Calmann-Lévy, éditeurs (p. 88-102).

VII


Le restaurant se vidait. Il avait plu. On entendait rouler sur le sable humide les voitures qui rentraient à Bayreuth. Madame Wagner effectuait une sortie pompeuse, parmi les groupes de son peuple extatique et humilié.

— Il me paraît que c’est l’heure de s’en aller, dit M. des Moustiers. Qu’avez-vous, Jacqueline ? Je ne vous ai jamais vue à ce point distraite et silencieuse.

— Un peu mal à la tête…

Elle se leva. Léonora Barozzi, quittant Richter avec qui elle causait, s’approcha. Tout le monde était debout. Rejointe par une amie, madame Simpson s’écarta de quelques pas. André, au milieu de la salle, serrait des mains, disait adieu.

— C’est fini. Tu pars, dit Jacqueline à Léonora. Quand nous reverrons-nous, maintenant ?

— Je ne sais pas. Je vais courir beaucoup. J’ai changé mon itinéraire, j’irai en Italie d’abord, voir la tombe de maman ; le mois prochain, je serai à Vienne pour un bout de temps ; puis Pétersbourg… Je reviendrai par Berlin, où je veux passer quelques semaines, pour travailler avec Harrach. J’arriverai à Paris en avril… peut-être…

— Comme c’est long ! Écriras-tu, au moins ?

— Oui.

— Merci, Léo. Tu m’as pardonné, dis ? Tout à fait ?

— Non. Mais je suis repincée par l’illusion ; on est bête… Sans doute, quand je cesserai de voir tes yeux, et cet air d’oiseau malade que tu as si tu sens qu’on va te juger, je reprendrai mon bon sens… mais enfin… Dis-moi, ton mari ne trouve pas d’inconvénients à nos relations ? il ne t’a pas conseillé…

— Lui ! Grands dieux ! Mais il t’adore ! Pourquoi prends-tu l’air fâché ?

— Moi, non ? Comment !… Je n’ai pas l’air fâché… Pourquoi serais-je fâchée ? à quel propos ?

— Tiens, voilà ton ami… notre ami…

Erik Hansen s’approcha, elle lui tendit la main.

— Léo me navre avec ses voyages extravagants, dit-elle. Savez-vous qu’elle ne doit venir à Paris qu’en avril ? Elle m’a réservé cette jolie nouvelle pour le coup de la fin… Et vous ? Qu’allez-vous faire ? Ne serez-vous pas là avant elle ? Si vous m’abandonnez tous les deux, je ne saurai quoi devenir.

— Oh ! si, madame !

— Non, non, et non ! J’ai besoin de vous. Je compte absolument sur votre amitié. Je voudrais tant être sûre que vous aussi vous comptez sur la mienne !

— Oui, madame, bien que je ne la mérite pas, et qu’elle n’ait subi aucune épreuve qui la garantisse… mais, lorsque vous parlez, il faut qu’on vous croie.

— Croyez-moi, je vous en prie ! Et, quand vous serez à Paris, viendrez-vous me voir ?

Il hésita ; puis, avec beaucoup de sérieux, comme si c’était là s’engager à un acte important :

— Je vous le promets, dit-il.

— En attendant, vous m’écrirez… souvent ?

— Mais sur quels sujets ?

— Tous ! Et vous parlerez de vous. Je suis curieuse de ce que vous cachez de vous-même.

— De tout ? dit Erik, en la regardant attentivement.

— Mais oui… On m’appelle là-bas ; il faut nous quitter ! Quel chagrin cela me fait ! quel vrai chagrin !… Adieu, mes amis, mes chers amis, mes seuls amis !

D’un geste doux et vif, elle tendit à chacun une de ses mains et, souriante, avec une grâce puérile et délicieuse, elle ajouta :

— Je sens que je vous ai vendu mon âme ; soyez de bons diables, aimez-moi… aimez-moi bien !…

Il y eut entre eux cette émotion suspendue qu’on craindrait de rompre au bruit des mots. Les mains se détachèrent. Hansen et Léonora s’en furent vers la porte, et Jacqueline se rapprocha du groupe où causait son mari.

