Calmann-Lévy, éditeurs (p. 47-69).

IV


Il n’y avait pas eu de représentation ce jour-là. Vers midi, Léonora était montée jusqu’à la tour plantée au sommet du bois de sapins, derrière le théâtre, et revenait, lasse d’avoir tant marché. Elle allait vite pourtant, selon sa coutume. Ses gestes avaient toujours un caractère de hâte irritée ; sa parole brève, son allure brusque, toute sa personne était impérieuse dans l’action, et plus encore dans la tranquillité soudaine, où elle se figeait parfois lorsqu’elle ne se sentait pas regardée. Il apparaissait alors dans les lignes de son corps et de son visage, un peu de la fatalité qui force le respect devant les grands marbres antiques. Dès qu’elle ne bougeait plus, elle prenait le style des immobilités éternelles. Mais c’étaient de rares instants. L’agitation détruisait sans cesse son harmonie. Chaque détail d’elle, depuis les plis de sa robe jusqu’au mouvement de ses yeux, indiquait une créature de lutte et de liberté, soucieuse de prouver que rien ne devait la soumettre. Au contact des êtres, l’éclat prochain d’une permanente colère travaillait ses traits. L’ironie rude de sa parole brisait le rythme de sa bouche auquel eût convenu l’apaisement des silences pensifs. Ses joues auraient dû garder toujours leur pâleur de datura ; elles semblaient se déformer lorsque la véhémence intérieure les marbrait de rougeurs anxieuses. Il y avait un pli déjà profond entre ses sourcils trop souvent rapprochés dans l’indignation. Sa froideur même révélait un tumulte secret, et sa violence avait le décousu de la bataille incertaine.

Elle allait droit devant elle, les yeux au sol, la figure pareille à un superbe et dangereux masque de Méduse comme on en voit, forgées au centre des boucliers. Dans sa toilette noire, avec ses cheveux sombres, et ce visage où pesaient la gravité et le tourment, elle semblait, sur ce chemin jauni par le soleil oblique, enveloppée d’une obscurité qui marchait avec elle, cette obscurité d’avant l’orage que creuse le coup de fouet des premiers éclairs.

Un homme qui venait à sa rencontre s’était, en l’apercevant de loin, arrêté au milieu de la route et la regardait venir. Elle se heurta presque à lui, recula, levant la tête d’une saccade, et eut une exclamation :

— Comment, vous êtes ici ?…

– J’ai eu des besognes à Berlin… Puis plus rien à faire. Alors je suis venu jusqu’à Bayreuth pour vous voir un peu… Le temps me durait de vous, comme disent aux nourrices les militaires sentimentaux.

— Vous auriez bien pu m’écrire !

Elle dégagea sa main qu’il avait retenue.

— J’étais en veine de romanesque… ça arrive aux plus honnêtes gens… Je me suis diverti à vous regarder de loin sans que vous me vissiez, et à me rendre compte de la mine que vous faites dans les endroits où on s’amuse.

— Qu’avez-vous découvert ?

— Que vous étiez agitée, troublée, triste… Et aussi que vous avez des relations fort élégantes… Qui donc est la dame à cheveux couleur de miel sombre, avec laquelle vous avez causé dans un entr’acte de Siegfried, il y a deux jours, que vous avez rejointe le soir au restaurant, après avoir quitté les Hauer, et avec qui vous déjeuniez hier à l’Ermitage ?

— Vous êtes bien renseigné sur mes mouvements ! Vous me filez, à ce qu’il me semble.

— Oh ! pour me donner l’habitude. On peut avoir ça à faire un jour… Mais répondez : qui est celle dame ?

— Elle vous intéresse bien, la dame ?…

— Oui, taquine ! J’aurais pu savoir son nom, si j’avais voulu ; car Hauer connaît le monsieur tellement chic qui l’accompagne. — son mari sans doute ?… — Mais j’ai préféré attendre de vous rencontrer pour savoir qui elle est.

— Elle s’appelle Jacqueline des Moustiers, le monsieur chic est son mari, et elle aussi est une personne chic. J’ajoute, dernier renseignement après quoi je n’aurais plus rien à vous apprendre, que c’est une de mes amies d’enfance.

— Vous ne m’en aviez jamais parlé ?…

— Mais, mon bon Erik, je ne vous ai jamais parlé de moi non plus, et, jusqu’ici, ça ne vous avait pas gêné. Vous savez que je déteste raconter mon passé !… Et comme, depuis huit ans, j’étais sans nouvelles de madame des Moustiers…

— Vous l’aimez ?

