Calmann-Lévy, éditeurs (p. 325-351).

VI


Vers quoi allait-elle en marchant de ce pas qu’il lui fallait un grand effort pour rythmer en tranquille flânerie tandis qu’elle descendait les Champs-Élysées ? Était-ce à la banale et véhémente aventure de l’adultère qu’aboutiraient le lent travail intérieur et les secousses subies depuis deux ans et demi ? Dès son réveil, elle avait discuté avec soi-même cette possibilité. Après en avoir accueilli les images, elle les rejetait énergiquement, et sa résolution accroissait sa fierté.

Elle était en avance au rendez-vous, ayant prémédité d’user, dans l’ennui de l’attente, la surexcitation que lui donnait son imprudence. Elle s’arrêta à regarder les gouttes d’eau luisantes qui tombaient avec un bruit pesant de grains de verre dans la fontaine. Une odeur de feuilles sèches, délicate comme l’arome d’un sachet ancien, et une saveur de moisissure, puissante comme un conseil circulaient dans ce coin des Champs-Élysées. Elle rompit son engourdissement rêveur, et s’efforça de penser avec précision. Certes elle dominait cet homme qui allait venir ; il l’aimait, comme jamais peut-être on ne l’avait aimée. Elle se sentait la maîtresse du danger accepté ; sa liberté totale était près de se réaliser dans l’asservissement d’un être que rien encore n’avait dompté. Elle sentait son énergie pour la première fois de sa vie et en jouissait. Comme elle était différente de la pauvre femme pleine de sanglots et de folie qui avait couru chez Erik Hansen pour guérir son orgueil meurtri ! Elle s’était bien examinée depuis la veille et, en sincérité, elle n’acceptait pas que ce fussent les incitations de la musique et la griserie de la course qui l’eussent déterminée à risquer cette compromettante aventure où elle se trouvait prise. Non, la vraie raison, la seule, c’était l’envie de vérifier sa propre résistance et la prise qu’elle avait sur Étienne. Il s’agissait de se bien démontrer, par l’exemple, qu’elle était supérieure à cette faiblesse des nerfs et du cœur qui livre la femme au fort désir de l’homme, et que cet homme-là était assez sa chose pour la respecter puisqu’elle voulait qu’il fît ainsi. Elle ne s’était pas occupée de rechercher si le sentiment vif et déjà tenace qui la poussait vers lui était de l’amour, les sentiments qu’il avait pour elle l’ayant jusque-là exclusivement intéressée. Elle s’interrogea là-dessus. À quoi reconnaît-on qu’on est amoureuse ? D’abord, sans doute, au tourmentant besoin de joindre toute sa destinée à celle de l’être cher. L’hypothèse la fit sourire. Elle se vit déjeunant tous les jours à la même table que Marken, échangeant avec lui des aperçus sur une sauce imparfaite, discutant des intérêts pratiques, l’attendant pour sortir ; l’idée de causer familièrement avec lui le matin, avant son bain, comme elle faisait avec André, lui parut horriblement choquante.

Non, évidemment, elle n’était pas amoureuse, puisque l’image de leurs vies mêlées se présentait sous des aspects burlesques et intolérables. Mais lui, songeait-il à rien de pareil ? Elle avait bon espoir que non. Cependant, qui pouvait le dire ? Peut-être allait-il offrir quelque absurdité, un départ romantique, par exemple ? Que lui répondre s’il en était ainsi ? Marken aurait tôt fait d’apercevoir, ce qu’elle découvrait elle-même en s’étudiant de près, son goût de la correction, des élégances morales, et que jamais probablement elle n’aimerait assez un homme pour faire à cause de lui un de ces grands mouvements de passion qui jettent bas le décor mondain et isolent une femme dans le mauvais côté de l’opinion. Il la jugerait de médiocre caractère ; mais, en somme, tout cela signifiait proprement qu’elle n’était pas éprise de lui, et elle ne lui avait pas dit qu’elle le fût.

Le courage un peu défaillant, marchant plus lentement, elle se souvenait du besoin si fort qu’elle avait eu, la veille, de ses yeux pendant que la musique remuait l’air d’une intoxiquante folie, et du moment où elle lui avait enfoncé ses ongles dans la main pendant cette course qui déchirait la nuit. Bien qu’elle n’eût pas dit qu’elle l’aimât, il était fondé à le croire. Comment avait-il interprété ce consentement si rapide à passer la journée seule avec lui. Aucun doute n’était possible à ce sujet. Il avait dit : « Je vous aime trop pour vous désirer » ; mais, depuis cette parole, la distance entre eux s’était singulièrement rétrécie.

Elle avait mal calculé en pensant qu’à flâner seule avant de le retrouver elle conquerrait le calme. Ses réflexions lui apportaient l’inquiétude, et elle commençait à n’être plus si certaine du dénouement de l’aventure. Il allait venir avec le sentiment d’un accord tacite établi entre eux ; le refus net qu’il faudrait formuler à un moment donné le jetterait sans doute dans une de ces colères dont elle avait vu quelque chose peu de mois auparavant, alors qu’elle ne lui avait encore donné aucune prise sur elle. Que serait-ce, maintenant qu’il se croyait des droits ! Avant la fin de cette journée, il pouvait se faire qu’ils fussent séparés par de la haine et d’irréparables violences. Elle regretta d’être là, eut envie de rentrer chez elle, de lui écrire qu’elle était malade… Elle l’aperçut, venant à sa rencontre. Son agitation tomba. Il n’y eut plus en elle que la volonté fixe de le garder à tout prix.

