Calmann-Lévy, éditeurs (p. 77-87).

VI


Maud Simpson coupant la conversation d’une remarque comique, André se pencha, pour mieux voir la table où, majestueuse, affable avec condescendance, pareille à une reine avachie sous la pesée des honneurs, madame Wagner trônait. Cette veuve illustre, balançant mollement son chapeau funéraire, montrait de vastes dents à la fente de son sourire, qui laissait couler le pardon sur l’imperceptible humanité. Elle acceptait avec bonté les louanges où on devinait l’effort de se surpasser l’un l’autre et qui montaient vers elle des bouches respectueuses des artistes et des manieurs de réclame conviés à la joie de manger leur saucisson sous son regard tutélaire.

Le contraste de ce ridicule avec la gloire partout présente en cet endroit excitait la verve de Maud ; elle dit des mots drôles. M. des Moustiers répondit du même ton. Jacqueline les écouta un moment ; puis, l’attention soudain tournée en dedans d’elle, cessa tout à fait d’entendre.

Comme on répète la syllabe qui doit susciter un nom oublié, elle se redisait les paroles d’André : « Pour posséder une femme qu’on désire »… C’était bien pour cela qu’il l’avait épousée ! Elle trouva un plaisir énervant à revoir les images du temps de ses fiançailles. André ne songeait pas à discuter avec elle de leur avenir. Il s’inquiétait de ses goûts en matière d’objets d’art, apportait des bijoux d’une invention recherchée, puis, dès qu’elle avait dit merci, il l’embrassait jusqu’à ce que, les nerfs bouleversés d’une émotion inconnue, et, le voyant devenir grave à force de désir, elle se persuadât d’être merveilleusement aimée, et d’aimer merveilleusement.

Ensuite, ç’avait été le voyage, les aspects renouvelés où traîne la distraction des regards pressés de se rejoindre, la pensée retenue par la joie récente ou tendue vers la joie prochaine, s’éparpillant sous l’énergie trop active des sensations. Ils n’avaient point eu de ces causeries où les cœurs s’élucident. Il disait, après les longs silences de lassitude ivre : « M’aimes-tu ? » d’un ton de prière et d’orgueil ; elle se jetait contre lui, cherchant l’énergie habile de ses bras, le goût de son baiser. Certes, elle ne songeait pas à répondre aux lettres de Léonora, elle ne songeait à rien, sinon à absorber sans en rien perdre la griserie du moment : Avide et fatiguée alternativement, la pensée flottante ; heureuse, en somme. Pourquoi le souvenir de tout cela gardait-il tant d’incertitude ?

— Oui, merci bien… et de la glace aussi…

Elle prit son verre, but, parut s’intéresser à l’ovation qui accueillait Van Dyck tout moite encore d’avoir magnifiquement chanté et qui, un sourire sur sa figure de poupard intelligent, saluait à droite et à gauche en traversant la salle.

…Comment peut-on, six mois durant, oublier toutes les choses, puis oublier ces six mois-là de telle sorte qu’en les regardant de loin, un soir de grand débat intérieur, on n’y reconnaisse plus sa propre image ? Ce travail de la vie, qui fait de nous mille êtres successifs, différents, incompréhensibles l’un pour l’autre, la stupéfiait. Rien de ce temps-là ne subsistait plus. Quel jour, à quel propos, l’enchantement s’était-il rompu ? Elle ne savait pas. D’une façon confuse elle se voyait pourtant, rentrée à Paris, si malade pendant sa grossesse, refusant de laisser André l’approcher parce qu’elle se croyait devenue laide. Il y avait du trouble aussi sur la mémoire des grands accidents nerveux qui, après la naissance de son enfant, la condamnaient aux longs repos. Elle ployait sous la moindre fatigue et n’avait plus de force que pour sa passion maternelle. C’était ainsi, elle l’apercevait maintenant, qu’avait commencé leur séparation. Lorsque André venait dans sa chambre pour quelques instants et racontait les incidents de la veille ou des potins, elle l’écoutait à peine, uniquement préoccupée de lui dire les progrès que faisait le bébé. Elle était presque contente qu’il s’en allât, la laissant seule avec ce petit. Sa débilité physique la détournait de l’amour, et son être sentimental agissait loin d’André. Il aurait dû se plaindre, être jaloux, impatient. Mais non, il montrait la même humeur égale. Pourtant, il n’avait pas comme elle, pour expliquer son indifférence, l’excuse de la maladie, ni, non plus, celle d’une tendresse trop vive pour son enfant…

– Vous vouliez dire quelque chose, Jacquelinette ?