— Quelle question ! Aime-t-on les gens qui peuvent passer huit ans sans s’occuper de vous ! Je l’ai aimée jadis ; mais, ayant reconnu la vanité de cet exercice, j’y ai définitivement renoncé. Que vous importe tout cela ?

— Elle m’a frappé, cette femme… Elle est particulière ! Je ne sais pas si on peut dire qu’elle soit jolie… c’est autre chose, mieux encore ; davantage, en tout cas. Voulez-vous savoir à qui elle ressemble ? À la duchesse de Montbazon.

— Laquelle ?

— Celle du poème de Gaspard de la Nuit… La dame exquise qui attend l’homme qu’elle aime, et qui meurt de comprendre qu’il ne viendra pas… « Alors madame de Montbazon, fermant les yeux, demeura immobile. Elle était morte d’amour, rendant son âme dans le parfum d’une jacinthe… » Les Fantaisies de Gaspard de la Nuit, c’est un des premiers livres français que j’aie lus, le premier que j’aie senti… J’avais dix-sept ans ; cette phrase, que je viens de vous dire, m’est entrée dans le sang à la manière d’un virus qu’on ne peut plus éliminer. J’en ai été malade tout un printemps, là-bas, en Norvège ; j’étais halluciné par cette vision. Elle est restée en moi. Elle apparaît lorsque je suis souffrant, exalté, ou plus triste que de coutume. C’est une hantise poignante, et délicieuse aussi. Tenez, pendant tout le temps du procès d’Henry, elle ne m’a pas quitté, et, le jour de l’exécution, je l’ai vue à côté de lui sur l’échafaud. Je sais qu’elle viendra me prévenir quand ce sera mon heure. C’est une femme frêle et brûlante avec des yeux d’une douceur mortelle, des yeux sombres de biche traquée ; il y a en elle je ne sais quelle fièvre qui se communique ; sa pâleur tendre a un sens mystérieux, c’est comme une idée précieuse. On devine qu’elle pourrait donner un bonheur surhumain, mais on sait qu’elle est l’Impossible. Entre elle et soi, on sent qu’il y a la mort… Et quel miraculeux pouvoir d’amour, de douleur et de silence ! C’est celle-là qui aime jusqu’à en mourir, le dernier souffle de sa bouche mêlé au parfum de la fleur… Je connais madame de Montbazon, Léonora, je la connais, vous dis-je, et votre amie lui ressemble comme une sœur ! C’est la même souplesse de rameau, la même chevelure molle et lourde et si épaisse que, bien qu’elle soit blonde, elle fait une obscurité pourprée autour de son visage… ce visage dans lequel les yeux vivent si fort qu’on ne voit pas les autres traits, mais eux seuls… Ces yeux !… « Elle était morte d’amour, rendant son âme dans le parfum d’une jacinthe… » Comme elle doit savoir aimer, Léonora, votre amie que vous n’aimez plus !…

Mademoiselle Barozzi regardait le jeune homme avec une douceur inhabituelle ; elle haussa les épaules.

— Je ne vous aurais pas imaginé d’un goût littéraire si attardé ! fit-elle. Le contraste avec vos préoccupations ordinaires est drolatique ; et quant aux rapports de votre conception avec la réalité de madame des Moustiers… Vous ne pouvez pas deviner la prodigieuse bouffonnerie qu’il y a dans tout cela. Ah ! non, elle n’est pas de celles qui prennent le parti de rendre l’âme parce que le bien-aimé ne vient pas !… Pauvre Jacqueline ! Elle sait trop bien que, si celui-là fait défaut, il s’en trouvera d’autres… Vous êtes bon à enfermer ! Êtes-vous vraiment devenu amoureux d’elle à distance ?

— Vous savez bien qu’il n’y a pas de place pour l’amour dans ma vie ! Il faut s’appartenir avant de songer à se donner ; et, si j’avais été libre de moi-même…

— Ne perdons pas de temps à bâtir des hypothèses. Nous avons autre chose à nous dire que toutes ces insanités. Vous auriez pu y penser d’abord ! Chaque fois que je vous retrouve, j’ai toujours l’angoisse de ce que peut-être vous allez m’apprendre. Vous n’êtes pas, au moins, venu ici pour me dire adieu avant de vous risquer dans quelque nouvelle aventure ?… Qu’avez-vous fait à Berlin ?