Il marchait très vite et l’eut bientôt rejointe.

— Bonjour, dit-elle, avec un sourire délicieux.

Étienne était grave ; il avait cette figure tirée, vieillie que lui donnait l’émotion. Il avait serré si rudement la main de Jacqueline que les pierres de ses bagues lui meurtrirent les doigts.

Il dit :

— Je croyais que vous ne viendriez pas.

— J’avais promis, répondit-elle.

Et elle se rendit compte que le sérieux involontaire de son accent devait augmenter l’équivoque de la situation. Mais une grande indifférence lui était venue des conséquences que pourraient avoir ses paroles ; l’appétit d’émotions réveillé par la vue d’Étienne dominait les prudences et les scrupules. Elle ne songeait plus à rien qu’à vivre fortement cette heure singulière.

Il la regardait d’un si pesant regard qu’elle sentit sa faiblesse, et n’en eut pas la honte mais une joie exquise. Ils marchaient lentement, sans se rien dire. Un ouvrier les croisa, allant d’un pas lourd et inégal ; il les examina l’œil gouailleur. Jacqueline sut qu’elle avait l’air d’une femme qui vient de retrouver son amant, et que ce passant grossier ne doutait pas du lien qui les unissait. Une gêne la crispa, mais très vite elle reprit sa vaillance hasardeuse et, le ton vif :

— Où allons-nous ? dit-elle.

— Déjeuner quelque part… où vous voudrez… Au Bois ?

— Ça m’est égal. Je vous ai donné cette journée : à vous d’en régler les circonstances.

Il fut un moment sans répondre, distrait en apparence ; il regardait à terre et, du bout de sa canne, déchaussait les petits cailloux incrustés dans le sable. Enfin, d’une voix indifférente, il nomma un hôtel récemment construit dans le voisinage.

— Nous pouvons aller là, si vous voulez ?

— Oui, allons…

Elle avait fait un effort pour dire cela simplement, car le choix de l’endroit la renseignait sur les intentions d’Étienne. N’aurait-elle pas dû insister pour déjeuner au Bois, en plein air ?… On verrait bien !

Marken héla un fiacre, donna l’adresse, puis, lorsque la voiture roula, se mit à parler littérature, ingénieusement, l’esprit libre, très gai, parfaitement à l’aise.

Elle eut quelque déception ; elle avait compté, en le voyant si ému lorsqu’il l’avait abordée, qu’il serait immédiatement passionné, éloquent, difficile à manœuvrer. Elle songea qu’elle le jugeait mal peut-être et qu’il avait dit vrai en affirmant qu’il l’aimait par delà le désir. Elle fut tout d’un coup entièrement rassurée, au point même de regretter l’inquiétude récente, dont le goût était plus fort que celui de son actuelle tranquillité. Elle se moqua elle-même d’avoir préparé des défenses d’un si beau style et dont elle n’aurait pas l’emploi, car, décidément, elle ne risquait rien.

Descendue devant l’hôtel, elle eut, à voir payer le fiacre par Marken, l’impression que pour quelques heures il était responsable d’elle et un peu son maître ; elle ne débrouilla pas si c’était là une des choses qui lui plaisaient ou si elle en avait de l’agacement.

— Attendez-moi un moment, voulez-vous ? Je vais choisir un salon, dit Marken en la faisant entrer dans une manière de parloir clinquant et somptueux.

Elle restait seule, regardant par la fenêtre les passants plus rares à cette heure. À mesure qu’elle avançait dans son aventure, elle avait le cœur plus affermi. Elle pensa à son mari qui cultivait en Bretagne les agréments d’une nouvelle liaison ; elle souhaita cordialement que tout, dans cette affaire, allât aussi bien qu’il le désirait. Elle était certaine de son droit à la liberté, et concédait volontiers le même droit à tous. Si quelqu’une de ses relations fût entrée, s’informant des raisons qu’elle avait d’être-là, elle eût répondu tranquillement : « J’attends monsieur Marken avec qui j’ai rendez-vous pour déjeuner », Mais personne ne vint lui offrir l’occasion d’affirmer son mépris de l’opinion. Étienne reparut, s’excusant d’avoir trop tardé, et lui enseigna le chemin. Elle retrouva dans les yeux du petit bonhomme qui manœuvrait l’ascenseur la même expression de gouaillerie qu’elle avait vue à ceux de l’ouvrier. Ce mioche érudit ès-mœurs parisiennes avait coutume de monter des dames qui venaient déjeuner avec des messieurs en cabinet particulier, il savait à quelles fins. Mais ce qu’il ignorait, le petit bonhomme, c’est que cette jolie dame-ci n’était point comme les autres et qu’elle pouvait tout affronter, étant sûre de tout vaincre. À se sentir incomprise du boy de l’ascenseur elle eut l’agréable certitude de circuler dans un beau mystère.

Ils traversèrent des couloirs, une porte s’ouvrit et Jacqueline, de son allure calme et hautaine, entra dans une pièce décorée de pâtes Louis XV, meublée de fauteuils et de canapés en damas groseille et bois doré ; au milieu, une table hideuse, incrustée de cuivre et d’écaille, un lustre en cristal au plafond, et sur la cheminée une pendule où des Amours se livraient à de paradoxales gymnastiques. L’endroit était sans âme et d’une complète décence. Les canapés semblaient n’avoir jamais eu d’autres fonctions que d’attendre les sacs de voyage qu’on jette d’un mouvement fatigué lorsqu’on descend des trains, nulle mémoire ne dérangeait l’impassible anonymat des apparences.

