne m’aimez pas, voilà, c’est simple.

Elle revint s’asseoir auprès de lui et prit sa main.

— Je ne vous aimais pas lorsque nous sommes entrés ici, dit-elle. J’avais le goût de votre intelligence et la curiosité de vous, rien de plus. Mais vous m’avez fait, en vous dominant, le plus magnifique hommage, et cela m’a liée à vous. Je ne vous aime pas comme vous souhaiteriez, mais je vous aime, cher, d’une singulière tendresse, comme on aime l’être qui réalise le rêve qu’on avait. Sentez-vous qu’il y a entre nous quelque chose que rien ne peut briser ?

— Je ne sais pas… Je ne sais rien, sinon que je suis à vous… J’ignorais la sensation de la défaite. Venant de vous, elle est poignante et délicieuse… Vous m’avez rendu si insensé, qu’à tenir ainsi votre main j’ai une joie plus intense que si je vous avais eue toute… Être à vous, c’est meilleur, plus profond, plus complet, que de vous avoir à soi. Seulement… dites encore que vous m’aimez.

— Je vous aime, répéta-t-elle, la tête toute proche de la sienne.

Il se prit le front à deux mains ; ses épaules eurent une secousse, puis une autre, il sanglotait et, de sa voix meurtrie, il disait :

— Chère, chère adorée, comme je suis heureux !

L’impression qui courut par tous les nerfs de Jacqueline fut si active qu’elle se leva, la tête haute, et marcha dans la pièce pour se calmer. Cette seconde la vengeait de la vie. Son triomphe sur le brutal instinct asservisseur du mâle mettait en elle une vigueur héroïque. Elle avait vaincu cet homme à l’énergie redoutable et il avouait sa victoire en sanglotant qu’il était heureux. Elle l’avait asservi, non point au plaisir, mais au renoncement, à la détresse plus âprement délicieuse que la joie. Dans la joie, c’est l’homme qui possède la femme ; la femme ne possède l’homme que dans la souffrance ; celui-là lui appartenait, il collaborait à sa volonté. Elle se sentit libre de tout.

Le ciel d’après-midi encadré par la fenêtre ouverte pâlissait, le soleil commençait à descendre, un souffle d’air rafraîchi et qui avait passé sur des feuilles sèches gonfla les mousselines des rideaux et vint mourir sur le front de Jacqueline. Il apportait l’odeur désespérée de l’automne. Des tuyaux d’un noir de velours s’opposaient à la pâleur du ciel limpide et lointain ; des hirondelles attardées les entouraient de l’arabesque de leur vol inquiet, et jetaient des appels âpres et courts ; un orgue de Barbarie traîna, intermittente et fanée, une mélodie désuète qui semblait rire et pleurer au souvenir de gaietés abolies depuis si longtemps que nul n’en devait plus connaître l’histoire. Puis il y eut un silence creux, fendu par le cri d’un marchand de tonneaux ; un chien aboya paresseusement ; un cheval qui attendait frappa du sabot le pavé ; le silence retomba plus lourdement, enveloppant la rumeur diffuse de la ville.

Jacqueline cédait à une pénétrante et admirable tristesse. Tout lui apparut vanité vaine, hors ceci : être triste. Être triste savoureusement, parce que rien ne dure, que les heures rapides effacent les meilleurs rêves, parce que jamais plus, sans doute, cet homme ne l’aimerait comme il venait de l’aimer, dans le désespoir et l’agonie du désir, mourant de sa propre intensité.

Ces heures passées à torturer l’instinct la laissaient rompue d’une fatigue immense, les paupières froides, la bouche sèche comme après l’insomnie. Étienne se leva, leurs yeux se rencontrèrent pour se détourner aussitôt.

Jacqueline, comme elle avait fait chez Erik Hansen, remettait son chapeau, devant la glace ; elle prit ses gants.

— Je vais sonner le maître d’hôtel ; descendez ; je vous rejoins dans un instant, dit Marken.

Ils hésitèrent un peu, puis un mouvement pareil les rejoignit ; ils s’embrassèrent durement, les dents cruelles, mettant l’un et l’autre dans ce baiser l’amertume et l’angoisse du regret. Jacqueline ouvrit la porte et s’en fut seule par les couloirs.

En chemin, elle subit les mines insolentes des domestiques qu’elle rencontrait. Nul de ces gens n’avait un doute sur la récente aventure d’une femme qui, venue là à midi, s’en allait à cinq heures, pâle, pensive et lasse. Le commentaire grossier qu’elle percevait revivifia sa fierté. Ces valets n’étaient pas seuls inaptes à deviner la beauté des moments qu’elle venait de vivre. Qui donc eût admis qu’elle sortît pure d’un pareil risque ? C’était ainsi pourtant ! À cause de l’orgueil d’elle qu’il lui donnait, elle aima Étienne avec un mouvement passionné de tout l’être, et se résolut à lui dire une parole définitive qui engagerait son avenir. Mais lorsqu’il parut, quelques instants plus tard, dans le hall désert, elle ne dit pas cette parole, tant elle fut distraite par l’étonnement de le voir si différent de l’homme qu’elle venait de quitter. Il avait retrouvé l’expression de sécheresse insolente qu’il gardait dans les milieux hostiles où sa combativité se tenait en éveil. La bouche dure, le regard encore brillant des larmes récentes, mais chargé d’ironies hautaines, disaient la reprise de soi d’un être qu’on peut troubler, mais qu’on ne vainc pas. Sourdement inquiète, Jacqueline le laissa appeler un fiacre qui passait dans l’avenue, et y monta, ne sachant que dire.

— Vous rentrez chez vous, je pense ? demanda-t-il d’un ton bref.

— Oui… et vous ? Où allez-vous ?

Il eut un rire court, un regard dont l’audace outrageait.

— Ça vous intéresse ?… Où je vais ?… Parbleu ! où voulez-vous que j’aille… Je vais…

Et, d’un mot bas qu’elle comprit à peine, il indiqua où il allait.

Il donna l’adresse au cocher, salua et partit. Le fiacre roulait lentement. Jacqueline regardait avec des yeux pleins de stupeur et de détresse le soleil couchant qui glaçait de ses ors sinistres d’astre d’automne les maisons, les arbres roussis, la lointaine place aux nobles lignes apaisées. C’était à cela que devait aboutir la seule heure de sa vie qui eût satisfait son cœur. Celui-là qui semblait l’avoir si bien comprise et qu’elle commençait à aimer, allait se débarrasser avec des filles du beau désir qu’elle avait suscité… Il emportait l’image d’elle pour la salir… C’est donc ainsi qu’il faut que finissent, toujours, les rêves qu’on fait ?…

VII


Jacqueline avait espéré trouver, en arrivant à Blancheroche le lendemain de son déjeuner avec Marken, une lettre d’excuses et d’implorations. Mais il n’y avait pas de lettre, il n’y en eut pas les jours suivants, ni jamais. Elle dut garder en soi la grande amertume de ne pas comprendre sous l’action de quel étrange travail intérieur il avait suffi de dix minutes pour transformer l’ami conquis, ému si profondément, en homme grossier, désireux de l’insulter, et qui ensuite ne donnait plus signe de vie. Jamais invités ne lui parurent plus mornes, plus sots, d’un égoïsme plus épais que ceux dont elle dut s’occuper six semaines durant. André aussi se mêla d’ajouter à son ennui par celui qu’au retour il témoigna de n’avoir pu amener avec lui la dame de Bretagne. Jacqueline, qui avait besoin de s’intéresser à quelque chose, s’intéressa à cette mélancolie ; elle fut affectueuse. Débarrassés de leurs hôtes à la mi-novembre, ils eurent, au coin du feu, de longues causeries moroses et presque tendres. Ensemble, ils examinèrent l’absurdité de la vie, l’ennui des plaisirs mondains, le vide de la plupart des sentiments ; après ces importantes constatations, ils en vinrent à se féliciter mutuellement sur l’agrément solide que leur donnait leur amitié sauvée des orages ; cela ne les remit pas de bonne humeur, mais ils en furent rapprochés. Lorsque, quinze jours plus tôt qu’elle, M. des Moustiers revint à Paris, il eut, en quittant Jacqueline, une petite émotion délicate qu’elle partagea.

Seule à Blancheroche, elle cultiva son spleen avec un soin savant. Bien résolue, d’abord, à faire attendre ce pardon que Marken n’avait pas demandé, elle adoucissait chaque jour les termes de la réponse qu’elle entendait faire à la lettre qu’il devait écrire. Les âpres ironies du début, la mélancolie désabusée, la clémence finale lui encombraient la pensée. Elle s’affirmait que bientôt elle ne songerait plus à Étienne, sa dignité lui en imposait l’obligation. Elle se préparait à cet oubli en y pensant sans cesse. Elle avait aussi une impression qui l’affaiblissait. Pour qu’il eût retrouvé si vite après les baisers, la douceur, l’espoir offert, sa mauvaise personnalité cynique, il fallait qu’elle se fût trompée en croyant avoir une telle prise sur lui. Se souvenant des infidélités d’André, de sa rupture avec le petit poète, de l’oubli d’Erik Hansen, des fins piteuses de tant de flirts ébauchés, elle se persuadait qu’il y avait en elle quelque manque d’énergie vitale, qui la rendait impropre à exciter un de ces grands sentiments complets qu’elle souhaitait, comme elle avait souhaité — tout aussi vainement — faire d’elle-même un être libre, puis secourir la douleur humaine. Elle ne pouvait être ni adorée ni bienfaisante et la certitude de son incapacité à se réaliser s’insinua en elle et la rendit misérable. Elle chercha dans la musique un rappel de cette énergie ambitieuse de bien faire, qui, à Bayreuth, l’avait poussée vers Erik et Léonora dans l’espoir d’une vie supérieure, et vers André dans l’espoir d’une vie ardente. Mais elle ne retrouva rien de la belle exaltation. Quand elle désespérait de cette reconstitution d’elle-même, qu’elle essayait de tirer des accords héroïques de Siegfried, elle jetait la partition et prenait celle de Tristan. Pendant des heures, elle jouait le troisième acte, l’acte de l’attente, du désir vénéneux, de la mort amoureuse et libératrice, et s’y brisait les nerfs. Cette musique-là ne manquait pas à faire son office. Dès les accords sourds qui montrent l’immensité désespérante et vide de la mer, le souvenir d’Étienne s’imposait plus fort, et il se rapprochait à mesure que s’approfondissait le drame du désir mortel. Elle voyait tout contre elle ces yeux extraordinaires qui parlaient comme une voix brûlante, prenaient comme des mains avides, se posaient comme des baisers voraces, ces yeux qui un moment avaient été siens et qui maintenant devaient exercer sur d’autres leur pouvoir dominateur.

Lorsqu’elle en avait assez de cette musique, elle se jetait sur un divan et y restait longtemps à se répéter que personne ne l’aimait, ni ne l’avait jamais aimée, qu’elle était seule pour toujours, et qu’aucune faculté ne restait assez vivante en elle pour qu’elle pût encore éprouver la beauté des ciels, le mystère des chefs-d’œuvre, puisque décidément il n’y avait pas d’amour sur cette triste terre, pas d’amour, à peine un peu de désir — non le désir meurtrier de Tristan — mais cette envie d’un instant qui s’efface aussitôt que satisfaite, ou tourne en haine quand on la déçoit.

À peine rentrée à Paris, elle prit un refroidissement et dut se coucher avec un gros accès de fièvre. Le malaise empoisonné de la grippe, qui décourage le plus solide entrain vital, agit sur elle comme un désastre. Elle eut l’espoir de mourir du mal qu’elle avait à la tête, défendit sa porte et ne reçut pas même Léonora, qui venait chaque jour prendre de ses nouvelles. On n’ouvrait pas les rideaux de sa chambre ; toute une semaine, elle resta dans l’obscurité, n’allumant l’électricité que pendant la visite du médecin, ou pour prendre un cachet, boire une tasse de lait, entrer dans sa baignoire et en sortir. Le docteur lui trouva une dépression démesurée à son état, il lui donna de la strychnine à hautes doses et lui fit des injections de cacodylate. L’énergie de la médication réussit. Un matin, elle eut envie de se lever, de manger, regretta d’avoir un peu maigri, encore que cette maigreur et sa pâleur augmentée lui fissent ce regard d’au delà et de dangereuse lassitude qu’on voit aux belles jeunes femmes qui viennent d’être malades.

Elle ne toussait plus ; on l’autorisa à recommencer les douches froides dont elle avait l’habitude ; elle prit du jus de viande et sentit qu’elle était guérie, reposée, curieuse des visages amis, des concerts, et qu’elle désirait se commander des robes. L’activité lui revenait ; elle pensa affectueusement à ses pauvres ; la note mensuelle du marchand de vins qui nourrissait la mère Gambier lui rappela cette excellente dame, et, du même coup, le petit peintre dont elle avait si bizarrement fait la connaissance ; pendant cinq minutes, elle se demanda ce qu’il devenait. Puis, dans un moment de sincérité, elle reconnut que ce n’étaient ni les bons Audichamp, ni Léonora, ni son couturier, ni ses miséreux, mais bien Étienne qu’elle souhaitait rencontrer, afin de savoir si décidément tout était fini entre eux. Depuis la strychnine, le cacodylate et le jus de viande, elle ne croyait plus à leur rupture définitive.

— C’est aujourd’hui, n’est-ce pas ? l’inauguration au Petit Palais ? Irez-vous ? dit-elle à son mari, en déjeunant, un matin.

— Oui, il doit y avoir du bel objet dans cette collection. J’ai rencontré Marken, qui y est allé pendant qu’on installait ; il m’a parlé de livres extraordinaires. Venez avec moi, ça vous amusera ; vous êtes très bien aujourd’hui ; il ne vous reste de la grippe que juste assez de noir sous les yeux pour avoir l’air un peu tendre… Vous êtes bien jolie, madame ! Comme on va vous le dire !…

— Moins qu’on ne vous dira que vous êtes beau, répondit-elle avec un air de paresse câline que prennent les femmes sous la flatterie.

— Hélas ! Pauvre moi ! Dites, vraiment, Jacquelinette, croyez-vous que je vieillirai un jour ? Je me demande ça parfois. Je suis d’ailleurs bien décidé à ce qu’il n’en soit rien ; mais, quand même, on n’est jamais sûr.

— Non, vous ne vieillirez pas. Et je vais vous dire pourquoi. Vos yeux ont reflété tant de regards de femmes éprises que nulle ne pourra jamais y aller voir sans risquer de perdre un peu la tête… Ce sont des étangs perfides, pleins de noyées qui appellent les passantes.

— Mauvaise !… Vous pourrez bien vous y regarder sans risque, dans mes pauvres yeux.

— Mais, André, au contraire, j’y risquerais infiniment… si je m’y risquais… Aussi… Je ne voudrais pas aventurer notre amitié, à quoi je tiens tant… Vous souvenez-vous combien j’ai été insupportable et ridicule avant de savoir quel ami exquis j’avais en vous ?

— Oh ! non, je ne vous ai jamais trouvée ridicule, il s’en faut ! Même, je vous avoue que votre méchanceté est un de mes chers souvenirs. J’ai eu la mégalomanie d’imaginer que vous m’aviez aimé passionnément, et je ne renoncerai pas volontiers à cette idée là. Je vous suis reconnaissant de cela presque autant que du bonheur que vous m’aviez donné. Et puis…

— Et puis ?…

— J’ai compris qu’il appartenait à la femme unique que vous êtes de créer entre nous ce sentiment d’amitié trouble, à base de désir de ma part — ne vous y trompez pas — et fait chez vous d’indulgence, de souvenirs, et, par moment, d’un peu d’émotion, qui met dans ma vie une saveur extraordinaire.

– De sorte que vous êtes content ainsi ?

— … Oui, avec la pointe d’amertume nécessaire à toute jouissance fine… Et vous, êtes-vous contente ?

— Moi… Je trouve que vous êtes le seul homme avec qui on puisse vivre, tant vous avez de tact et d’esprit. Je suis parfaitement votre amie.

— Je le sais, chérie. Tout ce qui vient de vous est parfait ; la joie de votre amour l’a été, le regret aussi de l’avoir perdu, et l’étrange plaisir de notre amitié. À aucune époque de notre vie, je ne vous ai, je crois, mieux aimée.

— Et… vous n’êtes pas jaloux, naturellement ?

