Calmann-Lévy, éditeurs (p. 132-152).

III


On annonçait le dîner. Barrois obéit au signe d’appel que lui faisait madame d’Audichamp. Marken s’inclinait devant Jacqueline.

— J’ai l’honneur, madame, de vous conduire à table.

Elle prit son bras sans répondre. La solennité de la phrase lui paraissait manquer de goût. Elle regretta qu’il dût être son voisin.

Le défilé s’accomplit dans le silence qui convient aux cérémonies transitoires. Il y eut un bruit de chaises remuées, d’étoffes froissées, de couverts touchés. Les femmes ôtaient leurs gants longs, puis, les mains nues, étiraient leurs doigts, faisaient briller le prisme des bagues ; les hommes jetaient un œil modeste vers le menu. Au centre de la table une orchidée mauve bougeait un peu au-dessus de la corbeille. Des lueurs sautaient comme de petites danseuses folles, d’un bord d’argent à un bord de cristal ; une odeur mêlée de homard, de faisan, de sauces et de citron errait dans l’air chaud. Il faisait très clair ; la lumière, patinant sur le vernis des natures mortes hollandaises, encastrées dans les boiseries, cachait les peintures. Les valets de pied, en poudre et en bas de soie, semblaient avoir une pitié hautaine et renseignée des gens qu’ils allaient servir.

Dès la première cuillerée du potage à la reine, madame d’Audichamp, qui s’entendait à mettre ses dîners en train, apostropha l’attaché autrichien : les journaux du matin annonçaient que le cher empereur avait la grippe ; était-ce vrai ? L’attaché dut en convenir. On rechercha l’âge exact du souverain. Le général de Troisbras savait de lui une anecdote de chasse et la dit. Puis, de l’air d’un examinateur qui regrette d’être certain que le candidat ne sera pas reçu, M. d’Audichamp somma le ministre qui était à la droite de la comtesse, de lui révéler, sans plus attendre, ce qui se passerait en Europe, à l’heure déplorable où la mort de l’empereur mettrait tant d’intérêts aux prises. Le ministre ayant fait là-dessus les phrases qu’il fallait, il se trouva un député royaliste pour n’être pas de son avis. Le marquis de Lurcelles jeta dans le débat des opinions subversives, qui firent monter le sang d’une généreuse indignation au visage de son beau-père. Mais tout s’arrangea, dans l’étonnement inquiet et admiratif que causa madame Steinweg en donnant, d’un ton détaché, un renseignement diplomatique, dont le caractère intime fit tomber le monocle de l’attaché autrichien. On passait les timbales de homards à la Poliakoff : la conversation générale était lancée.

Dès que Barrois se fut assuré que le dialogue établi entre madame d’Audichamp et le ministre avait chance de durer, il se tourna vers Jacqueline et dit à demi-voix :

— Je ne suis venu ici que pour vous voir.

— Vous avez quelque chose à me communiquer ? demanda-t-elle en regardant avec attention le marli doré de son assiette.

— Beaucoup de choses ! Je voudrais obtenir mon pardon. Vous avez été sévère pour moi. Ne pourrez-vous oublier le tort d’un instant ? N’aurai-je plus jamais votre amitié ?

— Vous m’avez rendue méfiante ; on ne peut aimer que ceux dont on est sûr.

— Vous ne devez pas aimer grand monde, alors ?

— On aime toujours peu de gens.

— Vous en avez trouvé qui, en rien, ne vous ont déçue ?

— Oui, je crois bien ! quelle question !

— Oh ! elle est plus naturelle que votre étonnement. Je voudrais vous entendre nommer ne fût-ce qu’un seul de ces types si honorables pour l’humanité.

— C’est facile !… Mon mari…

Barrois vida son verre en trois coups violents, ainsi qu’on fait, pour favoriser la déglutition d’un cachet médicamenteux de proportions exagérées. Il reposa le verre, s’essuya les lèvres, et, l’air détaché de toutes les contingences, reprit :

— Expliquez-moi l’idée que vous vous faites quand vous prononcez ces mots : être sûr de quelqu’un ? Je vous l’ai dit souvent, on gagne du temps en vérifiant le sens qu’attachent aux vocables les personnes avec qui l’on cause. Les malentendus viennent de ce qu’on interprète différemment le dictionnaire.

