Calmann-Lévy, éditeurs (p. 15-36).

II


Tu t’es fait attendre, princesse Léo !… Je commençais à craindre qu’il n’y eût un malentendu, dit madame des Moustiers en se levant pour accueillir son amie.

C’était à l’Ermitage, dans le parc de la margrave Wilhelmine. Dix heures venaient de sonner. Des vapeurs mauves traînaient encore sur le bassin, dont l’eau alourdie par l’enchevêtrement vert des nymphéas et des lentilles avait d’épais luisants laqués. Les grands arbres taillaient le sol d’une ombre régulière où il faisait humide et frais.

— Dois-je m’excuser dit mademoiselle Barozzi après s’être laissé embrasser. Les pauvres personnes de ma sorte subissent des servitudes professionnelles… J’ai dû aller chez madame Wagner pour me faire entendre à un impresario qui organise une tournée…

– Ah ! tu chantes ? Comme ta mère… C’est vrai tu avais une si belle voix ! Est-ce curieux que jamais je n’aie vu ton nom dans un journal de musique !

— Je ne chante pas, je racle du violon… et c’est tout simple que tu n’aies pas reconnu mon nom d’artiste, puisque tu l’ignores. Sur les programmes je m’appelle Marthe Helding.

— Comment, c’est toi, Marthe Helding ! Mais, chérie, tu es horriblement célèbre, alors ! s’écria Jacqueline d’un accent très tendre. Je connais des tas de gens qui sont fanatiques de ton talent… Je savais bien que tu étais de la race des grands artistes, et ça me fait plaisir, ah ! tant de plaisir que tu réussisses… Mais pourquoi n’avoir pas gardé le nom de ta mère ? Il me semble que ça t’aurait servi, au début…

— J’ai préféré me tirer d’affaire sans être aidée par rien… Tu es donc seule ici… Ton mari ?

– Je l’ai envoyé au bas du parc avec madame Simpson… Tu comprends, je voulais que nous pussions causer tranquillement.

— Qu’est-ce que c’est que cette madame Simpson qui a un nom anglais et parle l’argot comme si elle n’était jamais sortie de Paris ?… Elle m’a bien déplu hier soir, pendant les cinq minutes que je suis restée à votre table… presque autant que je lui déplaisais, et ce n’est pas un peu !

— Son père et son mari étaient Anglais, sa mère, Française ; elle a été élevée en France… Elle est veuve, riche, elle voyage beaucoup. Je l’ai connue à Luchon, et, comme elle a passé les deux derniers hivers à Paris, nous nous sommes liées. Elle est intelligente… ou plutôt elle a de la drôlerie dans l’esprit, un sens amusant de la caricature ; c’est une excellente musicienne, nous déchiffrons souvent ensemble. Elle est de rapports agréables, pas pesante, fantaisiste ; elle plaît beaucoup aux hommes parce qu’elle les injurie avec un air de ne pas faire cas d’eux… Au résumé je m’aperçois que je ne sais pas grand chose d’elle… Mais on ne sait jamais rien sur les gens…

— Jusqu’au moment où on a vu la couleur de leur sang et où on leur a montré la couleur du sien. Monsieur des Moustiers semble avoir beaucoup de goût pour cette belle dame ?

— Oui, ils flirtent.

— Ça t’est égal ?

– Très égal ; André flirte avec tout le monde et c’est sans aucune importance. Quelle drôle de figure tu as ! Tu es contente de ce que je viens de dire, ou bien te moques-tu de moi ?

— Non. Si tu es sincère, ton indifférence aux flirts de monsieur des Moustiers prouve que tu as des vues saines sur le mariage, voilà tout.

– Et toi ?… Toujours le même dédain pour cette honorable institution ? Tes idées sur l’indépendance de la femme n’ont pas changé ?

– Un peu. Celles que j’ai, maintenant, sont plus absolues que celles d’autrefois, mieux justifiées aussi… Alors, tu n’es pas amoureuse de ton mari ?

– Je l’aime beaucoup. Mais… en effet, je crois que le sentiment que j’ai eu pour lui jusqu’ici ne peut pas s’appeler amour.

– Pourquoi dis-tu : « jusqu’ici » ?

– Parce que — c’est si étrange tout cela ! Depuis hier, depuis le moment où je t’ai rencontrée, j’ai des impressions nouvelles… Je ne pourrais pas te les expliquer, c’est trop conſus encore, nous en reparlerons quand j’y verrai plus clair. Pour le moment, dis-moi toi. Ça m’intéresse tant !