— Je ne me permets pas de m’interroger là-dessus. De quel droit ?…

— Vous avez dit, un jour, que c’était le droit de l’homme…

— Ai-je dit ça ?… En tout cas, ce ne serait que lorsque l’homme possède la femme, et non lorsqu’il l’a perdue par sa stupidité. Mais… pourquoi ne pas l’avouer, après tout ? Oui, je suis jaloux, car je sais qu’on vous aime, et je vois que ce n’est pas pour vous déplaire. Mais je vous connais si bien ! Vous êtes incapable de vous risquer tout entière dans une petite histoire de flirt. Il faudrait que vous aimiez, et cela…

— Vous croyez que c’est impossible ?

— Non. Mais très improbable. La femme que vous êtes devenue, depuis que la désillusion dont j’ai été cause vous a révélée à vous-même, ne peut aimer qu’un homme assez fort pour être son maître, et résolu à se comporter en esclave… C’est à cela que conduisent les émancipations intellectuelles et sentimentales que préconise Léonora. Or, l’homme qui satisfait à ce programme…

— Oui, vous avez raison, il n’existe pas… Eh bien, je vais m’habiller et vous me mènerez au Petit Palais.

Le déjeuner était fini depuis longtemps ; elle se leva, André la suivit, et, comme ils entraient dans le salon :

— Cette conversation m’a donné une prodigieuse envie de vous embrasser, dit-il ; ça se fait entre amis, et savez-vous qu’il y a presque trois ans que ça ne m’est arrivé ?

Il l’avait prise à la taille.

— Embrassez-moi, si vous y tenez ! dit-elle, avec un rire un peu nerveux.

Il lui baisa les paupières, puis rapidement les lèvres. Elle se dégagea.

— Est-ce que vraiment on s’embrasse comme ça entre amis ? Au moins, n’en laissez rien Barrois, dit-elle avec un effort de gaieté.

— En ce moment, je ne suis plus très sûr de mon amitié… et vous, Jacquelinette ?… Vos chers yeux sont troubles. Vous aussi, vous venez de vous souvenir.

— Peut-être… oui, je crois que vous avez raison… je me suis souvenue.

— Eh bien ?…

— Eh bien, je vais m’habiller, décidément… C’est très mal, savez-vous, d’être infidèle — même en pensée — à cette pauvre Jeanne d’Audibert.

— Croyez-vous que je lui sois fidèle quand je l’embrasse en pensant à vous ?

— Quelle horreur !

— Pour elle ?…

— Mais non, pour moi !

— Comme vous vous trompez ! On ne peut faire à une femme d’hommage plus complet que de la ressentir pendant qu’on en aime une autre.

— Je ne suis pas de votre avis. Je trouve que c’est la pire injure. Mais ne discutons pas là-dessus : ce n’est vraiment pas une conversation d’amis… mariés… Dans vingt minutes, je serai prête. Dites qu’on attelle, voulez-vous ?


Ils arrivèrent au Petit Palais à l’instant précis où le Président de la République effectuait sa sortie. Il y avait sur les marches des gens en redingote, le chapeau à la main. Les portières des voitures claquaient, le ministre de l’Instruction publique donnait les dernières poignées de main à quelques-uns de ses hommes liges, déférents, préoccupés, pleins de sourires et d’espoirs variés.

Dès la première salle, Jacqueline aperçut un groupe qui menait grand bruit parmi des agitations, des fourrures somptueuses, des plumes. C’étaient les Audichamp, madame Steinweg verdâtre et belle au-dessus de son étole de renard noir, Léonora, les Lurcelles, la petite marquise de Mascrée dans les zibelines garnies d’alençon de sa corbeille.

On se rejoignit : il y eut des exclamations tendres, et de ferventes colères. Comment ! Jacqueline était revenue et on n’en savait rien, quand on l’attendait avec une telle impatience !

On s’informa de sa grippe avec sollicitude. Elle répondit rapidement, puis, changeant de sujet, demanda les nouvelles récentes, car elle n’était plus au courant de rien, n’ayant guère écrit ni reçu de lettres pendant les dernières semaines de son séjour à Blancheroche. On lui annonça deux mariages prochains, dont un sensationnel, une opération de la veille, trois accouchements, une brouille et quantité de maladies.

— Et puis il y a l’histoire Marken, dit madame Steinweg.

— Quelle histoire ? demanda Jacqueline.

Et, prise d’un soudain intérêt pour un portrait du xviiie siècle, elle s’arrêta, cherchant avec obstination une signature absente.

— On ne sait pas bien les détails, expliqua madame d’Audichamp ; il paraît que cette petite Marken faisait des farces avec ses airs d’être jalouse… Le mari a tout découvert, cet automne… Oh ! il a été très bien, vraiment. Il pouvait divorcer… Tout le monde divorce, à présent ; et puis, dans ce milieu-là… Mais non. Il s’est expliqué de ça avec moi très discrètement, avec un tact… et du cœur aussi… Il se reconnaît des torts, figurez-vous ! Il lui a pardonné, à cette petite imbécile… et, de fait, elle ne vaut pas même la peine qu’on lui garde rancune… Seulement, il l’a réexpédiée dans sa famille ; il lui fait une grosse pension, et il est débarrassé d’elle. Franchement, c’est tout bénéfice.

— Quand se sont produits ces drames ? demanda Jacqueline distraitement.

— Au mois de septembre, dit madame Steinweg d’un air informé. Imaginez-vous que, justement, il venait de liquider cette affaire quand il est venu aux Louveteries pour le mariage de Sonia. Il n’avait pas l’air d’un homme à qui des choses pareilles viennent d’arriver. Ah ! il se possède, celui-là… Quelle idiote que cette femme… avec un mari pareil !

— C’est vrai, il est correct et bien élevé, dit madame d’Audichamp.

— Vous êtes très liée avec lui, chère madame, puisqu’il vous fait ses confidences ! remarqua Jacqueline.

— Ma foi, oui ; depuis mon retour, je le vois tout le temps. Il me plaît, ce garçon ; c’est un original et, en somme, je ne crois pas un mot de tous ces potins qu’on a faits sur lui. Et il est d’une obligeance ! Et influent, avec ça, on ne s’imagine pas… Il m’a obtenu un bureau de tabac que je sollicitais inutilement depuis deux ans pour la veuve du colonel Rameure. Je n’ai eu qu’à lui en parler ; ça a été fait en un clin d’œil. Et puis, la semaine dernière, il a fait entrer le fils de mon régisseur dans une compagnie d’assurances… Tenez, c’est lui qui m’a eu des places pour la réception de Norlet à l’Académie… La duchesse de Franclieu n’a pas pu en avoir, elle qui connaît Haussonville et Vogüé depuis leur naissance… Il a la main dans tout, cet homme-là, positivement. Ce matin encore, monsieur de Lurcelles est allé chez le ministre de l’Intérieur avec une recommandation de lui, et il a été reçu… Oui, il est très précieux, notre Marken ; alors, vous comprenez, on n’utilise pas les gens à ce point-là sans se familiariser avec eux.

— Oui, évidemment, dit Jacqueline. Où vont-elles ? Ceci avait trait à madame Steinweg et aux deux marquises qui s’écartaient. Comme font toujours les femmes réunies dans un endroit où on vient pour regarder des objets exposés, le groupe avait piétiné, irrésolu, se débandant, se rejoignant tout à coup, ne voyant pas les vitrines les plus intéressantes, prenant racine au milieu des salles, les yeux vagues et errants. André des Moustiers, ayant aperçu l’organisateur de l’exposition, était parti avec lui.

— Si nous nous dirigions un peu ? proposa Jacqueline.`

Et, prenant le bras de Léonora :

— Viens, laissons-les, allons regarder les ivoires.

Elle l’entraîna de façon à mettre une distance entre elles et les autres, puis, s’arrêtant :

— Je suis contente de te retrouver, ma chère vieille ! dit-elle.

Son accent avait une chaleur sincère ; elle était vraiment contente. C’était peut-être la sensation riche et ambitieuse de la convalescence qui lui donnait envie de vivre, d’être gaie et bonne. Léonora n’ayant rien répondu, elle ajouta, avec plus de tendresse que de reproche…

— Méchante fille, tu es toujours fâchée ? Tu ne m’as pas écrit depuis six semaines.

— J’ai eu tant à faire ! répondit mademoiselle Barozzi.

En l’abordant, Jacqueline avait remarqué sa mine tirée, son amaigrissement, son air las et agité.

— Tu n’es pas bien, fit-elle.

— Je suis éreintée. C’est vrai. J’ai trop travaillé. Le mauvais diable de l’ambition m’a empoignée. J’écris, figure-toi !

— Tu as bien raison ! Quoi ?

– De la musique, naturellement. J’ai fait un quatuor depuis que nous nous sommes vues, ça m’a rendue enragée. On ne sait pas, sans l’avoir essayé, comme c’est difficile de bâtir un quatuor raté ! Nous n’avons plus la finesse, la patience, la discrétion, le sens intérieur enfin, qu’il faut à ces œuvres qui ressemblent à des causeries alternées où le cœur et l’esprit se racontent, suspendent leurs confidences pour écouter une réponse délicate ou moqueuse, la reprennent entre le sourire et la mélancolie. Maintenant, quand on écrit un quatuor, on y fourre des effets d’orchestre, on pousse à la sonorité, on est bête, enfin ; moi, du moins ! Mais je fais pire encore.

— Quoi donc ?

— Eh bien ! vraiment, je rougis de l’avouer — enfin… J’ai commencé un opéra ! Ah ! ne me dis pas ce que tu penses de ça, ce n’est pas la peine ! Je me suis tout dit. Mais que veux-tu ? je ne peux pas m’en empêcher. J’ai une espèce d’inquiétude, de bouillonnement, qui ne se calme qu’en composant… Mon poème est très beau : une légende norvégienne ; c’est Erik qui me l’a rapportée. Il y a de la douleur là dedans, tant qu’on en veut ; c’est très musical, la douleur… Je te raconterai. Je travaille la nuit. C’est pour ça que j’ai cet air vanné. Ça me détraque, mais tant pis !… J’ai de bons moments. Les jours de pluie, ou quand j’ai la migraine et la disposition de mon sens critique, je me rends compte que c’est très mauvais ; mais, pendant que je travaille, je ne sens plus que la joie de me délivrer de toute cette musique qui tourne dans ma tête. Tu m’as mise bien en colère, l’été dernier, quand tu m’as dit que j’étais amoureuse d’Erik ; mais, depuis, j’ai compris ce qui te donnait cette idée. Il y avait en moi quelque chose d’incompréhensible, de fou ; c’était ça… pas autre chose, je t’assure !

— Mais, je te crois, je te crois ! C’est assez naturel, ça devait aboutir ainsi. Ce doit être très beau, ce que tu fais.

— Stupide, totalement, et non pas seulement détestable ; c’est je ne sais quoi de malsain, de bas, de grossier.

— Ah ! bonne Léo, quelle chance ! Tu te souviens de m’avoir injuriée parce que Wagner me bouleversait !… « Le vieux sorcier sensuel », comme tu l’appelais… Toi aussi, tu vas dans la tour de Klingsor ; tant mieux ! c’est un bon endroit pour les musiciens !

— Ma foi non, la vraie musique, ce n’est pas cette brutale attaque à la moelle épinière, c’est la haute liberté que donnent Bach et Beethoven, mais… Enfin voilà, il ne me vient que des harmonies immorales ; ne ris pas, il n’y a pas de quoi ! Et, en les écrivant, je suis ivre, folle, heureuse. Après ça, je dors, et je me réveille avec des sensations d’alcoolique. Tu ne me reconnais pas, hein ?

— Guère, mais je crois que je t’aime mieux ainsi. Nous pourrons peut-être nous comprendre enfin. Est-ce que tu as renoncé aussi aux théories sur l’indépendance, la responsabilité, toutes ces grandes machines ?

— Certes pas ! Je pense de même, je vis de même… et je continuerai.

— … Oui, dit Jacqueline d’un ton qui concentrait en soi tout le doute. Es-tu contente, au moins, maintenant que tu as trouvé la passion dont tu avais besoin ?

— Quelle façon étrange de dire les choses tu as toujours !… la passion dont j’avais besoin !…

— Dame ! c’en est bien une, rien n’y manque ; tu as même des remords. Qui est-ce, ce jeune homme qui te salue ? il me semble que je connais sa figure.

— Mais oui, c’est ton amoureux, Roustan, le peintre, tu sais bien !

— C’est vrai, je ne me rappelais plus sa tête, et puis il est habillé comme tout le monde : ça le change prodigieusement. Je crois qu’il a bien envie de venir causer… C’est ça ; le voilà qui s’amène ; il suit son instinct ce garçon-là ! Tiens, il connaît les Audichamp.

Elles s’étaient arrêtées. Madame d’Audichamp, suivie du jeune homme, s’approcha.

— Ma chère Jacqueline, laissez-moi vous nommer monsieur Roustan, un peintre du plus grand talent. Il vient de commencer mon portrait ; c’est d’une ressemblance ?… vous verrez !

— Mais je connais monsieur, je l’ai rencontré déjà chez une vieille personne qui est notre amie commune, dit Jacqueline avec un grand sérieux.

— Qu’est-ce encore que cette histoire ! s’écria madame d’Audichamp. Pourquoi m’avez-vous demandé de vous présenter à madame des Moustiers, puisque vous la connaissez ?

Jacqueline tira le peintre de l’embarras convulsif où elle l’avait mis en donnant une version fort arrangée de leur rencontre ; à son tour madame d’Audichamp expliqua que, sur la recommandation de Marken, Roustan était allé en octobre aux Louveteries pour essayer le portrait de madame Steinweg, et qu’il en avait fait une telle merveille que M. d’Audichamp lui avait immédiatement commandé celui de sa femme.

– À mon âge, avec la figure que j’ai !… Quelle idée, n’est-ce pas ? Mais ça fera plaisir à ma fille après mon décès… Du reste, je ne me repens pas d’avoir consenti… Je ne sais comment monsieur Roustan s’y prend, mais il est arrivé à faire de moi quelque chose qui a un air.

— Ce sera un très grand air, si j’ai la fortune que ce soit le vôtre, dit Roustan, en s’inclinant un peu.

Et Jacqueline admira que deux mois de fréquentations mondaines eussent suffi à enseigner la courtisanerie au voisin de la mère Gambier.

— Vous devriez vous faire peindre par lui, ma chère, continuait madame d’Audichamp ; on ne s’ennuie pas une minute. Il raconte des histoires… Par exemple, ses histoires… Enfin !… Et puis il vient à domicile… Il dit qu’il faut représenter les gens dans leur ambiance… c’est bien ça, n’est-ce pas, monsieur Roustan ?

— Exactement, madame… Voilà monsieur Marken là-bas, il ne nous voit pas. Voulez-vous que j’aille le chercher ? Il n’y a personne comme lui pour vous montrer tout ce bibelot-là. Il comprend si bien les choses d’art !

— Oui, c’est ça, amenez-le, dépêchez-vous ; on dirait qu’il s’en va ; il ne sait pas que nous sommes là.

Jacqueline vit Roustan rejoindre Marken. Au lieu de faire le mouvement instinctif de se retourner, Étienne resta immobile, évidemment il hésitait à obéir. Il se décida enfin, et revint vers le groupe des femmes, tassées en ce moment devant des émaux limousins.

Madame des Moustiers avait décidé qu’un air de froideur et de distraction convenait à la circonstance. Mais, dès que de loin leurs regards se furent rencontrés, elle lui sourit. L’inquiétude s’effaça du visage de Marken et Jacqueline fut toute envahie d’un plaisir fier. Sa jeunesse, la beauté des choses qui l’entouraient, la couleur du jour, le parfum de sa toilette lui devinrent sensibles et grisants.

Madame d’Audichamp et madame Steinweg accaparèrent Marken, et, l’une à sa droite, l’autre à sa gauche, l’accablèrent de questions désordonnées.