Le déjeuner fut long à ordonner ; Marken mettait à consulter Jacqueline sur chaque plat cette insistance que les hommes considèrent comme une marque de dévouement et qui ennuie si merveilleusement les femmes, pour lesquelles commander un repas ne constitue point un plaisir particulier. Le garçon évitait de regarder Jacqueline ; ses yeux allaient mécaniquement de la figure de Marken à la carte, comme si ignorer qu’il y eût là une dame eût été la partie de son style professionnel à quoi il tenait le plus. Enfin il sortit, le sourcil préoccupé, emportant la commande.

— Est-ce que vous n’ôterez pas votre chapeau ? dit Étienne avec le même air distrait qu’il avait eu pour proposer de déjeuner dans cet hôtel.

— Mais non, quelle idée bizarre ! Pourquoi voulez-vous que j’ôte mon chapeau ?

– Pour voir vos cheveux, tout simplement !

– Eh bien, vous vous passerez de cette joie-là, fit-elle gaiement. Voyons, depuis quand déjeune-t-on sans chapeau au restaurant ? D’ailleurs, même si c’était protocolaire, je n’en ferais rien ; ça m’assomme de remettre mes épingles.

Il eut un sourire de moquerie.

— Vous pensez que ce serait… quoi ? trop familier ? indécent ?… ou… dangereux, peut-être ?

– Ah ! certes non ! Rien n’est dangereux, riposta-t-elle vivement.

Et, soudain décidée, elle se décoiffa, fit bouffer ses cheveux, ôta et remit la petite broche de pierreries qui fixait les mèches courtes à sa nuque et, tournée de trois quarts devant la glace, s’assura que tout était en ordre sur sa tête.

Le garçon était revenu, il mettait le couvert avec des gestes accélérés de prestidigitateur et dont la rapidité semblait destinée à distraire l’attention du public de la place particulière où il posait les assiettes pour favoriser leur prochaine transformation en roses de papier. Tout en lui exprimait sa contrition de ne point se hâter davantage encore. La voltigeante certitude qu’il avait d’être impertinent en restant la divertit Jacqueline. Lui aussi pensait que, lorsqu’une dame vient déjeuner tête-à-tête avec un monsieur en cabinet particulier…

Les œufs brouillés posés sur la table, elle s’assit. Étienne la servait avec un soin tendre ; puis, comme elle lui laissait le soin d’attaquer la conversation, il se mit à la remercier d’être venue.

— C’est bien conforme à vous d’avoir accepté si simplement de passer quelques heures avec moi. Vous êtes au-dessus de toute banalité. Quoi qu’il arrive jamais, je vous garderai la reconnaissance de cela, et je demeurerai accroché à votre volonté comme une chose à votre service…

— Et puis ? dit Jacqueline gênée par l’insistance de son regard.

– Et puis il faudrait vous dire combien je vous aime… Je ne peux pas.

Le garçon entra, après avoir tourné le bouton de la porte d’un effort bruyant, et comme si quelque monstrueuse difficulté se fût interposée entre son vouloir et son pouvoir de l’ouvrir. Il ôta les assiettes, leur en substitua d’autres avec une clownesque dextérité, offrit le poisson.

— Vous ne prenez pas de sole ? Je vous avais bien dit que vous ne l’aimiez pas ?

— Mais si ; seulement, je n’ai pas très faim.

— Prenez-en un peu, je vous en prie… Et ce Rœderer, garçon ? Vous savez, c’est aujourd’hui que nous comptons le boire.

— Il vient, monsieur, il vient !

— Vite, n’est-ce pas ?

La porte se referma. Jacqueline commençait d’apercevoir une possibilité de ridicule dans l’équivoque qui tout à l’heure lui paraissait pleine de beauté. Peut-être y avait-il des choses mieux décoratives à faire que de manger un filet de sole dont on n’a pas envie en face d’un homme qui vous adore. La discordance de l’état intérieur avec les circonstances matérielles agit désagréablement sur elle.

Marken dit :

— Comme j’ai déjà souffert à cause de vous !

Elle songea qu’après cela il allait peut-être la forcer à reprendre du poisson ; un peu agressive, elle demanda, sans souci de ce qu’il venait de dire :

– Êtes-vous souvent venu ici avec des femmes ? Le maître d’hôtel a l’air d’avoir de l’amitié pour vous ?

— Avez-vous pu croire que je vous amènerais dans un endroit où…

Comment avait-il prononcé « amènerais ? » C’était bien cela ; il l’avait « amenée », il disposait d’elle. S’appuyant au dossier de sa chaise, l’air distrait, elle répondit :

— Pourquoi pas ? Quel inconvénient y aurait-il à déjeuner avec une amie dans un lieu où on est venu avec des maîtresses ?… C’est tellement différent !

— Oui, très différent… je le pense, au moins ; mais je ne saurais même établir de comparaison, car vous avez tué tous mes souvenirs. Rien qu’en passant devant ma vie, vous en avez modifié les aspects. Une parole de vous fait ma journée pleine ou vide. Quand j’ai touché vos doigts, je deviens insensible à tout contact, isolé dans ma fierté et dans ma joie. Rien de ce à quoi vous n’êtes pas mêlée n’a de sens. Pour qui vous aime, vous devenez l’âme intime de toute beauté. Il n’est pas une ligne noble qui ne rappelle quelque chose de vous, une musique sublime qui ne vous évoque, un grand vers où vous ne soyez tout entière présente… L’autre jour, je suis allé chez Dalton voir un vase grec qu’il vient d’acheter, une forme merveilleuse… il vous ressemblait, ce vase… Je ne pense pas qu’aucune autre femme, pas même Hélène de Troie, que les vieillards émus regardaient passer au soleil couchant, ait à ce point concentré en soi toutes les formes de la nature et de la pensée, pour en faire sa substance éloquente, le mouvement merveilleux de sa vie. Il me semble qu’on mourrait de joie si on osait se croire apte à vous donner une émotion.