— Permettez-moi de vous présenter monsieur Étienne Marken, dont vous avez si vivement goûté le beau livre, dit André d’une voix qui flattait.

Marken se courba très bas devant elle, puis, indiquant une petite personne brune à cheveux luisants, à grandes prunelles d’émail :

— Ma femme, dit-il.

Madame Marken tendit la main et se mit à rire. Cette gaieté de fillette sotte et contente sans raison s’accordait mal avec le caractère de sa beauté. Elle s’écria, parlant vite, avec beaucoup d’accent :

— Oh ! chère madame, quel plaisir de vous connaître enfin ! J’ai si souvent entendu parler de vous par un ami d’Étienne, le professeur Barrois ! Il vous veut tant de bien ! Il a une admiration… Il dit que vous êtes une femme supérieure. Vous aimez la musique ?

Jacqueline avait eu une sensation désagréable à entendre le nom du chimiste, elle répondit sèchement :

— Ne faut-il pas l’aimer pour subir le snobisme qui sévit ici ?

— Ah ! comme vous avez raison ! Je déteste le snobisme ! C’est faux. Et, nous autres Italiens, sommes tellement sincères !… Et puis toutes ces personnes qui ne sentent rien… Étienne est, comment dites-vous ?… arrabiato de ce qu’on lui dit sur la musique… Vous comprenez, lui, il sait ! Il a été un des premiers à venir ici, quand personne encore…

— Ne prends pas la peine de faire ma biographie, interrompit Marken rudement.

La petite femme rougit ; ses paupières battirent sur la méchanceté sournoise de son regard.

Madame des Moustiers, choquée, jeta vers l’écrivain un coup d’œil sans bienveillance. Il était extrêmement pâle ; ses lèvres sèches semblaient froissées de morsures, il avait les yeux meurtris. L’antipathie de Jacqueline se nuança de quelque curiosité : elle s’étonna de l’impression de violence que donnait le calme de cet homme. Elle le sentit isolé du tumulte ambiant par quelque pensée précise, ou le tour secret de sa mentalité. André avait dit : « C’est un homme singulier ». En effet, il était singulier.

Des paroles vagues se croisèrent. Il fit un pas qui le rapprocha de Jacqueline.

— Comme c’est vain, n’est-ce pas, madame, cette manie que nous avons tous de parler de Wagner ? En cet endroit, le seul mode décent de lui faire hommage serait le silence.

— Tout est dit sur le sujet.

— Au point de vue technique, certes, mais nous sentons le besoin de chercher la formule de l’action perturbatrice que ce dompteur de volontés exerce dans notre vie.

— Ah ! il agit ainsi sur vous…

— Oui, madame. Et sur vous aussi ?… L’être sensible est remué par cette musique de telle sorte que les habitudes de l’esprit en sont troublées, et dans tout ce bouleversement on croit soudain apercevoir… sa destinée.

Il déplut à Jacqueline qu’il éprouvât des sensations si pareilles aux siennes ; elle riposta, très agressive :

— Les révélations que Parsifal vous a faites ne semblent pas vous avoir enchanté !

— Il a pleuré tout le temps, madame, figurez-vous ! intervint la dame aux beaux yeux ; ça se voit assez.

Marken fronça les sourcils, ses joues noircirent sous l’afflux du sang ; il eut, une seconde, une figure de crime ; puis, souriant, blagueur et méchant :

— Ma femme tient à ce que nul n’ignore mes sottises, fit-il. C’est vrai, j’ai pleuré. Autant que je me souvienne, c’est la première fois de ma vie, et je n’imaginais pas qu’une telle chose pût m’advenir. J’avais les nerfs en faiblesse…

M. des Moustiers, qui s’était écarté un moment, revint vers eux.

— Rentrons-nous, chère amie ? demanda-t-il.

— Oh ! déjà ! Vous partez, s’écria madame Marken, dont toute la personne eut un instant le pathétique langoureux immortalisé par Bernin. Et où irez-vous en quittant Bayreuth ? Et quand serez-vous à Paris ?