Jacqueline marchait à quelque distance et seule. Ce groupe familier, qui allait devant elle, lui paraissait concrétiser, avec cette éloquence nette qu’ont les faits, l’instabilité palpitante de la vie et ce travail qu’elle opère sur les volontés, les convictions, les événements, comme un maître retouche le dessin hésitant d’un élève. Elle sentait que tout bouge incessamment dans les êtres et autour d’eux ; que vivre, c’est changer perpétuellement ; que rien n’est fixe, et qu’être telle et être là impliquait pour elle comme pour tous l’inéluctable nécessité d’être différents et d’être ailleurs dans la seconde suivante. Elle comprenait l’absurdité de vouloir se raidir dans une attitude définitive. La désagrégation et la reconstitution incessantes de tout, idées, sentiments, conditions, apparences, s’affirmaient. Ce renouvellement perpétuel, cette magnifique et féconde incertitude, au lieu de la troubler, l’affermissait dans sa conviction que chacun a droit à parachever son développement en se reniant lui-même pour subir la loi de l’heure. La seule obligation qu’on ait envers soi et envers autrui, c’est la sincérité ; elle avait été sincère en prenant Léonora pour la force, Erik Hansen pour la logique, André pour la passion ; sincère, en méconnaissant Marken ; tous les termes du problème étaient déplacés et maintenant, si elle s’avouait son erreur et cherchait des solutions nouvelles, c’est qu’elle était sincère toujours.

Elle écoutait la voix métallique d’Étienne qui lui arrivait par instants, et un demi-sourire orgueilleux tirait sa lèvre.

Tout à coup, elle s’arrêta, s’appuyant à l’angle d’une table. Elle avait vu à dix pas Erik Hansen qui la regardait. Sa joie intime s’altéra, elle eut une hésitation, puis, résolument, marcha vers lui.

Il avait cet aspect de vieillesse précoce que laissent après eux les grands délabrements de l’organisme ; en s’approchant elle s’aperçut que ses cheveux avaient blanchi par places. Que venait-il faire dans cette inauguration officielle ? La chercher, elle n’en douta pas un instant. Elle était près de lui et lui tendait la main.

— Vous m’avez reconnu ? dit-il, avec un lent sourire de malade.

— Pensiez-vous que je vous eusse oublié ?

— J’en étais certain.

— Vous me jugiez mal. Êtes-vous souffrant ?

— Non… et vous, êtes-vous heureuse ?

— Heureuse !…

Elle eut une belle expression amère et ironique. La figure tourmentée d’Erik Hansen venait d’ouvrir en elle la douloureuse source du souvenir. L’instant précédent, elle acceptait comme une joie et comme une richesse ce changement de toutes les choses, qui permet à chaque individu de vivre plusieurs vies ; maintenant elle ne percevait plus que l’horreur de la destruction de ce qui a été cher un moment. Cet homme à l’aspect vaincu avait baisé ses lèvres, pourquoi, elle ne savait plus ; son mari, qu’elle apercevait de loin causer et rire, avait été pendant des mois le principe de sa joie, et de cela aussi elle ne pouvait plus comprendre la raison ; et cet autre, qu’elle voyait la regardant impérieusement, il l’avait tenue dans ses bras, il l’aimait aujourd’hui, l’aimerait-il demain ? Non sans doute, puisque tout s’efface. Elle voulut savoir que non, qu’il est des choses durables, qu’Erik se souvenait, lui ; elle dit :

— Vous êtes content de me revoir ?

— Je ne pensais pas que cela dût jamais plus arriver.

— Est-il possible que vous ayez gardé la mémoire de moi, pareille pendant tout ce temps, et… votre promesse ?

– Oui, dit-il d’un tel accent qu’elle sut que c’était vrai.

Alors, cette désireuse de tous les cœurs éprouva une angoisse à l’idée de ne pas jouir encore de celui-ci ; elle eut un regard merveilleusement tendre.

— Il faut nous revoir, causer… Je crains que vous ne soyez irrité contre moi.

— Non… Pourquoi ? Je savais.

— Vous ne savez rien ! Où pourrons-nous nous rencontrer ?

Il hésita. Il était extrêmement pâle, non d’une fugitive pâleur d’émotion, mais de cette lividité fixe qui colle au masque des mourants. Elle craignit de le voir tomber, terrassé par le mal mystérieux qui semblait travailler en lui.

— Vous souffrez ; voulez-vous vous asseoir ? demanda-t-elle.

— Non, c’est inutile… Vous avez raison, il faut que nous causions ensemble encore une fois… encore une fois… cela vaudra mieux… Il faut que vous sachiez… Je n’ai pas le droit d’occuper une place dans votre souvenir.

Elle vit passer dans son regard cette âme étrangère qui se substitue à leur âme dans les yeux des fous. Roidissant son courage, elle dit :

— Samedi au Louvre, à midi, dans la salle des David… il n’y aura personne.

Il accepta d’un signe de tête. Elle lui serra la main et s’éloigna rapidement. L’étrangeté de ce visage lui faisait peur comme un cauchemar. Était-ce la maladie seule qui avait ainsi brisé cet homme dont la douceur cachait tant d’énergie profonde ? Elle rejoignit ses amis, le cœur trouble, incapable d’entendre les mots que disait Étienne, au sujet d’une tapisserie gothique devant laquelle il avait arrêté le groupe des femmes.

Au moment où elle avait abordé Erik, André, qui causait avec Léonora à l’autre bout de la salle, avait dit d’un ton moqueur :

— Tiens, voilà Jacqueline en conférence avec votre bon ami… Il habite donc Paris maintenant ?… Que fait-il ? Est-ce qu’il s’occupe d’objets d’art ?

— Oui, il s’intéresse beaucoup à toutes ces choses.

— Quelle dégaine extraordinaire il a ! fit André.

Et tous deux, pendant un instant, restèrent silencieux, observant la conversation de Jacqueline et du libertaire.

— C’est déjà fini… Il paraît qu’ils n’avaient pas grand chose à se dire. À moins pourtant que ce ne fût tellement intense que trois paroles aient suffi… Vous êtes toujours en intimité avec ce Scandinave ?

— Je l’aime beaucoup, répondit Léonora en détournant la tête.

— Trop ?

— Ne plaisantez pas là-dessus ; ça m’est pénible.

— Je ne plaisante pas, il s’en faut. J’ai toujours peur…

— De quoi ?

— Qu’on ne me prenne le peu que j’ai de vous. Cet individu vous aime, ou vous a aimée. Je l’ai vu à notre première rencontre. Même, c’est ce jour-là que j’ai commencé à être jaloux de lui. Ah ! ça ne date pas d’hier. Mais parlons d’autre chose…

— Que voulez-vous dire ? Je ne comprends pas.

— Tant mieux !

— Je vous demande sérieusement de vous expliquer, dit Léonora avec une agitation piteuse. Il y a sous vos réticences un doute qui me blesse affreusement. Déjà, dans vos lettres, cet été, j’ai senti que vous aviez une idée que vous ne disiez pas… Je vous en prie.

— Eh bien… oui, je vous dirai cela, un de ces jours, chez vous. Mais pas maintenant… pas ici. Est-il possible que vous soyez à ce point indifférente que vous ne voyiez rien du trouble dans lequel je suis ?

Elle n’eut pas le loisir de répondre, la bande de madame d’Audichamp les rejoignait. On en avait assez des bibelots, on allait prendre le thé chez Colombin.

VIII


Lorsque André des Moustiers entra chez mademoiselle Barozzi, le surlendemain, il la trouva assise dans un fauteuil, inactive et soucieuse. Ils parlèrent du froid, qui était vif. André s’informa de son travail, demanda quand elle lui chanterait quelque chose de son opéra. Léonora se jeta sur ce sujet de conversation, donna des détails sur une difficulté qui surgissait du caractère même du poème, elle semblait trouver un agrément à entendre le son de sa propre voix. Ils étaient accoutumés à causer ensemble. M. des Moustiers venait, plusieurs fois chaque semaine, passer quelques minutes chez Léonora ; d’ordinaire, ils avaient un ton de camaraderie facile, mais, ce jour-là, une gêne les paralysait.

— Vous semblez préoccupé, dit Léonora avec un peu de son ancienne brusquerie.

— Je suis malheureux.

— Qu’y a-t-il ? Des ennuis chez vous ? Il me semblait pourtant…

— Oh ! non !

— Alors ? quoi ? Vous êtes amoureux, peut-être ?

D’un geste maladroit, elle prit un journal ouvert sur la table, voulut le plier, et le laissa tomber.

— Oui, c’est vrai, répondit André d’un ton très simple.

— Ça devait arriver, vous ne pouvez pas vivre sans passion !

— Vous avez dit le mot : passion, c’est bien cela !

J’ignorais ce que c’est qu’aimer passionnément.

— Rassurez-vous, ça ne durera pas.

– Grande amie… Ah ! non, ne me regardez pas avec ces yeux féroces : ça me fait mal… Prenez garde, vous touchez à des choses plus graves et plus douloureuses que vous n’imaginez.

— N’en parlons plus.

— Si, parlons-en. Tâchez de me comprendre… J’ai toujours traité l’amour comme un magnifique amusement ; pour la première fois de ma vie, je suis pris par quelque chose… C’est atroce, voyez-vous, d’aimer une femme qu’on a le devoir absolu de respecter et dont on sait que jamais, jamais elle ne vous aimera !

— Madame d’Audibert ? Oui… j’avais bien remarqué, au printemps… Mais je ne la croyais pas à ce point respectable !

– Madame d’Audibert ! cette sotte prétentieuse !… Quelle folie !

— Les choses folles ne sont pas forcément invraisemblables… Ah ! je vois ! C’est madame Rudy. Mais de quoi vous désespérez-vous ? Elle ne se cache guère des sentiments que vous lui inspireż.

— Non, ce n’est pas madame. Rudy… je n’ai pas de goût pour les chemins battus.

– Alors… madame Steinweg ?… Non… La petite Mascrée ?…

— Non, non !

– En effet, aucune d’elle ne correspond à l’idée d’impossibilité… Je ne devine pas.

— Grande amie, vous me parlez avec ce ton que je n’ai jamais oublié, et que vous aviez le jour où vous m’avez dit si rudement que j’étais un sensuel à volonté faible. Vous souvenez — vous ? C’était à Bayreuth. Comme c’est loin, ce temps là !

— Oui loin, très loin… Comme tout est différent aussi !…

— Qu’est-ce qui est différent ?

— Vous, moi, tout le monde.

— C’est vrai, vous m’avez recréé.

— Il n’y paraît guère… Vous voilà au même point où vous étiez alors avec cette Simpson… Ce n’est pas elle, au moins ?

— Mais non, voyons… Comme vous vous trompez en croyant que je suis le même qu’alors !…

— À quoi pensez-vous ? demanda mademoiselle Barozzi après un très long silence.

— À des choses que je n’ose pas vous dire. Pourtant je suis venu bien décidé à m’expliquer ; cela ne peut plus durer ainsi.

— Moi aussi, j’ai besoin de m’expliquer… Vous avez dit l’autre jour, au Petit Palais, des paroles qui m’ont inquiétée, blessée…

— Oui, je sais… mais je vous blesserai plus encore si je dis le fond de ma pensée ; cependant il le faut.

— Certes, il le faut… Vous pensez qu’Erik Hansen est amoureux de moi, et… sincèrement… vous croyez que moi aussi…

— J’en suis sûr.

Léonora éclata d’un rire convulsif et faux, qui s’interrompit net ; elle avait les joues brûlantes.

— Faut-il que je vous jure que vous vous trompez ?

— C’est inutile ! Vous ne me persuaderez pas. Je connais les allures de la passion, et, depuis des mois, je les ai vues chez vous, toutes ! Quand vous jouez, j’entends bien autre chose que votre génie dans la terrible expression que vous infusez à la musique. Et vos silences ! Que de fois je les ai écoutés ! Vous ne savez pas ce qu’on aperçoit dans vos yeux qui regardent ailleurs. Il y a de l’amour dans chacun de vos gestes… Tenez, en ce moment, vous croyez avoir de la colère dans le regard, c’est de la passion que j’y vois… Cet individu vient chez vous, vous allez chez lui… Ne niez pas, je le sais ; je vous ai fait suivre…

— De quel droit ?

– Ah ! De quel droit ?… Ne me poussez pas davantage, nous le regretterions tous les deux… Avouez que vous l’aimez, que vous êtes sa maîtresse… je n’ajouterai pas un mot… De quel droit ?… vous venez de le dire… Vous ne répondez pas ? Vous ne pouvez pas répondre… Ça suffit… Voyons, vous me prenez donc pour un imbécile ? Vous vous êtes figurée que j’allais admettre qu’on pût être tranquillement l’ami d’une femme comme vous ! C’est pour parler musique, n’est-ce pas, que vous allez passer des heures entières dans sa chambre ? Allons donc !

Il se leva et marcha par la pièce. Léonora vint auprès de lui :

— Écoutez, dit-elle d’une voix que les larmes commençaient à enrouer, vous ne devez pas me faire une injure pareille, vous ne devez pas… ce n’est pas possible. Jamais je n’ai eu d’amour pour Erik ; il en a eu pour moi, un moment, c’est vrai, mais il a attendu pour m’en parler d’être épris d’une autre femme… je vous jure… et il y a longtemps déjà… Je vous en supplie, dites que vous me croyez.

Il la regarda avec colère.

— Non, je ne vous crois pas. Je sais, je sens que vous aimez. J’ai une trop bonne raison d’en être certain.

— Laquelle ?

— Ma douleur.

— Mais…

Elle se tut. Sa magnifique figure était complètement décolorée et immobile. Ils restaient face à face, les yeux pleins de questions.

— En voilà assez, dit André avec violence, je suis las de cette contrainte… Vous saurez, quelles que doivent être les conséquences… J’ai deviné votre amour, parce que je vous aime. À certaines heures, ma rage de savoir que vous appartenez à un autre est telle que j’ai songé à me tuer… Là, vous savez maintenant !

— Dieu ! dit Léonora.

Elle eut un geste vague de ses deux mains vers lui ; il les prit et l’attira.

— Dites la vérité, ce sera mieux pour nous deux.

— Avouer que j’en aime un autre ?…

Sa voix cassa dans un sanglot.

— Vous dites ?…

— Partez ! Allez-vous-en, ne revenez plus, plus jamais… Ah ! moi aussi, j’en ai trop de cette torture. Non, je n’aime pas Erik… Je n’ai jamais, de toute ma vie, aimé que vous, et je vous ai aimé dès la première minute où je vous ai vu… Comme j’ai lutté, mon Dieu ! quelle misère, quelle honte !… Ayez pitié de moi, allez-vous-en… Vous voyez bien que je suis folle ; une pauvre folle… Une pauvre folle !

Il la prit dans ses bras, convulsive, sanglotante. Les larmes, comme toutes choses, demandent un apprentissage ; Léonora ne savait pas pleurer. Elle était de celles dont les crises exaspèrent les nerfs au lieu de les détendre. André la serrait contre lui, il chercha sa bouche. Un long moment, sans se défendre, elle subit son baiser, puis s’arracha violemment. Ses yeux étaient éperdus, le désir venait de naître en elle sous la caresse ignorée. Son long corps fin se crispait tout entier. André la reprit et l’entraîna vers le divan, les genoux de Léonora fléchirent, elle tomba sur les coussins. Un moment, ils luttèrent, les membres emmêlés. La volonté de Léonora pliait sous la volupté déjà ressentie, elle implora, une dernière fois :

— Ayez pitié de moi.

— Je t’aime ! répondit-il.

Et il sentit qu’elle allait céder.

Le timbre de l’entrée résonna. Léonora, redressée, s’échappa de l’étreinte, et courut vers sa chambre, dont la porte claqua sur elle. Quelques instants plus tard, la bonne introduisait une jeune fille qui portait un rouleau de musique. André salua, prit son chapeau, sa canne et sortit.

IX


Le froid était âpre, sec et sombre. Jacqueline éprouva un bien-être de la chaleur du musée. Elle marchait lentement, absorbée, le cœur lourd, inquiète de ce qui l’attendait en haut du vaste escalier clair au fond duquel s’élevait le vol éternel et formidable de la grande Victoire.