— Tant que ça ?… vraiment ? J’ai des doutes… Aussi bien n’est-ce pas pour satisfaire ta brûlante amitié, — qui m’a laissée en oubli pendant plus de sept ans ! — que je parlerai de moi, mais égoïstement, pour me soulager un peu. Il y a si longtemps que je ne dis que des paroles indifférentes à des indifférents !… Toi, du moins, tu es quelqu’un que j’ai aimé, que je hais presque, quelqu’un qui me touche enfin !… Eh bien, voyons, que vais-je te dire ?

— Tout ! Je t’en prie !

— Inutile, n’est-ce pas ? de recommencer l’histoire de mes faits et gestes depuis ma sortie du couvent jusqu’à ton mariage : tu en sais le détail, tu le savais, du moins, car je ne pense pas qu’il t’en reste rien dans la tête, mais n’importe. Au reste, tu ignores l’important, les misères morales traînées pendant cette année de courses à travers l’Europe et l’Amérique… Au moment où, étouffée par mon silence sur tout cela, — aussi lasse que je le suis aujourd’hui, – je m’étais décidée à t’avouer la réalité de ma vie tu as cessé de m’écrire… Tu ne sais même pas comment c’est arrivé, ni quand. Je le sais, moi ! Pendant tes fiançailles, les lettres étaient devenues plus rares, plus brèves et tellement distraites !… Et puis tu es partie en voyage de noces. C’est alors que j’ai fait la gaucherie de te raconter ma détresse ; tu n’as pas dû recevoir cette lettre-là, car, dans un petit billet qui m’est arrivé un mois plus tard, tu n’y faisais pas même allusion. Tu te plaignais d’être sans nouvelles de moi… de manière à me bien persuader que, si quelque chose t’était égal, c’était de savoir ce qui pouvait m’advenir. Oh ! ne proteste pas ; j’ai gardé le billet ; je te le montrerai, si tu veux… Je l’ai ici, il fait partie des objets dont je ne me sépare jamais ; mais allons jusqu’au bout de cette fastidieuse explication. J’ai répondu par une absurde lettre désespérée dont les termes me font rougir d’humiliation lorsque j’y pense seulement. Cette lettre-là s’est-elle perdue encore, ou bien t’a-t-elle donné assez d’ennui pour que tu préfères l’oublier tout de suite ? Le fait est que je n’ai plus reçu de toi que trois lignes. J’ai compris que c’était fini… Ah ! les désillusions que tu donnes sont singulièrement amères, plus peut-être encore que les espoirs n’étaient beaux, et pourtant !… Dis-moi, as-tu dupé encore beaucoup d’imbéciles ?…

– Je ne sais pas… Il me semble que c’est moi-même, moi seule que j’ai déçue et dupée.

— Tu as raison : les autres n’ont qu’à se défendre : le fonctionnement de la vitalité consiste à séduire et à oublier, ce n’est pas ta faute ; tu es ainsi ; cela fait partie de ton type comme d’avoir les cheveux soyeux… Mais tu as dû perfectionner ta manière de te promettre sans rien dire, seulement par l’ardeur douce de ton regard, l’artifice de ta sympathie soudaine qui semble te trouer le cœur pour jaillir sur qui souffre ou espère… Ah ! ta sympathie ! quelle admirable blague ! Tout de suite épuisée, mais si vive, pendant la seconde où elle dure, qu’on se persuade que l’existence entière va en être dorée, et qu’on sera défendu de tout puisqu’on aura l’appui d’un cœur sublime entre les cœurs… Verseuse de philtres qui, à l’analyse, ne sont que de l’eau claire ! montreuse d’oiseaux bleus empaillés ?… Pauvre petite ! tiens, voilà tes yeux d’autrefois, ces yeux qui font croire à une merveilleuse faculté de souffrir. Combien as-tu pris d’âmes en peine avec ces yeux-là ?

— Et toi, combien en as-tu blessées avec ta cruauté ?

— Oh ! je n’ai eu à me plaindre d’aucune autre trahison ! Tu m’as été une leçon suffisante. Pourtant je n’ai pas été juste envers toi en te haïssant comme si tu étais responsable ! Tu as dit un mot excellent tout à l’heure : tu es la dupe de toi-même. Tu ne prémédites pas de décevoir en faisant virer le miroir à alouettes de ta sensibilité. On t’imagine impatiente de te donner ; tu n’es qu’avide de prendre ; et, comme tes mains ne peuvent tenir tout ce qu’un moment tu as souhaité, tu jettes là tes prises pour de plus nouvelles… J’ignorais cela quand je me suis attachée à toi. Ensuite même, je ne comprenais pas. Ce n’est qu’hier que je t’ai devinée, quand je t’ai vue avec ce regard qui brûlait, secouée par la musique comme tu l’aurais pu être par un drame réel, si distraite de notre passé, si peu désireuse d’y revenir, ne trouvant pas un mot pour excuser ton oubli, préoccupée seulement de définir le trouble de tes nerfs crispés de passion sans objet… la sorte de passion de ceux qui ne peuvent aimer qu’eux-mêmes… et si mal !… Pourquoi ne réponds-tu rien ?