— En décembre, au retour de la campagne.

— Ah ! vous allez à la campagne ! Dans votre château, probablement ? Vous êtes heureuse. C’est une telle beauté, la campagne ! Nous sommes obligés de rentrer pour le feuilleton d’Étienne… Quand on écrit dans les journaux… Mais faites-moi la grâce… Permettez que j’aille chez vous, à Paris. J’ai un tel désir… Étienne aussi… Étienne, pourquoi ne dis-tu rien ?

– Ah ! parce que je trouve que tu en dis bien assez, riposta Marken d’un ton de moquerie amère. Laisse-moi t’indiquer que, dans les pays civilisés, la coutume est d’attendre qu’on ait marqué l’envie de vous voir avant d’imposer sa présence. Or, madame des Moustiers n’a rien fait qui t’autorise à croire…

— Mais si, je serai charmée, interrompit Jacqueline, gênée par la colère à peine contenue qui rendait la figure de l’Italienne incroyablement vulgaire.

Elle ajouta :

— Il est tard.

Elle tendit la main et on se sépara.

— Pourquoi m’avez-vous présenté ces drôles de gens ? dit-elle à André lorsqu’ils furent éloignés de quelques pas.

— Marken me l’a demandé : je ne pouvais lui refuser.

— La dame semble être de tempérament familier, observa Maud Simpson ; je crois que vous la reverrez.

— Oh ! vous savez, je mets une certaine énergie à défendre ma porte. Comment trouvez-vous le mari ?

— Très mal, et tout à fait très bien parce que très mal, répondit Maud. Il est beau, incontestablement. Il devrait être ridicule, car il a l’air satanique… et c’est d’un démodé !… Cependant il n’est pas ridicule, Je me demande pourquoi. On se dit qu’il doit être capable de tout, et on sent que ce n’est pas encore assez. J’accepterais de croire sans discuter qu’il ait volé, violé, tué, fait des faux, n’importe quoi ; mais je ne suis pas sûre qu’il n’ait pas commis des actes magnifiques, ou qu’il n’en puisse commettre. Et puis il pratique la blague avec dextérité, ne gobe pas son diabolisme, qui du reste n’empêche pas que sa jaquette aille dans la perfection et qu’il soit aussi bien cravaté que monsieur des Moustiers, et c’est beaucoup dire… Pendant que vous causiez avec votre folle Barozzi, il a été très drôle ; ce n’est que lorsque vous nous avez rejoints qu’il a trouvé bon de devenir stupide.

— C’est simplement, dit André, un irrégulier qui se débat dans les marges de la société, et fait des efforts pour se maintenir. S’il a l’air féroce, c’est qu’il pense à ses créanciers. Les gens ne sont pas si compliqués que ça. Tenez, c’est comme le Norvégien de mademoiselle Barozzi, dont nous avions fait un anarchiste. À le revoir, je me suis fortifié dans cette conviction que c’est un très brave garçon : Quelque professeur d’écriture qui n’a pas le courage de sa profession.

— Comme il fait bon ! dit Jacqueline, en respirant l’odeur de feuilles mouillées qui saturait la nuit de calme tristesse. Si nous marchions un peu ? proposa-t-elle, tentée par cette fraîcheur sapide.

– Moi, je rentre en voiture, je suis claquée, dit Maud.

— Eh bien, moi, je trotte.

— Bonsoir, alors, à demain les grands adieux… Bonsoir, mon cher ; très bonne nuit je vous souhaite.

Le ton d’ironie inutile de ces derniers mots arrêta l’attention de Jacqueline. Puis elle se dit que l’ironie était l’attitude perpétuelle de madame Simpson et qu’à la longue on s’en fatiguait. Ensuite elle se demanda si l’affection de Maud pour elle avait des racines profondes, et si elle aimait Maud. Elle reconnut que non. Même elle était assez satisfaite des organisations de voyage qui, le lendemain, allaient les séparer.