— Il n’y a pas deux interprétations : être sûr de quelqu’un, c’est savoir qu’il est, et restera pareil à ce qu’il paraît être.

— Bon ! mais il peut vous plaire de prendre pour un héros, un brave homme d’âme paisible. Et alors, s’il agit en brave homme et non en héros, lui saurez-vous mauvais gré de se montrer différent de l’idéal que vous vous étiez fait de lui – et qui ne lui ressemblait pas ?

— Mais je ne suis ni sotte ni folle ! Si je vous ai admiré, vous, c’est que votre intelligence me cachait votre caractère. J’ai conclu de l’une à l’autre. Vous m’avez démontré que je me trompais. Je suis fondée à dire que vous m’avez déçue, car c’est vous qui m’avez renseignée sur vous-même.

— Laissons cela. Vous aurez toujours raison de moi. Mais il s’agissait de votre mari. Élucidons cette affaire. Vous dites qu’il reste pareil. Pareil à quoi ? Voilà la question. Qu’exigez-vous de lui ? Qu’il soit beau ? Il l’est. Qu’il sache dire, sur tout sujet, des choses suffisamment ingénieuses pour qu’on ne songe pas à leur souhaiter de la profondeur ? Bien ! Quoi encore ? Qu’il ait un grand goût, qui s’applique aussi justement à vos toilettes qu’aux ouvrages de l’esprit ? Qu’il pratique élégamment la générosité, se batte en duel avec une correction aisée ? Il est apte à tout cela. Mais est-ce bien la synthèse de votre idéal ?

— Résumons-nous d’un mot. Il faut que, sentimentalement comme en ses actes, il soit incapable de forfaire à l’honneur et à la sincérité, comme il est incapable de manquer à l’élégance.

— Je ne sais si je vous comprends. Précisons encore ; tomberait-il dans le mauvais cas de ne plus être pareil à ce qu’il semble… s’il avait des maîtresses, par exemple ?

– Bien entendu ! Qu’y a-t-il là de singulier, que vous me regardiez ainsi ?

— Ah ! c’est que ça l’est, singulier ! Déconcertant ! Inouï ! Comment, vous, dont j’admirais tant l’esprit critique, vous attachez de l’importance à la fidélité ?… pas à celle du cœur, cela va de soi ! à la fidélité physique ?… Je suis ahuri !

— Mais oui, j’attache de l’importance à la parole donnée ; c’est assez simple, vraiment. Vous moquez-vous de moi ? Qu’avez-vous à me faire dire toutes ces banalités et à les écouter de cet air de mauvaise ironie que je déteste !

– Ne vous fâchez pas ! Je cherche à vous comprendre. Vous me paraissez tellement différente de la femme que j’ai connue !

— Vous avez raison, je suis changée. Il me pousse une conscience.

— Pour autrui ?

— Pour moi, surtout… Mais prenez garde, il y a dans votre voisinage des personnes que nous intéressons trop.

— Qui ça ?

Sans bouger la tête, Jacqueline d’un mouvement des yeux indiqua Marken, qui absorbé, semblait-il, en une songerie triste, n’avait pas dit un mot depuis le commencement du dîner.

Quelqu’un ayant parlé du Pacifique, la conversation eut un ressaut. Dans la hâte d’exprimer de patriotiques inquiétudes, chacun coupait la parole à son voisin. On flétrit d’un commun accord tous les peuples anglo-saxons.

— Exécrables nations de marchands égoïstes ! s’écria le général de Troisbras.