— Soyez tranquille, il n’y a rien, rien du tout pour le moment ! Ce que j’ai fait… pas grand chose ! J’ai parlé, les autres ont parlé, ça a un peu remué l’air pendant quelques minutes ; et puis, c’est tout. Nous manquons d’une volonté centrale. Nous voulons détruire le principe d’autorité — ce qui, soit dit en passant, est une grande naïveté — et nous ne nous rendons pas compte que c’est au moyen du principe d’autorité autrement baptisé que nous agissons. On ne détruit rien, on déplace, voilà tout, et on change des étiquettes… Ils font d’incroyables dépenses d’énergie et d’abnégation pour des résultats douteux et médiocres. Je suis bien revenu de mes premiers enthousiasmes… Au reste, pour dire la vérité, et vous le savez bien, ce n’était pas la cause elle-même qui m’emballait, mais un désir de vengeance né de ma colère et de ma douleur après la mort d’Henry… J’avais comme le besoin de garder en moi un peu de lui, j’ai imaginé qu’en me consacrant à ses idées je ferais quelque chose pour sa mémoire. Pauvre garçon ! C’était une si belle âme héroïque !… Mais il se trompait. Nous nous trompons tous en croyant qu’on peut efficacement enseigner par la peur et, en les épouvantant, vaincre la stupide et méchante inertie des heureux… La peur rend les plus doux féroces et pousse les plus indifférents à s’unir pour lutter… Ah ! je sais bien maintenant la bêtise foncière que cela est de vouloir faire le bonheur de l’humanité avec des bombes et des couteaux…

Il eut un petit rire triste… Léonora le regardait, d’un air de pitié presque tendre.

– Sans doute, dit-elle, on ne crée rien qui vaille que par le moyen de l’amour. Monsieur Werner vous le répétait souvent. Pourquoi rester avec eux, puisque leur déraison vous apparaît maintenant ?

— Ce n’est que lorsqu’elle triomphe, que l’on peut sans déshonneur abandonner une cause. D’ailleurs, il faut aller jusqu’au bout de ce qu’on a commencé… Que faites-vous de votre passion pour la responsabilité ?…

– La responsabilité de ses actes ? Bien ! Pas celle des actes d’autrui, surtout quand on les juge inutiles ou mauvais… Croyez-moi, vous êtes entré dans une voie qui n’est pas la vôtre. Vos atavismes, votre éducation, la forme purement artiste de votre culture, votre conscience aussi, trop lucide et scrupuleuse, et, par-dessus le reste, vos nerfs trop délicats, tout, vous rend impropre aux actions qu’un jour ou l’autre on peut exiger de vous… J’y songe bien souvent. C’est la seule chose au monde qui me donne la notion de la peur… Vous savez bien que je ne trouve pas que la vie ait une telle valeur qu’on doive hésiter, fût-ce une seconde, à la sacrifier, dès qu’il s’agit d’être utile. Mais c’est révoltant de penser que, pour une idée à laquelle on ne croit pas, on risque de mourir dans l’exécration et le mépris, non seulement du plus grand nombre, ça n’importerait guère ! mais des meilleurs.

– Tant pis, il faut marcher !

– Mais non ! C’est imbécile ! Ce n’est pas ma prudence de femme qui vous conseille ; car je sens bien que ce doit être plus dangereux que n’importe quoi, d’avouer à ces gens-là, dont on a les secrets, qu’on ne veut plus collaborer à leur œuvre. Mais ce danger-là me paraît préſérable à l’autre.

– Toujours notre même dispute, bonne Léonora, que de fois n’avons-nous pas dit tout cela ! Vous vous acharnez à calomnier ces pauvres diables, vous avez tort… En somme, ils ne tuent que des chefs d’État ; et encore, pas bien souvent.

– Allons donc ! Ce n’est pas aux rois qu’ils en ont lorsqu’ils jettent leurs boîtes à sardines dans les cafés ou qu’ils posent des marmites devant les loges des concierges. Ils tuent au hasard, pour tuer, comme des idiots !

— Ils ne vont aux extrêmes que quand ils sont exaspérés. Ils sont quelquefois maladroits ; mais, quand même, dans une certaine mesure, insuffisante, je vous l’accorde, – ils remuent un peu les fonds de la conscience bourgeoise ; ils appellent l’attention sur ce fait que la souffrance humaine peut devenir un danger pour ceux qui en sont la cause torpide ou active… c’est quelque chose, cela ! Et puis, écoutez, Léo, il ne faut pas que des esprits affranchis comme est le vôtre, qui savent si bien la souffrance et travaillent si courageusement à l’adoucir, à redresser les âmes courbées, se contentent des jugements sommaires des mondains. Criminels, idiots… c’est vite dit, et très mal dit ! L’esprit de sacrifice de ces idiots et de ces criminels est parfois sublime ; ils sont sans cesse prêts à donner leur vie. Le but fût-il mauvais, cela n’atteint pas la qualité de leur héroïsme. Le soldat qui se fait tuer dans une guerre injuste n’est pas inférieur à celui qui se fait tuer en défendant la patrie envahie, et l’homme qui meurt dans la réprobation, pour une idée qu’il comprend et qu’il adore leur est supérieur à tous les deux… Les chrétiens qui étaient joyeux sous la griffe des lions et dans les brasiers, ceux-là dont on célèbre la fête en balançant des encensoirs, avaient dans le cœur une émotion très pareille à celle qui mène ces hommes dont vous avez tort de parler ainsi… Comme les chrétiens nous sentons et comprenons que le sacrifice de soi est seul efficace et, même si nous ne prenons pas les bons moyens, l’intention est sainte.