Elle s’arrêta un moment devant l’Ariane endormie dans la guirlande de ses bras musculeux. Elle était venue là bien des fois avec le petit poète qui l’avait aimée. Il méprisait la trop héroïque charpente de la statue, et disait des choses subtiles en la comparant à la forme déliée de Jacqueline. Certaines phrases lui revenaient avec leur accent de dévotion. Étirant sa minceur nerveuse, elle ressentit la beauté si juste de son corps et, dans la tiédeur de ses vêtements, eut conscience de ses modelés polis, de sa finesse de figurine indienne. Elle traversa la salle pour regarder la joueuse d’osselets ; elle voulait calmer son appréhension en s’intéressant aux choses, mais elle n’y parvenait pas. Depuis quatre jours, elle avait attendu l’heure de ce rendez-vous avec une anxiété croissante ; vainement avait-elle mené la vie la plus agitée pour éviter d’être seule, de penser, de prévoir ; l’anxiété l’avait suivie dans le monde, elle s’était accrue au vide des conversations et des projets, aux aveulissements de la musique. Rien ne l’en avait distraite, elle n’avait même pas rencontré Marken, ni eu de lui le moindre signe qu’il pensât à elle. L’impression d’un danger contre lequel personne n’était là pour la défendre avait augmenté jusqu’à cet instant où il allait falloir l’affronter. Quelle absurdité d’avoir donné ce rendez-vous qu’Erik ne sollicitait même pas ! Pourquoi avait-elle voulu le voir encore ? C’était si loin d’elle maintenant l’anecdote qu’il représentait ! Elle avait hâte d’aller sa route, de voir de nouveaux aspects de l’existence ; Erik, c’était le passé s’accrochant à elle pour la retarder. Qu’allait-il lui dire ? Des reproches auxquels la réponse serait mal aisée. Comment formuler, sans être cruelle, qu’elle s’était totalement trompée en lui disant qu’elle l’aimait ? Car elle l’avait dit, et le souvenir lui en était insupportable.

Elle entra dans la salle du Sacre et vit Erik debout. L’endroit était désert. Les copistes avaient quitté leurs chevalets et le gardien venait de disparaître pour déjeuner.

Sous le jour louche qui plombait de haut, l’atmosphère était morose et frigide ; une brume flottait, les pas s’entendaient trop dans trop de silence.

Jacqueline perçut, mieux encore qu’elle n’avait fait à l’Exposition, le délabrement, la misère physique d’Hansen. L’antagonisme qu’elle avait accumulé disparut, tout sentiment personnel s’effaça d’elle pour laisser la place libre à la pitié. Elle alla vers lui très vite et dit avec l’accent de la plus chaude sympathie :

— De quoi souffrez-vous ?

— Du désespoir d’être un lâche, répondit-il avec un regard poignant où elle ne vit plus rien de son amour.

— Vous ne pouvez pas être un lâche, vous ! répondit-elle en essayant de croire ce qu’elle disait.

Mais elle avait eu, en une seconde, la certitude de quelque action affreuse qu’il allait avouer. Ses doigts gelaient dans ses gants.

— Si, répondit-il d’un ton obstiné. Vous ignorez par quel chemin de vertige on descend à l’infamie… Vous ne savez pas. Vous avez de la pitié pour les misérables, fils de voleurs et de prostituées qui deviennent assassins, et vous avez raison. Il faut les plaindre, mais ceux qui ont en pleine conscience forfait à l’idéal, ceux qui, après s’être dans leur vanité démente donné des attitudes héroïques, commettent le plus bas des actes par manque de courage… il faut mépriser ceux-là et les haïr.

— Je ne comprends pas, fit-elle.

L’idée qu’il pouvait être fou venait de la traverser. devant l’exaltation de sa parole, l’expression vide et hagarde de ses yeux.

— Non ! Comment comprendriez-vous ? Est-ce qu’on devine ces choses-là ?… Savez-vous comment elles arrivent ? Je vais vous le dire, moi… Au lieu de vivre selon la norme, d’employer l’ardeur de son cœur à l’amour de quelques êtres, on a voulu aimer l’humanité, on s’est faussé soi-même avec de grands mots généreux ; puis, sous la poussée d’une douleur, d’une indignation, on se jure la vengeance et le sacrifice… oui, on veut venger toute la race des martyrs que fait l’égoïsme, et qu’on a vu supplicier dans la personne d’un être cher, comme les premiers chrétiens avaient vu tuer toute la tendresse humaine sur le Golgotha. On prend vis-à-vis de soi-même une attitude de justicier… Puis, à mesure que l’on comprend davantage combien l’effort était inutile, et que d’ailleurs on n’était pas digne de le tenter, on s’y acharne plus âprement ; on se dit que c’est plus noble, plus pur de donner sa vie pour une cause à laquelle on ne croit plus, qu’on sera plus grand à demeurer le captif d’un serment, qu’on ne l’était en suivant l’impulsion d’une colère ou d’une conviction… On perd tout contact avec la réalité, on pose pour soi même… Puis on rencontre une circonstance… un être qui bouleverse toute cette construction illusoire… On avait accepté de mourir, on veut vivre… ah ! tellement fort !… Si on était appuyé sur la raison, solide sur ses pieds, on résisterait ; mais non, on s’est accoutumé à vivre dans la chimère, on n’a plus rien pour s’accrocher, on oscille, la tête vide, sur les sommets branlants de l’orgueil… L’appel est trop puissant, le mirage trop beau ; il faut qu’on tombe. Il faut, comprenez-vous ?… Alors les sophismes commencent leur travail ; il sort des voix insidieuses du découragement, de la faiblesse ; on appelle ça bonté, pitié, on entend en soi des avis astucieux qui conseillent de respecter la vie d’autrui, quel qu’il soit. On sait pourtant… on sait… N’importe, on écoute les voix… Et savez-vous ce qu’on fait ? On renie son devoir, on rejette la responsabilité ; c’est la banqueroute morale… Et après, très vite, on devient bassement criminel ; on a dans toute sa chair, dans son sang, dans sa tête, partout, un souvenir hideux, infâme, qui bat sans cesse… sans cesse… Tout cela, pourquoi ? Parce qu’on a voulu vivre, qu’on a senti une seconde ce goût-là dans sa bouche… le goût de la vie ! et qu’on souhaite avoir quelques semaines de plus pour rencontrer un regard où on se souvient d’avoir vu…

— Marchons un peu, voulez-vous ? dit Jacqueline brusquement.

Une bande de « Cooks » venait d’entrer avec un gros bruit de chaussures.

Ils allèrent dans les salles désertes où sont les vases étrusques. Par la fenêtre on voyait tomber la neige ; la lumière avait un gris triste de cendre.

— Je n’ai pas compris tout ce que vous venez de dire, commença Jacqueline d’une voix contenue et avec le désir anxieux qu’il répondît sur le même ton ; car, pendant qu’il débitait sa tirade dans la salle des David, il parlait si violemment et si haut qu’on pouvait l’entendre de loin.

Il ne sembla pas s’être aperçu de ce qu’elle venait de dire. Arrêté devant l’un des vases, il montrait du doigt une longue figure de femme, étroitement drapée, que dessinait sur le fond sombre un trait rouge, délicat et audacieusement assuré.

— Voilà qui vous ressemble, dit-il doucement.

— Je vous en prie, fit-elle, en respirant avec effort, — le battement des artères de son cou gênait sa parole, — expliquez-moi clairement ce qui est advenu dans votre vie, et dont vous semblez me rendre responsable.

— Ah non ! mon Dieu !… Grâce à vous, j’ai eu l’heure d’illusion parfaite qui suffit pour que je ne demande pas davantage. Vous n’êtes coupable de rien. Nous ne pouvions pas nous rejoindre ; nos races sont trop lointaines. J’ai la tête pleine des rêvasseries du Nord, je suis chimérique, impropre à l’action… votre sang latin est vif, si vif ! Il crée les instincts changeants, le goût de la joie et de l’harmonie, l’horreur de ce qui pèse, de ce qui dure trop… Qu’aviez-vous à faire de moi ? Rien ! Vous m’avez jugé, vous avez passé… Quel droit ai-je même à la bonté qui vous a menée ici ?

— Mais pourquoi dites-vous cela ? C’est abominablement injuste. C’est vrai, que je me suis trompée, pas sur vous, certes, mais sur moi-même, lorsque je suis allée vous trouver, il y a deux ans ; et je n’ai jamais oublié, je n’oublierai pas la générosité et la noblesse dont vous avez témoigné. Aujourd’hui comme alors, je suis votre amie, de toute mon âme, et prête à vous le prouver. Vous êtes déçu, malheureux ; confiez-vous à moi, je vous consolerai, j’en suis sûre… Qui peut empêcher que nous nous voyions souvent encore, affectueusement, tendrement ?…

— Tout. D’ailleurs, quand vous saurez ce que j’ai à vous dire… ce qu’il faut que je vous dise, vous sortirez d’ici en hâte, sans retourner la tête, avec du dégoût, de l’horreur, et la peur rétrospective que quelqu’un de votre monde, traversant cette salle, ait pu me voir auprès de vous.

Jacqueline s’assit sur une banquette, et, dominant sa paralysante anxiété, répondit d’un air qui voulait être brave :

— Tentez l’épreuve, nous verrons bien !

Il la regardait ; sa figure n’avait plus l’expression hagarde. Ses yeux étaient calmes, elle y vit l’incroyable lucidité qui vient aux regards de ceux dont la vie ou la raison est menacée et qui, avertis par l’instinct qu’ils n’ont plus que des instants, ramassent leurs facultés éparses pour tout comprendre et tout sentir d’un seul coup. Jacqueline sut qu’il lisait en elle les pauvres et médiocres raisons de son malaise.

— Donnez-moi encore une minute, fit-il, une seule… la dernière… Après cela…

Le silence opaque assombri par la chute plus dense de la neige s’élevait entre eux comme un obstacle. La détresse de Jacqueline s’accrut tant que des larmes lui vinrent aux paupières.

— Je vous en prie, dit-elle, c’est si pénible !…

— Oui, j’abuse de vous ; pardon, c’est fini. Je vais vous dire.

Sa douce figure nerveuse se roidit soudain, devint implacable et dure. Il parla d’une voix sèche que l’émotion n’infléchissait pas. On le sentait devenu étranger à lui-même, comme s’il se fût vidé de toute sensibilité.

— L’été dernier, un soir que vous causiez avec Léonora, vous avez entendu crier dans la rue l’attentat commis ce jour-là même. Aux paroles que Léonora a dites, vous avez deviné qu’elle craignait que je ne fusse l’assassin : elle m’a raconté tout cela… et votre émotion… Elle avait raison, ce pouvait être moi. Vous avez compris ce soir-là, pour la première fois, probablement, que j’étais un de ces fous qui croient qu’en tuant un roi on réveille des consciences… Je vous ai dit que ce pouvait être moi, le meurtrier ; la vérité, c’est que ça devait l’être… Ah ! je ne me trompais pas en jugeant que toute votre bonté ne résisterait pas à cet aveu-là !… Ne me regardez pas, voulez-vous ? il y a dans vos yeux de quoi m’empêcher de finir. Et il faut que je finisse.

Jacqueline avait baissé la tête ; elle ne répondit rien. Il reprit, au bout d’un instant :

— Lorsqu’une de ces exécutions est décidée entre ces gens auxquels de penser seulement vous soulève le cœur, n’est-ce pas ?… on tire au sort celui qui sera chargé de la besogne. C’est pour celui-là la mort assurée, ou, dans les pays où on n’applique pas la peine de mort, pis encore : la réclusion perpétuelle… et quelle réclusion !…

Il ôta son chapeau, d’un geste brusque. Jacqueline, effrayée par ce geste, releva la tête et vit son grand front moite, une insupportable expression dans ses yeux pâles ; très vite, elle se détourna.

Il recommença de parler, la voix saccadée ; maintenant les phrases jaillissaient de lui comme des plaintes de blessé, suivant le rythme inégal d’une affreuse transe.

— Je savais depuis longtemps que l’heure pouvait venir où il faudrait faire cela… J’envisageais froidement une telle possibilité, autrefois… dans un temps où il me paraissait beau de finir ainsi. Mais… je vous ai vue… et j’ai appris la peur de la mort. À l’idée de ne vous retrouver jamais, il n’y a plus rien eu en moi qu’une lâcheté effroyable… Ne plus vous voir… ne plus vivre, perdre cette chance que, peut-être, vous reveniez me répéter que vous ne vous trompiez pas, le jour où vous m’avez dit : « Je vous aime… » Mon Dieu !… Fou !… Stupide fou !… Quand la destinée s’est bouchée devant moi, que le devoir s’est imposé…. quand ils ont lu mon nom… le cœur m’a failli. J’ai demandé grâce !… Ah ! leur mépris, à tous ceux-là qui tenaient leur vie prête pour l’offrir… de ceux-là que je m’étais permis de juger… leur mépris ! On se rappelle ça ; ça tue aussi sûrement qu’un couteau… L’un d’eux, qui m’aimait, parce que, une fois, sans rien risquer, par hasard, j’avais sauvé la vie à sa maîtresse, s’est offert à ma place… Le regard qu’il avait… si vous aviez pu voir son regard à ce moment-là !… il ressemblait au vôtre tout à l’heure ; j’y ai lu si bien la surprise horrible de mon infamie… Et il avait raison, lui, car, comprenez-vous ?… peut-on comprendre ?… j’ai accepté son sacrifice… Oui, oui, écartez-vous de moi, vous avez raison, mon contact salit… J’ai accepté cela, pour rester sur cette terre où vous êtes, pour qu’il me soit donné de vous parler encore une fois… pour avoir la torture sans nom de voir sur votre visage la terreur, et le dégoût, pour sentir que vous me haïssez, pour mourir taché jusqu’au cœur… J’espérais… je ne sais quoi, qu’il renoncerait, qu’il ne pourrait approcher du roi, que quelque chose arriverait qui ferait tout manquer… Je savais bien pourtant qu’on peut toujours tuer quand on est décidé à mourir !… Vous savez le reste, on l’a pris. Depuis cinq mois, pas une seconde ma pensée ne s’est détachée de lui. Je vis dans son cachot ; la sensation précise de sa souffrance me réveille hurlant comme un fou, lorsque par hasard je m’endors pour une heure. Je descends avec lui pas à pas dans la démence, l’atmosphère qui l’étouffe m’étouffe… Je voulais vous revoir ! Quand j’ai lu dans le journal que c’était fait, qu’il était arrêté, j’ai eu un tel choc que j’ai espéré mourir sur le coup. Mais non… non, on ne meurt pas ! Et alors, très vite, tout de suite, j’ai pensé à vous… à vous ! Léonora est entrée, elle m’a parlé. J’ai cru que vraiment vous aviez eu peur pour moi, j’ai espéré que vous voudriez bien me voir, puisque vous ne saviez pas que j’étais indigne… Et puis, le lendemain, j’ai appris votre départ. J’ai compris : ce n’était pas pour moi, mais de moi que vous aviez peur ; vous pressentiez l’infamie… C’est juste. Pour se poser sur moi il faudrait que votre pitié se courbe trop bas… Mais vous ne savez pas ce que j’ai enduré ! Vous ne savez rien, sinon qu’un jour où vous étiez venue me demander mon amour… m’offrir le vôtre, je vous ai dit : « Partez… » Vous êtes partie, pour ne revenir jamais, jamais plus !… C’est bien ainsi ; vous êtes le moyen de la justice, vous seule pouviez me faire expier… J’ai tout dit.

Jacqueline ne parla pas ; elle pensait avec difficulté, par images vagues, son cœur ralenti battait à peine ; elle avait la sensation de faiblesse nauséeuse que lui donnait la vue du sang qui toujours la faisait évanouir ! Elle apercevait à peine Erik au travers de la brume qui lui semblait collée à ses prunelles ; il était lointain, elle ne le reconnaissait plus ; elle était environnée d’une atmosphère d’horreur, et le vertige d’un danger incertain, mais terrible, lui mettait une rumeur d’eau furieuse dans les oreilles.

— Parlez-moi, dit-il, d’un ton d’angoisse ; fût-ce le mot le plus cruel, que j’entende votre voix.

— Je… je vous demande pardon, dit-elle d’une voix mate, je ne me sens pas bien… le cœur me manque.

Erik l’examinait ; son visage redevenait calme et doux ; il avait un abandon amolli de tout son corps décharné sur lequel flottaient les vêtements trop larges ; la résignation fatiguée de son visage blême sous ses cheveux blancs achevait de lui donner un aspect de défaite ; il avait l’air d’une chose brisée.