— Oh ! mon Dieu, dit Barrois il faut avouer que les peuples ne sont ni bons ni mauvais. Tout n’est que moment et circonstance. Et les circonstances ne sont pas créées d’une pièce et soudainement par la tendance maîtresse d’une nation. Elles naissent lentement, fragmentairement, sans que leurs milliers de causes nous soient connaissables… Général, vous qui êtes un savant joueur d’échecs, vous n’ignorez pas ce qu’on entend par ce terme : la force de l’échiquier ? C’est le résultat, soudain apparu, de coups joués longtemps avant et qui ont semblé insignifiants à ceux-mêmes qui les risquaient. À un moment donné pourtant, les suites de ces petits coups, dont on se souvient à peine, déterminent une situation contre laquelle on ne peut plus lutter. C’est comme si des combinaisons qui se seraient faites latéralement à celles des joueurs, envahissaient l’échiquier, primant tout. Les jeux de la politique subissent de ces aventures, dont en justice on ne sait à qui se prendre. Car il arrive que les joueurs, grâce à qui le mat se donne, soient morts jusque dans la mémoire des hommes. On a tort, par exemple, d’attribuer la responsabilité des guerres à ceux qui les déclarent. Les pauvres taupes de ma sorte qui dans leur laboratoire découvrent l’application d’une substance ou d’une force pèsent plus lourd souvent en de telles questions que les politiques au sourcil compétent. Le monsieur qui déclare la guerre n’est que la trompette dans laquelle souffle la lointaine volonté des causes invisibles.

— Mais, mon cher maître, éclata le ministre, de la voix dont il usait pour interpeller, aux époques où il ne faisait pas partie du cabinet, vous négligez vraiment trop le facteur si important que représente dans la conduite politique d’un peuple ce que vous me permettrez de nommer son caractère ancestral. Les peuples recommencent toujours les mêmes actes comme ils conservent leur figure et leurs passions particulières. Par exemple, la guerre de Sertorius en Espagne a la même allure d’embuscade que la guérilla au temps de Napoléon. Et souvenez-vous que César a dit des Gaulois qu’ils se battaient et parlaient bien. Les Français restent tels !

— La formule n’a pas gagné en précision à être si souvent citée. Je veux me persuader que tous les Français se battent en perfection ; quant à bien parler… Au reste, à quels Français faites-vous allusion ? Aux Bretons qui ne savent pas le français ? Aux Grecs de Marseille ? aux Sarrasins de Bayonne ? aux Flamands de Lille ? On diffère d’aspect et de façons dans ces diverses régions, sans parler des idées. Pour moi, je vous confesse mon incapacité à reconnaître les caractères par où une race diffère des races limitrophes. Et quant à savoir ce qui exprime la volonté générale d’un peuple…

— Mais on l’aperçoit assez dans le gouvernement qu’il se donne.

— J’aurais mauvaise grâce, — au moment où nous jouissons de l’admirable ministère que vous représentez si brillamment ici, à vous dire que je ne crois pas qu’en aucun temps aucun peuple ait choisi son gouvernement. Et, s’il s’agit du nôtre, il faut bien se rendre compte qu’un bon tiers de la nation voudrait le renverser, qu’un autre tiers le souhaiterait également, si la peur des révolutions n’était si vive dans ce pays révolutionnaire, et que le dernier tiers, enfin, obéit à ses seuls intérêts en désirant que les choses restent comme elles sont, et verrait le régime changer sans horreur, pourvu que les mêmes avantages lui fussent assurés par un autre.

— Alors, qui donc est républicain dans notre république ? demanda le ministre en souriant avec bénévolence, pour témoigner que la souplesse et la portée de son esprit lui permettaient de tout entendre.

— Mais… le chef de l’État, naturellement, les ministres et aussi les ministrables, et encore ceux qui peuvent devenir ministrables avec le temps… C’est plus qu’assez pour sauver la République. D’ailleurs, elle n’a rien à craindre de ceux qui l’attaquent.

— Et pourquoi donc ? s’écria M. d’Audichamp.

— Pourquoi, cher monsieur ? à cause de ces incomparables truffes que je mange et de la beauté de ces orchidées. À cause aussi de la possibilité où nous sommes d’invectiver contre le régime sans courir le risque de la vie ou de la liberté, même en présence de monsieur le ministre des affaires étrangères qui est trop spirituel pour s’en fâcher. La République n’est pas en danger, parce que ceux qui lui veulent sincèrement du mal sont trop à l’aise dans leurs belles maisons. Ce n’est pas de haut en bas que se font les révolutions. Un jour peut-être, les mineurs sortiront-ils de la mine, groupés par une organisation logique, poussés par les dures colères du besoin trop longtemps senti… Alors la République sera peut-être en danger… Mais je pense qu’on causera quelque temps encore en des dîners tels que celui-ci, avant que pareille chose n’advienne.

