Calmann-Lévy, éditeurs (p. 117-131).

II


– Enfin, chère madame, vous êtes revenue ! Votre projet de passer le printemps à la campagne nous avait jetés dans le marasme ! Finies, les réparations de Larcey ?

Et Maud Simpson, qui venait d’entrer chez la comtesse d’Audichamp, lui serra les mains d’un air prodigieusement tendre. De ses lèvres, son sourire parut couler sur toute sa personne. Sa joie d’être là se répandit sur la blancheur grasse de ses épaules, aux plis du crêpe de Chine rose de sa robe, au long des reptiles d’émail noir qui lui serraient le cou, se tordaient à ses bras, se nouaient dans la mousse jaune de ses cheveux.

– Ah ! ne m’en parlez pas, ma chère ! répondait madame d’Audichamp. J’ai cru que ça ne finirait jamais ; j’ai cru que j’en mourrais ! Dieu sait ce que j’ai cru ! Il a fallu refaire toute la faisanderie, les chenils ; monsieur d’Audichamp ne voulait pas démarrer que tout ne fût fini. Quelle scie ! Ah ! la campagne ! J’avais une vieille amie qui disait qu’on y devient laid, sale, bête et ennuyeux ; comme c’est vrai ! Et la plaie des invités !… Ces monstres. Charmants dans la vie naturelle de Paris, et si abominables dès qu’on les enferme dans un paysage !… Tout le temps à se débiner les uns les autres, à conspirer dans les coins contre le repos des maîtres de maison. Les repas ont des airs d’embuscade, on s’attend à voir sortir un conflit de derrière chaque carafe. Moi, les jours de pluie, je rêve une Saint-Barthélemy qui me débarrasserait de tous ces animaux-là… Et puis, quand on est seuls, c’est encore pis ! Les voisins, les encroûtés, ceux qui ne bougent jamais, vous tombent dessus aux heures où on veut écrire ses lettres, se reposer… Avec ça nous avons un curé fou de politique et stupide ! et assommant — il veut apprendre au pape la manière de s’en servir. Il faut l’avoir tout le temps, à cause du maire, une espèce de quincaillier en retraite, socialiste, qui, lorsque l’abbé n’a pas dîné deux fois dans la semaine au château, fait des potins… Et les histoires de gardes et de braconniers, et les filles de ferme qui n’arrêtent pas d’être enceintes. Jamais je n’arriverai à comprendre la monomanie qui nous pousse à aller champignonner dans nos terres ! Et vous, qu’avez-vous fait, après nous avoir quittés à Bayreuth ?… Comme c’était assommant aussi cet endroit-là !…

— J’ai flâné en Allemagne, et en Grèce après.

— Avec les Moustiers, toujours ? je ne les ai pas vus encore, naturellement. Je suis là depuis une semaine. Pas eu le temps de faire des visites. Il m’a semblé que ce serait plus gentil de nous retrouver tous à dîner ce soir.

— Je crois bien, c’est délicieux !… Non, je n’étais pas avec les Moustiers. Je les ai rejoints en novembre à Blancheroche, où j’ai passé quinze jours.

— Ils vont bien ? Quels gens charmants ! C’est si rare un ménage où on n’invite pas la femme pour avoir le mari… ou le contraire. Le bel André est toujours aussi fascinant ?

— Est-ce qu’il est fascinant ? Je n’avais pas remarqué.

— Ah ! ma chère bonne petite ! Mais, voyons, ne dites pas ça ! On a envie de rire… André des Moustiers… Mais c’est la séduction même ! Il a le je ne sais quoi auquel on ne résiste pas, et cet air d’avoir toujours de l’amour sur lui pour en offrir à celles qui en voudront, et puis ces façons câlines et énergiques… Il doit embrasser dans une perfection…

— Nous pourrons nous renseigner là-dessus auprès de Jacqueline.

– Et d’autres aussi.

— Est-ce que vous croyez que… Vraiment ?