— Que pourrais-je répondre ?… Je sens ma faute, tu te venges, c’est juste ! Tu me montres un moi que j’ignore ; à force d’injures, tu me feras peut-être découvrir ma propre réalité. Seulement… comme ça fait mal !

— Pauvre Jacques ! Mais non, tu es de l’heureuse race des vainqueurs, qui sont forts de l’ignorance d’eux-mêmes ! Si l’illusion que tu donnes est si active, c’est que tu la partages. À te connaître, tu perdrais en partie le don de te faire adorer… Ce serait fâcheux !… Ça m’amuse de me rappeler l’admiration que tu m’inspirais jadis… Quelle sottise !… J’aurais pourtant dû te deviner ; c’était facile. Quand d’où je suis je regarde les petites histoires de ta vie de fillette, je t’y trouve tout entière… À quinze ans, tu étais déjà l’éternelle désireuse qui jamais ne réalise, la curieuse de ce que cachent le rideau baissé, la porte close… Et, te souviens-tu ?… je t’appelais mademoiselle Projet… Que de choses tu devais toujours faire le lendemain, des réformes de caractère, des abatages de travail… Je me moquais un peu – oh ! bien peu ! — de la ferveur de tes résolutions ; au fond de moi, j’y croyais… Je croyais à toutes tes paroles !… Je vois encore les six mois pendant lesquels tu t’es destinée à la carrière de la sainteté. Quelle belle ardeur !… Après ça, tu as cru à ta vocation de pianiste ; tu faisais quatre heures de gammes chaque jour et tu ne mettais plus les pieds à la chapelle… Et, tiens, je me rappelle aussi cette manie — tellement significative ! — que tu avais de toujours fixer au premier jour du mois suivant les débuts d’une vie complètement différente par l’acte et le vouloir, et, bien entendu, toute de perfection… En ce moment même, où tu as l’air attentif et malheureux et passionné — un air qui te va délicieusement, tu peux m’en croire ! — je suis sûre que tu n’entends presque rien de ce que je te dis, et que tu es occupée à bâtir un système d’existence qui datera de notre conversation et où, cette fois, mais là pour de bon, tout sera changé… Avoue que je ne me trompe pas !

– Peut-être. Il vient fatalement une heure où « tout change », comme tu dis. Pourquoi ne serait-ce pas celle-ci ? Ta dureté agit sur moi autrement que tu ne penses… Tu ne m’aimes plus du tout ?…

– Non ! L’espèce de détestable plaisir que je prends à te parler ainsi vient d’une sorte de mémoire automatique de mon cœur… Mais, tu le vois bien, je n’ai aucune émotion, non, rien… C’est fini ! À quoi penses-tu ?

— Je pense à ce que j’aurais pu être, et à ce que je suis… Désires-tu encore parler de moi ?

– Non, ça nous blesse autant l’une que l’autre, et si inutilement !

– Alors, dis-moi ce que tu me racontais dans ces lettres que je n’ai jamais reçues.

— Tu te rappelles bien que ma mère s’était remariée deux ans avant notre sortie du couvent ? Mais tu n’as jamais vu mon beau-père, n’est-ce pas ? Moi non plus, je ne l’avais guère aperçu ; il ne venait pas au parloir et, pendant ces deux années-là, tu sais, maman a fait des tournées dans l’Amérique du Sud ; j’ai passé les vacances à Wurzburg, chez une vieille cousine, – tout ce qui me reste de famille.

