Calmann-Lévy, éditeurs (p. 1-14).

PREMIÈRE PARTIE


I


— Jacqueline !… Eh bien, oui, c’est moi… Tâche d’avoir l’air moins stupéfait !… je vais croire que tu ne me reconnais pas…

— Ma vieille chérie ! Vrai, vrai, te voilà ? Est-ce possible ? … Quel bonheur ! Tant pis pour les gens ! embrassons-nous !

D’un geste fervent, madame des Moustiers attira la tête brune de Léonora Barozzi ; mais la jeune fille se dégagea. Écartées l’une de l’autre, elles s’examinaient, anxieusement.

— Sens-tu combien cela m’émeut de te retrouver ? dit Jacqueline après un court silence.

— On est toujours surpris de constater que ceux qu’on a oubliés s’obstinent à vivre… quand même.

— Ah ! dieux ! t’oublier, toi !… Tu viens d’arriver ?

— Non ! Je suis ici depuis avant-hier, j’ai déjà entendu l’Or et la Walkure.

— Tu ne m’avais donc pas encore vue ?

— Si.

— Pourquoi n’es-tu pas venue tout de suite, alors !

— Je craignais de t’importuner.

— Léo ! je t’en supplie ! Je suis tellement bouleversée !… Quand je t’ai entendue dire mon nom, j’ai eu un choc… Tu ne peux pas savoir. J’ai reconnu ta voix à l’instant même. Il m’a semblé que le passé m’empoignait aux épaules, mon cœur d’autrefois a sauté dans ma poitrine. Les choses que je regardais se sont disloquées comme un décor qu’on ôte, j’ai vu le jardin du couvent… Te souviens-tu ?…

— Oui, oui ! J’ai la mémoire très nette… Ne nous attendrissons pas, veux-tu ? Je déteste la sensiblerie. La vie m’a durcie, depuis le temps où nous avons cessé de nous écrire.

— Pauvre toi ! Tu me raconteras ? Mais au fait… Qu’est-il arrivé pour que nous n’écrivions plus ?… Je ne me rappelle pas. Ça paraît inexplicable… fou !

Mademoiselle Barozzi serra les paupières, comme aſin de mieux voir quelque objet lointain ; son froid et magnifique visage prit une expression d’ironie.

– Il est assez plaisant, dit-elle, que ce soit moi qui doive te renseigner sur la raison de tes actes ! Tu n’as plus répondu à mes lettres dès que tu as été mariée. Je suppose que tu étais requise par de plus puissants intérêts, – l’amour, ou des soirées ? — qui ne te laissaient pas de temps pour cultiver notre amitié de petites filles, c’est parfaitement naturel.

— Toujours ton goût de faire souffrir… Tu n’es pas changée !

— Ni toi. Je vois que tu as encore les larmes près des paupières. Et, sans doute, la même faculté d’oublier vite ce qui t’a fait pleurer.

Du bout de son gant, madame des Moustiers sécha l’angle de ses yeux ; puis, la voix un peu sourde :

— Combien de temps restes-tu à Bayreuth ? demanda-t-elle.

— La fin du Ring, Parsifal, le Vaisseau et le Ring encore une fois.

— …Dix jours ! Nous aurons le temps de causer… si tu veux bien.

— Certainement je veux bien ! Je me suis décidée à t’approcher, parce que j’ai un stupide désir de tourmenter mes vieilles plaies. J’ai cru d’abord, en te voyant, ne sentir que ma rancune ; je me trompais : j’ai aussi de la curiosité. Es-tu heureuse ?

— Est-on jamais heureux ? Pour l’instant, je suis troublée jusqu’au fond de moi-même. Voilà tout ce que je puis te dire. Il y a de la peur dans mon plaisir. C’est probablement très simple que nous nous rencontrions ici… Je n’arrive pas à me le persuader. Il me semble que c’est extraordinaire et un peu terrible… Je suis émue comme si je venais d’assister à un de ces accidents qui déterminent l’avenir… Au moment où tu m’as abordée, j’étais dans une disposition si étrange ! Ce premier acte de Siegfried m’exalte. Mais c’est autre chose que la griserie musicale, cette agitation qui m’a fait laisser là mon mari et l’amie qui voyage avec nous… Comment te dire ? Je sentais en moi un incroyable tumulte, comme si la jeunesse universelle eût gonflé mes muscles et fait ma poitrine trop étroite pour mon souffle. C’était un vertige… la certitude d’être toute proche d’un grand destin.

— Et en guise de destin tu m’as rencontrée ! médiocre affaire… Du reste, j’avais tort de dire que tu es la même qu’autrefois ! Je ne te connaissais pas tant de lyrisme. Est-ce le mariage qui a produit ce somptueux résultat ?