— Oui, dit-il lentement. Vous avez raison, le cœur vous manque… Je vous soulagerai en vous quittant. Vous respirerez mieux quand je serai sorti de cette salle, et tout à fait bien quand… Je ne vous demande pas de me pardonner le malaise que je vous ai causé. C’est trop tôt… Mais, plus tard, dans longtemps, lorsque j’aurai mis entre nous des distances qu’on ne franchit pas… Quand vous serez bien certaine que jamais plus je ne dois croiser votre chemin, tâchez de penser à moi avec un peu de bonté, tâchez, je vous en supplie ! Rappelez-vous que j’ai eu le courage de ne pas mettre un regret dans votre vie ; dites-vous qu’il m’a fallu pour cela… Mais à quoi bon en parler encore ?… Ce que je voudrais, c’est que, s’il arrive que vous soyez triste parce que quelqu’un vous aura déçue, vous vous rappeliez mon amour, à moi ; et, si cela vous console un peu de vous dire que vous avez été aimée ainsi, mortellement aimée… eh bien, il n’aura pas été complètement inutile que j’aie vécu.

Jacqueline se taisait toujours, les yeux fixes. Elle sentait que, si elle essayait de parler, ses sanglots éclateraient tout haut dans la salle silencieuse. Pendant un instant, Erik resta debout auprès d’elle, la regardant avec ses yeux chargés de songes ; hésitant, il se courba, prit l’extrémité du boa de fourrures à demi glissé de l’épaule de Jacqueline sur la banquette et la baisa d’un geste craintif, puis salua profondément et partit. Elle voulut le rappeler, se lever, le suivre, mais sa tête tournait et, comme les grands mouvements qu’on croit faire dans le cauchemar, sa contraction intérieure aboutit à l’immobilité. Elle resta là, frissonnante, défaillante presque, le cœur battant à grands coups espacés.

Depuis un long moment, elle n’entendait plus le pas sonnant irrégulier sur les parquets. Elle avait froid. D’un mouvement débile, elle se leva, et, marchant lentement d’abord, puis plus vite, elle s’en fut dans la direction opposée à celle qu’Erik avait prise. Quand elle eut descendu le grand escalier dont le vide blanc faisait trembler ses genoux, traversé la salle égyptienne où sont les grands sphinx, et qu’elle se trouva en plein air, dans la neige que le vent tordait en spirales, elle respira profondément. Elle avait des bouffées chaudes aux tempes et son imagination s’exaltait en images délirantes. Malgré son apparente douceur, l’homme qui venait de lui faire cette abominable confidence, n’était-il pas capable des pires violences ? Des phrases de faits divers sinistres tournaient dans sa pensée ; elle regarda autour d’elle, imaginant le voir dans chaque passant, et prêt à quelque action atroce. Il avait attendu d’elle qu’elle lui offrît la consolation de sa tendresse, et elle n’avait même pas pu dire une parole. N’avait-il pas, en la quittant, témoigné son mépris pour la faiblesse qu’elle ne pouvait cacher ? Qui sait si ce n’était pas maintenant la rage de sentir qu’elle était définitivement perdue pour lui qui travaillait dans sa tête détraquée ? N’allait-il pas revenir, se venger ?

Les dents de Jacqueline claquèrent de froid et de peur. Elle avait traversé la chaussée sans savoir où elle allait. La façade de Saint-Germain-l’Auxerrois fixa son regard flottant ; elle se hâta, poussée par un instinct atavique, vers le refuge de l’église.

Dès l’entrée, l’ombre colorée l’enveloppa d’un sentiment de sécurité ; elle se calma un peu, s’assit dans un angle obscur et fit un grand effort pour se reconquérir. Elle utilisa les suggestions du milieu, la paix de l’église, la voix sombre et fortifiante de l’orgue qui s’élevait tout à coup, pour susciter des images lointaines, enfantines et paisibles. Elle erra un moment dans son passé blanc de fillette ; mais, en y rencontrant l’image de Léonora, elle eut un sursaut de colère. Léonora, n’était-ce pas l’agent responsable de toute la souffrance où elle se débattait ? N’était-ce pas elle qui l’avait, en quelque sorte, poussée vers cette aventure à dénouement tragique ? Sans Léonora, aurait-elle tendu sa volonté vers des buts d’exception et d’illusoire perfectionnement, dont le résultat avait été sa visite chez Erik ? C’était sous l’exaltation de ces mots qui incitaient à la liberté qu’elle avait dit à cet homme qu’elle l’aimait, qu’elle avait failli entrer dans sa vie, être activement mêlée à toutes ces hideuses choses. Elle plaignait Erik de la douleur qu’elle lui avait vue ; mais, au fond de soi, elle s’indignait de la responsabilité qu’il lui attribuait. Car, enfin, en admettant même que ce fût pour la revoir encore qu’il eût refusé le rôle qu’on lui offrait, il aurait dû lui être reconnaissant de lui avoir évité un crime imbécile. C’était un être noble, sans doute, mais un faible, un raté que la destinée n’avait pu satisfaire parce qu’il n’était pas de taille à la vaincre.

Sa pensée qui s’apaisait un peu alla vers Marken, et elle compara ces deux hommes. Celui-ci était vraiment fort ; il ne faisait pas de phrases sublimes sur le sacrifice, n’aspirait pas à consoler toute la douleur humaine, ni à la venger, il n’avait pas de morale, croyait au droit sans bornes de sa volonté ; mais, tenté vers l’infamie et la lâcheté, il savait s’en défendre. Il ne cherchait pas à dominer la vie, il restait de niveau avec elle pour la mieux maîtriser ; il accomplissait enfin ce qu’il avait résolu. Des rêveurs déclamatoires de l’espèce d’Erik et de Léonora n’arrivent à rien réaliser, parce qu’ils rêvent trop haut. À trois jours d’intervalle, elle avait vu Léonora désemparée, inquiète, incertaine et misérable de quelque chose d’équivoque qu’elle ne disait pas ; Erik au fond d’un désespoir qui, sans doute, aboutirait à la démence ; c’étaient, par destination, des vaincus ; ils voulaient planer et tombaient dans la boue. Évidemment, André avait raison, la pauvre Léonora devait aimer Erik ; et, elle souffrait de n’en être pas aimée. Qu’allaient-ils faire maintenant ? Elle songea à des mots obscurs qu’il avait dits et les interpréta ; les distances infranchissables qu’il comptait mettre entre elle et lui, ce n’étaient pas des lieues d’espace, mais quelque circonstance particulière. Peut-être reviendrait-il à Léonora et s’en iraient-ils ensemble, quelque part, déclamer de compagnie contre l’injustice sociale, l’asservissement des femmes, la vileté des passions. Plus calme, Jacqueline conclut à l’inutilité du sacrifice individuel, et aussi à la totale absurdité de croire qu’on puisse arrêter le mouvement de sa propre vie pour se vouer à servir la vie générale. Le haut devoir de chacun, pensa-t-elle, c’est d’aller jusqu’au bout de son énergie, quelle qu’en soit la forme ; de risquer le plus grand nombre de possibilités, de ne rien laisser en soi, instinct ou pensée, qui n’ait eu satisfaction, car ce sont les grands types passionnels ou intellectuels qui, par le seul exemple de leur développement, servent l’humanité.

Elle se leva, s’étira. Le courage et la lucidité lui étaient revenus. Si le libertaire avait été là, elle eût su que lui dire, et c’est elle qui aurait pris le ton sûr de soi qu’il avait eu jadis. Elle se sentait solidement installée dans la réalité d’où lui s’était volontairement exilé. La certitude d’être une ouvrière d’harmonie, alors qu’Erik et son amie étaient des destructeurs orgueilleux et impuissants, lui faisait une paix nouvelle.

Elle sortit de l’église lasse mais fortifiée, résolue à voir Léonora, à lui expliquer son vrai devoir, lequel consistait à satisfaire sa passion pour Erik tout comme une femme ordinaire, en vivant avec lui dans la simplicité.

X


Le surlendemain, Jacqueline alla chez mademoiselle Barozzi et ne la rencontra pas ; elle revint deux jours de suite sans la trouver davantage. Elle écrivit pour l’inviter à dîner et ne reçut aucune réponse. Bien que ce ne fût pas la première fois que Léonora en usât de la sorte, ce silence inquiéta Jacqueline. Elle souhaitait savoir ce qu’il était advenu d’Erik après leur conversation du Louvre. Plus elle y réfléchissait, et plus elle voulait pousser son amie à consoler ce malheureux homme. Elle préparait par bribes toute une argumentation qui devait venir à bout des résistances de Léonora. Décidée à réaliser ses bienfaisantes intentions, elle écrivit encore à la jeune fille, lui disant en termes pressants qu’elle avait besoin de la voir. La lettre finie, elle commença de s’habiller pour aller dîner chez madame d’Audichamp. Il était tôt encore, mais elle désirait se reposer après sa toilette, car elle gardait depuis sa grippe une fatigue qui, vers la fin des journées, la déprimait beaucoup.

Elle savait que madame d’Audichamp avait invité Marken, et, en se coiffant, elle songeait à lui avec ce sentiment incertain de malaise et d’espoir qui ne l’avait pas quittée depuis leur rencontre au Petit Palais. Il y avait onze jours de cela exactement et elle s’étonnait qu’il ne lui eût même pas mis une carte. Lorsqu’il l’avait saluée, il lui avait paru que toute rancune contre elle avait disparu de sa pensée ; elle-même n’avait plus que le désir vif de le retrouver et une curiosité aiguë de ce qui se passait en lui. Mais pourquoi n’était-il pas venu ?

Elle passait un jupon dont les dentelles moussaient, lorsqu’on l’avertit que mademoiselle Barozzi demandait à la voir.

— Qu’on fasse entrer, dit-elle.

Léonora parut quelques instants plus tard. Jacqueline lui jeta un rapide coup d’œil, vint à elle souriante, affectueuse, tout en disant à sa femme de chambre :

— Je finirai de m’habiller plus tard, je vous sonnerai.

— Je viens justement de t’écrire… Pourquoi n’as-tu pas répondu à ma lettre, l’autre semaine ? dit-elle, en faisant le geste d’embrasser Léonora.

Mademoiselle Barozzi la repoussa sans colère, mais avec une forte détente du bras. Jacqueline ne s’était pas trompée en pressentant que ce n’étaient pas des excuses de politesse qu’apportait son amie. De nouveau, elle fut étouffée par l’atmosphère de drame que Léonora semblait créer autour d’elle. Avec un trouble mêlé d’irritation, elle demanda :

— Qu’est-ce encore !

Léonora, restée debout près de la porte, fut un moment sans répondre. Il y avait un contraste singulier entre la jeune fille droite, amincie par son rigide costume noir, les yeux étrangement fixes, la bouche serrée, la violence de tout son visage, et cette femme en corset de satin rose, en jupon de dentelles, avec sa chair claire et douce, surgissant des épaulettes de rubans glissées sur ses bras. Sous l’aveuglante lumière, les glaces multipliaient en se la renvoyant l’image noire et l’image blanche et rose.

— J’ai à te parler, commença Léonora.

— Oui ? Eh bien, parle, fit Jacqueline avec impatience. Moi aussi, du reste, j’ai des choses à te dire.

Léonora prononça lentement :

— On a enterré Erik Hansen ce matin.

Jacqueline ne dit pas une parole ; ses yeux s’étaient élargis, elle avait tendu les mains comme pour éviter un coup. Léonora continuait :

— Il s’est tué… J’étais allée chez lui avant-hier. Je te dirai pourquoi tout à l’heure… Il n’est pas venu ouvrir quand j’ai sonné… Mais j’avais la clef… Il était sur son lit, avec deux balles dans la poitrine, mort… Il a dû se tuer pendant que je montais l’escalier, le pistolet était encore chaud… On a fait venir un médecin… C’était inutile… Il y avait une lettre pour moi sur la table. Il me chargeait de t’avertir, de t’expliquer que tu n’étais pour rien dans sa détermination… pour rien. Il t’avait raconté… l’homme qui, là-bas… à sa place ? Eh bien, cet homme-là s’est étranglé dans son cachot. Les journaux ont raconté ça avant-hier matin… Je ne savais pas, je n’avais pas lu. Mais il a lu, lui. Alors… c’était trop, beaucoup trop. Il avait souffert si effroyablement et depuis si longtemps… sa tête était trouble. J’ai fait ce qu’il y avait à faire, télégraphié en Norvège à sa vieille tante ; elle n’a pas répondu. Elle est peut-être morte, elle aussi. J’ai cru… j’ai pensé qu’il valait mieux ne t’avertir que quand tout serait fini… Je l’ai mené ce matin à Montmartre, seule, avec Marken, qui s’est trouvé là je ne sais pas comment. Je ne lui ai rien demandé… Voilà… c’est fini.

Tombée sur une chaise, Jacqueline sanglotait.

— Ça te fait de la peine ! dit Léonora, de cet étrange accent mécanique dont elle parlait depuis qu’elle était là. Tiens, je t’ai apporté ça ; il m’avait dit, dans sa lettre, de te le donner.

Elle tendit la photographie du Mercure de Milan. Les trous des quatre punaises qui l’avait fixée au mur blanc s’y voyaient aux quatre coins.

Jacqueline prit la photographie, la regarda et sanglota plus durement. La petite chambre, les violettes sur la table, la figure anxieuse d’Erik s’évoquèrent en désolantes et insupportables images ; elle retrouva sur ses lèvres tremblantes le goût de son baiser, et, tout de suite, la vision de la bouche grise du cadavre s’imposa, et elle cria tout haut :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Il est mort !

Et, folle de détresse, éperdue, elle tendit les bras vers Léonora, disant d’une voix brisée d’enfant :

— Léo, ma Léo, il n’y a que lui qui m’ait jamais aimée, lui et toi, et il est mort ! Il est mort. Mais toi, tu me restes, toi ! donne-moi la main, embrasse-moi… aie pitié de moi, Léo, c’est si affreux, si affreux !

Mademoiselle Barozzi hocha la tête et, de cet accent bizarre qui donnait l’impression qu’elle fût à l’écart de soi-même :

— Moi non plus, je ne te reste pas… Attends que je t’aie tout dit. Je suis une misérable… J’aime ton mari… Non, laisse-moi parler sans m’interrompre ; après, tu me cracheras au visage, si tu veux. Je l’aime comme une folle, comme une bête folle, et depuis longtemps… depuis toujours ! Et je le savais, je savais où j’allais, j’avais beau me mentir : je savais ! Je le voyais souvent, sans te le dire, et, si cela m’était si désagréable lorsque tu arrivais chez moi, c’est que j’avais peur d’une rencontre. Lui n’est coupable de rien, tu comprends, de rien ; c’est moi seule… La semaine dernière, il est venu encore… je lui ai dit que je l’aimais. Je me suis conduite comme la plus sale des filles… Je l’ai provoqué. Ce n’est pas de sa faute, à lui : c’est un homme… Si quelqu’un n’était pas venu, s’il lui avait plu, il m’aurait prise du consentement de toute ma chair… tu comprends bien, il ne faut pas l’accuser, lui… Je ne l’ai pas revu depuis… Quand il a été parti, j’ai compris que, si je restais ici, dans quelques jours je serais à ses pieds, le suppliant de bien vouloir de moi… Oui, oui… c’est ainsi. Alors j’ai pensé à Erik ; il était comme moi souillé, misérable, défait… et je suis allée chez lui pour lui offrir de partir ensemble, de nous en aller bien loin… loin de vous tous, nous cacher… Je l’ai trouvé mort… Je pars seule. Avant, j’ai voulu venir m’humilier devant toi ; il fallait cela, te demander pardon aussi… et pas seulement de mon infamie, mais de toute ma conduite envers toi, de t’avoir jugée, de t’avoir condamnée, toi qui vaux mille fois mieux que moi et qui as toujours été bonne pour l’abjecte créature que je suis, moi, qui osais te critiquer, te parler durement, moi qui aime ton mari, car je l’aime, tu m’entends bien, comme une sale brute en folie !

Jacqueline ne pleurait plus ; appuyée des deux mains au dossier de la chaise où elle s’était assise, elle regardait Léonora dans une stupeur silencieuse. Lorsque mademoiselle Barozzi cessa de parler, elle dit lentement, le ton amer :

— Pourquoi pars-tu, s’il t’aime ?

— Mais il ne m’aime pas ! cria Léonora d’une voix déchirée. Je te l’ai dit, il a eu une seconde de désir, voilà tout ! Il ne m’aime pas !… Et s’il m’aimait… Rester, être sa maîtresse ? C’est ça que tu veux dire, n’est-ce pas ?… Tu es bien bonne, merci !