– Oui, je me souviens, et aussi de l’antipathie que je sentais en toi pour ton beau-père… Tu avais une manière de détourner la conversation, chaque fois qu’on le nommait…

– C’est vrai, je le haïssais instinctivement. Et j’avais raison. Je l’ai vérifié en quelques semaines de vie commune avec ce drôle. Il était du reste très banal dans son ignominie… Le type classique de l’homme entretenu… Plus jeune que ma mère, naturellement ! beau d’une grotesque beauté chevelue avec des prunelles énormes et trop luisantes, des dents trop blanches et qu’il exhibait dans un incessant sourire de fatuité imbécile : on avait envie de les lui casser dans la bouche d’un coup de poing… Il tirait vanité d’une espèce de nom d’aristocratie rastaquouère, il était bête avec ça, mais d’une finesse de valet vicieux… Complet, enfin ! Ma mère l’adorait… il la grugeait, la trompait… Ah ! les pauvres folles que sont les femmes ! Elle en était jalouse comme on est jalouse à quarante ans… J’ai compris tout cela immédiatement. Et comment aurais-je pu ne pas comprendre ? J’assistais à des scènes qui m’éclaboussaient le cœur… Comme c’était atroce ! Maman, qui gagnait beaucoup d’argent, se débattait dans la dette. C’étaient incessamment des reproches furieux, des cris, puis des pardons après les insultes, des recommencements de lune de miel, les yeux encore enflés par les larmes de la veille… enfin, l’histoire de ces ménages-là. Pendant trois ans, j’ai reçu des confidences torturantes et sans pudeur ; j’ai su ce que c’est qu’avoir honte du sang qu’on a dans les veines… J’avais tout de suite résolu de me faire une indépendance et je me tenais à l’écart le plus possible, travaillant dix heures par jour, enfermée dans la chambre d’hôtel, sans cesse différente, qui était pour moi l’asile. J’étais déjà bonne musicienne quand nous nous sommes quittées. Tų te souviens du brave père Schwob et de ses pronostics sur mon avenir d’artiste ? Il m’a rendu de bien grands services en me forçant à faire de la fugue et du contrepoint ! Je me suis acharnée à tirer un talent sérieux de ma gentille facilité de violoniste. J’aurais pu chanter, mais j’ai horreur du théâtre et le métier lui-même me répugne. Chanter, n’est-ce pas, c’est se pâmer d’extase pour de l’amour réalisé, ou bramer de désespoir pour de l’amour perdu. Et le meilleur résultat du plus grand talent, c’est d’exciter la sensualité des écouteurs… Quel dégoût j’ai de cela ! Jamais je n’ai pu m’accoutumer à entendre ma mère en public ; et pourtant elle avait du génie. J’aurais mieux aimé me prostituer que de me faire ainsi l’incitatrice de ces saletés ; c’eût été plus courageux, plus sincère et moralement équivalent… Après deux ans d’études, j’avais acquis une certaine virtuosité, de l’érudition musicale et un peu de style. Harrach, le maître avec qui je travaillais chaque fois que nos pérégrinations nous ramenaient en Allemagne, m’a fait entendre chez lui à des artistes. Tous m’ont conseillé d’aborder le public. C’était à Berlin. D’abord ma mère n’a pas voulu me le permettre ; elle était si chimérique ! Elle se persuadait que la destinée me réservait un mari de grande naissance et d’ailleurs chargé de millions… Pauvre femme !… C’est mon beau-père qui l’a décidée. Il goûtait fort l’idée que nous fussions deux pour rapporter de l’argent à la maison… Le succès a été rapide et d’assez bonne qualité ; j’ai eu des concerts, des séances de quatuor et des leçons. D’abord, j’ai exercé mon industrie dans les endroits où ma mère avait des engagements, puis, à vingt et un ans, j’ai pris ma liberté et voyagé seule. Je pouvais déjà gagner ma vie, et même aider un peu maman quand les maîtresses et les bijoux de mon beau-père la mettaient à sec… Je n’étais pas bien gaie à cette époque-là, je t’en réponds ! J’avais le cœur fermé, dur et douloureux. Tout m’avait tellement blessée ! ton abandon, la déchéance morale de ma pauvre mère, et puis, comme je souffrais d’être une femme ! Comprends-tu : mépriser si furieusement la lâcheté de la femelle, son asservissement à l’homme, et se dire qu’on est bâtie de même sorte que les autres, que peut-être quelque jour on trouvera tout à coup en soi, parlant haut, un de ces mouvements impérieux, des bas instincts qui tarent les autres… Vivre dans la peur, l’horreur, le dégoût de cela… Ah ! quelles rages je mâchais dans ma solitude !

— On te faisait la cour, naturellement ? Tu es si belle !

— Quelle cour ! Oui ! On m’a offert de l’argent ; des hommes m’ont regardée avec de sales yeux de désir… Leur désir ! Ah ! j’en connais les mimiques équivoques, le masque sentimental !… Je sais, je sais si bien ! Ils m’ont révélé la grotesque abjection de ce qu’ils appellent l’amour et que, toutes, vous êtes si fières d’inspirer !

— Voilà comment on devient féministe ! dit Jacqueline avec un sourire hésitant.

