Calmann-Lévy, éditeurs (p. 103-116).

DEUXIÈME PARTIE


I


Baissant le nez dans son grand col de chinchilla, Jacqueline marchait. On était aux derniers jours de mars ; le froid piquait aigrement la main dont elle retroussait sa jupe. Le pas et la pensée vivement rythmés, elle se sentait en énergie et jouissait de la claire profondeur du ciel. L’élégance du Parc Monceau atténuait dans sa mémoire les scènes de misère qu’elle venait de voir.

Il lui parut que, du trottoir opposé, quelqu’un la saluait. Elle tourna la tête, hésita un moment, puis traversa la chaussée.

— Monsieur Hansen !

— Oh ! madame ! Je croyais que vous ne me reconnaissiez pas.

— J’étais distraite, pardon. Depuis quand êtes-vous à Paris ?

— Depuis hier soir.

— Vous demeurez par ici ?

— Non… Rue de Fleurus, au-dessus des arbres du Luxembourg… Je flânais… au fait, je puis bien vous le dire, je suis allé regarder votre maison.

— Je regrette de n’avoir pas été chez moi.

— Mais je ne vous ai pas demandée. Ce n’est guère l’heure de faire des visites.

– Alors pourquoi êtes-vous venu ?

— Pour savoir quel aspect a l’endroit où vous vivez.

— Vous vous souvenez un peu de moi ? J’en suis bien aise. Je commençais à croire que je ne vous reverrais jamais ! Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? J’aurais commencé volontiers, mais j’ignorais votre adresse. À propos, dites-moi votre numéro rue de Fleurus, afin que je puisse vous atteindre, si de nouveau vous me lâchez comme vous venez de le faire pendant sept mois… Car il y a sept mois que nous ne nous sommes vus ! Le savez-vous ?

— Oui ! je le sais.

— Allons, dites le numéro et racontez pourquoi vous n’avez pas écrit.

— Le numéro, c’est 14… Et vous, dites-moi plutôt pourquoi j’aurais écrit ?

— Pour tenir votre promesse d’abord, et puis pour m’être utile. Voulez-vous que nous marchions ? Il fait un froid !… Avez-vous des nouvelles de Léo ? Elle ne répond plus à mes lettres.

— Je l’ai vue ce matin.

— Comment ? elle est à Paris.

— … Depuis dix jours. Elle m’a fait l’effet d’avoir une attaque de spleen. Elle m’a dit qu’elle vous rencontrerait ce soir, dans une maison où vous dînez ensemble.

– Chez les Audichamp ?… Son spleen l’empêche de venir me voir, mais elle a averti madame d’Audichamp de son retour, elle dîne chez elle. Avouez que si on avait l’amitié susceptible…

— Cela cesserait d’être de l’amitié : l’amitié ne vit que de liberté, d’égalité et de tolérance.

— Eh bien, malgré l’infamie de ses procédés, je suis heureuse de revoir cette mauvaise personne. D’abord, j’ai à lui dire des tas d’histoires, à lui demander des conseils. Vous vous souvenez qu’à Bayreuth elle m’a délégué ses pouvoirs sur ses pauvres ? Je viens de voir une famille qui l’intéresse particulièrement et au sujet de laquelle je suis perplexe : les Dalizes… Vous les avez aidés aussi ; ils parlent de vous avec une reconnaissance !…

— Je me suis occupé d’eux, il y a quelques années. Où en sont-ils ? Comment va le père ?

– Pitoyablement. J’ai de la peine à leur faire le bien que je voudrais. Ils sont irritables, un peu vaniteux… Je n’ose jamais leur poser une question ; ça les offense.

— Que faites-vous pour eux ?

— Mais que puis-je faire ? je leur donne de l’argent. Ça réussit mal… J’ai beau être douce, chaque mot que je dis semble les fâcher. Comprenez-vous pourquoi ?

— Ça n’est pas de l’argent qu’il faut leur donner, mais le moyen d’en gagner.

— Comment ?