Pendant quelque temps, elle descendit sans parler le chemin où roulaient les dernières voitures. D’une portière surgit la tête de madame Marken, qui cria d’une voix sonore et agitée :

Buona sera, cara signora !

Jacqueline ne répondit pas.

— Vous voilà intime avec la petite personne. Madame Simpson avait raison, dit André.

— Je ne crois pas.

Cet incident rompit le silence.

— Donnez-moi le bras, dit Jacqueline.

Et, appuyée à lui, pesant un peu, elle continua :

— C’est dommage que les représentations soient finies. Ça m’attriste de partir, j’ai été heureuse ici.

— Nous reviendrons l’année prochaine.

— Peut-être… Vous aussi avez été ému par toute cette musique ?

— Vous savez bien comme Wagner me monte à la tête.

— Oui… c’est-à-dire, non… Je sais combien, je ne sais pas comment, il agit en vous. Écoutez, il faut que je finisse par vous le dire. J’en étouffe ! J’ai découvert que je ne connaissais rien de vous.

– Vraiment, chérie ! Après huit ans de ménage ?… C’est à désespérer… Je suis un individu si parfaitement simple !

— Non, ah non ! Vous êtes un individu compliqué. Je veux regarder en vous, vous apprendre, comme on apprend un livre difficile, et très beau… sans doute.

— Grands dieux !… Je pensais bien, à voir la figure que vous nous avez faite pendant tout le dîner, que vous prépariez quelque manœuvre pas ordinaire ! Comme c’est troublant ! Ah ! je ne suis pas tranquille.

— Ne plaisantez pas, je vous en prie, tout ceci est sérieux. J’ai la conscience inquiétée, par la certitude qui m’est venue de n’avoir rien fait pour vous de ce que j’aurais dû.

— Mais quelle folie petite aimée ! Vous m’avez donné votre adorable personne, et vous savez bien que de cela je vous resterai éternellement reconnaissant.

Il serra contre lui le bras de Jacqueline. Cette phrase et ce geste la persuadèrent mieux encore qu’il ne leur serait point aisé de s’entendre. Elle s’irritait de mal voir son but, et les ténèbres où elle marchait lui parurent une matérialisation des difficultés de sa recherche.

— Répondez franchement aux questions que je vais vous poser, reprit-elle avec un peu d’effort.

— Oui, bon juge.

— Ai-je tort de croire que vous êtes un passionné ?

— Vous avez raison de croire que je vous aime passionnément.

— Mais je ne le crois pas ! Si vous m’aimiez passionnément, il n’y aurait de place dans ma vie que pour vous, et vous me laissez le moyen de m’intéresser à mille choses où vous n’êtes pour rien. Vous ne savez pas ce que je fais de mes journées, j’ignore ce que vous faites des vôtres. Et quant à nos pensées… Expliquez-moi ce que veulent dire vos silences !

— Je suppose qu’ils commentent les paroles qui les ont précédés !

– Mais quand aucune parole n’a été dite ? Tenez, un exemple : l’autre jour, après le dernier acte de Siegfried, je vous ai vu une expression extraordinaire, — poignante, presque désespérée, vous aviez la figure qu’on a lorsqu’on est penché sur du vide avec du vertige plein la tête… En quelques secondes, vous avez eu l’air d’un homme qui va se précipiter dans un danger, puis d’un malade qui retient à peine des cris de douleur. À ce moment-là, dites, que signifiait votre silence ?

— Diable ! diable ! diable ! Vous êtes bien sûre que j’ai eu tant d’airs que ça ?… Pour dire la vérité, je ne sais plus très bien à quoi je pensais en sortant de Siegfried, mais je puis résumer aisément l’impression générale que me fait la musique de Wagner : elle me donne une envie excessive de vous embrasser à fond : Vous verrez ça, dès que nous serons rentrés.

— Mais, si vous avez de telles expressions à des moments où nous sommes seuls, et où vous ne paraissiez même pas savoir que j’existe ?