— Voilà surtout comment on apprend à devenir libre !

— Pauvre chérie !…

— Il y a trois ans, ma mère est morte. Tu as dû lire ça dans les journaux. Elle allait à Milan pour chanter Yseult. Elle a été broyée dans un déraillement de train. J’étais à Pétersbourg, je n’ai même pas pu assister à l’enterrement. Nous étions séparées depuis des mois ; je l’avais quittée sur une scène pénible. Ç’a été abominable de ne pas la revoir, de ne pas même l’embrasser morte… Toute ma rancune s’en était allée, je n’avais plus que de l’amour pour elle, une pitié ardente, et aussi le remords de ma dureté… Quel droit avais-je de la juger ? Est-ce qu’on juge ceux qui souffrent ? Comme je souhaitais la venger !… Je crois que j’aurais tué mon beau-père avec plaisir… Il a dû pressentir mes dispositions, car il ne s’est plus trouvé sur mon chemin. Je ne sais pas où il est, ni à quelle sorte d’infamie il s’adonne maintenant pour subvenir au confortable de sa vie… Après tout cela, j’ai passé quelques mois dans un état de folie qui devait se deviner, car j’ai vu quelquefois de la peur dans les yeux des gens auxquels je parlais. J’avais un désir de mort qui, d’abord intermittent et insidieux, s’était installé en préoccupation constante, maniaque, et passionnée, pourrait-on dire. À un moment, c’est devenu tellement irrésistible… J’étais à Paris, Harrach m’avait amenée avec lui pour jouer les derniers quatuors de Beethoven. Je hais Paris ! C’est de toutes les villes, celle où l’esclavage de la femme a sa forme la plus révoltante de satisfaction parée !… Harrach retourné à Berlin, je restais seule ; aucun engagement ne m’appelait. J’avais la tête perdue ; c’était horrible, la lutte entre le vertige de la mort et cet ignoble goût de vivre qui persiste. J’ai eu un moment de lâcheté, un désir frénétique de te voir. Il me semblait que rien qu’à regarder ta figure, qui m’avait représenté la paix et l’espoir aux heures de ma jeunesse, je trouverais un répit… Je suis allée chez toi : tu venais de partir pour le Midi. C’était comme une réponse du destin ; cela voulait dire que décidément, il ne restait plus pour moi rien à faire parmi les vivants… J’errais la nuit dans les rues, jusqu’à ce que l’excès de la fatigue abattît mon angoisse. Le soir de ce jour où j’avais inutilement sonné à ta porte, je suis descendue sur la berge de la Seine. J’étais bien décidée, pourtant, arrivée là, j’ai eu encore une révolte contre mon désir et mon vouloir. Il faisait froid, une de ces nuits de clarté et de sécheresse vives qui donnent envie de marcher allègrement en respirant jusqu’au fond des poumons le gel de l’air… De minute en minute, je devenais plus tranquille, plus implacablement résolue. Je sentais cette chose formidable que l’on ne comprend guère sans l’avoir éprouvée : j’allais pouvoir mourir. Je m’apaisais merveilleusement. Il me venait un plaisir hautain de la certitude de ma liberté, de la pensée goguenarde que tout à l’heure j’échapperais, que je serais la plus forte !… Je flânais mon agonie, et mes nerfs surexcités me faisaient une jouissance fine et prolongée de chaque impression… Le goût de l’air, aromatisé par l’eau, la beauté du paysage de pierres, si serein, d’une telle douceur grave, sculpté contre le ciel par la pleine lune, tout cela entrait en moi à la manière de certaines phrases musicales richement harmonisées… Comme on a peine à croire, lorsqu’on regarde les villes apaisées dans la nuit, que derrière ces façades purifiées par l’ombre, les êtres continuent à vivre leur infamie ou leur tourment !… Tu fais une figure d’impatience. Tu trouves que mon histoire traîne sur du détail inutile ?… C’est que, vois-tu, ç’a été la grande heure de mon existence, cette heure-là : lorsque je l’évoque, chaque sensation ressuscite si impérieusement qu’il faut que je les accueille, que je les examine toutes, l’une après l’autre, comme des amies graves à qui l’on est reconnaissant. Mais c’est fini, je vais dire les faits… Je m’étais arrêtée au bord de l’eau et je la regardais : ça file incroyablement vite, l’eau dans laquelle on va se noyer ; c’est fascinant, hostile d’une sorte de moquerie méchante qui donne le vertige… Mon calme avait cédé à une exaltation intense, mes muscles essayaient le mouvement qui précipite le corps en avant… Et puis… Je ne sais plus bien ce qui est arrivé ; j’ai dû avoir un arrêt de la pensée, car il y a un vide dans ma mémoire, comme si j’avais dormi debout quelques instants. Le choc d’une terreur soudaine m’a restitué la conscience… J’ai tout à coup senti que derrière moi il y avait quelqu’un. J’étais à quelques secondes de la mort désirée, et l’idée qu’il y avait dans l’obscurité un être que je ne voyais pas m’a fait une peur folle ! — Je me suis retournée, on a bougé dans cette ombre, une voix d’homme a dit : « Pourquoi voulez-vous mourir ?… » À l’instant même ma peur est tombée ; je suis restée immobile, gelée par une sensation indéfinissable ; c’était de la honte, je crois, autre chose encore, je ne sais, mais si fort que mes jambes tremblaient. L’homme est venu plus près et, comme je ne répondais rien, il a dit : « Savez-vous qu’aucune souffrance ne légitime la désertion de la vie tant qu’on garde la force de faire des œuvres de pitié ?… »