— Je ne sais pas. Je ne sais rien de moi aujourd’hui. Même, je me demande si j’en ai jamais rien su.

— C’est l’irritation chromatique. Le vieux sorcier sensuel savait comment s’y prendre pour affoler les sensibilités. Tu l’adores, naturellement ?

— Qui, Wagner ? Oh ! oui ! Il fait surgir de moi des forces secrètes. C’est un tel maître de l’énergie !

— Non ! un professeur de désir, ce qui est bien différent. Tu te laisses prendre à ses trucs, pauvre Jacques ! Et ce benêt de Siegfried t’enchante, naturellement ?

— Un benêt, Siegfried !… Tout l’héroïsme de la joie, la magnification du vouloir libéré…

– C’est une petite brute qui court vers son plaisir en gesticulant, riposta mademoiselle Barozzi, avec un demi-sourire qui découvrit ses dents pures, parfaitement régulières, à l’exception des canines dont la saillie donnait un peu de férocité à sa figure de médaille syracusaine.

— Voilà des gens qui te cherchent. Qui est-ce ? ajouta-t-elle, coupant la réponse de Jacqueline.

Obéissant au geste d’indication que faisait Léonora, madame des Moustiers se retourna :

— Où ? Ah ! oui, c’est mon mari et madame Simpson. Comment as-tu deviné qu’ils me cherchaient ? Viens, je vais te les présenter.

— C’est ton mari ?… Il faut que je te quitte. Je dois voir quelqu’un. Nous nous retrouverons ce soir après le théâtre.

— Veux-tu dîner avec nous ?

— Je ne peux pas… Au revoir.

— Au revoir. Mais… sûrement ? Tu as tout à coup un air si bizarre ! On dirait que tu ne peux plus supporter d’être avec moi. Que t’arrive-t-il ?

— Rien. Ça m’agace de sentir que je fais attendre. Sois tranquille, je ne vais pas prendre le train. Si je ne voulais plus te voir, je le dirais… et ce serait comme j’aurais dit !

Léonora s’éloigna d’un pas vif. Jacqueline regarda filer, preste entre les groupes, sa silhouette d’une vigueur déliée, puis, lorsqu’elle ne vit plus même le chapeau sombre sur la masse des cheveux noirs, sa solitude prit un goût de détresse ; elle chercha des yeux son mari.

M. des Moustiers venait de s’arrêter. Il causait avec deux femmes. Lentement Jacqueline marcha vers eux. Elle imaginait leurs propos. Une des belles dames balançait sa tête coiffée délicieusement, et de la main faisait un geste las, où s’exprimait le désarroi des admirations excessives. Elle devait dire : « Ah ! ce Wagner !… » Jacqueline tourna court et vint au bord de la terrasse.

Tranquille, plate et rose, Bayreuth était couchée dans le calme de sa plaine. Une cheminée d’usine fumant contre le ciel pâle veillait seule au-dessus de la petite ville engourdie. Tous les angles s’amortissaient dans la brume moite qui baigne de douceur le paysage bavarois. Autour de Jacqueline la foule cosmopolite circulait, heurtant des colorations discordantes et des syllabes disparates. Les visages, les attitudes avaient une expression hâtive, un style instable, le caractère du momentané, en contraste avec la béate immobilité du panorama, qui faisait songer à l’asile définitif, où, las de sa course, le Temps se fût arrêté pour mourir.

Madame des Moustiers perçut cette opposition, ses nerfs en furent davantage exaspérés. Elle regarda le ciel où des nuages lents s’étiraient, et, inquiète de si mal comprendre de quoi elle souffrait ainsi, essaya de fixer sa pensée palpitante.

L’exaltation triomphale dont elle vibrait en sortant du théâtre fléchissait, vaincue par la réviviscence du passé.

Léonora ne s’était guère trompée en l’accusant de l’avoir presque complètement oubliée. Le souvenir de cette amitié n’était pas le seul qu’elle eût laissé s’engourdir dans son accoutumance à vivre l’heure présente avec une curiosité impatiente de ce qu’apporterait l’heure prochaine. Depuis des mois, des années peut-être, elle n’avait pas trouvé le temps, ni eu le goût d’une régression vers les lointains de sa jeunesse. Déshabituée de cette flânerie du cœur qui ranime doucement les scènes d’autrefois, elle subissait en violence et en désordre l’envahissement de ses visions.