— C’est possible ! Seulement votre comparaison même vous condamne. Les chrétiens se contentaient de mourir pour leur espoir : vos amis commencent par tuer… cela fait une différence. Mais vous vous trompez sur eux. Ce ne sont que des détraqués, féroces par inconscience et dégénérescence nerveuse, ou bien des fous d’orgueil qui rêvent l’illustration par le crime décoratif. Il n’y a nulle beauté dans leur cas. Je vous l’ai dit souvent, je vous le redirai, jusqu’au jour où, sans conviction, inutilement, vous serez détruit pour avoir obéi à l’un de leurs ordres…

— Les efforts peuvent ne pas donner tout ce qu’on attend d’eux, ils ne sauraient être entièrement vains… Où voyez-vous qu’on ait jamais fait de profondes révolutions sociales par la persuasion ?… Tout se fonde dans le sang et par le sang… celui qu’on donne, celui qu’on prend… Pour instaurer l’idée chrétienne, il a fallu les martyrs ; pour réveiller l’Europe de la léthargie catholique, il a fallu les bûchers de l’Inquisition ; la pensée de la Révolution a nécessité la guillotine et les guerres de Napoléon. Pour qu’une idée vive et soit féconde, il faut des persécutions et des meurtres de réaction. On ne prouve rien qu’en tuant et en mourant.

— J’admire que ces gens qui prétendent à créer la loi nouvelle se réclament des méthodes par quoi se sont justifiées toutes les choses qu’ils veulent détruire. Au xiiie siècle, le Vieux de la Montagne et ses assassins, persuadés par le haschisch et l’abrutissement, n’opéraient pas autrement que vous ne faites. Eux aussi prétendaient régner par la peur… Le but était différent, direz-vous. Mais avez-vous seulement un but défini ? Non, non : rien n’est viable qui n’ait la logique à sa base… Le tyrannicide est un mauvais argument contre la tyrannie. Le respect de la vie humaine est le principe de tout ce qui mérite le nom de progrès. Si elle triomphait, l’anarchie mettrait en d’autres mains ce principe d’autorité que, vous le reconnaissez vous-même, on ne peut pas détruire : elle ne ferait que de « l’autrement »… c’est du mieux qu’il importe de faire.

– Ah ! sans doute, mais l’injustice est immense et la souffrance impatiente… Alors ?… Après tout, les seuls hommes utiles, c’est peut-être ceux qui fondent une famille, se satisfont de la dureté ou de l’étroitesse de leur sort, pensent tout près de l’endroit où ils sont nés et où ils mourront, donnent à leurs enfants l’exemple de la règle et ne se tourneboulent pas la tête avec les devenirs de l’humanité… Mais ça non plus n’est pas sûr… Chaque fois qu’on fait un enfant, on risque de remettre en circulation les instincts infâmes d’une canaille d’ancêtre qu’on ne se connaissait pas. C’est de quoi troubler les scrupuleux dans leur désir de peupler la terre… Au fond, il n’y a rien pour satisfaire pleinement l’esprit que le sort des fakirs de l’Inde, gens sagaces qui laissent sécher leurs bras à force de les tenir en l’air et qui, pendant que dure l’opération, s’occupent en ne pensant à rien. Je finirai par me faire fakir.

— Vous finirez peut-être sur l’échafaud, comme Henry, pour payer un acte atroce que vous aurez exécuté en sachant à l’avance qu’il ne mènerait à rien. Mais je n’ai pas renoncé à tout espoir d’un réveil de votre raison ; et puis, Dieu merci, il y a sous votre énergie une incertitude de fond qui vous arrêtera, sans doute à temps… Ça vous fâche, ce que je dis ? Parce que vous sentez que c’est vrai. Voyez-vous, Erik, quoique vous en pensiez, vous avez le lait de la femme dans le sang, et la rêverie de vos paysages du Nord dans la tête. C’est ça qui vous sauvera… à moins que, par d’autres routes, ça ne vous perde… En y songeant bien, je crois que vous finirez par vous suicider dans un désespoir d’amour, tout bêtement… très bêtement.