— C’est chose très facile que de me donner de l’émotion, dit Jacqueline, qui ne souriait plus.

— Non, pas celle où toute la vie est en question et s’engage.

— Rien n’engage la vie entière. Quand on est de bonne foi, on ne fait marché que pour des heures, dit madame des Moustiers cherchant à retrouver le ton de la plaisanterie.

— Vous voyez, nous sommes d’accord. Vous ne connaissez pas et, sans doute, vous ne connaîtrez jamais le bouleversement causé par la rencontre de l’être qu’on pressent détenteur de la joie unique et particulière que chacun de nous cherche, à travers tout. Cette joie plus forte même que la souffrance dont elle est faite… vous savez… l’amour de Tristan et d’Yseult, cet amour qui garde le masque de l’épouvante et où le baiser doit avoir le goût de la mort.

Le bouton avertisseur travailla, le garçon pareil au destin ironique reparut et produisit avec de grands efforts un cliquetis terrible de couverts et de porcelaines. Il versa de haut le champagne dans les verres, servit l’entrecôte, parut stoïquement décidé à ne faire aucune des cent questions qu’il avait dans la tête et, saisi par la soudaine conscience d’un devoir lointain, s’échappa avec un envolement des basques de son habit.

– Si nous parlions politique ? dit Jacqueline.

Prompt à comprendre, Étienne épilogua sur des sujets indifférents. Le malaise de Jacqueline s’accrut ; elle y appuya sa pensée pour mieux enfoncer en elle sa détresse singulière. Écoutant à peine Marken, elle se répétait : « C’est bien la vie ». La vie… ce mot qu’on dit, la voix chargée de lassitude et comme si, en le prononçant, on donnait à la douleur son véritable nom. La vie qui heurte de ses grossières réalités les frêles constructions d’ardeur et d’espoir où l’âme humaine voudrait se réfugier. C’était la vie, ces entrées du garçon blême portant l’entrecôte Bercy et le champagne, au moment où elle commençait à croire qu’elle était aimée selon le rêve que, moqueuses ou tendres, elles font toutes. C’était conforme à la vie encore, cette aisance avec laquelle Étienne quittait le ton pathétique pour causer allègrement. Son exaltation si tôt transformée disait la parfaite maîtrise de soi. On ne reprend pas ainsi son calme lorsqu’on a le sang et le cœur troubles.

Elle coupa sa phrase.

— Où irons-nous après le déjeuner ? dit-elle, souhaitant qu’il fût surpris et irrité de la question.

Il répondit sans hésiter :

— Où vous voudrez, naturellement… Au musée Guimet, voir les dames momifiées et les Boudahs en or si divinement ironiques, ou au Trocadéro.

Il parla de l’art gothique et de l’art oriental. Jacqueline, très agressive, tout à coup, dénigra le moyen âge et exalta la Renaissance, déclarant comme un programme son admiration exclusive pour les belles joies sensuelles qu’exprime l’art de cette époque. Ils discutèrent vivement. Étienne semblait considérer comme son affaire personnelle de démontrer la supériorité de la vie intérieure, des passions refoulées et contraintes. Jacqueline trouvait cette conversation de cabinet particulier d’une grande absurdité ; elle s’irritait aussi qu’il gardât entières ses opinions et ne lui cédât rien. Elle devenait méchante, et, ayant proposé qu’ils allassent au Louvre pour comparer la belle Diane étendue au flanc du cerf royal, avec le triste tombeau de Guillaume Pôt, chancelier de Bourgogne, elle glissa de là à dire qu’elle connaissait le Louvre comme personne, s’y étant promenée souvent avec le jeune poète qui à cause d’elle s’était un peu tué et qui avait un sens si fin de l’école française au xviiie siècle, et aussi avec Barrois qui savait tout et entre autres choses pas mal d’égyptologie. Elle conta drôlement comment le vieux savant s’était un jour interrompu, au milieu d’une explication sur l’écriture cunéiforme, pour lui demander avec des larmes aux paupières qu’elle voulût bien lui donner la rose qu’elle avait à son corsage. Puis elle répéta la déclaration que lui avait faite un jeune peintre qui copiait l’Antiope, et qui, assurait-elle, avait des yeux incomparables.

Marken l’écoutait, de l’air d’un mondain charmé par l’esprit d’une mondaine avec qui il cause pour la première fois. Jacqueline le sentit plus fort qu’elle, et l’inconvenance révoltante de la situation prit son véritable aspect. Il était, lui, dans son rôle et le jouait bien ; elle jouait un rôle qui n’était pas le sien et où elle se diminuait. Elle eut le mépris d’elle-même, de lui et de la grossièreté du besoin d’émotion qui l’avait conduite là.

Le déjeuner s’acheva dans cette conversation qui les éloignait l’un de l’autre. Le garçon enleva le couvert, servit le café et disparut. Marken, qui était allé regarder par la fenêtre pendant que ces choses se passaient, se rapprocha.

— Vous êtes mal assise ; mettez-vous sur ce fauteuil, dit-il, en avançant une énorme bergère d’une forme grotesque.