— Écoutez, Jacquelinette, c’est une rude besogne pour un honnête homme que de rendre compte de tous les mouvements qu’a faits sa physionomie pendant huit ans. Je ne prévoyais pas cette explication ; sans cela, j’aurais vécu un miroir d’une main, un carnet de l’autre, notant mon état d’âme à chaque clignement d’œil, mais…

— Laissons le passé… Il doit vous être facile de répondre au moins à ceci. Pourquoi avez-vous toujours une hâte préoccupée, comme si vous étiez attendu ailleurs, et le regard inquiet ?… Ce regard-là, vous l’avez jusque dans les trains, quand vous savez bien que vous n’avez rien d’autre à faire que de rester assis pour toute la journée.

— Je suis sans doute claustrophobe, je ne vois pas d’autre explication. En y songeant, je m’aperçois que, sitôt enfermé, j’ai une envie maniaque de m’en aller. Le malheur, c’est qu’à constater ses manies on les aggrave. Cette conversation malsaine m’incitera peut-être à me jeter hors du train de Prague demain.

— Pourquoi ce ton irrité ? Ça vous ennuie d’aller à Prague ?

— Non ! mais non ! pas du tout ! Ça m’enchante ; seulement, je suis consterné par ce tic de névrose que vous venez de me révéler.

— Comment se fait-il que vous en souffriez même dans les instants où rien ne vous contraint, où vous faites librement les choses que vous avez choisi de faire ?

– Eh bien… Dieu ! que c’est fatigant, l’autodissection ! Ce serait si délicieux de se taire tendrement, dans cette adorable nuit ! Mais votre chère patte me serre le bras avec une si épouvantable résolution de me confesser !… et puis je suis faible de caractère… j’avouerai tout ! Si j’ai l’air inquiet, c’est à cause de ce sentiment bizarre, et qui ne me quitte presque jamais, que la chose que je fais, fût-ce celle qui m’amuse davantage, m’occupe à perdre l’occasion d’une autre chose, bien plus plaisante et que je pourrais exécuter si, au lieu d’être là, j’étais ailleurs…

— Bien ! Je commence à comprendre… N’est-ce pas, rien de ce que vous éprouvez ne donne ce que vous aviez attendu ?

Il prit la main de Jacqueline et, glissant un doigt dans l’ouverture du gant, lui caressa le poignet :

— Presque rien… Mon existence est étroite et j’ai des appétits énormes. Mais, fût-elle mille fois plus vaste, elle ne me satisferait pas encore. Le temps et l’espace m’opposeraient toujours leur irritante résistance… Si j’étais Napoléon, je regretterais de n’être pas Goethe aussi ; si j’étais les deux ensemble, l’idée qu’il y a eu Alexandre et Shakespeare m’agiterait de désir, et, encore bien plus, la certitude qu’avant moi il y aurait eu déjà, qu’après moi il y aurait encore, des poètes et des conquérants. Le génie, la joie, la beauté, l’amour éprouvé par les autres, c’est autant de vols qui me sont faits. Je voudrais tout ! Et si je l’avais, la prescience d’un lendemain que je ne dois pas voir gâterait mon plaisir. Chaque chose nouvelle que je conquiers me fait mieux juger la beauté, vérifier le nombre de celles que je n’ai pas… Je suis un peu indigné lorsque je songe qu’en Chine, par exemple, il y a de braves mandarins qui connaissent des nuances d’émotion que j’ignorerai toujours, parce que je n’ai à mon usage qu’une seule sensibilité. Je crois même que je suis curieux de la douleur. Je le suis de tout ce qui s’éprouve avec intensité. Il m’arrive, lorsque j’entends décrire des souffrances physiques, d’avoir l’impression qu’il y a injustice à ce que cet état du « plus sentir » me soit dénié. Pourtant j’aime mon équilibre et ma force, mais cela aussi est insuffisant. Les hercules de foire sont plus forts que moi. Il y a aussi… bah ! puisque je me raconte !… Il y a aussi le travail qui se fait au cerveau des criminels qui me tente ; je m’irrite à penser que je n’en saurai jamais, — c’est probable au moins, le goût brutal… Il y a même la monstrueuse peur des assassinés… Tout enfin, que vous dire ? tout !… La sensation du bourreau et celle du condamné. J’aimerais ensemble commettre et subir tous les actes de la vie violente… Dans ce théâtre, là-haut, je suis tout le temps tiraillé par l’énervant désir d’être : Wagner qui a créé, Van Dyck qui chante, Richter qui mène les tumultes de l’orchestre, le public entier avec ses émotivités disparates ; et, en même temps, j’ai le tracassin à me dire que, pendant que je suis dans ma stalle, il y a peut-être, de l’autre côté du mur… ou au bout du monde, l’occasion de commettre une action où ma vitalité tout entière s’assouvirait d’un seul coup !… Là, êtes-vous satisfaite enfin ? Vous avez vu le tréfonds de mon absurdité…

