Calmann-Lévy, éditeurs (p. 37-46).

III


Maud Simpson et M. des Moustiers avaient rejoint les amies. Tous les quatre vinrent s’asseoir autour d’une table à nappe quadrillée de bleu et de rouge. Des choppes en verre épais, pleines de la sombre bière bavaroise, le col délié d’une bouteille de vin du Rhin dressée sur un seau à glace, tentaient la soif. On attendait le déjeuner en causant par phrases interrompues. À terre, des plaques de soleil découpaient finement l’ombre des feuilles. Un rayon coulé entre deux branches, touchant les cheveux de Jacqueline, mordait comme un bijou d’or clair le chignon couleur de marron d’Inde ; de là, le rayon filant au bord d’un verre y faisait pétiller un minuscule brasier prismatique. La chaleur moite de midi épandait de la paresse.

Jacqueline, visiblement distraite des propos qui s’échangeaient, observait André. Il était joyeux et agité, s’inquiétait à tout moment du déjeuner lent à venir, tournait sans cesse la tête dans la direction de la bâtisse où s’élaborait le repas, manifestait la crainte de rentrer à Bayreuth trop tard pour le premier acte du Crépuscule, faisait un compliment à sa femme sur son chapeau, jetait une taquinerie à madame Simpson. Son attitude aisée, la maîtrise qu’il apportait à exécuter les petits actes de la vie frappaient Jacqueline. Il avait les façons de despotisme câlin des hommes à qui leur admiration de la femme confère des droits sur elle. En glissant un tabouret sous un soulier il paraissait se dévouer tout entier ; pourtant, une nuance de raillerie permanente certifiait qu’il n’était le captif durable de rien. Sa grâce facile n’eût suggéré que l’idée du plaisir insoucieux, sans l’inquiétude qui vibrait toujours dans ses yeux verts. D’où lui venait cette expression qui — Jacqueline par un effort de mémoire venait de le découvrir — ne le quittait jamais ? Rien, dans la vie, ne lui opposait de résistance. Il choisissait toujours son bon plaisir, ne faisait pas ce qui l’ennuyait, ignorait la contrainte et mettait un art incomparable à glisser hors de toute tristesse. Cultivé, curieux, il prenait un agrément égal aux œuvres d’art, à la comédie sociale, à l’amitié épidermique ; maniait les grands problèmes de la pensée comme un journal, rapidement lu et dont les nouvelles divertissent un moment ; goûtait en connaisseur les joies de la beauté et celles aussi que donne le ridicule. Chaque circonstance, dans le milieu plaisant et varié qu’il s’était fait, lui fournissait la matière d’un amusement. Mais tout cela n’était bon que pour les surfaces de son intelligence. Avec quoi s’alimentait le besoin d’émotions qu’il avait certainement comme tous les êtres richement organisés ? Quelque chose devait manquer à sa vie profonde. Cela suffisait peut-être à expliquer l’inquiétude de ses yeux, cette étrange inquiétude qui était toujours là, toujours…

En ce moment, il avait un air d’impatience, on eût dit que, requis ailleurs par un devoir pressant il s’irritait à voir grandir son retard. Cependant il n’avait qu’à flâner dans ce parc. C’était lui qui avait organisé ce déjeuner, il devait y trouver de l’agrément… Mais, rejoignant d’autres circonstances, Jacqueline confirmait plus fortement sa notion nouvelle. Il était toujours ainsi : pressé d’arriver, et, à peine arrivé, désireux de partir. Les amusements les plus désirés lui semblaient durer trop…

L’omelette parut. André l’accueillit avec des exclamations blagueuses, mêlées de français et d’allemand, et qui jetèrent dans une confusion rougissante et charmée la grosse fille à hanches en bourrelet et à joues pailletées de taches de rousseur qui apportait le plat. Puis M. des Moustiers s’occupa de servir les trois femmes.

— C’est la joie de la nourriture prochaine qui vous donne envie de rire, Jacqueline ? dit-il, en mettant un morceau d’omelette sur l’assiette de sa femme.

— Non, c’est vous, dit-elle gentiment. Vous avez l’air d’un dompteur affable qui nourrit ses fauves.

— Affable, peut-être ; dompteur, certainement pas, pour les fauves… je n’ose dire le fond de ma pensée, répondit André. Puis versant du Rudesheimer dans le verre de Léonora : Mademoiselle, j’ai causé de vous ce matin avec quelqu’un qui vous admire fort, Hans Hauer, un très excellent homme et, sans contredit, le meilleur critique musical de ce pays-ci ; il m’a révélé que la merveilleuse virtuose, dont j’ai tant entendu exalter le génie, Marthe Helding, n’est autre que vous… J’en ai eu une joie extrême. À première vue, j’avais deviné en vous la grande artiste… J’ai une faveur à implorer : puis-je me risquer à vous dire quelle elle est ?