– Il y a bien des façons… J’ai payé l’apprentissage du fils aîné chez un menuisier. Il y a deux ans de cela ; il doit commencer à savoir quelque chose. Faites-lui faire des meubles grossiers que vous donnerez ensuite à d’autres ; ça lui remontera le cœur, à ce petit, de savoir qu’il aide ses parents au lieu de leur coûter. Et puis, madame Dalizes est une très bonne ouvrière. Commandez-lui des travaux. Il suffira, pour lui être utile, que vous lui donniez le quart de ce que vous demande votre lingère. La première des charités, madame, consiste à cultiver la fierté du pauvre. L’aumône démoralise, sème la haine et c’est logique. Songez-y : pour que le miséreux se sentît tenu à la reconnaissance, il faudrait qu’il vît le riche se gêner, se ruiner pour lui. Vos obligés aperçoivent le dilettantisme, la vanité ou la cruauté, sous cette bienfaisance qui consacre à leur soulagement une miette de son bien, une parcelle de son temps, un fragment de son émotion !… Puisque que nous parlons des Dalizes, je vais vous indiquer un cadeau que vous pouvez leur faire sans les offenser. Chargez-vous de l’éducation musicale du petit Paul. Léonora lui a fait commencer le violon et dit qu’il est très bien doué. Il est trop frêle pour les métiers rudes et, s’il est capable de faire une carrière d’artiste, il pourra dans l’avenir tirer sa famille du besoin. Voilà, madame, un peu au hasard, des indications. Tout cela vous coûtera plus d’efforts que de prendre un billet de banque dans votre porte-monnaie en assurant ces gens de votre sympathie à leurs maux, — que vous ne pouvez même pas comprendre. Cela vous ennuiera peut-être ?

— Pas du tout, mais je croyais qu’on sait la charité sans l’avoir apprise. Je me trompais.

— Oui… Pour qu’elle soit belle, il faut transformer le principe de la charité, qui est l’égoïsme le plus bas. Cela vous surprend ? Regardez les motifs ! Les meilleures âmes cherchent à s’ôter l’image de la souffrance multiforme et générale en soulageant une ou deux souffrances particulières ; les plus nombreuses n’ont qu’un goût inconscient et cruel de perfectionner la douceur de leur luxe par le contraste des images de misère.

— Vous devez avoir raison. J’ai été souvent déçue, irritée de ne pas réussir immédiatement à changer les désespoirs grognons en allégresse. Je ne pensais qu’à mon plaisir évidemment. Et puis, l’exploitation grossière m’a déconcertée. Ils sont menteurs souvent, et presque toujours de mauvaise foi, les pauvres pauvres !

— Quelle raison auraient-ils d’être bons ? Souffrir sans espoir ni relâche n’élargit pas le cœur. Le bienfait, subi d’abord, requis ensuite par nécessité, dégrade. Il faut pratiquer la charité humblement. Surtout il faut rendre à ces êtres courbés le sentiment d’une responsabilité qui les redresse et ce goût de l’effort qui s’use, quand trop longtemps l’effort a été inutile.

— En somme, vous pensez qu’il n’y a d’intéressante que la souffrance matérielle ?

— Mais, madame, comment la séparer de la souffrance morale ? Mourir de faim et voir les siens dans le cas d’en faire autant, donne des sensations qui, tenez-le pour certain, ne se localisent pas uniquement à l’estomac… En outre, la souffrance matérielle — comme vous la nommez — fait à l’homme le tort suprême, car elle casse en lui les ressorts de l’orgueil. Oui, je trouve les souffrances de la pauvreté plus totales que celles de l’amour et de l’ambition. On n’en guérit pas comme d’une passion, qu’une autre passion efface.

— Pourtant je vous assure que j’ai vu des vieillards, — un justement, hier, — si abrutis par l’habitude de manquer de tout et de ne pas espérer que, certainement, ils ne sentaient plus rien.

— Ne doutez pas que, pour en venir là, il lui ait fallu plus de temps que n’en mettent les vieillards qui mangent des truffes et entretiennent des danseuses pour oublier leur plus grand chagrin sentimental.

— Vous haïssez la richesse ?

— Je hais les riches… Les riches, ce sont « toujours les mêmes » comme ceux qui se font tuer. Acquérir — et surtout conserver — une fortune dans les conditions actuelles, exige un pouvoir de dureté et d’indifférence qui révolte le sens humain. L’abbé Werner, dont Léonora vous a si bien parlé, était riche lorsqu’il a perdu ses parents ; il est mort ruiné. Léonora, qui gagne beaucoup d’argent et qui a une tête de caissier, ne sera jamais riche…

— Pourquoi ne pas achever ?… Vous songez que je suis riche, moi… Je ne me suis jamais dit tout cela. Il semble si naturel que j’aie de la fortune. Il est certain que j’ai l’habitude de dépenser beaucoup d’argent… Mais si madame Dalizes fabrique des lingeries élégantes et chères, c’est que je suis là pour les porter. Mon luxe fait vivre ceux qui le produisent.