— C’est gai, tout ça ! dit madame Steinweg ; on se voit pendue aux réverbères par des gens ivres… Quelles saletés !

— Mais, dit le marquis de Lurcelles, pour en revenir aux Anglo-Saxons, vous ne nierez pas qu’ils donnent des marques évidentes de cette volonté générale que vous refusez de concéder à la France. Quand ce ne serait que cette persuasion si anglaise et qui devient américaine aussi, qu’ils ont d’appartenir à une race préférable à toutes les autres et que la seule chose d’importance cosmique, c’est que cette race-là prime.

Marken se pencha et dit, de sa voix dure et chaude :

— C’est en croyant qu’on vaut plus que les autres — cela ne fût-il pas vrai — qu’on arrive à mener le monde. Le Messie ne pouvait naître que chez le peuple qui s’affirmait l’élu de Dieu.

— C’est du Christ, sans doute, que vous entendez parler, demanda Barrois ; l’exemple est faible. L’historicité de ce personnage est si incertaine !

— Quelle abomination ! cria madame d’Audichamp. Croyez-vous que je vais vous permettre de dire des choses pareilles chez moi !

— Qu’importe, dit Marken, même si le Christ n’a pas existé ! Il y a une idée chrétienne, et nous lui devons la forme et l’enrichissement de notre sensibilité.

— Une médiocre acquisition, dit André des Moustiers cessant de causer avec madame Steinweg. Le christianisme ne nous a pas perfectionné l’entendement. Toute la partie spéculative et critique de notre pensée nous vient des Grecs. L’élément judaïque a élevé notre conscience morale, je le veux bien, mais c’est au détriment de notre faculté de joie. Il nous a doté du socialisme, des grèves, et de la pitié !… Encore tous ces embellissements de la vie nous viennent-ils surtout du rationalisme germanique, dont la Réforme nous a empoisonnés. Le moment où on aperçoit dans son plein jeu l’action du christianisme, c’est le moyen âge, ce temps où l’intelligence dort un sommeil de brute, où les hommes ne savent plus que tuer, pleurer, ou tomber en transes hystériques.

— On peut discuter cela, dit Marken d’un ton bref. Le moyen âge est, à mon sens, la période poignante le sublime malaise de croissance de l’humanité. C’est l’heure anxieuse et singulièrement émouvante où se fait le transfert de l’intellectuel au sensible… Vous jugez que tout avait été pensé dans l’Inde, en Égypte et en Grèce ? Vous accorderez bien que tout n’avait pas été senti. L’histoire est tranchée en deux par l’éveil de la vie intérieure, devenue plus forte et plus riche que la vie de l’action. Non, le moyen âge n’est pas un sommeil, c’est un recueillement. Et je ne sais rien qui émeuve davantage que ces ardentes courses vers le rêve des extatiques, des saints candides, à cœurs puissants, épris de pauvreté, joyeux de souffrir, affamés de contemplation, simples êtres plongés jusqu’à la bouche dans l’idée chrétienne et qui y découvrent sans effort ce que la science a mis si longtemps à nous faire accepter : que tous les hommes ont droit à la joie et aussi que la souffrance n’est pas une dégradation, mais un sommet ! Vous dites que le christianisme nous a donné la pitié, oui, et c’est vraiment au moyen âge qu’elle naît de lui. Or, la pitié n’énerve pas comme vous prétendez ; elle est un plus puissant moteur de civilisation que l’intérêt lui-même… Et ce qu’il nous a donné encore, ce christianisme, c’est l’amour ! L’amour surgit du moyen âge tel que jamais le délicat et profond Platon n’aurait su le concevoir… La pitié a poussé les penseurs au fécond travail des sciences libératrices, et l’amour fuse vers les mains des artistes qu’il rend divinement habiles. L’antiquité a un cœur d’homme ; c’est un cœur de femme qui chauffe la pensée moderne ; et ce cœur-là, c’est dans le moyen âge chrétien qu’il bat pour la première fois ses rythmes d’angoisses, de désir, de contraintes et d’espoirs infinis…

— Il semble, riposta M. des Moustiers, que le peuple qui a donné le poète d’Antigone et d’Iphigénie avait tout de même une jolie notion de la femme ! Et quant à la pitié, je pense que Nietzsche avait bien raison de la tenir pour un principe d’avilissement.