— Est-ce que nous n’allons pas au Louvre ?

— Mais si. Voulez-vous partir tout de suite ? Vous ne prenez pas de café, peut-être ?

— Si, deux morceaux de sucre, s’il vous plaît, dit-elle.

Et elle s’assit sur la bergère, allongea ses pieds, s’appuya la tête d’un air de paresse.

Marken était debout devant elle. En quelques secondes l’atmosphère avait changé. Elle sentit le péril très voisin et dit d’une voix incertaine :

— Eh bien, vous ne parlez plus ? Qu’avez-vous ?

Il secoua la tête, s’assit à côté d’elle, le coude sur la table, sa main maigre soutenant sa tempe, et il continua de la regarder sans rien dire. L’interrogation de ses yeux agissait sur Jacqueline ; elle avait peur parce qu’il était immobile et silencieux, peur du cercle de volonté qu’elle sentait s’étrécir autour d’elle, et, davantage encore, peur de la faiblesse qui lui alourdissait les membres, faisait battre son cœur à gros coups ralentis et palpiter sa pensée de telle sorte qu’elle ne savait plus à quoi elle pensait. Toute son énergie était concentrée dans l’effort de cacher cette crainte qui était en elle et dont le délice l’humiliait. Elle voulut se dominer, le dominer, affirmer sa sécurité, et, d’un geste charmant, elle posa sa main sur la tête d’Étienne. Elle perçut que le tressaillement qui aboutit à sa paume avait traversé tout le corps de Marken. Il dit à voix basse :

— Comme je vous aime !

— Oui…

— Vous voulez bien que je vous aime ainsi, que toutes mes fibres tiennent à vous ? Vous acceptez que je sois à vous ?

— Oui.

Il se mit à ses pieds, elle entendit ce souffle brisé que lui donnaient les grandes émotions, elle vit la démence de son regard, tout près, et, en une indicible angoisse, elle se souvint de cet autre homme qui, lui aussi, s’était mis à ses pieds, et aux prunelles de qui elle avait aperçu cette expression de l’espoir, épouvanté de sa propre violence, ce cruel regard du désir. Elle repoussa inutilement la comparaison amère de cet amour oublié avec l’amour nouveau qui la tentait ; elle revoyait la petite chambre blanche, si différente de la banalité basse du cabinet particulier. Une affreuse détresse l’envahit. Le parfum fort et mat qui imprégnait les vêtements d’Étienne attaqua ses nerfs en désarroi avec une violence soudaine ; elle ne pensa plus à rien, et se rassembla toute dans le sentiment d’une poignante impatience.

Étienne la prit aux épaules d’un geste fort et très doux, ses paupières s’abattirent sous des lèvres chaudes et qu’elle sentit trembler. Elle eut un grand frisson par toute sa peau, une défaillance de la volonté, un plaisir abondant et anxieux rayonna en elle.

Il s’était écarté d’elle, lui tenant les deux bras, et la regardait ; les grandes secousses de son cœur heurtaient les genoux de Jacqueline ; les bruits de la rue coulaient confondus avec le bourdonnement du sang dans ses oreilles. Les yeux d’Étienne avaient une dureté qu’elle ne leur connaissait pas, mais elle n’avait plus peur de lui ni de rien, elle recevait de ce regard une volupté précise qui interrompait le mouvement normal de sa vie. Elle n’aurait pu parler, sa gorge était sèche et dure. Chaque seconde augmentait la sensation d’un définitif isolement où rien ne devait plus les atteindre.

Il lui baisa les yeux, le front, les joues, puis ses mains qui tenaient les bras de Jacqueline serrèrent plus fort, il avait effleuré ses lèvres d’un baiser qui n’osait pas encore. Elle eut au cerveau un choc qui dispersa toute sa pensée. Elle souhaita ne plus rien éprouver jamais, puis elle voulut, douleur ou joie, sentir davantage. Il dit :

— Dieu, comme je t’aime !

Ce tutoiement la traversa d’une souffrance de réveil trop brusque. Elle eut mal dans toutes ses fibres, retrouva la conscience d’elle-même, comprit. Sa fière résolution des heures précédentes se réveilla, elle fit un effort pour dégager ses bras. Cette défense acheva de bouleverser Étienne ; il se leva, et, la rejetant au fond de la bergère, il appuya sa bouche sur la sienne.

Jacqueline avait retrouvé son énergie ; elle libéra une de ses mains, repoussa brutalement le visage de Marken et, d’un effort de tous ses muscles, elle lui échappa, se mit debout en disant d’une voix dure :

— Assez, n’est-ce pas ?

Il avait une mauvaise figure. Jacqueline, indignée d’être confuse et hors d’elle-même, cherchait par quelle parole efficace elle restaurerait sa dignité. Ce fut lui qui parla :

— Excusez-moi. J’ai un peu perdu la tête… J’ai cru que vous partagiez mon émotion… Vraiment, je voudrais vous persuader que vous n’êtes pas seule à me trouver ridicule. Vous oublierez vite tout cela, j’espère. Venez, nous allons sortir d’ici et, à la porte, nous reprendrons chacun sa route. Je ne vous importunerai pas… On peut être un imbécile sans être un gêneur. Vous n’aurez jamais plus l’occasion de me parler comme à un valet irrespectueux. Et je garderai la mémoire de vous comme on garde un poison dans son sang… jusqu’à ce qu’on l’élimine !

Il avait repris l’avantage ; elle vit la sincérité de sa résolution et qu’il était capable de se détacher d’elle. Elle était résolue à ne pas lui appartenir, mais elle ne voulait pas le perdre.