— Vous me surprenez, monsieur, répondit froidement la jeune fille ; je ne suis en mesure d’accorder de faveur à personne.

— Ah ! si, par exemple ! Vous êtes de celles qui, ayant tout, ne peuvent que donner… C’est déjà une générosité à vous que de consentir à vivre et de permettre qu’on vous regarde…

Il s’était un peu penché vers elle, la gaieté du sourire raillant à peine la tendresse du regard et de l’accent. Le désir de plaire occupait toute sa vitalité : il était charmant.

— Je voudrais vous entendre, continua-t-il après un temps très court ; ne me ferez-vous pas cette suprême grâce ?

— La musique est un métier pour moi et non un passe-temps ; je ne joue que pour étudier et pour gagner de l’argent, riposta rudement Léonora, qui avait rougi.

— Qu’à cela ne tienne ! On payerait volontiers et très cher une pareille joie, fit Maud Simpson, avec une mine de drôlerie qui atténuait l’extrême insolence du ton.

Léonora se tourna brusquement pour lui répondre, mais Jacqueline la prévint :

— Laissez-la tranquille, dit-elle avec un entrain hâtif, vous l’ennuyez. Pensez-vous qu’elle n’ait rien à faire que de vous divertir ?… Si elle est gentille, bien gentille, à un moment où ça lui dira… Car moi aussi, Léo, j’ai une terrible envie de t’entendre… Le concerto de Bach… tu sais, le concerto en mi majeur… ce serait fameux !

— Je jouerai pour toi… peut-être… Tu aimes la musique…

— Eh bien ? et moi, mademoiselle ! croyez-vous que je ne l’aime pas ? s’écria André. Ce serait d’une injustice !… J’en ai la passion ! La musique ! mais c’est le seul moyen que nous ayons d’échapper à tout ce qu’il y a de conventionnel dans notre personnalité acquise… C’est par la musique qu’on retrouve en soi, pour des secondes, l’énergie de l’être primitif, celui que nous avons tous été à quelque moment de l’histoire humaine, et que n’avaient pas encore anémié la civilisation, la morale, toutes les sottises qui naissent de la vie en société… Je n’ai qu’à regarder vos yeux, pour être certain que vous le sentez comme moi ; la musique donne l’illusion de tout désirer et de pouvoir tout étreindre… Vous vous souvenez de ce pauvre diable nostalgique, qui souhaitait que l’humanité tout entière n’eût qu’une seule tête, pour goûter la joie de la trancher d’un seul geste… Eh bien, il n’est pas d’homme digne d’être appelé un homme qui n’ait fait le rêve du cœur de toutes les femmes réuni en un seul et battant contre sa poitrine : le duo de Siegfried réalise pour moi celle envie-là ; il multiplie la sensation à tel point qu’on y possède l’amour total avec ses nuances diverses à l’infini réunies dans l’émotion unique…

— La musique de Wagner convient particulièrement aux sensuels à volonté intermittente, dit Léonora avec un air de dédain irrité.

André éclata de rire ; il s’inclina :

— Voilà comme vous me jugez ! Merci bien ! fit-il gaiement.

— Ce n’est pas de vous que je parle ; je ne vous connais pas.

— Pourtant, je suis sûr que vous avez déjà une idée très arrêtée de mon pauvre individu, et je voudrais en entendre le détail… Je dois vous révéler que, malgré le mépris évident que je vous inspire, j’ai, moi, pour vous une violente sympathie faite d’admiration et de curiosité : les agents les plus actifs du sentiment, vous devez savoir ça. Mais je vous déplais cordialement ?… C’est insupportable !

— Vous vous trompe, monsieur. Vous ne me déplaisez ni me plaisez. J’attends pour me faire une opinion, de vous avoir vu davantage… si cela se produit, ce dont je doute.

— Heureux homme ! Vous ne déplaisez pas à mademoiselle Barozzi !… C’est déjà un triomphe. Manifestez votre joie en étant généreux, donnez-moi à boire ; je meurs de soif, dit madame Simpson dont la bouche étroite souriait méchamment d’un seul côté.

— Nous ne sommes pas venus ici pour nous disputer à propos de Wagner, ni pour explorer mutuellement nos âmes. Cherchons un sujet de conversation où nous soyons tous du même avis ; ce sera hygiénique, par cette chaleur, dit Jacqueline.

Elle s’inquiétait de sentir l’atmosphère chargée d’irritation ; Léonora avait une figure de combat, et elle entendait autre chose que le son de la plaisanterie familière dans la voix d’André.

Il répondit, avec beaucoup de vivacité :

— C’est assommant d’être du même avis ! D’ailleurs, tenez pour certain que mademoiselle Barozzi ne consentirait sous aucun prétexte à accepter le mien, quel qu’il fût. Ne voyez-vous pas qu’elle me déteste ?… Il faut qu’elle finisse par m’aimer un peu, j’y suis décidé… Je veux savoir ce que vous pensez de moi, mademoiselle.