Elle soupira de lassitude, comme si ces êtres et ces choses surgies malgré elle eussent pesé sur ses épaules du poids réel des gestes familiers. L’ennui fade des heures de l’enfance l’opprima. Ses camarades de couvent faisaient autour d’elle un murmure fastidieux de récréation, un pépiement de volière ; à peine dans la troupe confuse distinguait-elle la mince figure pensive de Léonora, ses cheveux en nattes énormes et bien lissées, le cordon bleu des enfants de Marie coupant son corsage. Tout à coup, sans comprendre d’où venait l’acuité extraordinaire de ce réveil de mémoire, elle vit sa mère ; et, comme la fée qui au théâtre écarte d’un geste impérieux les gnômes et les génies d’un ballet, cette image demeura seule en elle, au milieu d’un grand silence.

Jacqueline n’avait pas eu avec sa mère cette intimité passionnée qui est un des modes de la sensibilité contemporaine, et la mémoire ternie qui lui en restait n’occupait pas les premiers plans de sa vie. À la revoir si exacte elle éprouvait la même surprise effarée qui l’avait secouée en entendant tout contre son épaule, Léonora Barozzi l’appeler par son nom.

Une tendresse frissonnante et douloureuse, une grande pitié couraient en elle, l’épuisant d’une faiblesse pareille à celle qui accompagne la reprise de conscience après les syncopes : « Pauvre maman ! » ses lèvres remuèrent comme pour prononcer cela. Mais de quoi plaignait-elle ainsi sa mère à demi oubliée ? De cet oubli, dont tout à coup elle avait honte, ou d’autre chose encore ?…

Elle examinait l’image soudain rafraîchie et vivante de cette disparue dont, peut-être, elle tenait des instincts jusque-là ignorés. Elle se forçait à retrouver les traits bien rythmés, l’attitude contenue, la taille longue, le geste énergique et resserré qu’avait eus madame de Lancerault. Elle ne pouvait ni ne voulait détacher d’elle sa pensée, car il lui paraissait qu’à la comprendre enfin elle trouverait l’explication du trouble singulier que venaient de mettre en elle la musique et la rencontre de Léonora. Cet étourdissant conflit des mémoires anciennes et de l’aspiration vague et puissante vers un avenir sans forme définie, lui donnait l’impression d’être habitée par une âme inconnue qui voulait d’elle des choses impossibles à deviner. Rejetée vers le souvenir de sa mère, y cherchant un point d’appui, elle découvrait un sens émouvant à cette personnalité discrète, élégante de façons et de sentiment, et s’accusait de l’avoir méconnue. Que de fois elle s’était irritée de trouver trop différent du sien ce caractère uni. Elle avait dédaigneusement jugé le formalisme étroit de la mondaine éprise de ses devoirs, souvent elle s’était dit qu’il y avait de l’impuissance dans son humeur sans éclats ni élans. Elle en qui palpitait tant de vie désireuse s’indignait de n’apercevoir jamais les lassitudes et les mélancolies des cœurs ardents chez cette femme, incapable d’abandon. Obstinée mais très douce, madame de Lancerault était péremptoire dans l’étroit domaine où la cantonnait le despotisme déférent de son mari. Elle se montrait serve de la tradition, s’affirmait l’apôtre fervente des médiocrités du sentiment, et condamnait toute ambition, parce que, disait-elle, chacun doit être satisfait de la place qu’il occupe et borner son effort à l’embellir sans la quitter. Elle pensait que tout malheur dignement supporté se change en joie fière, et sa patience lui faisait un regard éloquent et pur. Certes elle avait dû avoir le vrai sens de sa vie, car autour d’elle régnait la paix. Pourquoi n’avoir pas su l’aimer ? Que de tendresse il y avait sans doute sous la froideur souple et sereine qui avait déçu l’enfant trop véhémente ! Jacqueline la revit sur son lit d’agonie, mourant avec la claire conscience qu’ont parfois les phtisiques : charmante encore, soignée, soucieuse de la bonne tenue de sa chambre. Appuyée sur ses oreillers, calme après les sacrements, les cheveux en ordre, elle parlait presque jusqu’à la fin, de sa voix un peu rauque, interrompue par l’étouffement. Le goût délicat qu’elle gardait jusqu’en un tel moment ôtait toute impression de tragédie à cette scène si simple. Les plus minimes détails s’imposaient au souvenir de Jacqueline : un tic-tac de pendule, le bruit plat des voitures écrasant la paille de la rue, un rayon de soleil sur un bouquet de camélias — la fleur que préférait madame de Lancerault parce qu’elle est sans arome – et la figure diminuée, d’une pâleur grise, creusant la batiste du poids lugubre de la défaillance suprême ; et le mystère des beaux yeux myopes dont le regard semblait tourné en dedans… D’une voix lente, rompue par la suffocation elle conseillait l’endurance, la règle et le dévouement. Elle répétait une phrase que sa fille avait bien souvent entendue. « Il faut, sur toute chose, rester fidèle aux engagements pris : la révolte est un crime, elle démoralise autrui. Le premier devoir, c’est l’exemple : nul n’a droit au scandale. »