— Il y a un malentendu entre nous, dit-elle avec hésitation. J’ai accepté de vous accorder cette journée parce que vous m’avez dit hier : « Je vous aime trop pour vous désirer ». Rappelez-vous… J’avais été fière d’entendre cette parole-là, j’y croyais. J’étais prête à vous donner ma tendresse, et, voyez, c’est vous qui ne voulez pas…

— Je ne vous demande rien, madame. Vous plaît-il que nous partions ?

— Étienne !…

L’étonnement de l’avoir malgré elle nommé ainsi lui coupa un moment la parole ; puis, le sang aux joues, elle continua :

— Vous refusez mon affection ? Dites-le, je veux vous l’entendre dire ; après cela, nous partirons.

— Ne parlons plus de tout cela. Nous nous sommes trompés l’un et l’autre, voilà tout ; nulle explication n’expliquera rien. Venez-vous ?

— Eh bien, non ! Je reste. Il faut nous comprendre pour être bien certains en nous séparant de n’avoir pas détruit une magnifique chose.

Elle s’assit sur la bergère ; il demeura debout en une attitude de déférence moqueuse.

– Nous avons mieux à faire, commença Jacqueline qui parlait avec lenteur pour se donner du temps, que d’installer une liaison comme toutes les autres, avec des jalousies, l’inévitable lassitude, le regret, le train ordinaire de ces choses enfin. J’ai eu, vous le savez, de l’antipathie pour vous, puis de la méfiance ; vous m’avez contrainte à être votre amie… Nul doute que je ne vienne à vous aimer bien davantage encore, mais ce ne sera que si vous me persuadez que vous n’êtes pas pareil aux hommes qui m’ont dit les mots que vous dites — moins bien, oh ! tellement moins bien, mais enfin… Je vous admire à cause de la puissance que je sens en vous, puissance sur autrui et sur vous-même : me suis-je trompée ? N’avez-vous de volonté que pour votre plaisir ?… Si c’est ainsi, vous avez raison, il faut nous séparer, mais si c’est autrement… Ne repoussez pas ma tendresse, qui vous fera plus fort, croyez-moi… Dites, mon ami cher, ne voulez-vous pas que ce soit ainsi ?

— Vous voulez bien m’admettre dans votre troupeau ? Je le comprends et j’en suis flatté. Mais je ne suis pas une bête de troupeau… Vous ne m’aimerez jamais, je l’ai senti tout à l’heure à ce mouvement de répulsion qui venait des profondeurs de vous… Sans doute, pour mieux m’asservir vous voudrez bien que je vous embrasse parfois lorsque j’aurai beaucoup imploré… Mais je ne sais pas implorer. Laissez-moi à ma solitude ; elle me convient. Hier soir, quand vous vous êtes tournée vers moi pendant cette musique qui ranimait ma jeunesse, mes ambitions, tout, j’ai cru voir dans vos yeux mon rêve qui se mettait à vivre. J’ai été sur le point de me lever, de vous dire : « Venez ! » et de vous emporter loin pour toujours… Vous m’avez dit une fois que j’étais romantique… c’était bien vu… Je ne sais dans quel monde légendaire j’ai transporté votre image ; il est évident, en tout cas, que c’est hors de la réalité et qu’il y a en moi un point de folie qui est vous… Mais ça se guérit, la folie… Vous voyez je ne suis plus irrité, je vous parle tranquillement… J’espère vous avoir assez aimée pour pouvoir ne pas vous haïr et même vous pardonner… avec le temps.

— Alors nous allons nous quitter… brouillés ?

– Non, mais il faut nous quitter définitivement. Vous ne pouvez pas m’aimer, et moi, je ne puis pas vivre près de vous sans être aimé par vous.

— Mais vous savez bien que je vous aime, dit-elle avec un sourire triste qui affaiblissait le sens de la phrase. J’ai besoin de vous, de votre intelligence, de votre ambition… et j’ai besoin que vous m’aimiez aussi… Songez à cette belle intimité que nos lettres de tous les jours avaient faite entre nous ; pourrez-vous vous passer de cela ? Moi, pas… Ne détruisez pas notre affection ; c’est une pitié… Comprenez donc enfin !

– Je comprends que je vous adore, que vous ne m’aimez pas et que si je ne vous arrache pas de moi je serai détruit par vous ! J’ai choisi.

Il avait l’air dur et excédé ; ses yeux allèrent à la pendule ; elle fit comme lui machinalement et regarda l’heure. Il était trois heures passées ; elle s’étonna de la rapidité avec laquelle avait marché le temps. La froideur de Marken la paralysait. Elle sentit qu’elle avait déjà commencé à le perdre et goûta la savoureuse amertume de la fin des choses, avec une intensité telle qu’elle ne discerna pas si c’était plaisir ou peine, mais seulement que cet homme la faisait vivre avec une secrète et superbe violence.

Résolue, elle se pencha vers lui, prit ses deux mains et l’attira. Il résista d’abord, puis ses bras fléchirent ; il fut de nouveau à genoux. La joie de vaincre fit à Jacqueline un beau visage triomphal et passionné.

— Pourquoi ne voulez-vous pas être l’ami, le cher ami que je souhaite ? dit-elle.

— Je ne veux pas souffrir… tant ; c’est trop.

Alors, penchée vers lui, comme deux ans plus tôt elle s’était penchée sur Erik, elle le baisa au front et il lui parut que ce qu’elle embrassait ainsi, ce n’était pas cette peau chaude, cette artère battante, mais bien toute la volonté de cet homme.