— Allons, comment me demandez-vous ça ? Vous le savez mieux que moi.

— Pourquoi ?

— Vous êtes tellement dans l’intimité de la maison !…

La figure épanouie en rosace, madame d’Audichamp se porta au-devant du ministre des affaires étrangères qui venait d’entrer.

La comtesse d’Audichamp fut célèbre à la fin de l’Empire par l’éclat brun et rose de sa beauté, son esprit coupant et l’obstination excentrique de sa fidélité au somptueux hussard, qu’elle avait épousé bien qu’il fût sans fortune, séduite par la carrure de ses épaules, et ses larges yeux simples. Maintenu dans le devoir par la régularité d’un service conjugal dont, à ce que disent ses familiers, il n’a pas encore démissionné, M. d’Audichamp étonna la cour de Napoléon III et les salons des temps républicains par une constance dont il serait malaisé de citer beaucoup d’exemples. Ils font un ménage excellent où la galanterie un peu surannée du mari et la verveuse brusquerie de la femme s’emboîtent avec une précision parfaite. Leur fille unique a épousé le marquis de Lurcelles qui, fort passionné de politique et d’idées progressistes, a introduit dans le salon de sa belle mère quelques-uns des hommes qui gouvernent le pays. De telles fréquentations horripilent grandement M. d’Audichamp qui, depuis trente-quatre ans, ouvre chaque matin son Gaulois avec l’espoir d’y trouver la nouvelle d’un coup d’État effectué par des gens résolus pendant le sommeil de Paris.

La maison, à ceci près qu’on y voit de temps à autre des ministres sans leurs femmes, est restée ce qu’elle était sous l’Empire : un fastueux passage où, autour d’un groupe étroit de familiers, dont aucun ne saurait prétendre le titre d’ami, défilent les personnalités classées du monde, de la diplomatie, de l’armée, des académies et des arts. On y rencontre les ambassadeurs de toutes les puissances ; des archiducs y acceptent les fêtes données en leur honneur ; d’illustres actrices étrangères y dînent avec des duchesses. On potine là dans toutes les langues, mais seulement sur de hauts personnages. Les historiettes du Quirinal et les incidents de la Hofburg s’y commentent entre gens renseignés. Les infamies du gouvernement français sont jugées comme elles le méritent, les soirs où personne de la place Beauvau ni du quai d’Orsay n’est là pour contredire. On y entend d’excellente musique, bien que monsieur et madame d’Audichamp soient doués l’un et l’autre d’une totale incapacité de percevoir les intentions de cette forme du bruit.

Pas plus que le service, qui se fait toujours à la française, le mobilier n’a subi l’action brouillonne de la mode. Les canapés en damas bouton d’or se souviennent d’avoir connu le contact de crinolines augustes. La pendule du grand salon — le bouquet de lis en bronze doré jaillissant de l’urne de Sèvres — évoque des images effacées et déjà historiques. Deux portraits de Winterhalter montrent M. d’Audichamp en grand uniforme et rayonnant d’une pompe amortie, et la comtesse, décolletée en baignoire. Les épaules tombantes, comme entraînées au poids de bracelets trop lourds pour tant d’idéale flexibilité, les cheveux bouffant en bandeaux, elle retient un châle de chantilly de ses mains croisées à la taille, avec un geste reposé de femme qu’une foncière distinction met à l’abri de toute possibilité d’être émue.

Il y a toujours des fleurs magnifiques dans les jardinières de faux Boule ; mais volontiers on les croirait artificielles, encore qu’elles ne le soient pas. Dans les silences, on entend, quand passe un omnibus, tinter les pendeloques des lustres, car l’hôtel est ancien et de douteuse solidité. Et ce bruit de cristal semble une petite voix de fantôme qui saurait des histoires démodées. Bien que la maison soit tenue à merveille, on s’imagine voir partout des poussières, faites de débris d’un temps déjà périmé, l’élégance des toilettes prend dans ce cadre des aspects de mascarade où les couleurs neuves et trop fraîches détonnent.