— Nietzsche ? Oui !… Et ensuite il est devenu fou pour avoir voulu vaincre sa monstrueuse faculté de tendresse… Même en admettant que nous soyons plus faibles qu’on ne l’était au temps de Socrate, nous sommes, généralement parlant, dans une condition morale supérieure. Au reste, la force individuelle perd de son utilité, dès qu’on a compris la force collective de la solidarité. C’est par elle que nous irons vers la vraie civilisation.

— C’est la science qui nous mènera à la civilisation parfaite, trancha net le ministre.

— Oh ! avant cela, dit Barrois, elle aura bien besoin qu’on la reforme, cette pauvre science ! Toutes les monomanies dogmatiques des religions se sont réfugiées chez elle. Elle a ses papes, ses cardinaux, ses évêques ; ses conciles, où on décrète des articles de foi ; ses devins qui devraient avoir des bonnets pointus ; et ses explications du vol des oiseaux ; et ses thaumaturges qui persuadent sans prouver ; et ses fidèles qui croient sans comprendre… Oui, oui, elle est dogmatique, la brave science, et, comme tout dogme est forcément erreur, il faudra qu’on change cela, un jour ou l’autre. Quand ?… Comment ?… Voilà ce que je ne sais pas… Mais comme c’est ennuyeux tout ce que nous racontons là !

— Non, dit madame d’Audichamp, mais c’est bien subversif. Comme vous pensez mal, mon cher Barrois ! Tout le monde ce soir, d’ailleurs, est abominable.

— Mais non, madame ! Monsieur Marken a défendu le christianisme de la manière la plus efficace, en disant qu’il nous a révélé la femme. C’est en effet à cela que notre triste espèce devra de trouver son équilibre, ce qui ne manquera pas de se produire dès qu’on aura reconnu l’égalité des sexes.

— Voilà qu’il est féministe ! Barrois, je ne vous avais jamais vu sous une aussi mauvaise lumière.

— Tous les hommes sont féministes, bien chère madame, informez-vous. S’il n’y avait pas les femmes pour faire obstacle !…

— Oui, dit tout à coup Léonora Barrozzi. Elles s’obstinent à prendre les chaînes qu’elles portent pour des colliers.

— Comme ça ferait bien à l’Ambigu cette phrase ! confia madame Simpson au général de Troisbras, que cette conversation avait totalement dégoûté.

Barrois s’écriait :

— Bravo, mademoiselle ! Vous allez venir à mon aide, je vois ça. Vous aussi vous êtes féministe ? Quelle chance ! C’est la première fois que je rencontre une femme qui pense ainsi sans avoir d’abord pris la précaution d’être laide.

— Je ne suis pas féministe au sens habituel du mot et je ne tiens pas à voir les femmes affirmer leur indépendance par des allures spéciales. Même je ne sais si la question avance beaucoup de ce fait qu’on leur permet de discuter devant des juges la question du mur mitoyen, ou de défendre les cambrioleurs…

– Ah ! moi je suis pour les femmes avocates, interrompit madame Steinweg. Ça nous convient si bien de faire prendre des blagues pour la sainte vérité !

— Il faudrait justement, dit Léonora, que les femmes fussent écartées des professions où la duplicité est tenue pour une arme loyale. Car ce qu’elles ont à acquérir, avant de mériter un peu de ce qu’elles demandent, c’est le courage de la vérité et, d’abord, sa notion, qu’elles n’ont pas.

— Voilà, voilà ! Toujours la même chose ! dit Barrois ; quand une femme est féministe, c’est par mépris pour les femmes.