— Très mal. Il parvient très peu de votre argent à ceux qui travaillent pour vous, il s’arrête aux mains des intermédiaires… Il y aurait beaucoup à dire sur l’utilité du luxe ; c’est à mon sens une idée régressive. Mais nous ne sommes pas encore au moment où les personnes de votre sorte pourront accepter les raisons que j’aurais à donner. Laissons cela ! Je voudrais seulement fortifier votre courage contre les déceptions que vous rencontrerez. Vous ne pouvez guère que soulager momentanément ; mais, si vous rendez la vie possible à une famille où le père est un ivrogne invétéré, vous mettez les enfants de ce père en état de résister, dans une certaine mesure, à la dégénérescence atavique. Vous leur permettez de choisir entre la mauvaise route et une route un peu meilleure. C’est ce choix-là que la misère interdit. Si votre générosité est cause qu’un certain nombre de jeunes êtres n’aillent au vol et à la prostitution que si leur tendance les y porte, vous aurez fait une œuvre suffisante. Ces enfants de meurt-de-faim qui par vous auront à manger ne seront pas encore des héros d’énergie et de pureté, mais leur santé meilleure leur fera une meilleure mentalité. Ils seront plus aptes à la joie — c’est cela seul qui importe — et leurs enfants, à eux, auront chance d’être un peu mieux débarrassés des tares héréditaires… C’est un long travail auquel vous collaborerez ainsi ; mais cette action qui va se répercutant à travers la race n’a-t-elle pas de quoi tenter ? Et quelle magnifique façon de durer, que d’être une cause lointaine de bonheur et de dignité pour ceux qui viendront, lorsque depuis longtemps nous ne serons plus !… Il m’a semblé, dès la première fois que je vous ai vue, que vous étiez capable de sentir cela ; c’est pourquoi je me permets de vous parler avec une liberté qui vous choque peut-être. Au reste, tout ce que je vous dis là est très banal, mais vous n’êtes probablement pas accoutumée à y songer ?

— Non… Avant de retrouver Léonora et… de vous connaître, j’étais dans une grande indifférence à ce sujet. Même, j’étais détournée de la charité par ceux à qui j’en voyais faire profession. Ils s’en autorisent volontiers pour avoir le cœur plus aride que les plus égoïstes cyniques.

— La charité de ceux-là est le pire des gestes pharisaïques. Ils prétendent à la reconnaissance, ils veulent moraliser. Tout cela ne vaut rien. Avant de conseiller, il importerait que l’on se représentât les conditions morales et physiques de qui on conseille. Tout à l’heure vous avez dit : « Marchons, il fait froid. » Le froid vous est pénible ; il vous paraît que la délicatesse de votre organisme, votre accoutumance au confort vous y rendent plus susceptible que le voyou qui, à son ordinaire, couche sous les ponts ! Vous ne vous trompez pas : il a, pour apprécier le froid, une sensibilité plus rude que la vôtre. Pourtant, si vous voulez le soulager, vous ne devez pas vous dire que cette souffrance qui, en se prolongeant vous torturerait, vous tuerait, n’est pour lui qu’une gêne, et qu’une petite dépense suffirait à la lui rendre tolérable… Ce qu’il importe d’atteindre et de guérir en lui, c’est la dépression, l’irritation nerveuse, la diminution d’activité vitale que le froid incessant crée dans l’organisme profond. C’est le dépôt laissé par la répétition de ce malaise. C’est enfin l’âme de froid des miséreux qu’il faut réchauffer et non leur froid actuel… Me comprenez-vous ?

— Oui ! Oh ! oui !

— L’abbé Werner qui, malgré son indulgence, avait parfois des éclats d’ironie, disait, à propos du despotisme des bienfaiteurs : « Ils donnent cent sous à un pauvre », puis d’un ton sévère et compétent : « Et avec ça mon garçon, allez apprendre « l’anglais ! » ordonnent-ils… » La générosité la plus large ne suffit pas à acheter la liberté de l’être le plus déchu… Mais je prêche, madame… Vous vous moquerez de moi ?