Le jeune homme eut un éclat de rire. Il ôta son chapeau ; la masse de ses cheveux d’un blond très pâle se répandit autour de son visage étroit, blême et glabre, à front trop haut. Ses yeux, d’un gris verdâtre de foin nouveau, riaient comme sa bouche. Il salua Léonora d’un geste emphatique.

— Prophétesse ? dit-il. Nous verrons bien !

Puis, redevenant grave :

— J’ai tort de plaisanter… Pourquoi ai-je ri ? Votre pouvoir de deviner est si fort ! Il me rappelle souvent celui de notre ami Werner. Vous avez hérité des choses de lui… Pas sa douceur, par exemple !

— Les femmes qui veulent marcher seules ne peuvent pas s’accorder le luxe d’être douces !

— La douceur, amie Léonora, c’est le sommet de la force… J’ai toujours eu l’impression de quelque belle faiblesse cachée sous votre terrible combativité.

— Une de ces faiblesses qui rendent les femmes adorables à l’énergie virile ? répondit mademoiselle Barozzi avec une ironie coupante. Renoncez à l’espoir de me trouver ces grâces délicates. Je suis telle que je parais.

— Et cependant vous êtes capable de tendresse, ne le niez pas : j’ai vu. Vous êtes merveilleusement bonne avec les malheureux, et vous aimiez Werner. Ah ! comme vous l’aimiez ! Entre vous deux, il m’est arrivé d’éprouver presque matériellement la force du sentiment qui vous liait l’un à l’autre… Je ne vous ai jamais dit cela… J’avais, à certains moments, la sensation d’en être étouffé comme on l’est par de la fumée qui emplit les poumons… Au reste, c’est dans cette atmosphère extraordinaire, et grâce à elle, qu’est née mon affection pour vous, une affection extraordinaire, elle aussi — je me demande si vous vous en rendez compte : il y a dedans de la crainte, de l’attente, de la colère aussi parfois… Pourtant je ne puis me passer de vous voir. Quand nous restons séparés longtemps, je ne suis plus moi-même, il me semble que ma sensibilité s’est mise à parler une langue que je ne sais pas…

— Redescendons vers le théâtre, voulez-vous ? J’en ai assez d’être sur mes jambes, j’aimerais bien m’asseoir.

– Ah ! Léonora. Vous avez cru que j’allais vous faire une déclaration !… Soyez tranquille ! Je ne suis plus capable que d’amitié intellectuelle. Ce n’est pas seulement par nécessité que j’ai le cœur solitaire, c’est par choix aussi… Tenez, voici madame de Montbazon, elle vous a vue… elle vient ! Rejoignez-la ; moi, je reste ici.

Vêtue de blanc, coiffée d’un vaste chapeau qui ombrait ses yeux, Jacqueline s’avançait, de son allure assouplie. Mademoiselle Barozzi marcha vers elle.

— Je t’ai cherchée depuis ce matin dans tout Bayreuth, dit madame des Moustiers en serrant la main de son amie. J’avais un tel désir de te voir !… Tu es toujours fâchée ?…

— Non… et j’ai conscience d’avoir été ridicule et prodigieusement mal élevée hier… J’avais les nerfs agités par les mauvais souvenirs. Il ne faut pas m’en vouloir… Quelle idée ton mari a dû prendre de moi !

— Il te trouve délicieuse. Il m’a chargée de te faire ses excuses. Il prétend que c’est lui qui a eu tous les torts, qu’il a manqué de tact… je ne sais quoi encore. Il s’expliquera tout à l’heure avec toi, si tu le veux bien. Lui et Maud sont au restaurant. Mais je t’ai dérangée ; tu étais avec quelqu’un que ça n’a pas l’air d’amuser d’attendre.

– Laisse-le attendre.

— Pauvre homme ! Qui est-ce ?

— Un camarade… Je l’ai connu chez l’abbé Werner, dont il était l’ami ; il s’appelle Erik Hansen. Ça ne te dit rien, je suppose ?

— Non… Il est singulier. Sa laideur me plaît assez. Je l’avais remarqué, il était derrière moi pendant le Crépuscule. Il a quelque chose d’intense… Que fait-il dans la vie ? C’est un artiste ? un orateur ? il a une tête à inventions et une bouche à discours éloquents…

— Ni un artiste, ni un orateur, ni un inventeur… Non, rien de tout cela !

— Quoi, alors ?

— Que t’importe ?… Tu ne songes pas à l’employer, sans doute ?

— Comme tu réponds drôlement : Est-ce que ton ami a une profession inavouable ?… Il est bourreau, peut-être ?

