Calmann-Lévy, éditeurs (p. 70-76).

V


La dernière représentation des Festspiele venait de finir ; la foule envahissait le restaurant du théâtre. Le bruit avait un timbre plus élevé que les autres soirs, l’excitation nerveuse de tous un caractère particulier. Ceux que fanatisait sincèrement le culte wagnérien tentaient d’échapper dans l’animation verbale, au sentiment de vide et de détresse causé par la certitude que la récente griserie ne devait plus se renouveler de longtemps. Les purs snobs libéraient, en gestes inutiles, leurs muscles fatigués d’ennui, respiraient allègrement et goûtaient comme un plaisir revivifiant la fin de la contrainte. On voyait dans leurs yeux la joie saine de la corvée menée à bien, l’honnête bonheur de n’avoir plus d’harmonies compliquées à subir, d’être délivrés enfin, avec le bénéfice de pouvoir dire qu’ils étaient venus là. Tout le monde avait une faim inaccoutumée, un besoin de se refaire. Les garçons du restaurant tourbillonnaient avec des clameurs rudes, tiraillés par les devoirs antagonistes de servir les clients et de ranger les vaisselles qui devaient le lendemain être expédiées vers d’autres lieux. Des verres heurtaient des assiettes, et des mots criés très haut se rencontraient. On s’appelait de loin, on croisait des adieux avec les amis qui prenaient le train de onze heures pour Nürnberg. Il y avait des contestations véhémentes autour des places envahies. Un brouhaha énorme remuait une odeur de bière dans l’air épaissi.

Les Moustiers et madame Simpson eurent quelque peine à joindre leur table. Ils étaient arrêtés à chaque pas. La belle madame Steinweg désirait raconter la syncope qu’elle avait eue par excès d’émotion en écoutant « l’enchantement du Vendredi Saint ». Albert Marlette, essayait un commencement de conférence sur Jacqueline qui, cherchant des yeux Léonora et Hansen, ne l’écoutait pas ; les Audichamp, ayant repris le goût de vivre, au dernier accord de Parsifal, insistaient pour organiser avec M. des Moustiers une excursion vers les châteaux de Louis II : « On avait besoin de s’aérer, après toute cette musique… oh ! admirable, certainement, tout à fait admirable, mais un peu fatigante !… »

Jacqueline, très pâle, les yeux cerclés, l’air absent, répondait par monosyllabes distraits, avec un sourire de migraine.

Depuis une semaine, laissant ensemble madame Simpson et André, elle avait passé des heures à marcher dans la campagne avec Léonora. Erik Hansen les rejoignait toujours à quelque point de la course. Ils causaient interminablement et Jacqueline prenait un plaisir énervé à leur compagnie. Auprès d’eux elle se sentait dans un monde neuf où toute chose avait une saveur forte. Elle ne trouvait plus Léonora déclamatoire ; l’inquiétude sourde que lui causait l’énigmatique personnalité d’Hansen s’affaiblissait. Ces gens singuliers devaient détenir le secret d’un bonheur plus vif. Désireuse de vaincre les méfiances qu’elle leur apercevait, elle n’avait songé qu’à leur plaire et s’y était employée de tout son art, qui était grand. Ce jour-là, pendant la représentation de Parsifal, elle avait eu la soudaine notion de la fin de quelque chose. Les amis à demi séduits allaient partir, elle resterait seule, le cœur inoccupé et plus ardent. Elle avait eu pitié d’elle-même. En entendant la pathétique Kundry dire son brûlant désir de servir, elle avait tout à coup compris qu’elle n’était plus l’inconsciente venue à Bayreuth pour y prendre un divertissement et, toute pleine de détresse et d’enthousiasme alternés, elle s’était laissé ravager par le voluptueux mysticisme de Parsifal jusqu’à en souffrir, mais de façon délicieuse. Et tandis que le vénéneux et savant baiser de la magicienne enseignait le devoir au pur enfant, elle avait reconnu que le départ d’Erik et de Léonora ne devait pas la tant désoler, ils la laissaient fortifiée pour l’accomplissement de son véritable destin : la conquête de l’âme mystérieuse d’André. C’était vers cela qu’elle allait, sans le savoir, tandis qu’elle écoutait ses amis d’un cœur si fervent. Elle cessa de penser à eux pour ne plus penser qu’à André. Saurait-elle lui faire comprendre et partager ce souhait d’union parfaite et d’entente profonde ? Une fatigue peureuse l’envahit vers la fin de la représentation, et, en ce moment, elle ne savait pas si elle souhaitait ne plus penser, dormir dans un grand silence, être morte, ou bien sans attendre, faire les efforts qui devaient la recréer à l’image du bel idéal entrevu.

André salua quelqu’un ; elle regarda machinalement dans la même direction que lui et aperçut, rendant le salut, l’étrange personnage qui l’avait presque effrayée, le jour où, après sa rencontre avec Léonora, elle était venue rêvasser au bord de la terrasse. Depuis, elle ne l’avait pas aperçu et n’avait plus songé à lui.