Léonora se tut : le souffle accéléré, l’œil fixe, elle regardait les lointains du parc.

— Qui était-ce ? interrogea madame des Moustiers d’une voix pressante. Que faisait-il là ?

Mademoiselle Barozzi respira profondément, puis, avec un accent d’ironie triste :

— Tu t’intéresses à l’aventure, dit-elle, ça a l’air d’une fin de chapitre pour un roman feuilleton, n’est-ce pas ?… Qui c’était ? Un prêtre, l’abbé Werner. Ce qu’il faisait là ? Il m’avait suivie… On a probablement une allure révélatrice quand on médite de se jeter à l’eau ; la mienne l’avait frappé au moment où — sans que je l’aperçusse — nous nous croisions sur le pont. Il m’avait observée de loin et, lorsqu’il m’avait vue descendre à la Seine, ne doutant plus de mon intention, il était venu… Voilà… Cinq minutes après, nous remontions ensemble vers le quai, nous rentrions dans la lumière… Jusqu’à trois heures du matin, j’ai marché près de lui, écoutant les choses qu’il disait… Ce qu’était le cœur de cet homme, nul autre que moi ne l’aura complètement su. Il avait le génie du dévouement. Sa vaste culture, l’acuité de son intelligence ne gênaient pas, bien au contraire, le jeu prestigieux de son imagination. Ses idées se faisaient vision, et il croyait à ces visions. Il avait un sens exaspéré de l’extra-naturel ; et, lorsqu’on vivait dans le rayonnement passionné de sa foi, on ne songeait guère à mettre en doute la certitude qu’il avait de son contact avec les choses de l’au delà. Il fascinait la raison par la force inouïe de sa croyance, et sa volonté tendre avait une énergie irrésistible. Sa famille, les gens de sa profession le jugeaient à demi fou. Il était malade, en effet, malade de sa gigantesque bonté qui brisait en lui l’équilibre vital… Tu penseras peut-être, que ce visionnaire, cet homme qui lisait les pensées les plus obscures, qui devinait le passé des êtres, et apercevait nettement leur avenir, n’était en somme qu’un hystérique intelligent. Mais j’ai vu les prodiges de cette sensibilité lucide, et un tel diagnostic me semble un peu trop simpliste… Je préfère croire qu’il était de la race des héros et des saints, gens inexplicables dont les actes ne correspondent jamais aux lois de l’intérêt individuel ni de l’instinct animal… Le soir de notre rencontre – il me l’a souvent répété – il avait été forcé de sortir de chez lui, bien qu’il fût souffrant : une volonté despotique, étrangère à la sienne, le conduisait par les rues, le contraignant au chemin qu’il suivait, il sentait qu’il allait vers une âme en douleur marquée pour lui. En m’apercevant, il avait été averti que j’étais celle-là… Tu trouves ces choses absurdes, sans doute…

— Oh ! non ! non !… Et qu’a-t-il fait pour toi, ensuite ?