Après avoir quitté madame d’Audichamp et dit bonsoir à droite et à gauche, Maud Simpson alla s’asseoir à côté de madame Steinweg. La belle banquière, comme de coutume, était là sans son mari. M. Steinweg se recommande à l’estime des nombreux amis de sa femme par la persévérance qu’il met à être toujours en voyage ou grippé. On l’aperçoit aux grandes fêtes qu’il donne à l’aristocratie française, et, là encore, il sait faire apprécier son tact. D’une pâleur profonde, où s’avoue l’usage des poisons de joie, madame Steinweg est une de ces admirables israélites qui deviennent si laides à cette heure de la vie des femmes où les duchesses de sang aristocratique commencent à donner aux bourgeois l’impression d’avoir été « très bien » dans leur jeunesse. Mais, ce soir-là, personne ne songeait aux tristes possibilités que l’avenir réservait à cette pâle et magnifique dame. Avec une mollesse de fleur alourdie qu’un souffle va faire tomber de sa branche, elle gouvernait un cercle d’hommes, réduits au silence par l’admiration, et causait, d’une voix lente et moqueuse, en remuant doucement son collier de perles roses qui, noué à la taille, pendait jusqu’à ses genoux.

— Contente de vous voir, chère ! dit-elle à Maud ; ça va bien ? Qu’êtes-vous devenue depuis un mois ? Comment se fait-il que je ne vous aie aperçue nulle part ?

— Je l’ignore, car je suis allée dans une masse d’endroits ; pas les mêmes que vous sans doute !

— Savez-vous qui madame d’Audichamp attend encore ? Ah ! voilà les Moustiers ! Quelle chance ! Eux non plus, on ne les voit pas. Est-ce que vous vous cachez ensemble ! Jacqueline est incroyablement en beauté, cette saison. Regardez comme ça lui va bien, ce velours noir ; elle a l’air d’une opale. Moustiers a bien tort de la tromper comme il le fait : ça finira par lui jouer un mauvais tour. Elle n’a guère le type d’une victime résignée. Mais elle ne sait pas encore, probablement ?

— Y a-t-il quelque chose à savoir ?… Ils font le meilleur ménage… Ils ne se quittent pas !

— Oui, ils sortent ensemble. Croyez-vous vraiment qu’elle n’ait aucun soupçon des fantaisies de son cher mari ?

— Elle ne m’en a jamais rien dit, et je ne suis pas au courant des fantaisies dont vous parlez.

— Comme c’est curieux ! Eh bien, ma chère, il faut qu’on vous renseigne. André a, en ce moment, une liaison avec une étrangère dont je ne vous dirai pas le nom, parce que tous ces individus qui nous écoutent iraient le crier sur les toits. On assure que la dame est assez perverse, méchante aussi, passablement jolie, quoiqu’elle ait de grandes mains et de grands pieds… Elle prétend à quelque intelligence… J’ai entendu dire par cette sorte de bavards qui veulent tout savoir et en particulier le secret des sentiments d’autrui qu’elle n’aime pas Moustiers, mais qu’elle l’a pris par haine de Jacqueline, dont les supériorités de tout genre l’exaspéraient. Je crois, du reste, que ce que je vous raconte là est presque de l’histoire ancienne. Car Herbault, qui a une pièce en répétitions aux Variétés, m’a raconté qu’André est depuis six semaines l’amant de Singly… Vous savez, cette drôle de bonne femme, qui a l’air de se nourrir avec du poivre et du vinaigre ? Elle a lâché, pour se mettre avec lui comme elles disent — le vieux Dalton, le collectionneur, et même, ce qui est plus important, Marken, qui lui faisait faire des réclames folles dans tous les journaux… Ça ne vous intéresse pas, mes potins ? Vous n’avez pas l’air de m’écouter.