– Non. Pourquoi demandez-vous ça ?

– À cause de la façon dont vous me regardiez. Ah ! voilà Pierre d’Althay ; je voudrais lui serrer la main, il part tout à l’heure… Vous permettez ?

– Oui, allez, allez !

Maud parlait ; Jacqueline, d’un hochement de tête, acquiesçait aux propos qu’elle n’écoutait pas.

Quel droit aurait-elle eu d’accuser André ? La faute était à elle seule. Elle n’avait été sa compagne que pour la joie, toutes les impressions graves l’éloignaient de lui : la souffrance physique, la maternité, puis, surtout, le désespoir atroce de la mort de son enfant. Il y avait là un grand espace noir et silencieux. Les jours se succédaient, tous pareils, sans qu’elle en perçût même le mouvement. Elle s’étonnait qu’on allumât les lampes, n’ayant pas su que la nuit tombait ; au matin de ses insomnies, elle ne comprenait pas que ce fût l’aube qui bleuissait les rideaux. Tous ses sens se défendaient contre la vie ; le goût des aliments la révoltait ; elle s’évanouissait en respirant le parfum des fleurs qu’André apportait ; un orgue sur le trottoir, ou les arpèges égrenés d’un piano voisin la faisaient sangloter. Pendant des mois elle avait voulu être seule, ne pas parler, fermer les yeux… Parfois, le soir, André venait avec des mots tendres, il restait là malgré sa prière… Et, comme aux parfums et aux sonorités, son cœur et son corps se refusaient. Elle se souvint avec un peu d’amertume de cette irritation de toutes ses fibres à chaque abandon d’elle-même, et comment c’était l’occasion de réveils plus âpres de sa douleur. En retrouvant la sensation qui lui avait donné son enfant, elle revivait les détails de son agonie.

Elle disait tout cela à André avec des larmes et de la colère. Il avait fini par la laisser à sa solitude. Il était patient et bon. Mais il vivait hors de la maison. Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Perdue dans l’égoïsme de son chagrin, avait-elle songé à ce qu’il éprouvait peut-être ? Elle le supposait consolé, qu’en savait-elle ? C’était grâce à son manque de courage et de tendresse qu’ils s’étaient ainsi éloignés, perdus ; et, lorsqu’elle s’était remise à vivre, ils n’avaient pas su se reprendre…

N’est-ce pas honteux qu’après de telles tortures on s’apaise, on rentre dans le cercle des êtres, on trouve un plaisir au jeu de l’existence ? Ç’avait été ainsi, pourtant ! Sans doute, c’est le vœu de la nature savante. Et si elle s’était consolée, c’est qu’il devait y avoir encore pour elle de belles besognes à accomplir. En ce moment elle se pardonnait le désir de sortir qu’elle avait eu un matin de printemps, plein de bruits et de flammes, et ces faims qui lui étaient venues ensuite, et les langoureuses joies de convalescence qui rafraîchissaient sa sensibilité. Il fallait que ce fût ainsi pour qu’elle redevînt elle-même ; ce n’était pas faiblesse de cœur, mais le contraire, cet amusement mélancolique qu’elle avait pris à revoir des amis, à ouvrir des livres.

La pensée du petit s’était installée en douleur sourde, constante, mais tolérable, coupée de retours spasmodiques, après quoi sa vigueur s’accroissait. Deux ans avaient passé sur son deuil lorsqu’elle se trouvait l’envie de retourner dans le monde. Elle s’apercevait alors qu’elle n’était plus la même, se sentait distante de tous ces gens demeurés à leur place et dans leur forme ; son cœur enseigné par la douleur avait des exigences nouvelles. Les amusettes ne lui cachaient plus le vide de ses heures. Elle avait tenté de se rapprocher d’André, de restituer les habitudes anciennes, de refaire l’intimité. Mais il s’était montré surpris, comme d’un inélégant désir d’entraver sa liberté, de la prière qu’elle lui avait faite de vivre un peu moins hors de chez lui. Elle n’était pas assez certaine de ce qu’elle voulait pour insister, et elle avait accepté, comme une manifestation inéluctable du mauvais arrangement de toutes les circonstances, qu’ils fussent désaccoutumés l’un de l’autre.