— Satisfaite ! Oh ! non, André, je ne suis pas satisfaite, je suis terrifiée… mais pas seulement cela. Qu’ai-je donc été pour vous, pauvre moi ! Quelles impatiences j’ai dû vous donner ! Je suis si peu, pour vous contenter !… Mais je ne vous ai pas contenté, même un moment. Ce désir universel doit vouloir toutes les femmes aussi… Vous l’avez dit, l’autre jour, et je croyais que c’était une plaisanterie…

— Allons, bien !… Comme on a tort de faire des confidences ! Vous n’y avez rien compris ! Ce sont des états intellectuels, la volonté n’y participe pas. Voyons, réfléchissez : si ces appétits me descendaient de l’esprit dans les nerfs, ils feraient de moi un ambitieux frénétique, au lieu que, vous le savez bien, je suis un dilettante aisément rassasié et que suffit à rendre heureux un joli effet de soleil, une conversation gaie, ou le maniement d’un objet d’art un peu délicat.

— Vous n’êtes ni heureux, ni rassasié. C’est du tourment et de la fièvre, ce que vous venez de raconter ; votre accent moquait vos paroles, mais j’ai entendu ce qu’il y avait sous cette moquerie… Vous valez trop pour la vie que vous menez. Cette inquiétude s’apaiserait si vous vous employiez à quelque belle besogne où toute votre puissance intérieure serait requise et jouerait fortement.

— Jacqueline ! Prenez garde ! Nous n’aurons pas fait dix pas de plus que vous me conseillerez de me présenter aux prochaines élections.

— Je n’y songeais pas, je vous le jure ! Mais pourquoi non ?

— C’est bien ça ! J’en étais sûr… Léonora vous aura fait jurer de me convertir au socialisme. Cruelle fille ! J’ai eu tort de vous laisser aussi souvent seule avec elle : « Malheur ! malheur ! s’écrièrent les corneilles ! » ainsi qu’il est dit au cours d’un conte fantastique, dont j’ai d’ailleurs oublié toutes les circonstances.

— Mais non, André ! Je ne tiens pas à ce que vous fassiez de la politique… Je voudrais seulement que vous fussiez heureux et que ce fut un peu… ma faute !

— Eh bien, chérie, on peut arranger ça. Nous voici arrivés ! Madame Simpson est déjà couchée, il n’y a plus de lumière à sa fenêtre ; venez me prouver vos bonnes intentions… Viens… tant chérie, vite !

. . . . . . . . . . . . . . .

– Aimé, tu souhaites sans doute être ailleurs, près d’une autre femme ! dit Jacqueline, la voix émue encore de l’heure amoureuse qui s’achevait.

— Non, folle ! adorable folle ! Je ne souhaite plus rien !

Penchée sur lui, elle regarda dans les yeux d’André. Il souriait, mais elle vit l’éternelle inquiétude bouger dans ses prunelles vertes. Elle se rejeta sur l’oreiller, étouffée par la certitude grandissante qu’entre elle et cet homme dont elle venait de goûter le baiser émouvant s’interposait le malentendu des âmes trop lointaines ou trop différentes pour se rejoindre, et que, jusqu’en l’illusoire communion du plaisir, chacun d’eux gardait inattaqué son mystère profond.