– Il m’a instruite dans la science et la religion de la souffrance. Il m’a enseigné le chemin des taudis où on crève en silence, et celui des chambres élégantes où on s’enferme pour crier de désespoir… Pendant deux ans, je l’ai de mon mieux aidé dans ses besognes de consolation et de rédemption. Je ne quittais plus Paris que pour donner des concerts : il fallait de l’argent. Monsieur Werner avait eu une grosse fortune, il ne lui en restait presque rien ; il donnait tout… J’ai vu bien des choses auprès de lui, bien des choses… J’ai vu comment l’excès de la souffrance physique durcit les pauvres et les rend mauvais, comment l’excès de la souffrance morale pervertit les riches et les rend pires. J’ai comme touché avec mes doigts des fibres mises à nu par les passions que l’on rencontre au centre de toute misère. J’ai connu des femmes désagrégées par la tyrannie de l’homme, stupéfiées par la vanité comme par un toxique, abîmées par l’amour. J’ai souvent causé avec des prostituées et parfois je les ai trouvées meilleures de cœur que les mondaines, et bien plus innocentes. L’abbé Werner, dont il n’était jamais question dans les endroits où la charité met des affiches et des drapeaux pour attirer les passants à des réunions de flirt, avait une clientèle immense et disparate de souffrants honteux. Ce n’était pas seulement du pain qu’on implorait de lui… Pour vaincre ma désespérance, il m’a envoyée vers des désespérés. J’ai compris quel sot orgueil cela est de bercer en soi une douleur qu’on imagine rare et précieuse, qu’il y a pire. Avec lui, j’ai tenté, pour soulager les détresses, de grands efforts souvent inutiles. J’ai expérimenté l’ingratitude sous ses aspects brutaux et fourbes… J’avais des révoltes et des colères ; lui, jamais ! Je n’ai pas une seule fois aperçu la mélancolie des désillusions sur le visage de cet être sublime… Il n’a pu m’enseigner le secret de son indulgence : — il y fallait son âme ! — À voir sa bienfaisance ardente, subtile, savante, méconnue si souvent, mon mépris des hommes a grandi, mais aussi j’ai admis l’excuse qu’ils ont de mal faire, et je me suis persuadée qu’il faut secourir toujours, et plaindre… quand on peut. C’est le bonheur qui produit la bonté ; ceux qui demeurent bons dans la souffrance sont des saints, et ce n’est pas pour la sainteté que sont bâties nos carcasses avides et impatientes. Les cœurs et les consciences ne s’améliorent pas avec des conseils, ni même des exemples : il leur faut de la joie…

— Et après, chérie… Pourquoi te tais-tu ?

— Je songe… Ça me fait mal de dire le reste. N’importe, puisque j’ai eu la sottise de te parler de tout cela !… Ma vie a été absorbée ainsi pendant deux ans. Je n’étais en relations qu’avec des êtres qui avaient besoin qu’on soignât en eux de la maladie physique ou morale. Après nos travaux de la journée, nous nous réunissions souvent, monsieur Werner et moi, et nous causions dans la tranquillité de la nuit. Il semblait que les heures du jour ne nous appartinssent pas, mais à autrui, et que le soir venu nous rendît à notre amitié. Ces réunions-là payaient bien toutes les peines ! Quand il était las de me dire les paroles merveilleuses qui m’incendiaient le cœur, il se taisait et je me mettais au piano. Pour lui seul au monde j’ai chanté. Tandis qu’il m’écoutait, il lui arrivait d’entrer en un état étrange. On eût dit que ses yeux ne voyaient plus les choses de la terre, il pâlissait extraordinairement, son masque roidi s’ennoblissait comme celui des morts dans une paix magnifique et terrible. Il venait de ce visage une émotion surhumaine dont j’étais transportée. Je me sentais le rejoindre hors de la vie, ma voix était comme du feu et brûlait mes lèvres en y passant. Ai-je rêvé cela ? Était-ce réel ?… souvent j’ai cru voir une lueur blanche flotter autour de cette figure d’extase… Il me semblait que si je cessais de chanter je tomberais morte. Puis un moment venait où les larmes brisaient ma voix, je partais alors, très vite, sans lui parler, sans qu’il me vît… Il était si loin… si loin !…

Léonora se dressa d’une impulsion violente, et les bras croisés, ses minces narines crispées par le rythme difficile de sa respiration, marcha de long en large devant Jacqueline, qui, immobile, les mains inertes abandonnées sur ses genoux, la regardait.

— Et puis, Léo ? dit-elle au moment où mademoiselle Barozzi s’arrêtait.

Léonora vint se rasseoir auprès d’elle et, d’un ton bref qui peu à peu s’échauffait, elle reprit :

— Il y a dix-huit mois, dans une mansarde où nous avions passé la nuit auprès d’une agonie, il a pris un refroidissement… Il était tuberculeux, ça a marché très vite… Quelques jours à peine… J’aurais tant voulu le soigner, avoir son dernier regard, lui dire avant qu’il partît que, quant à moi du moins, son œuvre n’avait pas été vaine !… Mais sa sœur est venue s’installer auprès de lui, à la première nouvelle de sa maladie, et elle n’a pas permis qu’on l’approchât… Lorsque, avec quelques-uns de ses pauvres, je suis entrée dans la chambre où il était déjà préparé pour le cercueil, je ne l’ai pas reconnu. Son visage, travaillé par la maladie et par la mort, avait pris une expression d’ironie… Son cadavre semblait railler l’effort de sa vie… Et, en ces quelques jours, il était devenu vieux…

— Quel âge avait-il ? demanda Jacqueline avec un regard vif, aussitôt amorti.