— Peut-être…

Jacqueline cessant de regarder dans la direction d’Erik Hansen, fixa les yeux sur Léonora :

— Je ne veux pas être indiscrète, dit-elle avec un sourire de moquerie retenue, mais il s’ennuie bien là-bas, le pauvre. Il regarde le paysage avec un air fâché, comme s’il n’arrivait pas à trouver la place convenable pour une ligne de chemin de fer… Ce doit être un ingénieur, et pas du tout un bourreau, comme tu voudrais me le faire croire ? Quel dommage ! Appelle-le. J’aimerais le voir de près.

— Avoue que c’est l’hypothèse du bourreau qui t’intéresse ?… Et si elle était exacte ?

— Tant pis ou tant mieux !

— Je puis te donner sur lui un renseignement qui t’en dégoûtera sans doute. Ce n’est pas un homme du monde. Il est né en Norvège d’une bonne famille bourgeoise, mais, avec son pays, — où il n’est pas retourné depuis douze ans, – il a quitté les préjugés sur lesquels pivote l’existence de tes pareilles… C’est un esprit très libre, il vit, en dehors de toute convention… Je crains que tu ne le trouves singulièrement inhabile aux compliments.

— J’en serai ravie ! Si tu savais comme j’en ai assez des compliments.

Mademoiselle Barozzi fit un signe à Erik, qui s’approcha rapidement.

— Permets-moi de te présenter monsieur Erik Hansen.

Puis Léonora se tut et prit un air de distraction.

Après avoir salué, le jeune homme demeura silencieux, examinant Jacqueline avec une attention grave qu’il ne prenait la peine de masquer sous aucune attitude de déférence. Embarrassée un moment, elle dit avec une grâce quêteuse de sympathie :

— Vous aimez notre Léo, monsieur, et elle vous aime aussi ? Vous êtes bien heureux ! Je vous envie…

— Auriez-vous eu, madame, l’imprudence de démériter son affection ?… Je sais qu’elle est, comme le dieu d’Israël, fort implacable par tempérament.

— Oui, j’ai démérité. Mais je me repens. Depuis que je l’ai retrouvée, j’ai aussi découvert que j’avais absolument besoin d’elle. Elle ne croit plus en moi, cela me fait une peine affreuse. Vous dites qu’elle ressemble au Dieu d’Israël… Est-ce qu’il ne pardonnait pas quelquefois, lorsqu’il s’était donné l’agrément de la vengeance ?

– J’espère qu’elle ne vous pardonnera pas, madame ; on ne pardonne que par mépris.

— Alors, que faire ?… Elle m’aimait bien, autrefois, vous savez !

— Je m’en doute !… On ne ressuscite pas les sentiments qu’on a détruits, mais rien n’empêche qu’on rebâtisse sur la place des ruines.

— Ah ! je voudrais tant ! Et cela semble si facile ! Je suis si différente de la mauvaise sotte à qui elle en veut ! J’ai un cœur tout neuf… Mais elle ?…

— Madame, le plus grand des poètes a dit dans un vers devenu banal, que l’amour ne permet pas à l’être aimé de n’aimer point. Mais, si je comprends bien, vous vous êtes remise à chérir mademoiselle Barozzi depuis quelques jours, et vous l’aviez oubliée pendant des années… Soyez patiente.

— Si nous causions un peu de Wagner, ou du soleil couchant ? dit Léonora d’un ton de sarcasme. Ne penses-tu pas que tes relations avec monsieur Hansen sont encore un peu bien fraîches pour que tu te confies ainsi à lui ?

— Non, riposta madame des Moustiers d’un ton ferme, car je pressens qu’il sera mon allié contre toi. Tu m’as contrainte à regarder en moi-même… et maintenant tu veux t’en aller, me laisser déconcertée, désireuse de marcher dans le bon chemin et ne sachant où il est… Ce serait trop simple, et trop cruel aussi. Monsieur Hansen, apprenez-moi par quelles paroles ou par quels actes je la persuaderai. Il fait vide en moi sans elle, et triste, si horriblement triste !…

— Je te l’ai déjà dit, tout cela, c’est l’agitation wagnérienne. Ça passera dès que tu seras sortie du cercle fatidique de Bayreuth. Ce sera assez d’avoir à commander tes toilettes d’hiver, pour te remettre de bonne humeur ; et, tu riras bien en te souvenant d’avoir raconté ton pauvre cher cœur à une vieille fille bougonne dont tu ne t’es jamais souciée et à un monsieur qui passait par là, dont tu ne connais ni l’histoire, ni le caractère, rien — pas même la position sociale.