— Vous souffrez beaucoup, vraiment ? dit-elle, avec une raillerie tendre dans l’accent.

— Non… Je suis heureux… comme je n’aurais pas cru qu’on pût l’être.

Il passa ses deux bras autour de la taille mince, qui se cambra nerveusement. Il regardait ses yeux, puis sa bouche avec une expression d’avidité douloureuse. Elle avait plaisir à sentir posé sur elle le désir de ce baiser qu’il ne demandait pas, et, parce qu’il ne le demandait pas, ce fut elle qui offrit ses lèvres ; cette fois, elle rendit la véhémente caresse et, comme elle donnait au lieu de subir, elle y goûta une joie orgueilleuse.

Ils restèrent longtemps ainsi, ne parlant plus, interrompant à peine pour le reprendre aussitôt le térébrant baiser, immobiles, appuyés l’un à l’autre, attentifs au rythme inégal de leur sang qui s’exaltait.

Les allées et venues avaient cessé dans le couloir. L’hôtel était plein de calme. Par la fenêtre ouverte, les bruits de la rue tranquille arrivaient ralentis. Jacqueline cherchait la parole qui servirait de transition entre tant de bouleversements et l’attitude de craintive espérance où elle voulait que Marken, s’installât une fois pour toutes, et se trouvât parfaitement heureux. Soudain, sans que rien eût annoncé l’intention, elle eut les deux bras immobilisés. Étienne, debout, la renversait dans son fauteuil où il appuyait son genou ; elle sentait peser sur sa poitrine les saccades de son cœur désordonné. Le souffle écrasé contre sa bouche, il dit :

— Je te veux.

Et elle comprit qu’il lui fallait toute sa force à se défendre. Mais elle restait sûre d’elle-même très complètement ; elle savait bien maintenant que, quoi qu’il advînt, elle le tenait et qu’il serait vaincu. Elle serrait les dents, toute contractée, calme et résolue, suivant avec une lucidité complète les mouvements du tumulte intérieur qui bouleversait Étienne, aux convulsives pressions des mains qui lui tenaient les bras. Ce geste qui broyait était comme une interrogation éperdue qui sollicitait sa faiblesse. Mais elle n’avait point de faiblesse ; elle attendait, sans ridiculisante tentative pour se dégager, l’instant où un seul mouvement efficace suffirait à lui rendre sa liberté d’action. Il lâcha un de ses bras ; preste, sûre de soi, déplaçant un peu sa tête, elle interposa sa main entre leurs bouches. Il la mordit à la paume. Sans violence, mais de toute sa force, elle l’écarta en disant :

— Mon ami… je vous supplie…

Et sa voix suppliait, en effet. Elle était maîtresse de la situation, sans hâte ni colère, désireuse seulement de se tirer avec élégance de l’instant difficile.

Il obéit. Elle fut débarrassée du poids de la poitrine palpitante ; il était debout devant elle, avec un visage bouleversé, tremblant tout entier. Elle se leva aussi, mit les deux mains à ses cheveux dérangés, cherchant des yeux le miroir. Un de ses peignes était tombé ; elle tourna autour de la bergère, l’aperçut à terre, le ramassa, et, tandis que, la taille creusée, les bras en l’air, elle remettait sa coiffure en ordre, elle eut la vision du domestique qui balayait cette pièce chaque matin, et retrouvait sur le tapis les peignes qui s’échappent des chignons bousculés, dans le désarroi des heures amoureuses, et qu’on oublie de chercher en s’en allant.

Lorsqu’elle se : tourna vers Étienne, son visage rétabli comme sa coiffure avait beaucoup de douceur et d’assurance.

– Cher ami, comme je vous remercie de me si bien comprendre ! En me cédant, comme vous venez de faire, vous m’avez persuadée de votre tendresse dont je doutais encore… Jamais je n’aurais deviné qu’on pût avoir tant de fierté d’être reconnaissante.

Il se jeta sur le canapé.

— Quelle femme êtes-vous donc, dit-il, pour faire de moi ce misérable jouet de vos caprices !… Je ne peux pas m’arracher de vous… J’ai si peur de vous perdre !… Mais de quoi êtes-vous faite pour garder ce calme ?… Votre regard, vos gestes, votre tristesse, surtout, expriment un tel pouvoir de passion… Mais vous ne m’aimez pas, voilà, c’est simple.

Elle revint s’asseoir auprès de lui et prit sa main.

— Je ne vous aimais pas lorsque nous sommes entrés ici, dit-elle. J’avais le goût de votre intelligence et la curiosité de vous, rien de plus. Mais vous m’avez fait, en vous dominant, le plus magnifique hommage, et cela m’a liée à vous. Je ne vous aime pas comme vous souhaiteriez, mais je vous aime, cher, d’une singulière tendresse, comme on aime l’être qui réalise le rêve qu’on avait. Sentez-vous qu’il y a entre nous quelque chose que rien ne peut briser ?

— Je ne sais pas… Je ne sais rien, sinon que je suis à vous… J’ignorais la sensation de la défaite. Venant de vous, elle est poignante et délicieuse… Vous m’avez rendu si insensé, qu’à tenir ainsi votre main j’ai une joie plus intense que si je vous avais eue toute… Être à vous, c’est meilleur, plus profond, plus complet, que de vous avoir à soi. Seulement… dites encore que vous m’aimez.

— Je vous aime, répéta-t-elle, la tête toute proche de la sienne.