Pourquoi avait-elle dit cela ? Inquiétude de pressentir en sa fille une dangereuse faim de bonheur, ou bien désir de se convaincre soi-même que cette loi où sa tenacité l’avait maintenue était, si dure qu’en parut l’observance, la bonne loi. Car elle avait dû souffrir, cette grave personne si calme ! N’avait-elle pas deviné les trahisons de M. de Lancerault, éprouvé la gêne de la mainmise sur sa liberté par l’homme dont elle restait malgré tout l’amie dévotieuse ?…

« Elle avait le goût de se soumettre, songea madame des Moustiers, elle aimait obéir à mon père, à son confesseur, à l’opinion mondaine, et il lui plaisait de me forcer à lui obéir. Elle disait que la soumission crée de l’harmonie… »

D’une saccade, l’esprit captif de Jacqueline échappa. Une autre image se dressait : Siegfried tranchant l’enclume au fil de son épée divine. Les éclats cuivrés de la volonté ardente et libérée la traversèrent de leur âpre joie, et de nouveau, mais avec une force de révolte, toute la jeunesse du monde gonfla ses muscles et magnifia son espoir.

Quelque chose en elle rafraîchissait son sang, lui faisait les nerfs vibrants et heureux. Elle sortait de ses souvenirs comme d’un lieu sombre avec une sensation physique d’éblouissement ; le paysage prit une clarté de cristal ; elle respira profondément et goûta la détente d’un large bonheur ambitieux. Pourquoi sa sensibilité oscillait-elle ainsi ? Que voulait-elle ?

Le matin même de ce jour-là, elle avait constaté sa résignation un peu mélancolique à une vie douce, unie, satisfaisante en somme. Rien n’était advenu d’autre que la rencontre d’une amie d’enfance, et sa torpeur se changeait en folle impatience. Son destin n’était-il pas achevé ? Elle était heureuse, elle aimait l’homme à qui elle s’était donnée ; lui aussi l’aimait…

Ah ! non ! non ! — son cœur s’efforça en battements irréguliers — ce n’était pas cet amour-là dont elle avait entendu la grande clameur dans les véhémences de la musique, ce n’était pas cela qu’elle rêvait jadis, penchée aux bords de la vie mystérieuse.

Cette affection distraite qu’elle avait pour son mari, ces flirts dont elle s’amusait un moment et qui sitôt la lassaient, ce n’était pas l’amour !

La rêvasserie obsédante et contradictoire s’interrompit, il y eut dans le tumulte intérieur de Jacqueline un silence haletant, pareil à celui qui fige les foules bruyantes en l’attente d’un spectacle lorsqu’une voix a crié : « Le voilà ! » L’impression était singulière, il lui parut que tout près d’elle quelqu’un l’avait appelée ; machinalement, elle tourna la tête. À quelques pas, immobile, un homme la regardait. Il avait un visage courbe, sec et mince, une de ces beautés sombres et maléfiques comme on en voit aux portraits élégamment féroces des Italiens de la seconde Renaissance. Dans le dur regard posé sur elle, Jacqueline aperçut une volonté cruelle, de l’orgueil irrité, le goût et la certitude de vaincre !

L’expression du personnage était si active, que madame des Moustiers eut peur qu’il ne s’approchât davantage pour lui parler. Elle marcha très vite vers le théâtre. Son mari et madame Simpson la rejoignirent.

— Vous voilà enfin ! dit André. Où étiez-vous passée ? Je vous ai perdu de vue depuis le moment où vous avez quitté cette belle personne brune avec qui vous causiez. Je l’avais aperçue hier déjà. Qui est-ce ?

— Léonora Barozzi, mon amie de couvent, vous savez, la fille de la cantatrice allemande, la Hellmann-Barozzi… Je ne l’avais pas rencontrée depuis notre mariage. Quelle admirable tête, n’est-ce pas ?

— Elle est assez bien… mais cocasse, un air exotique, vaguement rasta, dit madame Simpson.

Et, d’un geste fin, elle vérifia la rectitude de la longue cravate noire qui s’enfonçait dans sa ceinture, coupant le flou rose du corsage.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas fait signe ? j’aurais été ravi de la connaître, fit André des Moustiers d’un ton cordial.