Jacqueline rougit en voyant le maigre visage d’Erik se colorer. Ensemble ils détournèrent les yeux ; Léonora continuait :

— Tu as des mélancolies de femme riche, oppressée par la gêne de ne savoir quoi souhaiter… Tu ne connais pas la vraie douleur, celle qui se tait.

Le ton était d’une telle amertume et si dur que le visage de Jacqueline se contracta de colère souffrante. Elle dit, amèrement, elle aussi :

— Tu te trompes ! Léo ! Je connais cette douleur-là… J’ai eu un enfant : il est mort…

Mademoiselle Barozzi lui posa la main sur l’épaule, d’un geste vif et tendre.

— Pardon, fit-elle très doucement. Si je l’avais su, tu n’aurais entendu de moi rien qui pût te blesser ! Mais pourquoi ne m’avoir pas parlé de cela d’abord ?

— Parce que, dès les premiers mots échangés, tu as été si cruelle pour moi que je n’ai pas eu le courage de mêler ce souvenir-là au mal que tu me faisais.

— Pauvre petite ! Oui, tu as raison, j’ai été mauvaise. Je ne savais pas… Je te croyais prise tout entière par des frivolités, inconsciente, satisfaite dans un mariage banal…

— Dis, Léo, qu’appelles-tu un mariage banal ? Et qu’est-ce qu’un mariage qui serait autrement ?

— Les unions sacrées se fondent sur le sentiment de légalité, le goût du respect et le désir du sacrifice, répondit mademoiselle Barozzi d’un accent singulier qui hésitait.

Ils étaient arrivés devant le théâtre ; M. des Moustiers et madame Simpson, qui sortaient du restaurant, s’approchèrent.

Maud, toute vêtue de bleu pâle, ajustée avec une exquise précision, salua mademoiselle Barozzi assez dédaigneusement, et, prenant la face-à-main qui pendait à sa taille au bout d’une chaîne de perles, examina Hansen. Elle possédait le secret de cette insolence dans l’attitude qui établit comme mécaniquement les distances sociales. À ce moment, il était visible qu’elle tenait à faire partager au jeune homme l’immense étonnement, un peu choqué, qu’elle éprouvait de se rencontrer avec lui dans un voisinage si immédiat. Erik soutint l’insulte tacite de l’intention, avec un sentiment de perceptible agressivité.

M. des Moustiers, déférent et affectueux, s’était empressé vers Léonora ; il l’implorait de lui pardonner ses maladresses de la veille. Jacqueline l’interrompit d’un geste qui le désignait à Erik :

— Mon mari… monsieur Erik Hansen, dit-elle.

Puis, aussitôt :

— Maud, laissez-moi vous nommer monsieur Hansen, un grand ami de mademoiselle Barozzi.

L’autorité du ton imposait la courtoisie.

André salua, tendit la main ; ses yeux rapides parcoururent, des cheveux aux bottines, toute la personne d’Erik, dont la mise correcte révélait pourtant l’indifférence anti-mondaine d’un homme qui ne prend point souci de ce qu’on pensera de son apparence. Pendant cet examen, il n’avait cessé de regarder M. des Moustiers au visage ; et lorsque, la brève vérification finie, leurs yeux se rejoignirent, il y avait du déplaisir dans ceux d’André, du défi dans ceux d’Erik.

M. des Moustiers, pour meubler le silence qui s’était établi, reprit le développement de ses excuses à Léonora. Jacqueline l’interrompit encore :

— Ah ! ne parlons plus de ça, je vous en prie, dit-elle, c’est oublié ! Occupons-nous d’assurer la prolongation de nos existences par le moyen de la nourriture. Où manger ? Au Restaurant berlinois, n’est-ce pas ? À sept heures ? Oui, c’est cela. Léo, tu dîneras avec nous. Et vous, monsieur, nous ferez-vous le grand plaisir de l’accompagner ?

— Merci, madame, oui, très volontiers, répondit Erik.

M. des Moustiers d’un air cordial, dit un mot du plaisir que lui donnait cet arrangement, et fit une plaisanterie sur l’illusion d’imaginer que ces dames pussent être prêtes exactement à l’heure indiquée.

Après quelques paroles encore, on se quitta. Mademoiselle Barozzi et Hansen prirent à pied le chemin qui descend vers Bayreuth ; madame Simpson et les Moustiers regagnèrent leur voiture.

— Quelle idée baroque d’inviter cet individu ! dit André dès qu’ils furent à quelque distance. Est-ce que vous le connaissez ? D’où vient-il ? Qui est-ce ?

— Il est l’ami de Léonora ; j’aime Léonora ; cela m’a paru suffisant, riposta Jacqueline un peu sèchement.

— L’ami… Jusqu’à quel point, demanda Maud en arrangeant avec soin les plis de sa jupe dans la voiture où elle venait de monter.