— Si, comment donc ! avec ardeur… J’ai tout très bien entendu : l’étrangère, Singly, le vieux Dalton, Marken… C’est très amusant, par la façon dont vous le dites. Vous avez un art si incomparable du récit ! Vous y mettez un accent qu’on n’est pas accoutumé d’entendre dans le monde… C’est, sans doute, un peu du génie de votre race !

La crispation des lèvres, qui découvrit les dents de madame Steinweg, devait probablement être un sourire ; elle n’eut pas le temps de répondre. Jacqueline rejoignait le groupe. Les paroles rituelles des rencontres mondaines s’échangèrent.

— Nous causions de vous, chère, commença madame Steinweg, nous remarquions que vous êtes ce soir encore plus jolie que de coutume.

— Qui sait comment je serai demain ? répondit Jacqueline.

Et, s’adressant à madame Simpson :

— Maud, vous aviez donc oublié que nous devions lire le nouveau cahier de Schumann. Je suis allée chez vous et vous étiez sortie.

— Mais oui, c’est ce qu’on m’a dit, et je n’y ai rien compris. J’avais inscrit notre rendez-vous pour demain, vous vous serez trompée.

— C’est impossible. Rappelez-vous. C’est vous même qui avez insisté pour cette date, et vous n’avez dit que demain votre après-midi était pris tout entier. Ça n’a pas d’importance ; seulement, j’ai perdu ma journée ; André, qui devait venir me prendre à quatre heures — après notre musique — pour aller voir les tableaux chez Petit, a été retenu au cercle par je ne sais quelle histoire de duel. J’ai vécu avec mon chapeau sur la tête, une revue à la main, regardant à chaque instant par la fenêtre, et démoralisée par le sentiment du désordre universel.

— Je vous demande pardon, il faut que je sois folle, car je savais bien ce que j’avais à faire de deux à six et que je ne pourrais être chez moi !

— C’étaient aussi des affaires de duel à arranger ? demanda madame Steinweg, d’un air de candeur et d’intérêt.

— Toutes les affaires de la vie sont des affaires de duel, répondit Maud.

— Vous êtes terriblement occupée, j’imagine, à votre ordinaire ? continua madame Steinweg, toujours affable.

— Oui, assez.

— Dites-nous par quoi.

— Comme ça vous assommerait si je me mettais à vous raconter ma vie !

— Je suis sûre que ça m’amuserait — comme la comparaison est absurde ! — autant que les mauvais livres amusent les petites filles… Eh bien, Jacqueline, vous nous plantez là ?

— Je reviens. Le temps de dire bonsoir à une amie.

Elle s’éloigna, la figure plus vive.

– C’est la personne à qui madame d’Audichamp fait ses salamalecs pour ambassadrice ? La connaissez-vous, Maud ? Elle est splendide. Qui ça peut-il être ? Une déesse professionnelle ?

– Non, c’est seulement une violoniste, répondit madame Simpson. Elle s’appelle Léonora Barozzi, ou quelque chose d’approchant. C’est une sorte de folle, mal élevée au delà du connu, une amie de couvent à Jacqueline.

– Elle est… quoi ? vierge ? mariée ? divorcée ? veuve ? Sait-on ? Dieu qu’elle est belle ! Regardez-les toutes les deux ! Jacqueline a l’air d’une aquarelle persane, mise en français par Jean Goujon, et l’autre d’une statue grecque du ve siècle. Les femmes font bien d’être grandes, décidément ; Schopenhauer a raison : notre infériorité tient à ce que généralement nous avons les jambes trop courtes. Vous n’aimeriez pas avoir trois ou quatre centimètres de plus, vous ?

– Non ! Je me débrouille assez bien comme ça, merci… Vous voulez des renseignements sur cette Barozzi ? Elle n’est pas mariée, voilà tout ce que je sais. Quant à ses mœurs… à Bayreuth, où nous l’avons rencontrée, elle passait son temps avec un individu d’assez mauvaise mine. Elle fait des théories libertaires. C’est, je pense, une nihiliste en chambre. Je ne suis pas du tout de votre avis sur sa beauté ; moi, ces têtes régulières m’ennuient.