Maud Simpson reprit :

— Vous avez eu bien tort de ne pas rester avec nous, ma chère, vous vous seriez divertie. Nous avons rencontré une collection de grotesques ineffables… La belle Steinweg d’abord. Elle est arrivée ce matin ; nous l’avons trouvée à demi pâmée sur une tasse de weiss caffee. Évidemment elle venait de se faire une piqûre car elle était en extase, elle ne voulait absolument parler que de Wagner… et avec des yeux dont on ne voyait plus que du blanc ; c’était à croire qu’elle se regardait le cerveau pour se rendre compte de ses idées. Du reste, ça enchantait les hommes qui passaient… Sans doute, ces airs-là leur rappellent les minutes triomphales où ils se persuadent que pour rendre une femme heureuse il n’y a qu’eux… Les Audichamp sont là aussi. Monsieur d’Audichamp fou furieux d’ennui, n’osant pas le dire, se rattrape en injuriant la nourriture tudesque avec un air de sérieux effroyable — la figure qu’il prend pour flétrir le gouvernement républicain… S’il y avait seulement cinquante Français aussi mal disposés que lui pour l’Allemagne, vous auriez tôt fait de reprendre l’Alsace et la Lorraine… Qui avons-nous vu encore ?… Ah ! oui, Albert Marlette, éperdu. Il ne nous a pas permis d’ignorer que la musique de Wagner fut d’abord « métaphysique » et ensuite « vireuse ». Il est fort indigné qu’on ne joue pas Tristan cette année… Sa confiance étant sans bornes, il a bien voulu nous apprendre que, lorsqu’il écoute le grand duo du second acte, il éprouve d’une façon complète tous les agréments de l’amour. La musique, au contraire de l’effet qu’elle produit sur madame Steinweg, lui met les yeux hors de la tête… D’ailleurs ils sont fort bien, ses yeux, même dans les moments où on peut craindre de les voir tomber sur ses bottines…

– Moi, je le trouve absurde, dit sèchement M. des Moustiers, mal élevé, et poseur comme pas un !… Avez-vous rencontré les Castenay, Jacqueline ? J’ai causé un moment avec eux… La bêtise des gens s’exaspère ici. À Paris, on peut échanger une vingtaine de phrases avec Castenay sans avoir envie de le tuer, mais à Bayreuth !… Ils ont amené un mioche, dont madame Castenay garantit la précoce passion pour la musique, il paraît qu’il a dit sur l’Or du Rhin des mots d’une profondeur déconcertante… Le pauvre moutard, entendant qu’on parlait de lui, a lâché son nez dont il s’occupait avec ferveur et, désireux de justifier l’admiration de sa bonne mère, m’a demandé : « C’est un ours pour de vrai, s’pas, m’sieu, qu’il tirait par une corde, le grand en chemise ? » Il fallait voir la figure de madame Castenay… Ah ! la fanfare ! Venez-vous ?…

Jacqueline suivit son mari et madame Simpson, qui, relevant sa jupe avec un mouvement d’une élégance volontairement étriquée, marchait en avant, le ventre effacé, la gorge tendue, à demi souriante et parfaitement jolie. M. des Moustiers et elle causaient gaiement. Jacqueline examina André avec une attention soudaine. Il parut différent de l’image atténuée par l’accoutumance qu’elle se faisait de lui ; elle le trouvait plus beau. La grâce aiguisée de son masque, la câlinerie moqueuse de ses yeux inquiets, l’insolence gaie de sa bouche l’émurent. Quel air de jeunesse active il avait ! Il écarta un gros Allemand qui barrait la route à madame Simpson, et, dans ce geste qui effleurait, Jacqueline perçut la force contenue du geste qui pourrait briser. Il était énergique, violent… Qu’y avait-il d’obscur dans cette vitalité qui s’exprimait en agitation joyeuse ou en tourment ? Que savait-elle de lui ? Qu’il était en verve et déprimé dans le même instant et sans causes discernables ; de manières tendres avec, souvent, un air de songer à d’autres choses qu’à celles qu’il disait, d’une sensualité aiguë à réactions d’indifférence profonde. Changeant et pareil, insaisissable — secret en somme… — et elle découvrit que depuis les huit années qu’elle vivait à côté de cet homme, jamais elle n’avait songé à s’informer de ce qu’il était, ni lui d’elle.

Une femme se retourna et suivit André d’un regard insistant. L’expression de ses yeux était équivoque : souriante et anxieuse. Jacqueline en eut de l’irritation ; marchant plus vite elle se rapprocha de son mari et lui prit le bras.