— Ah ! je vous en prie, ne plaisantons pas là-dessus, cela me serait souverainement désagréable ! répondit madame des Moustiers.

— Mais je ne plaisante pas ! Qu’y aurait-il de surprenant à ce que cette personne « libre » fût la maîtresse de ce singulier homme ? Vous voulez bien reconnaître qu’il est singulier, je pense ? Ils iraient ensemble délicieusement.

— Je nous souhaite, à toutes les deux, d’être aussi parfaitement pures de fait et d’intention que l’est mademoiselle Barozzi, dit Jacqueline dont un peu de colère pourpra les joues.

— Merci bien ! Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’insisterai sur mon ambition de n’être « aussi » quoi que ce soit qu’elle.

— Je vous avertis, pendant qu’il est encore temps d’éviter un malheur, que vous allez vous disputer, dit M. des Moustiers. Employez mieux vos belles intelligences. Aidez-moi à retrouver ce que me rappellerait — si je me le rappelais — ce nom de Hansen ? Où diable l’ai-je entendu ?… ou lu, peut-être ? Hansen, voyons, Erik Hansen ! C’est un nom germanique. Qu’a-t-il bien pu faire que j’ai su et ne sais plus ? Un traité de philosophie ? Il a une tête à ça ; il ne lui manque que des lunettes pour réaliser le type de professeur d’écriture qui distingue les penseurs allemands du reste de l’humanité… Ça doit être un homme qui s’occupe de la chose en soi et de l’impératif catégorique… Erik Hansen ? Ça ne vous dit rien ni à l’une ni à l’autre ?

— Non, répondirent les deux femmes.

Ils cessèrent de parler. La voiture traversa la ville, où l’humidité et la brume crépusculaire montaient ensemble du sol noir, et s’arrêta devant une façade grise, sur une place morne bordée d’anciennes maisons, avec, à son centre, une statue de Jean-Paul dressée au-dessus de jardinets dont les fleurs avaient un air de mélancolie.

Maud et Jacqueline descendirent.

— Ah ! parbleu, voilà ! s’écria André en laissant aller la main que madame Simpson avait appuyée sur la sienne en sautant à terre.

— Qu’arrive-t-il ? demanda Jacqueline s’arrêtant au moment de franchir le porche.

— Je sais ! J’ai retrouvé… Eh bien, elle est forte, par exemple ! — Oui, oui, parfaitement ! Hansen ! C’est le nom d’un anarchiste. Vous ne vous souvenez pas ? Barrois nous en parlé au moment du procès deHenry. Voyons, vous savez bien, il vous avait assez énervée avec toute cette histoire… Cet Hansen était l’ami intime d’Henry, une manière d’illuminé. Barrois disait de lui un tas de choses, que j’ai oubliées. Je ne sais plus pourquoi on ne l’avait pas arrêté, lui aussi. Et, après — au moment de l’assassinat de l’impératrice d’Autriche, – on a inquiété quelqu’un qui s’appelait comme ça ; il me semble bien, du moins.

– Ah ! dit Jacqueline.

Elle restait immobile au seuil de la maison, ne songeant plus à entrer. Elle regardait devant elle la place morne, les anciennes maisons, les fleurs mélancoliques et la statue de bronze luisante encore sous le jour défaillant. M. des Moustiers suivit la direction de son regard.

– Ça a un charme pénétrant, les petites villes allemandes, à cette heure de fantômes et de souvenirs, dit-il comme s’il eût voulu commenter la rêverie singulière des yeux de Jacqueline.

– Oui, répondit-elle.

Ils entrèrent ensemble. André revint à son idée.

– Je suis certain du nom, c’est bien le même qu’avait l’ami d’Henry ; par exemple, s’appelait-il Erik ? Ça, je ne sais pas… Oh ! probablement, ce n’est pas lui, ce serait trop absurde ! Au reste, l’autre, l’anarchiste, devait avoir un nom de guerre ! Tout de même, si c’était lui !… Vous voyez-vous ayant invité à dîner un type qui tue les rois et met des bombes chez les banquiers juifs ? Ça vous ressemblerait bien ! Il a l’air assez tranquille ; espérons que ce n’est pas lui… Ne faites pas une figure consternée, Jacquelinette, tout cela n’a aucune importance. En admettant même que la belle Léonora choisisse ses amis dans l’anarchie, comme nous n’aurons guère de chances pour jamais revoir ce personnage, il n’en sera rien de plus.

Jacqueline fit un mouvement de tête qui signifiait peut-être qu’en effet tout cela n’avait pas d’importance et, sans répondre, passa dans sa chambre.