— Vous êtes difficile ! Voyons, messieurs, surgissez de votre silence et donnez votre opinion sur cette demoiselle Barozzi.

— Elle est très belle, dit gravement l’attaché autrichien.

— L’air trop décidé, et puis elle doit être froide, affirma le général de Troisbras.

Et il donna du pli à sa moustache dorée par le cigare.

– Elle a une allure étonnante, dit le peintre Allemanne, mais elle manque de flexibilité. Croyez-vous qu’on puisse lui faire courber la taille ? Moi, j’en doute ? Je préfère cent fois madame des Moustiers, dont les gestes les plus vifs n’arrivent jamais à dessiner un angle.

— C’est bon ! c’est bon ! on sait votre admiration pour Jacqueline, inutile d’exciter notre jalousie, dit gaiement madame Steinweg.

— C’est vrai, je la trouve incomparable ! Vous savez qu’Hogarth avait fait incruster dans sa palette une arabesque en cuivre dans la forme d’un S ; c’était un memento et il l’appelait : ligne de beauté. Madame des Moustiers est cela : une arabesque vivante et mobile qui suggère toutes les possibilités de la beauté.

— Et vous, Lamare, que trouvez-vous de mademoiselle Barozzi ? demanda madame Steinweg au compositeur célèbre, qui, l’œil voilé, souriant à demi, écoutait d’un air de patience distraite.

— Elle est très charmante ; mais, pour moi, sa beauté disparaît devant son talent.

— Ah ! vous la connaissez ?

— Je crois bien ! Si vous lui entendiez jouer la chaconne de Bach… c’est à lui baiser les pieds !

— Tiens, les Marken ! Ils viennent donc ici maintenant ? dit madame Simpson avec un accent de surprise fâchée.

— Ils se poussent, dit Allemanne.

— Qu’est-ce que c’est, en somme, que ces gens ? Savez-vous ? demanda Maud en regardant de loin madame d’Audichamp, qui, pour accueillir les arrivants avait amorti la bienveillance éclatante qu’elle répandait sur Léonora.

La perfection de sa politesse établissait une distance entre elle et les Marken.

— Non, je ne sais pas, répondit le peintre. Personne n’est tout à fait renseigné. On raconte que Marken a frisé, frise ou frisera la police correctionnelle ; quand on demande pourquoi, les gens se défilent. Ils ne savent pas. On leur a dit ça ! Qui ? Ils l’ont oublié. Il y a autour de lui une atmosphère équivoque. Mais de quoi elle est faite ? Ce n’est pas moi qui vous l’expliquerai. Il passe pour emprunter de l’argent à tout le monde, mais je n’ai jamais entendu personne se targuer de lui en avoir prêté. La femme est bête comme ses pattes, ne comprend rien à rien. Il la rend assez malheureuse ; mais je crois bien qu’elle se venge avec Morin, une espèce de reporter joli garçon qui fait les interviews d’actrices et les crimes passionnels.

— Vous avez raison de ne pas vous associer aux calomnies qui courent sur Marken, mon cher, c’est très bien à vous, dit Lamare. J’ai la plus grande estime pour son intelligence. Il a un sens musical si fin ! il rend service, avec de jolies façons d’être reconnaissant de ce qu’on lui demande !

— Il me plaît assez, dit madame Steinweg ; il a un air à lui. Regardez comme il tranche fortement sur tous ces individus vagues qui attendent leur dîner. Tenez, le voilà qui cause avec André des Moustiers. Il est exquis, notre André ; c’est une de nos gloires nationales : quelle différence avec l’autre, pourtant ! On sent qu’il n’a pas la faculté de l’acharnement. Tandis que Marken… Il est excitant, cet homme !