— Qu’importe ce que je pense ? répondit Léonora.

Ses sourcils rejoints barraient son front de leur mince ligne noire ; il y avait de la colère dans ses yeux.

— Il m’importe beaucoup, à moi ! insista André, devenu très sérieux.

– Ce que je puis vous dire ne saurait avoir aucune valeur… Je vous ai vu hier pour la première fois…

— Il n’y a que les impressions de rencontre qui vaillent, interrompit M. des Moustiers. L’intuition seule est juste… Je suis sûr, moi, de vous comprendre mieux que si nous avions passé six mois à faire ensemble le tour du monde sur un bateau à voiles. Je pourrais vous révéler des coins de vous-même que vous ignorez certainement… Voulez-vous que j’essaye ?…

— Non ! Je ne prends aucun plaisir à parler de moi, ni à ce qu’on m’en parle.

— J’ai moins de pudeur et je répète ma prière…

Léonora déplaçait avec des gestes saccadés le couteau, la fourchette, le pain placés près de son assiette ; elle avait la figure blanche, et ses yeux, qu’elle essayait de tenir ailleurs, revenaient sans cesse sur André pour s’en détourner aussitôt. Elle hésita encore ; puis, la parole froide d’abord et s’animant peu à peu jusqu’à l’accent de la brutalité :

— Eh bien, puisque vous y tenez… dit-elle. Si je vous offense, vous vous souviendrez de m’avoir contrainte. Je pense que vous êtes de ceux qui ont ensemble l’égoïsme, sûr de ses droits, indifférent à la souffrance qu’il cause, — quand il n’en tire pas le meilleur de sa joie, — et le goût maniaque de plaire, ce besoin de séduire n’importe qui, même les êtres dont on se soucie le moins, pour rien, pour l’amusement… Vous devez avoir un redoutable art de mentir : à la manière des hommes, pour être le plus fort, à la manière des femmes, pour se défendre. Vous êtes de la race des pervers, dangereux entre tous, parce qu’ils cultivent leur perversité comme une supériorité mentale et qu’ils savent tromper leur conscience par l’insoucieuse gaieté qu’ils mettent à troubler et à trahir…

— Léo ! interrompit Jacqueline d’un accent vif de reproche et d’inquiétude.

Mademoiselle Barozzi tourna vers elle ses yeux violents.

— Oui… pourquoi me force-t-on à dire ces choses ?… Excuse-moi… Tu as eu tort de m’inviter… Je te l’avais dit ! Je suis mal faite pour la gentillesse des déjeuners sous les arbres.

Elle se leva, jetant sa serviette.

— Où vas-tu ? dit Jacqueline avec un geste hésitant pour la retenir.

— Aiļleurs !

Et, de son grand pas rapide, elle s’éloigna et disparut dans une allée.

— Espérons, dit madame Simpson après un instant de silence pendant lequel ils avaient tous les trois suivi des yeux Léonora, qu’elle cédera à l’inspiration de se tremper la tête dans le bassin. Ce sera excellent pour ce qu’elle a… Dites-moi, Jacqueline chère, étiez-vous beaucoup de folles à votre couvent ? Quel singulier endroit ce devait faire !

— Vous trouvez que je suis folle… aussi ?

— Oh ! oui, sans aucun doute ! Mais, heureusement pour vos amis, vous avez une folie harmonieuse, vous ! Pour s’apercevoir de vos crises, il faut regarder soigneusement dans vos yeux… comme j’ai fait tout à l’heure, pendant que votre gracieuse petite camarade nous expliquait en termes d’un si joli goût le caractère de monsieur des Moustiers… Vous aviez l’air d’une personne enfermée depuis sa naissance dans une cave, et qui, sortie sans explication en plein midi, découvrirait la nature dans l’éblouissement et la migraine. Si vous aviez exprimé votre sensation, vous auriez certainement dit : « Vraiment, c’est ça, André ? Est-ce possible ? Mais oui, parfaitement ! Comment ne m’en étais-je pas aperçue ? » Jacquelinette, bonne amie, croyez-vous vraiment que cet homme si agréable en voyage, et dont vous avez le bonheur sans limite d’être la femme, ressemble au portrait que vient de nous en faire cette violoniste délirante ?

— Qui sait ? dit Jacqueline en essayant de sourire.

— C’est une drôle de fille, cette Léonora ; pas polie à l’excès, mais plaisante quand même ! fit André dont les facultés étaient à tel point absorbées par la dissection d’un poulet maigre, qu’il en avait le visage grave.

— Voulez-vous une aile de ce squelette, chère madame ? ajouta-t-il au bout d’un instant.

Il était redevenu gai, ses yeux inquiets souriaient et, de minute en minute, allaient vers le chemin par où mademoiselle Barozzi venait de disparaître.