– Ne te révolte pas, dit Jacqueline durement, ce n’est plus l’heure. Si quelqu’un n’était pas venu, l’autre jour, tu te serais donnée, c’est toi qui l’as dit… Oh ! je ne t’en veux pas ; que m’importe, que ce soit toi ou madame d’Audibert, ou toutes deux ensemble ?

Il est l’amant de madame d’Audibert ?

— Ah ! comme tu as bien dit ça !… Sans doute, il est l’amant de madame d’Audibert, à qui je n’en veux pas plus que je ne t’en voudrais d’être sa maîtresse… Ce n’est pas de ce que tu l’aimes… avec tant d’autres, que je me plaindrais, si j’étais en ce moment capable de me plaindre… mais il me semble que tu m’as fait tort, un tort affreux en démolissant après tout le reste cet idéal de force et de pureté que tu représentais pour moi… D’ailleurs, tes révélations ne font qu’achever cette mauvaise œuvre-là… Seulement, comme c’est étrange que ce soit André que tu aimes !… André !… Pauvre fille ! comme ton orgueil doit te faire mal !

— Non… Je n’ai plus d’orgueil.

— Plus rien… que de l’amour, dit Jacqueline d’un accent cruel et triste, et quel amour !…

— Oui, méprise-moi bien. J’aime mieux ça, c’est un soulagement.

— Ah ! Dieu non, je ne te méprise pas ! Est-ce que tu ne sens pas dans quelle désespérance je suis, et que j’ai comme toi le sentiment d’une impossibilité à continuer de vivre ?

— Pourquoi ? Rien n’est changé pour toi.

– Si, tout. Erik est mort, — Erik, la seule vraie tendresse que j’aie rencontrée ; — je viens de te perdre, non pas seulement parce que tu es amoureuse de mon mari, mais parce que tu me hais… Je suis seule comme jamais ; et, grâce à toi, je sais le néant de tout effort… Ah ! tu m’as bien instruite ! Quand je t’ai retrouvée, je végétais dans un ennui tranquille ; tu m’as contrainte à tendre mon cœur et ma pensée vers d’insaisissables buts. À cause de toi, j’ai vu dans sa vérité la misère et l’inutile de la vie. Je n’ai plus rien à faire, je ne désire plus rien, et le pauvre Erik est mort…

Elle se tut, étranglée par ses larmes.

— Je vais partir, il est temps, dit Léonora.

— Qu’as-tu à faire ?

— Prendre le train.

— Ce soir même ?

— Oui.

— Où vas-tu ?

— En Amérique… J’ai été nommée professeur de violon dans un institut musical qu’on vient de fonder… Mais qu’importe cela ?… Adieu, Jacqueline… Veux-tu que nous nous embrassions une dernière fois ?

— Que dois-je dire à André ? Il m’interrogera certainement sur les causes de ton départ.

— Non, il ne te parlera pas de moi. Le mauvais souvenir qui reste entre nous n’est pas de ceux qu’on remue volontiers. Ne dis plus jamais mon nom devant lui, cela suffira… et, si je me trompe, s’il te questionne… eh bien, dis ce que tu voudras, mais que ce ne soient pas des mots durs, il ne les mérite pas, je suis seule coupable en tout ceci… Tu lui pardonnes, n’est-ce pas ? je t’en prie…

— Mais sans doute… voyons…

— Et à moi ?

Jacqueline vint à elle, lui prit la tête dans ses deux mains et, longuement, appuya ses lèvres au front de Léonora, puis, la laissant aller :

— Tâche de faire ce que je ferai, je te le jure. Oublions les amertumes, les colères et les défaillances qui nous ont séparées, pour ne nous souvenir que du temps où nous nous aimions simplement en rêvant à un avenir de bonheur où nous serions réunies. L’abominable minute où nous sommes venues après nous être efforcées pour briser la loi qui asservit le cœur des femmes doit nous instruire et nous rapprocher. Tu disais que notre réel esclavage, c’est l’amour ; tu sais maintenant qu’on n’y échappe pas. À quoi bon lutter ? Accepter le destin, le vouloir, c’est peut-être plus digne ; en tout cas, c’est plus raisonnable que de le subir en se défendant.

Léonora avait les yeux pleins de larmes ; la tristesse infinie, la douceur lasse de son visage blanc lui faisaient une beauté nouvelle et poignante. Elle dit lentement :

— Et toi aussi, tu aimes… et on t’aime. Qui pourrait ne pas t’aimer ?

Elles s’étreignirent en silence ; toutes deux pleuraient, puis Léonora se dégagea et, sans une autre parole, sortit de la pièce.

Jacqueline se jeta sur sa chaise longue et, comme le soir où son amie l’avait laissée seule avec son angoisse, elle sanglota, la face cachée dans un coussin. Mais ce n’était plus la douleur peureuse, les nerfs surmenés qui se satisfaisaient ainsi ; ses larmes emportaient les ressentiments et les colères ; le pardon montait en elle, très tendre ; elle plaignait ces deux êtres qui venaient de sortir de son existence, et en leur pardonnant de n’avoir rien pu pour elle, elle s’absolvait de n’avoir rien pu pour eux.

On frappa à la porte. Redressée d’un geste vif, elle alla à la fenêtre, feignit de regarder dans la rue et, d’une voix encore incertaine, cria :

— Entrez.

— Monsieur fait demander si madame sera bientôt prête ?

— Quelle heure est-il ?

— Sept heures trente-cinq.

— Dites à monsieur que je n’en ai plus que pour vingt minutes et revenez m’habiller.

Elle alla vers la toilette, se baigna la figure d’eau brûlante, puis, assise devant un miroir, elle chercha, parmi les petits ustensiles d’écaille et d’or, les maquillages dont elle avivait son teint lorsqu’elle se poudrait pour un bal costumé. Le rouge aux pommettes et au dessus des yeux, un peu de noir à ses sourcils aigus, du rouge encore à sa bouche, lui refirent un masque de fête ; ses yeux seuls gardaient l’éclat exagéré des larmes récentes. La femme de chambre rentra. La respiration un peu haletante de Jacqueline se calmait ; elle passa la robe couverte de paillettes, serra son cou dans un carcan de corail rose et de diamants. Les scintillements de la robe et des pierreries amortissaient la lueur fébrile de ses prunelles. En se vaporisant, elle se regarda dans la glace, avec un pli de tristesse aux lèvres. Quel symbole précis que cette toilette, ces fards, ces bijoux, la hâte de partir pour retrouver le monde avec ce cœur pesant et ces affreuses images de découragement et de mort ! Il faudrait causer, sourire… Il lui sembla que jamais plus elle ne pourrait sourire.

Elle mit son manteau, ses gants, et rejoignit André qui l’attendait dans le salon.

— Nous sommes terriblement en retard, dit-il ; quelle musique va faire madame d’Audichamp ! Elle tient tant à ce qu’on soit à table à huit heures ! Qu’est-il arrivé ? On m’a dit que mademoiselle Barozzi était avec vous ?

— Oui, c’est elle qui m’a retenue, répondit Jacqueline.

Et, comme elle passait sous la lumière violente d’une lampe, M. des Moustiers observa :

— Vous semblez mal en train ?

– Un peu ; énervée à l’extrême… Est-ce que ça se voit ?

— Oui… Vous avez pleuré ?… Oh ! ce n’est pas une question, naturellement.

Ils étaient sous la voûte de l’hôtel. Jacqueline monta dans la voiture, rangea ses jupes. André s’installa près d’elle. Un moment, ils furent silencieux, puis M. des Moustiers dit, d’une voix un peu nerveuse :

— Cette insupportable fille vous a encore fait une scène, sans doute ?

— Non.

— Quoi, alors ? des confidences ?

— Oui.

— Ah ! je vois ! Elle vous a dit que j’étais amoureux d’elle… mais ce n’est certainement pas ça qui vous a fait pleurer.

— Elle m’a dit surtout qu’elle était amoureuse de vous… elle m’a dit… tout ce qui s’est passé chez elle à votre dernière visite.

— Diable ! elle est entrée dans les détails, la brave enfant !

— Ne vous fâchez pas. Elle s’est donné tous les torts, et je comprends bien que le moins que puisse faire un homme à qui une femme avoue sa passion c’est… ce que vous avez fait.

— Évidemment… Ce n’est donc pas à cause de ça que vous avez pleuré.

— Non, oh non ! C’est… parce qu’elle m’annonçait son départ et… l’idée de ne jamais la revoir, et puis son chagrin, l’inattendu de tout cela… il y avait de quoi retourner les nerfs.

— Oui… oui… jusqu’à un certain point. Alors elle s’en va ?

— Ça vous fait de la peine ?

— Pas la moindre. Au reste, puisqu’elle a trouvé bon de vous mettre au courant de cette sotte histoire, vous m’autoriserez à m’en expliquer avec vous. Je tiens beaucoup à ce que l’opinion que vous avez de moi soit, non pas bonne — ce serait de la mégalomanie, — mais juste. Je vous dirai donc, pour commencer, que je ne suis pas du tout épris de votre amie.

– Pourquoi vous en défendre ? Vous en avez aimé de moins belles !

— Certainement. Mais jamais d’aussi ridicules. Cette fille m’a, dès notre première rencontre, donné sur les nerfs d’une façon prodigieuse par ces manières qu’elle a de regarder l’humanité du haut d’on ne sait quoi où elle se croit perchée. Ce qu’elle m’agaçait en vous faisant la leçon à tout propos… Alors, — évidemment, ce n’était pas bien généreux, — j’ai eu envie de la ramener un peu sur le sol où sont les pauvres gens qu’elle méprise tant. Il m’a paru intéressant de lui donner, à elle aussi, une bonne leçon et de lui montrer que ses grands airs, son détachement, ce n’étaient en somme que des bravades de poltronne et que, si elle était si sévère aux passions du pauvre monde, c’est que ses passions, à elle, n’étaient point satisfaites. J’étais persuadé qu’elle était moins capable qu’aucune autre de résister à la plus banale des cours… je lui ai fait la cour. J’ai parlé de sacrifice, irrité un peu sa jalousie ; ça a suffi ; au premier mot équivoque, elle a perdu la tête. Tout cela est assez vilain. J’ai une excuse : c’est d’avoir rendu service à tous les gens qu’elle était encore en mesure de raser avec sa sublimité.

— Vous ne vous doutiez pas de l’atroce férocité qu’il y avait à jouer ainsi avec un être qui méritait votre respect ?

— Non ! Elle prétendait à mon respect, mais elle n’y avait pas droit, l’événement le démontre. Au reste, je vous avertis que vous-même ne paraissez pas sincèrement persuadée de mon infamie. Vous aussi vous étiez excédée de cette perpétuelle pose et de ce dédain universel… Nous voici arrivés. Dites-moi bien vite que vous me pardonnez ce que la plaisanterie avait peut-être d’un peu vif.

— Non, je ne vous pardonne pas. Le désespoir de cette pauvre fille m’a fait trop de mal. Nous partirons après le dîner, n’est-ce pas ? Je suis vraiment très souffrante…

XI


Tandis qu’on lui ôtait son manteau, Jacqueline regardait son mari qui devant une glace assurait sa cravate. Il avait l’air satisfait de soi et moqueur. Elle se souvint du soir où elle s’était trouvée avec Léonora, à cette même place, attendant sa voiture pour partir. Alors elle avait la tête pleine de folie parce que cet homme qui était là, si tranquille, aimait une autre femme ; elle était impatiente d’appuyer sa détresse sur le cœur vaillant de son amie, si chère et si sûre ; et l’amie, avait, elle aussi, un mensonge dans la pensée, un mauvais amour pour ce même homme, qui devait faire d’elle le jeu pervers qu’il venait de raconter.

Du dédain, de la colère, circulèrent dans tous les nerfs de Jacqueline et lui firent une figure méchante. Son énergie courbée se redressa, elle refoula le découragement que tant d’images désolantes accumulées depuis deux heures avaient amassé ; sa vitalité s’exaspéra un instant, elle se crut très forte.

Mais, en entrant dans le salon, l’atmosphère chaude, une pesante odeur d’azalées, la lumière, le bruit des voix, et surtout la vue des visages connus et le sentiment de la continuité indifférente des formes banales de la vie, attaquèrent sa sensibilité si durement qu’elle eut un spasme au cœur ; les choses tournèrent devant ses yeux, les bruits devinrent confus, elle pâlit au point que son rouge marqua sur sa figure comme une tache. Elle s’arrêta un instant, hallucinée par le souvenir, crut entendre la sonate de Franck jouée par Léonora et la voix d’Erik disant son lamentable amour ; puis elle se rappela qu’il faisait froid dehors, très froid, et que le vent devait souffler aigrement sur la tombe qu’on avait fermée le matin. Elle sentit qu’elle n’aurait pas la force de parler à tous ces gens, d’être pour eux la femme qu’elle était la veille ; elle voulut s’en retourner, aller ailleurs, n’importe où, céder librement à la syncope.

— Chère petite, que vous est-il arrivé ? Il est huit heures dix, nous mourons de faim ; on a déjà emporté du monde sur des brancards, les grouses seront calcinées… Avez-vous été tamponnée en route par un tramway ?

C’était madame d’Audichamp qui se précipitait sur elle, cordiale et fâchée.

Jacqueline répondit d’un ton vague, faisant des excuses ; elle entendait sa voix avec surprise ; était-ce elle qui disait tous ces mots vides de sens ? Allait-elle tomber sur le tapis, ou crier sa douleur de toute la force qui lui restait ; enseigner à ces gens qu’il y a plus de choses qu’ils n’en soupçonnent sous les cartonnages des décors parmi lesquels s’agite leur indifférence ?

On l’entourait. Barrois se plaignait de quelque chose, elle ne comprenait pas bien si c’était de n’avoir pas reçu de réponse à ses dernières lettres. Madame Steinweg la complimentait sur sa robe ; Roustan s’avançait, guindé, l’œil hésitant, disait des phrases qui n’aboutissaient point ; le général de Troisbras retenait un peu longtemps contre ses lèvres la main qu’elle lui avait tendue. Tout à coup le vague de sa pensée se dissipa, la sensation de syncope s’arrêta net, elle eut tout son sang au cerveau, se remit à comprendre et à voir ; Marken s’était approché et la saluait.

On annonça le dîner, elle prit son bras et marcha avec lui vers la salle à manger. Elle sentait, aboutissant contre son poignet en petites secousses, les coups profonds frappés par le cœur d’Étienne ; elle se rappelait cet après-midi où c’était contre ses genoux qu’avait ainsi battu ce cœur malade. Mais depuis… L’image de Léonora, sa figure adoucie par la défaite, et l’image d’Erik mort se substituèrent aux personnages gais et parés qui jouaient la comédie de s’asseoir autour de cette table avec l’air assuré de leur droit au bonheur. L’épuisement vital, un moment masqué d’espoir, reparut. Pourquoi était-elle là, puisqu’il n’y avait plus pour elle d’émotion heureuse qui valût de vivre ?

On parlait déjà de la pièce des Français.

— Oh ! moi, je déteste les thèses, dit quelqu’un.

— Mais ce n’est pas une thèse, voyons ! C’est un caractère, un type.

— Oui, je sais bien, on dit toujours ça lorsqu’il y a un personnage en scène tout le temps. Au théâtre, j’aime qu’on entre et qu’on sorte, et puis les moyens de séduction de ce don Juan… Vraiment… qui n’y résisterait ?…

— Mais, dit madame Steinweg d’un air entendu, les moyens qu’emploient les séducteurs n’ont d’importance qu’au début de leur carrière. Dès qu’ils sont installés dans la profession, ils n’ont qu’à paraître pour que les femmes leur tombent dans les bras parce qu’elles savent que beaucoup d’autres y sont déjà tombées.

— Oui, dit Barrois, c’est de l’automatisme par suggestion. Mais il ne faudrait pas généraliser et dire que les femmes préfèrent toujours les séducteurs professionnels à ceux qui ont des cœurs candides. Remarquez qu’elles s’acharnent à troubler les hommes parfaitement chastes — ça se trouve encore madame… à l’étranger, — et aussi qu’elles s’intéressent aux monstres, voire aux criminels… À vrai dire, ce qu’elles recherchent, c’est l’être d’exception.