— Peut-être qu’en vous donnant du mal…, fit Maud avec son méchant sourire oblique.

— On verra, on verra, bonne amie, je vous remercie toujours de m’encourager… Ah ! mon cher Barrois ! bonsoir ; quelle joie de vous voir ! Je croyais que vous ne dîniez plus en ville.

— Vous aviez raison, madame, dit le vieux savant, qui inclina, pour lui baiser la main, une figure jaune, plissée, recreusée, à lèvres épaisses, à grand front bossué, et dont la terne laideur se trouait de la lueur magnifique des yeux, où, par instants, la force du regard se concentrait avec une acuité presque insupportable.

— J’ai peine à le croire en vous voyant ici.

— C’est exceptionnel. Il faut des circonstances spéciales pour que je me décide à sortir de mon antre, aussi bien fait pour moi que moi pour lui.

— Quelles occasions ?

— Mais, l’espoir de vous faire ma cour, par exemple !

Les plis de la vieille figure remuèrent, déplaçant de l’ironie.

— Bien ! mais alors pourquoi, depuis quelque temps, refusez-vous de venir chez moi, chaque fois que je vous y invite ?

— Chez vous, ma jalousie a trop de raisons de souffrir, dit Barrois d’un ton assez insolent.

— Moi, dit Maud, je sais bien pourquoi nous sommes favorisées ce soir. Vous êtes venu parce que madame d’Audichamp, qui sait son métier de maîtresse de maison, vous a promis que vous verriez Jacqueline des Moustiers.

Le regard de Barrois circula autour de madame Simpson comme s’il eût voulu bien vérifier la place qu’elle occupait avant de l’en ôter définitivement.

— Ce m’est toujours une grande joie de la rencontrer, dit-il ; elle est susceptible de faire des idées, son cœur est excellent et sûr. On n’en peut pas dire autant de vous toutes, mesdames.

— Oh ! cher ami, je vous en prie, pas de généralisations insultantes ! s’écria madame Steinweg. Si vous avez envie d’injurier Maud, ayez l’obligeance de parler au singulier.

— Je n’ai aucune envie de cette sorte. Les jolies femmes ont droit au respect et à l’admiration pendant tout le temps que dure leur beauté.

— Et après ? demanda madame Simpson.

— Oh ! après !… Elles récoltent ce qu’elles ont semé. La nature a décidé qu’il était juste et régulier qu’il en allât ainsi.

— Que pensez-vous que je récolterai quand j’aurai des cheveux blancs et des rides, comme vous ?

— Des graines d’amertume, car c’est de l’amertume que vous répandez.

— Vrai ? Je n’aurais pas cru ; mais, renoncez à ce langage biblique et démodé : dites comment vous nommez en termes courants ces amertumes que je sème.

— L’ironie, le mensonge, la cruauté, l’indifférence surtout ; car nulle n’a le cœur plus sec que vous ne l’avez.

— Quelle infâme calomnie ! Je suis la tendresse même. Et puis que savez-vous de tout cela ?

— Je vous révélerai, madame, que l’habitude d’analyser les substances rend parfois apte à décomposer les motifs des actions. Ce n’est pas toujours plus difficile de savoir ce qu’il y a dans la petite cervelle d’une femme que de connaître la composition de l’hyposulfite. Je sais à merveille que vous n’avez jamais rien aimé ! Vous êtes un monstre psychique d’espèce assez rare.

— Quand on pense que je m’attire tout cela, pour avoir deviné — bien que je ne sache pas la chimie — que vous êtes amoureux de mon amie Jacqueline ! La vérité n’est pas toujours bonne à dire.

— Est-on amoureux d’une femme parce qu’on l’admire en la vénérant ? Alors, je suis amoureux de madame des Moutiers… à l’exclusion de beaucoup d’autres femmes.

Il aggrava le sens de sa phrase, par un petit salut qui en dédiait à Maud l’intention offensante. Elle rougit et sourit.