— Non ! Seulement vous me découragez un peu. C’est curieux… comment dire cela ? Il me semble en vous écoutant que je suis plus faible, plus femme que jamais. Longtemps je me suis crue libre. Depuis quelques mois j’ai le sentiment contraire, et voici que tout à coup je me sens toute entortillée de contraintes. Pourquoi ?

— Vous êtes captive de votre vision de la vie qui est fausse. Et si vous sentez en ce moment que votre liberté est illusoire, c’est que vous venez d’appuyer votre attention sur du réel. On a dû cultiver en vous l’instinct de servitude ?

— J’ai été élevée dans la religion du préjugé. On, m’a enseigné qu’il faut ne rien changer autour de soi. J’ai vu par moi-même que ceux — et celles surtout — qui brisent la norme pour affirmer une personnalité ou satisfaire leurs passions, ne sont pas heureux, et qu’ils créent du désordre. Alors je me suis accoutumée à croire qu’il est dangereux, et même laid, de réaliser celles de nos aspirations qui perturberaient la société, la famille, le petit coin ou le grand espace où nous vivons. Mais avais-je tort ? C’est une telle responsabilité que de s’isoler par des actes insolites ! Le faut-il ? À quoi bon ?

— Vous venez de dire le mot qui enferme le destin des femmes : vous avez peur de la responsabilité ! Depuis le commencement des sociétés, la femme est en esclavage. Le sens de la responsabilité n’a pas pu se développer en elle. C’est parce qu’elle se sent et se veut irresponsable qu’elle n’a pas de solide moralité. La parole donnée est sans force, pour elle. Elle n’a pas non plus notre honneur grossier quant aux questions d’argent. Comment l’aurait-elle ? Elle est irresponsable ! Elle ment, parce que le mensonge est la défense des faibles. Il faudra qu’elle abuse longtemps de sa liberté, avant de se nettoyer des marques de la servitude. Cela viendra lorsque, débarrassée des lois hostiles et du despotisme de l’homme, elle sera parvenue à se désasservir d’elle-même.

– Vous méprisez les femmes ?

– Non. Je pensais à celles de votre monde, qui dans leur jeunesse pratiquent l’adultère sans amour, et, plus tard, manigancent des mariages riches pour leurs filles, ou risquent des intrigues équivoques afin de pousser leurs fils dans les carrières, celles, qui à l’ouverture des testaments trouvent moyen de fausser la loi, et maintiennent avec des mains acharnées et stupides la mauvaise bâtisse de la famille, cette fondation inique de l’égoïsme humain.

Jacqueline regarda la figure assombrie d’Hansen.

– Alors, dit-elle timidement, il faut aussi supprimer la famille ?

– La famille surtout, avec les conséquences qu’elle entraîne après soi ; l’infamie de l’héritage, le non-sens de l’éducation individualiste qui fausse les cerveaux…

– Mais je suppose que vous ne comptez pas sur les femmes – même lorsqu’elles auront, en masse, la passion de la responsabilité — pour collaborer à la suppression de la famille ? C’est leur sauvegarde.

– Il semble ainsi, aujourd’hui. Les femmes de l’avenir seront différentes de celles qui ont tant besoin d’abriter leur faiblesse au foyer conjugal… Déjà maintenant il y en a d’autres, et nombreuses. Je connais en Russie et ailleurs, des jeunes filles hautement nées, belles, de forte instruction, qui ont renoncé volontairement, passionnément à l’esclavage du luxe, et qui, mal vêtues, mal nourries, mal logées mènent des vies utiles et dangereuses. Ces femmes-là enseignent, soignent les simples, à qui elles savent se rendre semblables ; font de la lumière dans les têtes obscures, diminuent le vice et développent l’espérance. Vous avez vu des figures pareilles dans des livres qui amusent votre goût littéraire, et vous avez pensé qu’elles s’étaient embellies d’avoir traversé des cerveaux de grands artistes. Elles sont strictement vraies. Mais ce ne sont pas là des Parisiennes, amoureuses de leur plaisante geôle.

– Pas si plaisante !

— Souffrez-vous dans la vôtre ?

– Je commence.

– Sortez-en.

– Comment faire ?

— Vous conquérir vous-même. Vous devez connaître vos points faibles ? Attaquez-les. Pourquoi souriez-vous, de cet air de moquerie inquiète ?

– Parce que je pense à ces points faibles.

– Qui sont ?

– Le désir d’être aimée, fit-elle à demi-voix.