Madame d’Audichamp exprima des idées dont il ressortit que le sens du respect allait se perdant. On parla de l’esprit de caste, puis de l’esprit militaire. La conversation s’était fort animée. Marken discutait violemment avec le député royaliste un incident colonial. Barrois se tourna vers Jacqueline :

— J’ai dit assez de balivernes pour avoir le droit de causer avec vous maintenant. Nous en étions restés à ceci : qu’il vous poussait une conscience… Ça signifie ?…

— Que je commence à me rendre compte de mes devoirs envers autrui. Tenez, je me suis découvert des torts envers vous. J’ai été coquette… Je ne m’en doutais même pas, tant ça m’était naturel à cette époque-là. Mais, à présent…

– Quand même ce serait vrai… vous aviez tous les droits… Mais je me suis si terriblement repenti ! Vous ne saurez jamais ce que vous étiez pour moi, ce que vous êtes toujours. Jusqu’à vous, je n’avais connu que des femelles… ou des robes, comme madame Simpson par exemple. Vous, vous êtes la femme. Quand on vous aime, les poumons qu’on a savent mieux utiliser la pureté de l’air, les nerfs profitent mieux du soleil. Vous donnez cette espérance diffuse qui circule dans tout l’être sans consentir à prendre une figure précise, et qui est proprement : la jeunesse !… Vous vous moquez de moi ?

— Non.

– Ah ! j’ai vu dans votre regard la douceur d’autrefois ! Vous me pardonnez ?

– Eh bien, oui ! Mais faites en sorte que je n’aie pas à le regretter.

— Ne dites plus rien… Vous verrez !… Comme je vous remercie !

Les yeux bleus du vieil homme avaient cet éclat soudain qui révèle l’ébranlement heureux des profondeurs vitales. Il se jeta dans la conversation avec des contradictions bouffonnes.

Jacqueline était satisfaite d’elle-même. Léonora aurait sans doute approuvé tout ce qu’elle venait de dire. Et Erik ?… Depuis qu’elle était là elle y pensait sans trêve. En écoutant les propos qui se croisaient, elle imaginait les réponses qu’il y pourrait faire. Cet esprit tendu était différent de tous ceux-là, si différent ! Elle avait une admiration de lui, et une peur sourde, qui le lui rendait respectable. Elle voulut moquer son inquiétude : Cependant sur cette figure que les traits, trop petits, faisaient enfantine, elle avait vu le roidissement des résolutions implacables. Qui était-il, en somme ? Que faisait-il ? Léonora avait parlé d’un grand ouvrage politique auquel il travaillait. Il pouvait bien, après tout, n’être rien de plus dangereux qu’un utopiste, qui cherche dans sa chambre les moyens de transformer la société par la voie de l’argument. Pourtant… Pourtant. Un malaise circulait en elle. Elle pencha la tête pour regarder son mari, mais la figure d’André était cachée par les fleurs d’une corbeille. L’analogie banale de ce léger obstacle insurmontable qui empêchait qu’ils pussent se voir la troubla. Il lui parut que, dans l’air étouffé un courant froid passait sur ses épaules nues.

— Le dîner va finir, madame ; n’aurai-je pas droit à un instant de votre attention ?

C’était Marken qui parlait. Depuis qu’ils étaient là, il ne s’était pas une fois adressé à elle, et, instinctivement, elle s’était un peu détournée. Elle sentit croître son froid nerveux et remonta son boa en répondant :

— Mais si, certainement !

— J’ai eu quelque mérite à ne pas vous importuner jusqu’ici. Je souhaitais tant causer avec vous ! Évidemment, puisque vous ne partagiez pas ce sentiment, j’aurais dû m’abstenir jusqu’au bout… Mais qui sait si jamais nous nous retrouverons côte à côte ?

— Est-ce que vous allez quitter la France ?

— Non, mais quelle chance y a-t-il pour que nous nous rencontrions ?

— Oh ! toutes les chances. C’est très petit, Paris !

— Il ne suffit pas d’habiter la même ville pour causer ensemble.

— Vraiment si, quand on le veut.

— Croyez-vous que je le veuille ?

— Comment le saurais-je ? Vous ne l’avez guère témoigné ce soir.

— Vous écoutiez Barrois avec un tel intérêt !…

— Vous aussi, à ce que j’ai cru voir.