— Qui est ce monsieur ? dit-elle à André, contente de trouver dans sa curiosité une petite excitation qui la ramenât à la réalité de l’instant.

— Étienne Marken, vous savez ? le critique de l’Époque, l’auteur de Prométhée vengé. Un drôle d’individu, vaguement taré, on ne sait pas bien par quoi. Il a de l’esprit, du génie un peu, comme tout le monde. C’est bien, son Prométhée. Vous vous rappelez le chapitre : Victorieux vouloir, ça ne ressemblait à rien d’autre. Il est agréable, d’ailleurs ; et d’une insolence quand on ne lui plaît pas ! On dit que c’est l’homme de Paris qui a le plus de dettes. Mais on le flatte, sans doute. En tout cas, il ne m’a pas encore tapé.

— Comment se fait-il que vous ne m’ayez jamais parlé de lui ? Vous le connaissez depuis longtemps ?

— Oui… je crois. Je ne sais plus. Depuis toujours, sans doute. C’est comme si vous me demandiez depuis quand je connais la colonne Vendôme.

— Où le voyez-vous ?

— Mais partout. Vous l’avez rencontré cent fois aux premières, aux courses et même à Puteaux, où il a trouvé moyen de s’introduire je ne sais comment. Je le vois souvent au cercle aussi. Il est très joueur, gagne et perd des sommes énormes avec un sang-froid de sauvage… ou de monsieur qui risque plutôt l’argent des autres que le sien.

— Et, dit madame Simpson, c’est sa femme, cette jolie petite brune qui regarde Jacqueline comme si elle devait sous peine de mort faire son portrait ressemblant avant d’aller se coucher ?

— Oui, c’est sa femme. Il l’a importée d’Italie, ça se voit de reste… En effet, ma chère, vous paraissez l’intéresser à l’extrême. C’est dangereux, on la dit d’une jalousie farouche, d’ailleurs justifiée, naturellement.

— Pourquoi naturellement ?

— Parce que les femmes jalouses sont vouées plus encore que les autres à la trahison. — Asseyons-nous là ; il y aura moins de courants d’air.

— Vous méprisez la jalousie ? dit Jacqueline en dépliant sa serviette.

— Je ne méprise rien. On peut tirer du plaisir de tout… mais la jalousie des femmes gêne et ridiculise l’homme.

— Et celle des hommes ?

— Ah ! c’est bien différent. La femme appartient ; il est légitime d’être jaloux de ce qu’on possède.

— L’homme devrait appartenir aussi.

— Quelle idée ! Comment, vous, la liseuse de bouquins de physiologie, dites-vous une chose semblable ! L’homme prend, la femme se donne, et tout le monde est content.

— Pourquoi alors le mensonge des contrats qui feignent d’astreindre à un engagement identique votre activité et notre passivité ?

— C’est au mariage, je pense, que vous faites allusion en ces termes sévères et obscurs ? Prenez des haricots verts, ils ont l’air d’être moins toxiques qu’à l’ordinaire… Vous avez bien raison : le mariage est une institution absurde. Mais les spécialistes prétendent qu’il sauvegarde la famille… Quant à moi, je suis prêt à admettre tout ce que vous voudrez dans le sens contraire.

— Vous ne pensez pas que le mariage ait en soi une force spirituelle capable d’agir sur ceux qui l’ont librement contracté ? Vous n’éprouvez pas la puissance mystique dont la tradition l’a investi ? Il vous semble inadmissible qu’un acte accompli pendant des siècles par des gens qui l’ont tenu pour sacré devienne tel en effet ?

— Ma pauvre chérie ! En voilà une conversation !… Ah ! vous n’êtes pas gaie après Parsifal ! Sérieusement, tenez-vous beaucoup à ce que je réponde comme ça, tout de suite, sans avoir fait de recherches dans aucune bibliothèque, ni consulté les gens compétents ?

— Prenez courage, dit madame Simpson avec une gravité burlesque. D’abord, je vois sur la figure de Jacqueline qu’elle est décidée à tout savoir, et puis, c’est excellent pour vous d’être examiné sur cette question-là. Je suis sûre que vous n’y avez jamais tant réfléchi.

— C’est vrai… Mais, tout de même, je m’aperçois que j’ai une opinion et je vais la dire comme un gentil garçon obéissant : le mariage, Jacquelinette pleine de gravité, c’est une convention de bonne compagnie qui permet à certains de faire des opérations financières et à d’autres de posséder une femme qu’ils désirent et qu’ils ne pourraient avoir par d’autres stratagèmes.

Il regardait Jacqueline avec un sourire de complicité câline ; et, à voir dans ses yeux des mémoires voluptueuses, elle se sentit d’une faiblesse soudaine et exquise, et son désir de servir et d’aimer grandit, effaçant les doutes et les peurs de l’heure précédente.