Et son visage blanc, ses yeux, sa bouche sinueuse prirent une ardente douceur.

Erik la regarda un instant, puis d’un ton froid dit :

– Le désir d’aimer serait d’une âme plus noble.

— Léo pense cela aussi. Et je commence à le croire, mais ça fait mal… Faut-il nécessairement souffrir ?

— C’est mieux : la douleur concentre la dignité ; la joie l’éparpille.

— La joie ?… Mais le bonheur ?

— Il faudrait savoir quelle idée vous vous en faites.

— Ne serait-ce pas : vivre hors de soi, dans un être dont on sait qu’il vous appartient tout entier ?

– Ah ! oui, la passion ! C’est un moyen élégant de tuer le temps pendant quelques années. Cela ne saurait être un but pour la durée de l’existence. Mais, si tel est votre concept du bonheur, de quoi souffrez-vous ? On ne peut admettre que celui qui est aimé de vous ne vous aime pas !

– Il y a de la souffrance à être mal aimée ! N’est-ce rien que de ne pouvoir pénétrer dans une pensée ?

– Pardonnez-moi l’insolence de ma question. C’est bien de monsieur des Moustiers que vous parlez ?

– Oui, mais je mérite que vous me demandiez cela. Car… en de mauvaises heures j’ai presque tenté d’aimer d’autres hommes que lui.

– Ah !… Et vous vous êtes arrêtée en chemin ?… Pourquoi ?

Jacqueline s’étonna de n’être choquée ni de cette interrogation ni même du ton dont elle avait été faite.

Elle répondit, très simplement, comme si Erik avait le droit d’attendre d’elle qu’elle s’expliquât :

— Parce que — je pense cela si fort, aujourd’hui ! — il y a pour chaque femme un homme particulièrement destiné : mon mari est cet homme-là pour moi. J’ai mis longtemps à le comprendre ; j’ai laissé s’élever entre nous une sorte de malentendu que je ne puis élucider. C’est bizarre de vous avouer tout cela…

— Je suis très sensible à l’honneur que vous me faites, croyez-le, riposta Erik, dont la bouche souriait mécaniquement, bien que ses yeux restassent durs et distraits.

— Certainement, si vous le voulez, vous pouvez m’aider. Je vous supplie de venir chez moi. Il faut que vous connaissiez André ; et puis vous me conseillerez.

— Qui vous a fait croire, madame, que je fusse propre aux étranges emplois que vous me destinez.

– J’en suis sûre ! Avouez que vous comprenez pourquoi je ne parviens pas à être pour mon mari une amie profonde, à absorber toute sa pensée en lui donnant toute la mienne, à faire qu’il n’y ait que moi qui compte dans sa vie, comme dans la mienne il n’y a que lui.

— Monsieur des Moustiers vous est-il fidèle, madame ?

— Pouvez-vous en douter !

Il y avait de la colère dans son exclamation.

— Cette fois, vous conviendrez que je vous ai choquée ?

— Oui, un peu.

— Alors, c’est donc que monsieur des Moustiers vaut mieux que vous, puisqu’un soupçon sur sa fidélité vous indigne, alors que — c’est vous qui venez de le dire — vous avez été sur le point d’aimer d’autres hommes.

Jacqueline fut un moment sans répondre ; puis, hésitante :

— C’est vrai, dit-elle, mais…

— Mais ? Vous alliez ajouter : ce n’est pas la même chose. Ce qui signifie qu’en vous trahissant votre mari serait coupable, parce que responsable, tandis que vous…

— Ah ! comme vous avez raison ! Quel mépris de moi-même vous me donnez ! C’est parce que je pense ainsi que je ne mérite pas qu’il m’aime comme je voudrais. Enseignez-moi comment réaliser ma vie. Parlez-moi, mon bon, mon cher ami !

— Je vous prie de m’excuser ! Mais, au cas même où j’aurais les moyens de vous obéir, je ne m’en servirais pas.

– Pourquoi ? Qu’y a-t-il ? Vous ai-je blessé ?

– Pourquoi ?… Parce que je vous aime follement… mortellement… Et vous exigez trop en voulant que je vous aide à cultiver votre passion pour un autre… pour celui-là !

Il salua et partit rapidement. Immobile au bord du trottoir, Jacqueline le regarda s’éloigner, tandis qu’autour d’elle des enfants couraient avec des piaillements de peur et de plaisir sous l’argent froid du soleil d’hiver.