— Certes, dit Marken d’un ton brusque, mais ce n’est pas l’exceptionnel pour lui-même qu’elles veulent ; la femme vraiment femme, comme l’homme fortement homme, n’a qu’une vraie passion : vaincre. Or on ne vainc que ceux qui ont en eux quelque force qui les distingue : la chasteté en est une, comme le don de séduction, et la monstruosité aussi, et non moins le pouvoir du crime.

— L’important, dit madame Steinweg c’est que les gens soient incompréhensibles. J’ai toujours vu que la seule condition de l’amour, c’était le malentendu. L’amour, voyons, ça ne vit que des crasses qu’on se fait mutuellement et du pardon qu’on s’accorde parce qu’on ne se comprend pas.

— Je crois que vous vous trompez, madame : c’est parce qu’on se comprend mieux, au contraire, que le mal qu’on s’est fait rapproche… On tient davantage aux êtres qu’on aime lorsqu’on a été blessé par eux ; les blessures donnent le sentiment juste de l’importance qu’a celui ou celle qui les fait. La souffrance est une lumière à laquelle nous lisons notre secret et celui d’autrui. Les grands sentiments ne prennent conscience d’eux-mêmes que dans la colère ou la douleur.

— C’est bien démodé, les grands sentiments, dit M. d’Audichamp.

— Je ne le pense pas, cher monsieur, riposta Marken. Cette époque-ci, au contraire, est merveilleusement passionnée ; et ce pays-ci, en particulier. Voyez quelle ardeur on apporte aux luttes politiques. Or, sachez-le, l’intérêt véhément pour la chose publique, la force de la haine, et le développement de cette sauvagerie qu’est l’esprit de parti, tout cela coïncide avec une puissance égale d’exaltation amoureuse. La sensibilité ne vibre pas sur un seul point. Être en violence à propos de quelque chose, c’est avoir de la violence prête pour tout, car tout se tient.

— Vous avez peut-être raison, dit Barrois ; en tout cas, la théorie est tonifiante.

— Ce n’est pas une théorie, reprit Marken en s’animant. Regardez et écoutez autour de vous, cela vaut la peine, et les signes sont multiples de la violence universelle qui cherche ses routes. Les grèves, les revendications, les colères, toutes ces déclamations qui promettent le bonheur pour demain, l’audace croissante des pensées et des espoirs, tout, jusqu’aux crimes passionnels si nombreux, exprime moins un formidable malaise qu’une formidable volonté prête à prendre conscience d’elle-même. Le niveau de la passion humaine s’élève, n’en doutez pas. Chacun veut sentir, aimer, jouir, vivre enfin, à tout prix. Bientôt personne n’acceptera plus la contrainte du destin… Tenez, ces gens que nous trouvons absurdes par défaut de critique, les anarchistes, avec leur froide ardeur et leur courage cruel, ne pensez-vous pas qu’ils soient des témoignages singulièrement forts de l’état de passion où est ce temps-ci ? Vous avez lu peut-être, mon cher maître, vous qui apportez à tout une si pénétrante attention, la mort de celui qui, l’an dernier, a tué un souverain ? Il s’est suicidé dans son cachot. Mais ce que vous ne savez pas sans doute, c’est qu’il avait accepté de commettre ce crime à la place d’un de ses amis que le sort avait désigné. Celui-là, – il s’appelait Erik Hansen, — s’est tiré deux balles dans la poitrine en apprenant la mort de l’autre. Je le connaissais un peu, et, ce matin même, j’ai accompagné son cercueil à Montmartre… Eh bien ! ne croyez-vous pas que des gens qui font des actes pareils — un qui se dévoue et accepte de commettre un crime pour l’éviter à son ami, l’autre qui a un tel sentiment de la responsabilité qu’il se fait justice en se tuant — soient des passionnés et de la plus haute qualité ?

Jacqueline s’appuya fortement au dossier de sa chaise. André la regardait de loin, d’un air d’interrogation. Les propos se croisaient :

— Ah ! non !… pas d’apologie de l’anarchie !

— C’est trop bête !

— Des bandits, en somme. Rien d’autre !

— Pas celui dont je viens de vous parler, en tout cas, dit Marken, d’un accent fort. J’ai eu occasion de le voir assez souvent dans les derniers mois de sa vie ; c’était l’âme la plus haute et la plus noble ; il avait une grande culture et une douceur exquise, la pensée la plus lucide et une ardeur de dévouement, une tendresse incomparables… Au moyen âge, on canonisait des personnages mystiques qui ressemblaient beaucoup à cet anarchiste-là.

— Moi aussi, je l’ai connu, articula résolument Jacqueline. Tout ce que vous avez dit est exact et on en pourrait dire plus encore. C’était un être admirable.

— Comment, ma chère, est-ce possible !… Mais quelle horreur !… Vous avez des relations avec des individus pareils ! Au moins leur recommandez-vous de ne pas mettre des bombes chez vos amis ?

— Comment avez-vous su qu’il était mort ? demanda Jacqueline à Marken pendant que le général de Troisbras proposait des moyens militaires et définitifs de venir à bout de cette racaille.

— C’est mon goût de tout savoir, répondit Étienne ; et il m’intéressait si particulièrement !… Je l’avais connu autrefois à l’étranger, puis perdu de vue ; je l’ai retrouvé à Bayreuth, l’année où… et, depuis ce temps-là, j’ai suivi de loin sa vie… Il avait pour moi une haine singulière, qui a cessé dans les dernières semaines. Il a compris qu’entre nous il y avait la similitude d’une souffrance pareille. Je savais qu’il allait au suicide. J’ai tout fait pour le retenir, tout, inutilement. Il serait mort quelques jours plus tôt, s’il ne m’avait pas eu pour parler de vous. Dès que j’ai su la mort de l’autre, j’ai couru chez lui… mais…

M. d’Audichamp interrompit la phrase :

— Dites-moi, cher monsieur, est-ce vrai, ce qu’on m’a raconté tout à l’heure au cercle, que vous fondiez un journal ?

— Oui, c’est vrai, depuis ce matin, répondit Marken. Ce sera un grand quotidien sur le type des journaux anglais et j’espère y faire de bonne besogne. Puisque vous avez la bonne grâce de paraître vous y intéresser, je vous dirai que mon journal a ceci de spécial qu’il sera entièrement dans mes mains, car je n’aurai ni actionnaires ni commanditaires ; je marcherai avec mes seuls capitaux.

Pendant que, de tous les côtés de la table, arrivèrent des questions et des espoirs que ce journal-là fût destiné à défendre la société, Jacqueline vit dans les yeux forts de Marken, que sa dangereuse lutte était finie et qu’il avait la victoire.

Madame d’Audichamp se pencha :

— Ma chère, dit-elle, est-ce que vous avez eu des nouvelles de Léonora, ces jours-ci ? Je lui avais écrit, elle ne m’a pas répondu. Est-elle à Paris, savez-vous ?

— Je l’ai vue tout à l’heure. Elle partait.

— Tiens, sans prévenir ! Quelle drôle de fille ! Où va-t-elle ?

— En Amérique. — C’était Marken qui répondait pour Jacqueline. — Elle va passer là-bas quelques années, sans doute ; c’est très dommage pour nous.

Jacqueline lui sut gré de la longue phrase qu’il dit ensuite, à la louange du talent de Léonora. Elle avait besoin de se taire. Ces propos creux, mettant en fait divers banal le drame dont la peur et la douleur pesaient sur elle, l’avaient écœurée presque physiquement. L’aboutissement de tout l’essentiel, de tout le terrible de la vie à quelques paroles distraites prononcées autour d’une table où on dîne, parés et indifférents, lui apportait l’aride certitude de la vanité des violences, de l’inutilité des larmes. Les épouvantements, les spasmes des consciences, la torture des cœurs en peine, tout cela sert à alimenter cinq minutes la conversation des oisifs qui oublient avant que l’air ait cessé de bouger au bruit des mots qu’ils disent. Pourtant ces gens-là et leurs pareils, qui semblaient ignorer toute douleur, ne pouvait-on pas les faire, eux aussi, crier de désespoir et maudire l’existence ? Leur odieuse insensibilité était-elle invincible ? Les vaincre ? oui ! Erik avait eu tort de croire que la peur fût le seul moyen ; il en était un autre plus fort et plus sûr, de les tenir, de les dominer : le succès. C’était Marken qui avait raison ! Tous ces mondains qui essayaient leurs pauvres ironies incompréhensives sur des êtres dont ils ne pouvaient deviner la grandeur, c’était le peuple vain à pensée légère, à égoïsmes durs et faibles sur quoi il fallait mettre la main, dont il fallait remuer et contraindre les cervelles vides, auquel on pouvait apprendre un langage et dicter des passions…

On se levait de table. Jacqueline prit le bras de Marken d’un mouvement dominateur.

— M’accorderez-vous quelques instants, dit-il.

— Oui, tout à l’heure, dans la serre.

Chacun d’eux regardait devant soi, le visage très calme ; ils avaient prononcé ces quelques mots en remuant à peine les lèvres, comme deux complices qui, dans une foule, échangent un mot d’ordre.

Dans le salon, ils se quittèrent. Roustan s’approcha de Jacqueline avec un sourire indécis, un air charmant de crainte et de plaisir.

— Madame, voilà des mois que je rêve de reprendre notre conversation de l’été dernier… Suis-je importun ?

— Non, pas du tout, venez par ici.

Il la suivit dans la serre. Entre les feuilles du grand paravent, le même fauteuil était placé où, trois ans plus tôt, elle avait imaginé la mort d’Erik et entendu les mots qui révélaient l’infidélité d’André. Elle s’y assit indiquant du geste une chaise voisine.

— Je voudrais bien être certain, madame, que vous m’avez pardonné mes sottises de l’été dernier… Mais, sans doute, vous n’avez même pas pris la peine de vous en souvenir.

— Si. J’ai très souvent pensé à vous, répondit-elle avec un sourire un peu mélancolique, et je vous assure que je ne vous ai pas gardé rancune de cette plaisanterie.

— Ah ! ce n’était pas une plaisanterie… J’ai compris bien des choses depuis notre rencontre.

— Et alors ?…

– Alors… Vous ne vous doutez pas des efforts que j’ai faits pour me rapprocher de vous, et comme j’ai travaillé aussi ! Je ne dors presque plus ! Je dessine la nuit, parce que le dessin, voyez-vous, c’est tout. Et puis aussi, avant de vous connaître, j’étais plein de colère contre la société, je rêvais de grands bouleversements qui remettraient la justice en circulation, j’avais un malaise incroyable. Maintenant je me suis rendu compte que la vie de chacun peut être belle et utile, pourvu qu’elle tende vers un idéal précis. Le travail m’est devenu une joie depuis qu’il conduit à la gloire, et que la gloire, c’est le moyen d’être moins indigne de vous approcher. Je rêve — ah ! c’est que je suis très toqué voyez-vous ! — d’avoir un jour assez de talent pour que vous vous intéressiez à moi ; j’en aurai ! Je veux si fort ! Alors, ce sera comme un cadeau que je vous ferai et que vous accepterez… avec ce regard que vous avez en ce moment et que je ne mérite pas encore. Vos yeux, quand ils ont cette incroyable douceur, semblent promettre quelque chose de plus prodigieux que tout ce qu’on a jamais imaginé ; quelque chose qu’on ne devine même pas, mais qu’on se ferait hacher pour conquérir. C’est bête, ce que je dis là, et inconvenant, et tout ; mais je vois bien que vous n’êtes pas fâchée. Dites, madame, pensez-vous que je vous verrai encore quelquefois ?

— Pourquoi non ?… Alors, décidément, vous avez un peu d’amitié pour moi ?

— Ah ! dieux ! jamais on ne vous a aimée comme je vous aime.

— Croyez-vous ? dit-elle en renversant sa tête au dossier du fauteuil.

Ses yeux se promenaient sur les feuillages lisses d’un grand araucaria dressé au-dessus d’elle.

— J’en suis sûr ! Tenez, hier, je lisais une phrase de Baudelaire qui m’a mis les larmes aux yeux, tant elle exprimait bien toute votre personne, et ce que j’éprouve. C’est dans un poème en prose… vous le connaissez, naturellement… Voilà la phrase : « Il y a des femmes qui inspirent l’envie de les vaincre et de jouir d’elles, mais elle donne le désir de mourir lentement sous son regard. »

— Il faut résister à ce désir-là, dit Jacqueline de sa voix souple dont l’ironie s’affinait de tendresse, il faut vivre le plus fort possible, avoir beaucoup de talent pour que je sois fière de vous quand vous m’aurez persuadée que vous méritez mon amitié.

— Est-ce que ça pourrait arriver, ces choses-là, vraiment ? Ahl ce que je ferais pour que ce soit.

— Voulez-vous faire mon portrait pour commencer ? J’emploierai les séances à tâcher de m’habituer à vous. Mais vous serez un gentil garçon, bien sage. Ce serait ennuyeux de vous mettre dehors à la troisième pose.

— Faire votre portrait ? Vrai ?… Si vous saviez ! J’en avais un tel désir ! Je ne pense qu’à ça ! Mais je le raterai, vous verrez ; ce sera un navet infect. Quant à être sage, comme vous dites… Voyons, vous sentez bien quelle peur j’ai de vous ! Vous pourriez me demander des choses extravagantes… Essayez, vous verrez !

— Bon ! alors je vais vous demander deux choses éminemment raisonnables : la première, c’est de venir après-demain, à une heure, déjeuner chez moi. Nous parlerons du portrait. La seconde chose, c’est de donner votre place à mon vieil ami Barrois qui erre près de la porte comme le fauve de l’Écriture et qui va sûrement trouver quelqu’un à dévorer si vous l’empêchez plus longtemps de causer avec moi.

Roustan se leva avec précipitation, et, rouge, ravi, les yeux riants dans son masque irrégulier, s’en alla, portant sa tête comme font les gens chez qui cette attitude permet aux médecins de diagnostiquer sûrement la folie des grandeurs. Barrois était assis à sa place, l’instant qui suivit.

— La nouvelle victime a l’air bien triomphal ! dit-il d’un ton équivoque.

— Cher ami, quand renoncerez-vous à cette manie de croire qu’aucun homme ne puisse me parler sans être amoureux de moi ?

— Il n’y a rien de maniaque dans l’habitude de constater des faits, répondit le chimiste. Tous les hommes sont ou seront amoureux de vous parce que vous êtes la charmeresse multiforme qui présente à chacun la figure de son rêve particulier. Je me demande pourquoi les gens vont criaillant que la vie est mauvaise, quand il y a des êtres tels que vous !

— Mais, dit Jacqueline d’un air moqueur, c’est qu’évidemment je suis seule de mon espèce, et la vaste armée des pessimistes se recrute parmi les infortunés qui ne me connaissent pas.

— Ça tombe sous le sens ! Dites-moi, goûtez-vous comme il faut ce pouvoir de dispenser la joie et d’augmenter le capital vie de tous ceux qui vous approchent ? Êtes-vous assez fière et assez heureuse d’être vous ?

— Pas très… Au contraire, j’ai une telle certitude de mon inutilité, un sens si net de mon néant !…

— Quelle folie ! Songez qu’il suffit que vous ayez un peu de patience envers ceux qui vous appartiennent pour leur rendre le courage s’ils l’ont perdu, et pour décupler en eux le goût de l’action. Jusqu’à la douleur que vous donnez est féconde, parce que souffrir à cause de vous, c’est se grandir. Ce n’est pas seulement votre beauté et le charme de votre intelligence, c’est votre pouvoir d’aimer, qu’on sent si bien et qui crée de la pensée et de l’énergie chez les autres. L’image de vous est pour moi une excitation à comprendre et à deviner. Mes recherches sont plus lucides, le jour où je vous ai vue. Trouver, — cette griserie du savant curieux, — ne me semble avoir eu sa plénitude et son sens réel que depuis que je mets votre pensée dans tout ce que j’entreprends. Ne le dites pas à mes confrères de l’Académie des Sciences, ils sont trop bêtes pour comprendre cela ; mais, je travaille avec l’idée que dans ce que j’aurai ajouté à la conquête des secrets de la nature il y aura un peu de vous mêlé. En vérité, c’est à cause de vous que mon nom survivra peut-être quelques années… Je me demande parfois si on peut mourir quand on vous aime…

— Oui, dit-elle d’une voix très grave.