Il se prit le front à deux mains ; ses épaules eurent une secousse, puis une autre, il sanglotait et, de sa voix meurtrie, il disait :

— Chère, chère adorée, comme je suis heureux !

L’impression qui courut par tous les nerfs de Jacqueline fut si active qu’elle se leva, la tête haute, et marcha dans la pièce pour se calmer. Cette seconde la vengeait de la vie. Son triomphe sur le brutal instinct asservisseur du mâle mettait en elle une vigueur héroïque. Elle avait vaincu cet homme à l’énergie redoutable et il avouait sa victoire en sanglotant qu’il était heureux. Elle l’avait asservi, non point au plaisir, mais au renoncement, à la détresse plus âprement délicieuse que la joie. Dans la joie, c’est l’homme qui possède la femme ; la femme ne possède l’homme que dans la souffrance ; celui-là lui appartenait, il collaborait à sa volonté. Elle se sentit libre de tout.

Le ciel d’après-midi encadré par la fenêtre ouverte pâlissait, le soleil commençait à descendre, un souffle d’air rafraîchi et qui avait passé sur des feuilles sèches gonfla les mousselines des rideaux et vint mourir sur le front de Jacqueline. Il apportait l’odeur désespérée de l’automne. Des tuyaux d’un noir de velours s’opposaient à la pâleur du ciel limpide et lointain ; des hirondelles attardées les entouraient de l’arabesque de leur vol inquiet, et jetaient des appels âpres et courts ; un orgue de Barbarie traîna, intermittente et fanée, une mélodie désuète qui semblait rire et pleurer au souvenir de gaietés abolies depuis si longtemps que nul n’en devait plus connaître l’histoire. Puis il y eut un silence creux, fendu par le cri d’un marchand de tonneaux ; un chien aboya paresseusement ; un cheval qui attendait frappa du sabot le pavé ; le silence retomba plus lourdement, enveloppant la rumeur diffuse de la ville.

Jacqueline cédait à une pénétrante et admirable tristesse. Tout lui apparut vanité vaine, hors ceci : être triste. Être triste savoureusement, parce que rien ne dure, que les heures rapides effacent les meilleurs rêves, parce que jamais plus, sans doute, cet homme ne l’aimerait comme il venait de l’aimer, dans le désespoir et l’agonie du désir, mourant de sa propre intensité.

Ces heures passées à torturer l’instinct la laissaient rompue d’une fatigue immense, les paupières froides, la bouche sèche comme après l’insomnie. Étienne se leva, leurs yeux se rencontrèrent pour se détourner aussitôt.

Jacqueline, comme elle avait fait chez Erik Hansen, remettait son chapeau, devant la glace ; elle prit ses gants.

— Je vais sonner le maître d’hôtel ; descendez ; je vous rejoins dans un instant, dit Marken.

Ils hésitèrent un peu, puis un mouvement pareil les rejoignit ; ils s’embrassèrent durement, les dents cruelles, mettant l’un et l’autre dans ce baiser l’amertume et l’angoisse du regret. Jacqueline ouvrit la porte et s’en fut seule par les couloirs.

En chemin, elle subit les mines insolentes des domestiques qu’elle rencontrait. Nul de ces gens n’avait un doute sur la récente aventure d’une femme qui, venue là à midi, s’en allait à cinq heures, pâle, pensive et lasse. Le commentaire grossier qu’elle percevait revivifia sa fierté. Ces valets n’étaient pas seuls inaptes à deviner la beauté des moments qu’elle venait de vivre. Qui donc eût admis qu’elle sortît pure d’un pareil risque ? C’était ainsi pourtant ! À cause de l’orgueil d’elle qu’il lui donnait, elle aima Étienne avec un mouvement passionné de tout l’être, et se résolut à lui dire une parole définitive qui engagerait son avenir. Mais lorsqu’il parut, quelques instants plus tard, dans le hall désert, elle ne dit pas cette parole, tant elle fut distraite par l’étonnement de le voir si différent de l’homme qu’elle venait de quitter. Il avait retrouvé l’expression de sécheresse insolente qu’il gardait dans les milieux hostiles où sa combativité se tenait en éveil. La bouche dure, le regard encore brillant des larmes récentes, mais chargé d’ironies hautaines, disaient la reprise de soi d’un être qu’on peut troubler, mais qu’on ne vainc pas. Sourdement inquiète, Jacqueline le laissa appeler un fiacre qui passait dans l’avenue, et y monta, ne sachant que dire.

— Vous rentrez chez vous, je pense ? demanda-t-il d’un ton bref.

— Oui… et vous ? Où allez-vous ?

Il eut un rire court, un regard dont l’audace outrageait.

— Ça vous intéresse ?… Où je vais ?… Parbleu ! où voulez-vous que j’aille… Je vais…

Et, d’un mot bas qu’elle comprit à peine, il indiqua où il allait.

Il donna l’adresse au cocher, salua et partit. Le fiacre roulait lentement. Jacqueline regardait avec des yeux pleins de stupeur et de détresse le soleil couchant qui glaçait de ses ors sinistres d’astre d’automne les maisons, les arbres roussis, la lointaine place aux nobles lignes apaisées. C’était à cela que devait aboutir la seule heure de sa vie qui eût satisfait son cœur. Celui-là qui semblait l’avoir si bien comprise et qu’elle commençait à aimer, allait se débarrasser avec des filles du beau désir qu’elle avait suscité… Il emportait l’image d’elle pour la salir… C’est donc ainsi qu’il faut que finissent, toujours, les rêves qu’on fait ?…