— Trente ans… Attends-moi là, veux-tu ? Je vais marcher un peu.

Pendant qu’elle allait, de son pas rapide et libre, dans le chemin qui cerclait la pièce d’eau, madame des Moustiers l’examinait. Elle restait troublée des rudes paroles de Léonora. Sous toute cette emphase n’y avait-il pas une précise armature de vérité ? Se pouvait-il qu’elle fût la créature fragile, vaine, mauvaise, que Léonora décrivait en l’insultant ? Et elle-même, Léonora, quelle femme était-ce ? Jacqueline ne retrouvait plus rien de l’amie qu’elle croyait connaître comme un conte souvent relu aux heures de l’enfance où l’attention est vive. La discordance si évidente entre le tempérament et la volonté, qui apparaissait en mademoiselle Barozzi inquiétait son jugement. Cette beauté d’un caractère presque théâtral, cette véhémence passionnée, l’accent déclamatoire, tout le romanesque des façons de dire, de l’attitude, étaient en antagonisme si évident avec ce qu’elle cherchait à faire croire d’elle-même ! Mentait-elle, ou bien était-ce totale ignorance de son vrai personnage ?

Debout, immobile un instant, Léonora se découpait sur le fond des feuillages : mince, vigoureuse, d’une ligne fière, sa petite tête dressée sur son col haut, elle avait dans la simplicité de son attitude un style naturel d’héroïsme et d’orgueil ; c’était Diane irritée, la Walkure savante et terrible. Cette hautaine fille commandait un destin bizarre ; rien des douces médiocrités qui composent l’harmonieux bonheur de femmes bien exercées à leur rôle ne convenait pour elle. Quel ton d’ardeur en disant son amitié pour l’homme extraordinaire si étrangement surgi dans l’heure du désespoir ! Comme on devinait l’intensité des joies mentales où ensemble ils avaient communié ! Jacqueline songeait à sa propre existence. Quelle misère ! Tout ce qu’elle avait éprouvé s’avilissait d’être comparé aux extases du dévouement mystique que Léonora avait fait entrevoir. C’était là vivre, au moins ! Et elle… Avait-elle aimé, seulement ? Ah ! aimer, aimer !

Elle trouvait un plaisir pénible à demeurer ainsi sans faire un mouvement, tandis que ses artères battaient, que son exaltation silencieuse allait croissant. Tout à coup elle eut un sursaut d’énergie, et dans sa pensée plus active le souvenir s’imposa, d’un incendie qu’elle s’était arrêtée à regarder, du bord de la route où elle passait à cheval. La nappe de feu montait d’un amas de maisons, vers le ciel, un coup de vent avait fendu la flamme haute, et dans la déchirure un soudain paysage était apparu : des arbres, un clocher fin, pourpré par le feu… Elle comprit pourquoi cette image lointaine revenait ainsi, et l’analogie la troubla. En elle aussi cela flambait et, dans l’écartement du brasier, elle distinguait une image ardente : beau, dangereux, avec son regard inquiet, son âme secrète, l’homme dont elle ne savait rien, pas même si elle l’aimait, l’homme auprès de qui elle avait vécu huit années sans chercher à lire en sa pensée… Elle se sentit sur le point de pénétrer le sens de l’angoisse inexpliquée qui depuis la veille l’habitait et, se levant d’un mouvement robuste, elle marcha vers son amie.

Pâle et soucieuse, mademoiselle Barozzi regardait l’eau du bassin, encombrée de grasses végétations. Quand elle fut tout près, d’un geste timide, madame des Moustiers lui toucha le bras.

— Léo, j’ai compris, je crois, les choses que tu m’as dites. Le grand destin des êtres, c’est le dévouement, et le moyen de vivre noblement, utilement, magnifiquement, c’est l’amour, n’est-ce pas ?

Elle parlait d’une voix contenue, car l’insouciance radieuse du matin d’été lui paraissait hostile à sa grave émotion.

Mademoiselle Barozzi releva la tête et la regarda profondément.

— Oui… l’amour qu’on donne, pas celui qu’on veut inspirer, répondit-elle lentement.

Et, détournant ses yeux des yeux trop lucides, Jacqueline rougit.