Barrois l’examina attentivement, puis :

— Ce doit être encore quelque chose de très beau que de garder la conscience de vous jusqu’à son dernier moment de lucidité, à l’heure de la désagrégation… Pour être heureux, à l’ordinaire, il faut avoir été aimé : mais quand il s’agit de vous, toutes les valeurs se déplacent : il suffit de vous aimer pour que la vie entière soit embaumée et qu’on n’ait plus rien à souhaiter.

— Croyez-vous vraiment ce que vous dites là ?

Elle s’était redressée, et, le visage inquiet et brûlant, elle se pencha vers lui dans une attitude d’interrogation émue.

— Trouvez-vous que ce ne soit pas une sorte de crime, de se laisser aimer ? Est-ce vrai, mon ami, qu’en suscitant de l’amour, on puisse aussi susciter de la force, et que ce ne soit pas une lâcheté abominable et une déchéance, de jouer ce rôle de créature à faire désirer ?

— Oui, je le pense absolument. Exciter un désir, c’est augmenter la vie universelle, en précipiter la pulsation, soulever les êtres au-dessus de leur préoccupation individuelle, donner de nouvelles possibilités au génie de l’espèce. Ce désir que vous avez inspiré, si fort, si divers, si pénétrant, — avidité de votre beauté, curiosité ardente de votre magnifique être sentimental, — peut faire que dans cent ans un homme de génie naisse de l’impulsion donnée par vous à la sensibilité profonde et à l’intellectuallité d’un de ses ancêtres… Allez, allez, faites votre fonction de séductrice ; elle est la plus belle de toutes ! Glorifiez-vous-en, vous donnez aux humains le songe total et puissant qu’ils vont chercher vainement dans les religions décrépites et dans les hypothèses des sciences… Ah ! comme on vous aime !

Un moment, Jacqueline regarda le vieil homme dont les yeux miroitaient sous deux larmes qui y étaient montées ; puis, mettant une grâce merveilleuse dans ce geste, elle lui tendit son front, qu’il baisa avec des lèvres hésitantes.

— Merci, dit-il ; je ne suis pas fou, n’est-ce pas, en pensant que ceci n’était pas l’aumône de votre pitié ?

— Non, c’était l’aveu de ma reconnaissance et de ma tendresse. Vous ne saurez jamais le bien que vous venez de me faire.

Barrois allait répondre, mais Marken entra dans la serre et vint à eux. Jacqueline les regarda tous les deux. La vie avait fait sur leurs visages un travail révélateur, leurs fronts étaient l’un et l’autre griffés par son passage, et leurs traits avouaient les passions, l’effort, les grandes luttes meurtrières. Mais ce qui mettait entre eux une telle différence, ce n’était ni l’écart de l’âge, ni que l’un fût beau de cette obscure et volontaire beauté et l’autre insoucieusement laid : Barrois avait les marques de la fatigue longue, inscrites dans l’affaissement des modelés, le pli lassé de la bouche, et l’expression du regard ; Marken, avec ses tempes creusées où déjà ses cheveux blanchissaient, la force amère de sa lèvre mince et dure comme l’ourlet de marbre des bouches de statues et ses yeux éclatants et directs, avait l’air d’un vainqueur. L’un était la pensée repliée sur soi-même, silencieuse, secrète et lente ; l’autre, l’action éblouissante, rapide, irrésistible.

— Mon cher maître, commença Marken, sans paraître s’apercevoir de la malveillance qu’exprimait à son endroit toute la figure du savant, si vous avez eu l’espoir de monopoliser madame des Moustiers la soirée durant, je vous avertis qu’il faut y renoncer. Je sens bien que je risque de m’attirer son déplaisir, voire sa haine définitive, en troublant votre causerie ; mais, n’importe, à moins qu’elle ne me chasse, je m’installe.

Il prit une chaise. Barrois se leva avec un mauvais sourire, et dit :

— Je vous quitte la place. Aussi bien m’évitez-vous d’être importun en « monopolisant » — comme vous dites — l’attention de madame plus longtemps qu’il ne faudrait.

— Vous voulez qu’on vous dise que vous partez toujours trop tôt ? fit Jacqueline, je le dirai donc. Mais, si vous tenez absolument à vous en aller, il me faut une compensation. Venez dîner avec moi demain soir ; je suis seule, mon mari m’abandonne pour ce qu’il appelle — car c’est un homme correct – un dîner de conseil d’administration. Je compte sur vous ; ne dites pas non ; ce serait inutile.

— Je n’en ai nulle envie, répondit Barrois.

Et sa mauvaise expression s’effaça.

Quand il fut sorti, madame des Moustiers se tourna vers Marken. Il était très sérieux, et, de ses longs doigts au geste adroit, travaillait les soies d’un gland qui pendait au bras du fauteuil de Jacqueline.

— Vous aviez à me parler ? commença-t-elle.

Elle s’arrêta, sentant que les mises en train habituelles ne convenaient pas à la conversation, et attendit.

Au bout d’un instant, comme s’il reprenait un entretien à peine interrompu, Étienne dit :

— Quand je vous ai quittée à la porte de cet hôtel — je ne vous demande même pas pardon de la façon dont je me suis conduit en cette minute-là, car, ou vous avez compris que l’ignoble phrase que je vous ai dite n’avait pas plus de sens qu’un cri de douleur et alors vous m’avez pardonné, ou vous n’avez pas compris et alors vous ne me pardonnerez jamais…

— J’ai compris.

— Je le pensais. Eh bien, donc, quand je vous ai quittée, j’étais ivre de colère et de souffrance. Les quelques minutes qu’il vous avait fallu pour descendre cet escalier avaient suffi à me remettre en face du vieux moi que vous veniez de briser et de dompter : j’ai eu un sursaut si violent que je n’ai pas pu y résister. Cela s’est augmenté après votre départ ; j’avais envie de vous tuer. À quel point je vous désirais ce jour-là ! Et comme, en vous abordant, j’étais sûr que vous aviez compris, accepté… Et après… Si vous saviez comment vous étiez, dans ce fiacre, avec le soleil couchant dans vos yeux qui riaient, les lèvres plus rouges de mes baisers, et cet air de triomphe calme, assuré !… Jamais je n’avais rien voulu comme je vous voulais, et, quand vous êtes partie enfin avec tant de mépris au pli de votre bouche, moi, qui dans les pires minutes, n’ai pas douté de moi-même, j’ai eu la certitude d’avoir touché ce point de la vie après lequel rien ne peut plus réussir. Vous m’êtes apparue comme le symbole de ma défaite irréparable, je me suis senti fini, sans énergie que pour une rage inutile… J’avais lu en vous si bien ! J’avais vu quel plaisir cruel vous preniez, non à mon amour, mais à me dominer… J’ai marché, marché, retournant en moi le couteau de ma pensée. Je suis rentré à dix heures du soir, sans m’être une fois arrêté, je ne pouvais pas : les grandes émotions me donnent un besoin égal de frapper et d’aller devant moi, sans savoir où, indéfiniment… Lorsque j’ai revu ce tableau qui vous ressemble, je me suis aperçu que quelque chose m’était arrivé pendant cette longue course : je vous avais comprise enfin. Chacun des efforts que je n’avais cessé de faire depuis cinq heures pour vous salir dans ma pensée avait dégagé votre image plus merveilleuse. Après vous avoir haïe, méprisée, insultée, j’ai subi une crise de dépression, de silence intérieur, puis il s’est produit dans ma sensibilité surmenée un bizarre phénomène : j’ai cessé de vous voir à travers ma volonté, c’était la vôtre qui pénétrait en moi. Toutes vos raisons de me traiter comme vous avez fait m’apparaissaient légitimes, nécessaires… Je vous avais comprise.

— Vous auriez pu m’écrire tout cela et ne pas attendre deux mois pour me le dire.

— Non : je continuais de souffrir et de rager, car, jusqu’au moment où je vous ai revue, j’ai eu la certitude de vous avoir définitivement perdue. J’avais senti le contact de votre orgueil, qui est aussi grand que le mien, et je ne savais pas que le mien pût être détruit, comme il l’est par le vôtre. Vous vous étiez trompée sur moi : quelle raison avais-je d’espérer que jamais vous pussiez revenir de votre erreur ?

— En quoi m’étais-je trompée ?

— En me confondant avec tous ceux que vous avez connus et dédaignés. Jusqu’ici vous n’avez rencontré que cette comédie de l’homme qui, après avoir beaucoup supplié, se met à vouloir. Je vous avais stupidement donné l’impression que, moi aussi, j’étais tel. Je sais maintenant qu’il ne faut ni vous prier, ni rien vouloir de vous que vous n’ayez résolu d’abord d’accorder ; vous n’êtes pas de la race des serves, mais de celle des souveraines qui se courbent pour choisir. Vous êtes autre chose encore… votre fierté a la passion de la fierté d’autrui, vous voulez qu’en vous subissant on la conserve toute. Je suis capable de cela, mais qu’en pouviez-vous savoir ? Au reste, je ne le savais pas moi-même avant cette épreuve. Il faut, qu’on se donne à vous sans conditions et sans espoir, parce qu’on a le courage d’un tel effort et en sachant bien d’avance que vous vous garderez toute. Quand j’ai bien vu cela, j’ai eu un grand désespoir et une grande force. J’ai fait de vous mon but en acceptant la possibilité de ne plus jamais vous baiser les doigts. C’est pour cela que je n’ai pas cherché à vous rejoindre, pour cela que j’ai tant parlé de vous avec Erik Hansen qui sentait quelques-unes des choses que je sentais.

— Et maintenant ?

— En vous revoyant j’ai compris que vous m’aviez pardonné, que peut-être vous accepteriez ce don de moi qui ne vous engageait à rien. Et puis les circonstances de ma vie sont changées et j’ai dans les mains des moyens de domination qui vous amuseront peut-être à employer.

— Votre journal ?

— Oui… Quelle terrible douceur de voir ainsi vos yeux, de sentir que vous croyez en moi, car… me suis-je trompé ?

— Non !

Il se tut, un moment ; pendant lequel leurs regards se pénétraient, les paupières de Jacqueline battirent. Elle respira plus vite et dit, les yeux de nouveau dans les siens :

— Racontez comment est arrivé cette transformation de votre vie.

Marken se leva et se mit à marcher devant elle en parlant.

— Vous savez que j’ai renvoyé ma femme. J’étais depuis longtemps au courant de ses aventures, qui m’étaient fort indifférentes, vous l’imaginez ; mais j’attendais le moment utile pour me débarrasser d’elle. Quand le besoin d’être complètement libre est venu, je lui ai montré le paquet de lettres qui prouvaient ses fantaisies et que j’avais depuis six mois dans un tiroir, et je l’ai sans phrases conduite au train de Rome. Je me suis battu avec son amant, parce que cela m’a paru convenable ; puis j’ai une fois pour toutes rayé cet épisode de ma vie. Vous n’avez pas su cette rencontre, je m’étais arrangé pour que les journaux n’en parlassent point ; il me déplaisait que vous l’apprissiez indirectement. Cela réglé, je me suis occupé d’une autre affaire, plus importante. Mes renseignements, qui, vont d’un bout de l’Europe à l’autre, m’avaient fait pressentir un grand mouvement de Bourse. J’ai joué, sans un centime de capital, des sommes énormes. Je me trouvais un droit absolu à faire ainsi, car, si mes calculs s’étaient trouvés faux, je me serais tué. Le succès valait l’enjeu de la vie, et cet enjeu-là justifiait l’importance du risque. Comme j’ai pensé à vous pendant les heures tragiques où mon sort oscillait ! Je ne m’étais pas trompé ; à la dernière liquidation, j’ai réalisé deux millions. Excusez-moi de vous parler de ces choses. Avant-hier, dans l’après-midi, j’ai payé toutes mes dettes dont, depuis douze ans, j’avais la liste toujours grossissante dans mon portefeuille… Elle ne me quittait jamais ; chaque fois que je prenais une carte ou un billet de banque, ce bout de papier dépassant les autres me rappelait que je ne pouvais pas me permettre la fierté continue… Ah ! quelle admirable journée, madame, que celle d’avant-hier ! Vous rappelez-vous ? il y avait un petit soleil si gai ! l’atmosphère avait l’air de rire. Je suis allé à pied chez mes usuriers pour bien goûter mon plaisir, avec mes billets de banque à même dans mes poches… Vous ne pouvez pas savoir quelle allégresse… J’avais dû parfois supplier ces brutes abjectes pour obtenir de leur condescendance le moyen de rester debout… Je pensais à vous encore en montant leurs étages, il me paraissait que cette libération de moi était un hommage à vous rendre… C’est l’affre et la beauté du grand amour, voyez-vous, que de sentir l’être adoré augmenter ou s’avilir avec soi-même. Depuis que je vous aime, chaque fois que j’ai été humilié, j’ai eu l’impression de commettre un manquement grave envers vous… Vous savez maintenant ce qui m’est arrivé ; libre de dettes, avec un capital suffisant à qui sait comme moi le maniement de ces choses, je fonde un journal. Dans deux ans, j’aborderai la politique… Le chemin est ouvert devant moi… Je marcherai ! Paris m’aidera, car je le tiens. Tout le monde sait que je n’attache pas assez d’importance à ma vie pour la défendre en reculant ; on aura peur de moi. L’opinion sera un instrument dont je jouerai à ma guise. Je ne dois rien à personne. Je n’ai ni une obligation ni un remords, ni une amitié, pas même le goût puéril de me venger de qui m’a nui ; c’est bon pour les demi-forts cela ! Tout ce que je pourrai demain, et ce sera beaucoup, je le mets à votre discrétion. Je vous donnerai, comme on faisait jadis aux Augusta, les jeux féroces et beaux de la vie moderne vue dans ses secrets, pour distraire vos heures. Votre doigt tendu sauvera, et votre antipathie pourra détruire. Voulez-vous accepter tout cela sans avoir rien à rendre ?

— Oui, dit Jacqueline en redressant la tête.

— Que vous êtes belle en ce moment !… si vous saviez !…

Elle était admirable, en effet, la bouche entr’ouverte par un souffle plus fort, la narine durcie, et la lumière de ses yeux et de ses dents mettant dans son visage comme un triangle de joaillerie. Sa pâleur s’était effacée, elle était grave et violente sous son grand air de calme, et la petite couronne de pierreries qui la coiffait semblait avoir pris le style d’un symbole.

— Je ne demanderai rien de vous, dit Marken, rien, sinon que vous tolériez ma présence ; cela suffira. Vous ne m’aimerez jamais, sans doute ; mais, si cela arrive, il faudra que vous veniez à moi, car je ne vous ferai plus l’injure de vous supplier.

Jacqueline, d’un mouvement lent et comme si tout son corps eût participé à sa pensée intime, s’était levée. Ils restèrent un moment l’un en face de l’autre ; elle dit, d’une voix nette et unie :

— L’an dernier, à cette même époque, un jour où j’étais triste et irrésolue, je suis allée à Versailles, et, l’après-midi durant, j’ai marché dans le parc… C’est un endroit étrange ; on y respire tout l’orgueil de la France. J’ai eu, ce jour-là, l’inutile désir d’être heureuse et de me sentir libre de tout. Je devinais obscurément ce que je sais aujourd’hui : que la vie est magnifique et vaut la peine qu’elle coûte… et qu’il faut vivre… Je voudrais retourner là avec vous…

Marken se rapprocha, cherchant ses yeux.

— Voulez-vous ?… dit-elle.

— Quand ?

— Demain.

Il se pencha vers elle : aucune parole n’aurait interrogé plus âprement que l’expression de son regard. Elle répondit d’un signe de tête, et passa devant lui. Au moment de sortir de la serre, elle se retourna, s’arrêta, et leurs yeux encore une fois rejoints avaient une expression pareille de triomphe et de certitude. Elle rentra dans le salon. M. des Moustiers vint à elle.

— Vous vouliez partir de bonne heure. C’est le moment. On va faire de la musique…

Jacqueline était souriante, rose, elle avait un air de grande douceur.

— Non, dit-elle, je reste encore. Je vais mieux et… je m’amuse.


FIN

IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS. — 10440-6-04. — (Encre Lorileux)

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


PREMIÈRE PARTIE


DEUXIÈME PARTIE
 103
 165


TROISIÈME PARTIE
 195
 285
 395