Un soir, en dînant tête à tête avec elle, il avait parlé de Constantinople, rappelé des incidents de leur voyage de noces. Ces évocations les avaient troublés ; et comme il s’attardait au salon avant de partir pour l’Opéra, tout à coup, obéissant à un geste de tendresse elle s’était donnée, rapidement, au milieu d’une causerie gaie.

Cette scène avait imposé son style à leurs habitudes amoureuses. Lorsque dans le monde elle avait été particulièrement jolie et admirée, André rentrait avec elle au lieu d’aller au cercle. Les jours suivants, ils étaient plus affectueux l’un pour l’autre, puis chacun retournait à sa préoccupation du moment. C’était loin de son mari qu’elle cherchait de quoi satisfaire l’appétit d’émotion qui l’emplissait d’inquiétude. Que de livres lus avec des doigts pressés de tourner la page ! que de musiques écoutées à demi en escomptant le plaisir possible du lendemain ! Tout ce qu’elle faisait lui causait un sourd malaise. Elle devinait que ces tentatives dont elle ne tirait que des impressions fugaces auraient pu lui donner du plus et du mieux, mais elle n’y atteignait pas. Elle avait la fatigue des surfaces, et trop d’impatience pour aller au fond. Les journées employées lui laissaient le même vide que les journées perdues. C’est à ce moment qu’elle s’était mise à chercher dans le flirt l’assouvissement sentimental qu’elle ne trouvait nulle part.

Toujours elle avait eu le goût de plaire, la conviction aussi que c’était une manière de devoir pour les femmes douées de sorte à y réussir. Amortie pendant ses fiançailles, sa lune de miel, sa maladie et son chagrin, cette disposition renaissait plus vive du centre de son ennui. Elle se retrouvait pareille à la toute petite fille qui, voyant des fiancés en visite dans le salon de sa mère, avait des larmes sous les paupières, à se dire que ce jeune homme épris et distrait ne songeait pas à elle. Quelle misère cela semblait, en cette minute où elle jugeait ses intentions avec l’inflexibilité d’une conscience nouvelle ! Combien elle se méprisait ! Sans scrupules, pour se distraire, elle avait pratiqué un donjuanisme tout psychique, car elle n’accueillait pas l’hypothèse d’appartenir à aucun des hommes qu’elle troublait savamment. Il ne s’agissait que de se procurer ce délicieux échauffement du cœur qui vient d’apercevoir la crainte du désir dans un regard jusque-là insoucieux et libre. Elle avait le dégoût délicat des mises en scène grotesques de l’adultère ; et, aussi, l’éducation reçue l’armait de peurs et de vanités préservatrices. Elle arrachait à l’émotion des hommes des mots plus profonds qu’il n’était dans leur destin d’en proférer, elle leur faisait sentir des choses plus vives que ne le comportait leur organisme ; cela rendait ses heures moins lourdes ; mais elle ne songeait pas à s’engager elle-même dans les difficultés de la passion. Elle se trouvait vertueuse, quand simplement elle n’était pas tentée…