— Oui, mais avec moins de plaisir que vous, et cela pour des raisons que je n’ai pas envie de vous raconter. Au reste, je m’aperçois que je ne sais plus rien de ce que je voulais vous dire. J’ai la tête trouble.

— La migraine peut-être. Les calorifères de madame d’Audichamp sont meurtriers.

— Je ferais sagement d’accepter l’hypothèse du calorifère nocif ; mais on n’est pas sage… Non, je n’ai pas la migraine… Madame, on vous exprime tous les soirs bien des sentiments ingénieux ou fades ; quelqu’un vous a-t-il jamais dit : « Vous êtes ma conscience » ?

— Non, jamais. Heureusement ! C’est une sorte d’emploi dont je n’aimerais pas à courir les risques, étant données les besognes auxquelles les consciences sont astreintes, à l’ordinaire.

— Il faut vous y résigner pourtant, car c’est là le rôle que vous jouez dans ma vie. Depuis le soir où vous m’avez parlé en Allemagne, j’ai subi la pénible nécessité de ne plus avoir une pensée ni faire un acte, sans me demander quel serait votre jugement.

— C’est bien à moi que vous vous adressez ? Il n’y a pas erreur sur la personne ? Vous n’avez pas oublié que nous ne nous connaissons pas ?

— Vous ne me connaissez pas. Mais moi, je vous connais ! Permettez que je m’explique. Je vous ai vue pour la première fois, il y a trois ans, à une première des Français. Vous étiez tout en noir, — comme aujourd’hui, – avec un carcan d’émeraudes au cou. Dans votre loge, il y avait Barrois, Pierre Daussai et la marquise de Moloy. Depuis ce temps, j’ai vécu très près de vous, attendant l’heure de vous aborder. Je me suis intimement lié avec Daussai : ne rougissez pas, il n’y a vraiment pas lieu ; j’ai su en détail ce qu’il appelait son amour pour vous, son pseudo-suicide, et la basse façon dont il s’était conduit en publiant ce livre inepte qu’à part vous et moi personne n’a lu. J’ai fait aussi la connaissance de Barrois, dont j’avais, rien qu’à le regarder dix minutes dans cette loge, deviné la passion. N’ayez pas peur, il n’écoute pas, il est bien trop occupé à prouver que monsieur d’Audichamp est un imbécile. Mon enquête sur votre famille, votre enfance, m’a même permis — je suis expert à ce genre de travail — de découvrir votre ancienne amitié pour mademoiselle Barozzi, et je me suis fait présenter à elle. Tous ces gens vous racontaient d’une manière différente et d’ailleurs inexacte. Les renseignements fournis par mon observation sont plus certains. J’ai pris l’habitude de n’aller au théâtre que dans les baignoires d’avant-scène d’où on aperçoit les deux tiers de la salle. Vous n’imaginez pas à quelles manœuvres compliquées j’ai recours lorsque, à une première, vous êtes placée de façon que je ne puisse vous apercevoir.

— Tout ceci est fort curieux ! mais je n’en découvre pas le but.

— Le but ? C’est de vous regarder sans attirer votre attention. Pendant que vous n’écoutez pas les pièces drôles, ou que vous vous laissez couler tout entière dans la musique, je lis votre pensée vraie, au centre même de votre distraction. Bons endroits pour observer, les théâtres ! On s’y abandonne. Pendant qu’il se passe quelque chose sur la scène, personne — on le croit du moins — ne songe à regarder la figure qu’on fait. Les femmes vieillissent tout à coup, les hommes laissent voir leurs ennuis. Aux entr’actes, on remet les masques. Je vous ai vue, madame, lorsque vous écoutiez la plainte d’Orphée, pleurer de regret pour le grand amour que vous n’avez pas eu… Un soir où Tristan clamait son mortel désir, vos lèvres ont blêmi, et vous êtes devenue si pâle que j’ai perçu en vous — mieux que si vous l’aviez criée tout haut — la volonté de savoir quel goût a la vie lorsqu’on est aimée comme Iseult est aimée de Tristan… Puis encore, je vous ai regardée lorsque que vous receviez des hommages, j’ai reconnu les espoirs de la fatuité sur le visage des hommes à qui vous faisiez l’aumône de votre décevante attention… et, pendant tout cela, j’ai su que vous poursuiviez le rêve d’autres choses suscitées en vous par la pièce ou par la musique… Je sais comme personne, madame, à quel point votre vie vous satisfait mal.

— Je ne compte pas discuter les hypothèses qu’il vous plaît de faire là-dessus. Mais, puisque vous avez l’indiscrétion de vous tant intéresser à ma personne, comment avez-vous attendu si longtemps pour demander à mon mari de vous présenter ?

— Il y avait des jouissances d’esprit très exquises, et nul risque à être si près de vous sans que vous le sachiez. En m’approchant davantage, j’avais la chance de tout déranger si — comme cela s’est produit — je vous étais antipathique. On vous a dit beaucoup de mal de moi, n’est-ce pas ?

— Mais non… à peine…

— En tout cas on vous a trompée. Je suis pire et je vaux plus que ne le savent les plats imbéciles et les canailles qui me tolèrent pour m’exploiter. Je le leur prouverai !

Madame d’Audichamp se levait.

— Encore un mot, dit Marken, pendant qu’ils traversaient la galerie, et je vous demande une franchise que mon orgueil mérite. Votre jugement de moi est-il tel que je doive me tenir à l’écart de vous ?

— Je n’ai pas encore d’idée bien arrêtée sur la question.

— Cela suffit ! Soyez assurée que je ne suis pas de ceux qu’on a de la peine à pousser dehors.

Ils étaient dans le salon ; Marken s’éloigna. Presque au même moment, madame Marken rejoignit Jacqueline. Elle avait la figure vernie de sourires, les mains agitées et persuasives.

— Enfin, chère madame, je puis vous parler un peu ! s’écria-t-elle. Quelle longueur, ce dîner ! Et puis la conversation si ennuyeuse ! En Italie, on dit que les Français sont gais. Non, pas du tout ! Mais dans le grand monde, n’est-ce pas ?… La comtesse est aimable… tant ! Et quels beaux bijoux ! Les vôtres aussi, du reste… Mais sur vous, ça se remarque moins. J’ai vu que vous n’aviez pas du tout causé avec Étienne… Vous n’écoutiez que le professeur Barrois… Il a tant de talent ! Mais, tout de même, j’aurais voulu que vous parliez avec Étienne… Où s’est-il en allé :

— Pas très loin, je pense, dit Jacqueline, excédée.

Elle fit un pas avec la ferme intention de se débarrasser de la loquace petite Italienne. Mais madame Marken ne le lui permit pas.

– Ah ! chère madame, dit-elle en posant une main résolue sur le bras de Jacqueline. Je voulais vous demander… Quel jour recevez-vous ? J’ai déjà souvent mis des cartes chez vous ; mais, par fortune, vous étiez toujours sortie…

— Le jeudi… seulement je n’ai plus mon jour.

– Je tâcherai de vous trouver tout de même… À quelle heure ai-je chance ?

— Un peu tard. Je suis très irrégulière dans mes habitudes.

— Cela n’importe ! J’essayerai. Je suis indiscrète peut-être ? Étienne m’a dit, à Bayreuth, que vous n’aviez pas le désir de nous recevoir. Aussi, il m’avait défendu de vous porter des cartes. Ne lui en parlez pas. Il trouvait que vous aviez été si froide !… C’est vrai que vous êtes froide.

— Monsieur Marken a tort, madame ; je vous verrai très volontiers.

— Ah ! quelle bonté ! Je savais bien que vous étiez bonne. Je le disais à Étienne : « Elle est froide, c’est sa manière, mais elle est bonne ! » Et puis, écoutez, il faudra aussi que vous veniez dans ma maison. On fait de la musique chez nous, splendide ! Tous les grands artistes étrangers sont bien contents de venir parce que Étienne est dans les journaux… vous comprenez ?

— Oui, je comprends.

– Alors, c’est entendu. J’irai vous voir… Che gioia !

Jacqueline parut répondre à un signe qui l’appelait et s’éloigna d’un air pressé.