André était revenu, il racontait une histoire. Jacqueline répondait par monosyllabes ; elle ne pouvait ni ne voulait s’arracher de la prise forte du passé qui lui faisait la leçon. La minute était décisive pour elle, il fallait achever son enquête. Elle se forçait à reprendre le détail de ces comédies sentimentales où elle avait usé son temps. L’une s’imposa. Le héros était un très jeune homme, poète de son métier, qui se coiffait comme Musset, et dont elle recevait chaque matin des lettres éloquentes qu’ensuite elle avait fait relier en vélin blanc. Elle retrouva les senteurs d’un printemps et d’un automne au cours desquels, ensemble, ils s’étaient promenés dans les quartiers anciens et dans les quartiers déserts de Paris. Elle avait pris un plaisir fin aux désespoirs mêlés d’ironies modern style de ce garçon. Il lui avait baisé les mains en des matins frais, sur la plate-forme d’une des tours de Notre-Dame ; il avait pleuré, un soir rouge et jaune, dans le Luxembourg solitaire. Puis elle s’était désintéressée de lui pour s’occuper d’un mondain qui faisait profession de cruauté amoureuse. Amusée de voir celui-là pris plus foncièrement qu’il n’était dans ses habitudes, ayant fort à faire pour le tenir en respect, elle avait tant négligé le poète que, exaspéré de jalousie et désirant immortaliser ses plaquettes, il avait fait une mimique de suicide. Bien que la blessure fût de tout point insignifiante, elle s’était effarée du risque encouru. Jamais jusqu’à ce soir-là elle n’avait vu à quel point l’anecdote était ridicule. En vrai gendelettre, le poète n’avait pas manqué de publier tout ceci, insultant la femme sans âme, au moyen de symboles infiniment obscurs et en vers de dix-huit syllabes. À ce moment-là, elle s’était crue dégoûtée de séduire ; et, justement, pour l’aider à se mettre en meilleure direction, elle avait rencontré Émile Barrois, le chimiste à la gloire européenne. Dès leur troisième causerie, elle s’était éprise des spéculations de l’esprit. La laideur tourmentée de ce grand vieillard, ses yeux extraordinaires, d’un bleu de fleur fraîche, où l’activité foudroyante du génie vibrait, son incomparable don verbal, tout de lui l’avait enchantée. Elle regrettait cette amitié perdue. Mais était-ce bien sa faute si entre eux les choses avaient mal tourné ? Qu’avait-elle fait ? Elle l’écoutait, captive de ses improvisations où les secrets de la nature semblaient souffler leur vaste vertige ; elle lui était une élève docile, rien de plus. Sur son conseil, elle lisait des traités de géologie pareils à de gigantesques contes de fées ; elle s’exaltait en rêves sidéraux, lorsque par les nuits claires ils allaient ensemble regarder le ciel dans les télescopes de l’Observatoire. Évidemment, elle exprimait le plaisir que lui donnait sa pensée, élargie par un tel maître, en phrases de câlinerie, et sa reconnaissance prenait des formes familières. Lorsqu’il avait plus magnifiquement parlé, il arrivait qu’elle lui tendît ses deux mains à baiser en lui disant : « Je vous aime ! » Mais c’était vrai ! Elle l’aimait d’une tendresse limpide. Il lui donnait une saine fierté d’elle-même. Grâce à lui elle avait cru que sa vocation était de comprendre, et elle s’était apaisée. Pouvait-elle deviner le faune que cachait sous ses cheveux blancs l’illustre et grave Barrois dont la vie s’étalait aux yeux, ouverte comme une belle leçon ? Quel dégoût, le jour où il s’était révélé ! Elle en avait encore un frisson sur la peau. Il cessait à peine de dire à propos de Darwin et de son action sur la pensée contemporaine des mots lourds de sens, et fulgurants, elle se sentait portée vers les sommets par cette pensée agile et forte ; tout à coup elle avait été prise dans les grandes pattes brunes ; il avait fallu, et très vite, faire les gestes ridicules par lesquels on se défend… Elle l’avait jeté à la porte, folle de colère. La rancœur de cela restait aussi vive qu’au premier jour. Cette brutale audace du vieillard lui avait infligé l’humiliation de sa faiblesse et fait sentir un instant son infériorité, sa dépendance de l’homme ; c’était cela qu’elle ne pardonnait pas, et qui laissait en elle un point d’irritation sans forme définie, mais d’une acuité extrême.

Comme le suicide du poète la détournait du flirt, la tentative du chimiste l’indisposait contre l’intellectualité en général. Depuis ce fâcheux après-midi qui les avait brouillés, les gros livres et les hypothèses scientifiques tendaient à évoquer les déplaisantes images de ses dentelles arrachées, de ses jupes malmenées et de la laide figure, enlaidie de lubricité, qu’elle avait sentie contre la sienne. À regarder froidement tout cela, elle découvrit un sens nouveau à cette rage débile qu’elle conservait encore. Ce qui s’était soulevé en elle sous l’agression, c’était l’esclave digne de liberté, la femme qui pressent qu’il faut que l’homme soit vaincu par elle, puisque, même si près d’achever une carrière vouée au culte de l’idée, il demeure ce singe insultant qui en l’amie fervente ne sait voir que la femelle.

Mais, de cela comme du reste, elle n’avait rien perçu alors, et elle se souvenait d’avoir essayé de la religion où elle ne trouvait que l’ennui des formules. Cela devait être ainsi nécessairement : ce dont elle avait besoin, c’était, non de se protéger, de s’engourdir, de s’appuyer, mais d’apprendre à marcher seule vers le but qu’elle se serait choisi. L’heure en était venue, elle surgissait de sa longue rêverie toute frémissante de la certitude de sa force, et lucide à miracle. Elle redressa la tête, et cambra fièrement son étroite taille ; elle se sentait prête et apte à se faire aimer d’André d’un noble amour : comme elle se mettait à l’aimer, en s’apercevant qu’elle ne le comprenait pas.